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Dune

Il est certains romans qui marquent les esprits, voire posent un jalon, et dont le titre vient prendre place à plus ou moins brève échéance dans les listes des lectures qu'il faut avoir faites. Listes qui se déclinent le plus souvent par genre, quoi que l'on entende par là, et qui sont alors une excellente porte d'entrée au dit genre pour le lecteur curieux. Dune, de Frank Herbert, est de ceux-là.

Dune est aussi un de ces monuments dont j'ai longtemps repoussé la lecture par manque d'intérêt pour les cycles qui s'éternisent, par désir parfois de ne m'attaquer à ce sommet qu'au moment le plus opportun. Et puis l'année 2020 a vu la sortie de plusieurs essais ou magazines à propos du cycle. Dans le même temps, les éditions Robert Laffont proposaient une réédition avec une traduction révisée et Denis Villeneuve terminait une nouvelle version cinématographique du roman. Au milieu de tant d'événements éditoriaux, et au terme d'une soixantaine d'années durant lesquelles des préfaciers et des essayistes de tous poils ont eu à coeur d'analyser l'œuvre sous toutes ses coutures, écrire quelque chose de neuf à ce sujet est une gageure. Sauf à les ignorer complètement et à coucher ici les impressions qui restent sitôt la lecture finie.

L'histoire est certainement connue du plus grand nombre comme j'en connaissais les grandes lignes bien longtemps avant d'ouvrir enfin le livre. Aucune planète n'est aussi inhospitalière dans tout l'Empire qu'Arrakis, ce monde désertique entièrement recouvert de sable et de roches et que l'on appelle aussi Dune. Pourtant c'est seulement sur Arrakis que l'on trouve l'Épice, ou plutôt le Mélange, ce produit qui permet d'augmenter la conscience des hommes et des femmes et qui leur donne des capacités indispensables aux voyages interplanétaires. La planète va devenir le théâtre de manipulations, de vengeances et de trahisons entre l'Empereur et deux des grandes Maisons qui règnent sur l'Empire, les Harkonnen et les Atréides. Dans le même temps, la Guilde des Marchands essaie de conserver son emprise sur les voyages spatiaux, les Fremen tentent de survivre sur Arrakis ainsi qu'ils l'ont toujours fait et le Bene Gesserit, cet ordre religieux féminin à la fois respecté et détesté, manœuvre dans l'ombre afin de voir l'avènement de son grand projet : le Kwisatz Haderach, un homme supérieur. Sur l'espace d'une dizaine d'années, Frank Herbert prend le temps de détailler son univers, la planète Arrakis, et le passé des Maisons, des factions et des peuples qui s'y rencontrent.

Dune est incontestablement un roman de science-fiction. L'action de déroule à des milliers d'années de notre époque, et il y est question de mondes éparpillés dans un univers immense, de manipulations génétiques, de perception extra-sensorielle ou encore d'armes et de véhicules futuristes. Cependant, et tournant le dos en cela aux ouvrages de la décennie précédente qui font la part belle aux aventuriers, aux expéditions spatiales héroïques et à un exotisme de façade, la technologie la plus avancée de Dune côtoie les décors les plus rustiques et réalistes. Dans la forme féodale qui fait l'Empire, dans le mysticisme omniprésent, ou dans le rapport de forces permanent entre les seigneurs qui défendent leur fief, les marchands et le Bene Gesserit, le roman nous renvoie en permanence vers le passé et des formes de société que l'on pourrait penser rétrogrades. Gérard Klein aborde longuement le sujet dans sa postface, aussi intéressante que la préface de Pierre Bordage est sensible.

Le terme de théâtre utilisé plus haut est à la fois trompeur et bien choisi. Il est trompeur d'abord parce que Dune, loin d'être une toile de fond, est un monde profondément incarné. Frank Herbert a imaginé un écosystème à l'échelle d'une planète, avec sa (pauvre) végétation, ses animaux, sa météorologie et sa géologie particulières. Il y a placé des peuples qui ont une histoire ainsi que des coutumes en rapport avec leur environnement. Enfin, il a placé ce monde dans un Empire complexe, chargé de conflits. La planète est un personnage au même titre que les protagonistes des grandes maisons, et bien plus présente que certains d'entre eux tel l'Empereur, personnage à la fois omniprésent et absent, qui n'est mis enfin en scène que pour mieux disparaître.

Dune est un théâtre pourtant, parce que la narration de Frank Herbert est une succession de tableaux, certains porteurs d'un grand pouvoir d'évocation ou d'une beauté à couper le souffle. À la manière de Fritz Leiber qui peint dans tout son cycle de la guerre uchronique des affrontements et des bouleversements qui se déroulent toujours en coulisse, mais de façon plus dynamique cependant, il enchaîne les scènes où la parole est l'élément primordial. L'immersion est pourtant importante, malgré la lenteur initiale du récit, grâce à l'étrangeté immédiate de l'histoire, à sa complexité et à l'originalité de son vocabulaire, les éléments d'exposition (fascinants en eux-même mais hors du récit) étant relégués sous forme d'annexes. Cette façon de faire est encore accentuée par les extraits des ouvrages qui introduisent chaque chapitre et de manière plus prégnante encore par une narration en permanence entrecoupée des pensées des personnages de la scène. Le récit n'est certes pas statique mais même lorsque l'action survient elle est l'occasion d'une description du décor, du matériel, d'une réminiscence, ou alors elle s'accomplit plus rapidement que le dialogue de deux personnages.

Dune est un creuset d'inventions et d'idées dont la forme et le fond sont les meilleurs arguments pour en finir avec le classement artificiel des livres selon un genre. Mais le message qui domine l'ensemble est certainement la défiance qu'il faut avoir envers l'homme providentiel, le héros intouchable. Tout héros est humain, et la raison ne doit jamais perdre son sens critique devant l'adoration. Et sans présager du reste du cycle, les pentes suivies par les personnages au terme du livre laissent à penser que le Messie de Dune est un deuxième ouvrage tout aussi intéressant et pourtant profondément différent de celui-ci.

(6283 signes. Première publication le 31 mars 2021 sur NooSFere)

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