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C'est une étrange impression que de lire Eternity Incorporated dans la situation actuelle, après déjà une année de pandémie grave. Pourtant le choix du livre a comme d'habitude été guidé par le goût de varier les genres, les styles et les longueurs de récit, et de déplacer les livres trop longtemps restés à la même place dans la bibliothèque.
La tentation est grande dans de telles circonstances de comparer l'actualité emmenée par le virus qui se propage depuis une année et le futur raconté dans le roman. Ce serait pourtant un exercice assez vain. Les auteurs de science-fiction extrapolent les tendances, déplacent un point de vue ou font des rapprochements inédits, mais ils ne sont pas des prophètes. Les littératures de l'imaginaire explorent avant tout le présent, c'est à dire dans ce cas une réalité qui date d'il y a dix ans et non pas la nôtre, le roman ayant été publié en 2011. En outre, l'objet du roman est essentiellement l'analyse d'une société sous cloche, et non pas celle d'un mal qui est un prétexte à son existence... Encore que ?
Le récit de Raphaël Granier de Cassagnac se situe donc dans un monde à la fois très éloigné et proche du nôtre. Proche dans la description d'une société moderne et à la technologie guère futuriste ou surprenante. Mais éloigné parce que même victimes nous aussi d'un virus qui envahit tous les continents, nous sommes loin de cette planète ravagée sur laquelle l'humanité s'est réfugiée dans des bulles hermétiques et isolées au sein desquelles elle a cédé tout pouvoir à des entités électroniques nommées Processeurs. Le Virus, avec une majuscule, a proprement décimé le règne animal et après quelques siècles de survie dans ce contexte seule une bulle abrite encore des humains vivants. À l'extérieur, de mystérieux mutants rodent.
Lorsque le roman débute, le Processeur de la dernière bulle habitée cesse de fonctionner, une chose inimaginable et proprement angoissante pour tous. La perte du Processeur signifie la disparition des connaissances les plus avancées et la fin d'une surveillance efficace de l'extérieur. Le récit se déploie dès lors en suivant les pistes de trois protagonistes. Sean Factory est un artiste, une sorte de DJ qui côtoie les marges de la société, une frange hédoniste qui se passerait bien du contrôle du Processeur et qui poursuit des idéaux de liberté. Ange Bernett quant à elle fait partie des brigadiers de l'extérieur, ceux qui patrouillent aux alentours immédiats de la cité et qui supervisent les réparations de la bulle. Gina Courage enfin dirige le service qui assure l'ensemble des connexions entre les citoyens et le Processeur. C'est une femme volontaire et entièrement dévouée à ce dernier, et qui jette un regard assez condescendant sur les capacités des membres du conseil qui régissent la société.
Cette société est donc justement, avec le mystère qui entoure l'histoire de la bulle et le fonctionnement du Processeur, le principal intérêt de l'intrigue. En premier lieu par son étrange construction rigide qui se manifeste jusque dans l'uniforme qui affiche la profession de chacun. Par sa proximité avec les biais et les préjugés de nos sociétés actuelles, au premier rang desquels la couleur de peau qui est toujours une frontière infranchissable pour les actions les plus élémentaires que sont se loger et s'aimer. Ensuite par son fonctionnement qui s'appuie sur le choix aléatoire d'un ensemble de conseillers parmi la population des citoyens. C'est là l'aboutissement d'une option pas inintéressante qui a déjà été appliquée dans l'Histoire et dont les limites sont peut-être, comme le souligne Gina, la capacité de ces « élus » à assumer leur tâche. Enfin, parce que les courants qui la traversent ne sont pas tout à fait aussi caricaturaux que l'on pourrait le craindre dans ce genre d'histoire. Ainsi le corps des brigadiers n'appartient pas au mouvement le plus réactionnaire et traditionaliste, et les intentions des citoyens les plus à gauche (pour parler avec un vocabulaire actuel) sont bien diverses et contradictoires.
Alors l'édifice est fragile, voire un brin naïf ; la majeure partie des citoyens semble bien silencieuse et rarement on ressent la présence d'une foule finalement peu inquiète des événements. Mais l'ensemble se tient et l'écriture est fluide et efficace. Je m'interroge encore sur la signification d'une « écriture singulière et sans tabou » annoncée sur la quatrième de couverture, mais il faut savoir ignorer ce genre de slogan qui se veut accrocheur pour éviter toute désillusion.
La fin du récit apporte toutes les réponses aux questions levées depuis son point de départ. La vérité déborde d'ailleurs sérieusement des plis de la narration à partir de la moitié du chemin, et il n'est pas compliqué de deviner la signification des découvertes que font les protagonistes au cœur du Processeur. Cependant, ce que l'auteur avait exactement en tête reste original jusqu'au bout. Et si l'on s'accroche quelques pages pour renouer les fils de sa conclusion qui tranche brutalement avec le cours du récit, le fin mot de son histoire ne manque pas de surprendre, sauf à être d'un naturel aussi pessimiste que lui en ce qui concerne la nature humaine.
(5353 signes. Première publication le 2 mars 2021 sur NooSFere)