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Lorsque je tourne la couverture de « L'arithmétique terrible de la misère », je n'ai je crois encore lu aucune fiction de Catherine Dufour. Je dois cependant au club d'adeptes de science-fiction local de connaître une partie de sa bibliographie. Je la connais aussi pour avoir écouté avec intérêt ses interventions aux Utopiales à Nantes depuis quelques années, et sur France Culture ou sur Radio Cause Commune. Je sais qu'on peut la lire régulièrement dans le Monde Diplo ou chez Libé. Et surtout j'ai lu avec grand plaisir sa biographie de Ada Lovelace. J'ai apprécié l'important travail de documentation, le style limpide et l'humour bienvenu. J'ai souri lorsqu'elle fait mention du très drôle et très documenté travail de Sydney Padua. Et j'ai été scotché qu'elle fournisse le lien vers un long article de Stephen Wolfram qui figurait déjà, et qui figure toujours d'ailleurs, dans la trop longue liste des articles qu'il me faut lire encore pour tenter d'assouvir une insatiable soif de connaissances éclectiques.
C'est donc avec curiosité mais sans aucune crainte que je me plonge dans cet ouvrage. Le livre est sorti au mois d'octobre 2020 et il s'agit du deuxième recueil de l'autrice au Bélial'. La couverture de Caza est dans la même ligne que celle du précédent opus que j'ai déjà failli acheter plus d'une fois, remettant toujours l'acte à plus tard. L'ouvrage est préfacé par Alain Damasio et se termine avec une bibliographie d'Alain Sprauer. Autant de beau monde réunit autour d'une quinzaine de nouvelles, voilà qui est prometteur.
À l'intérieur l'ouvrage présente deux particularités. D'abord celle de proposer plusieurs « short short » dans l'interstice de deux nouvelles. Toutes sont basées sur l'idée de pouvoir revivre des séquences émotionnelles passées, un thème développé par Ken Liu (qu'elle cite) dans « L'homme qui mit fin à l'histoire ». Elles sont l'émanation du groupe Zanzibar auquel participe Catherine Dufour. À moins que ce ne soit le travail de cette dernière au sein du groupe ? Je ne connais pas assez leurs travaux et je n'ai pas trouvé de réponse exacte dans le volume.
Deuxième bizarrerie, les deux textes relégués en fin d'ouvrage dans un appendice intitulé « ceci n'est pas de la science-fiction ». Le procédé peut surprendre mais cette incise de littérature prétendument blanche, et plutôt très noire, ressemble tout à fait à Catherine Dufour qui a à cœur d'explorer dans tous ses récits les travers de la société et ses rapports de force, qu'ils soient du présent ou du passé, qu'ils se placent dans un univers d'héroic-fantasy, dans la plus contemporaine de nos campagnes ou dans les villes surpeuplées de demain. Et particulièrement la place de la femme.
Or cet appendice contient précisément deux textes qui explorent cela. Je ne sais si le premier, « La vie sexuelle d'Alfred de M. », se veut une introduction à son Lorenzaccio ou si l'autrice a éprouvé le besoin de revenir sur le sujet. Toujours est-il qu'il relate toutes les humeurs et les sentiments les plus égotiques et sexistes d'une époque et d'un territoire ; l'Europe. Et si le récit détaille les atermoiements, le phallocentrisme de Musset, la conclusion ne manque pas d'élargir l'horizon. Très loin. « Coucou les filles » est au contraire une sorte de huis clos dans l'esprit d'une femme fortement rivée à notre époque. Une note d'intention l'accompagne pour expliquer la raison de cette fiction misandrique. Et si je suis d'accord avec Catherine Dufour pour dire qu'il est intéressant qu'un tel texte existe, j'ai en revanche l'impression qu'elle manque son coup et que la misandrie recherchée se noie dans les pensées perturbées d'un personnage réduite à un cas clinique plutôt qu'à un portrait en miroir du misanthrope.
Le reste des textes est un tour de la société de demain, de ce soir même. Telle nouvelle nous installe dans une France qui est presque déjà la nôtre, sur la route des sans-papiers. Telle autre nous dévoile la face la plus sordide de micro-travail (mais en existe-t-il une acceptable ?), et d'autres interrogent notre rapport aux machines. Toutes nous exposent à la violence, à la place des femmes, des étrangers ou des marginaux, mais sans jamais aucun misérabilisme. En fait, dès la nouvelle qui donne son titre au recueil, je repense à l'ouvrage « Au Réveil il était midi » de Claude Ecken ; même constat sans pathos de notre société, même angle de vue optimiste malgré les sujets abordés.
Enfin, il faut noter l'humour à peu près omniprésent qui traverse les textes de Catherine Dufour comme ses discours. Un humour qui glisse de l'ironie pure au constat rageur, avec des formules simples, goguenardes ou « coupantes » comme le souligne Damasio dans sa préface. Un humour à la manière de Samuel Vimaire lorsqu'il s'interroge, bouillonnant ou faussement naïf, sur une société apparemment très éloignée mais pas si différente de la notre sur bien des points.
Pour qui voudrait l'enfermer dans des cases, « L'arithmétique terrible de la misère » appartiendrait à cette branche de la science-fiction que l'on pourrait qualifier de fiction spéculative franchement ancrée à gauche, si cela a encore un sens aujourd'hui. Mais le recueil se rit des cases, aussi bien dans la forme que dans le fond, et ces nouvelles prêtent simplement à réfléchir, à rire, à grincer des dents et à avoir mal. Le propre de toute bonne littérature.
(5551 signes. Première publication le 4 mai 2021 sur NooSFere)