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Le gonfanon & la tétine

Les Aventures de Morgoth 3

Par Asp Explorer

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1. Banvars, enfin

Les murailles blanches et majestueuses de l’antique citadelle de Banvars, pavoisĂ©es aux couleurs des nobles barons de MisĂšne, reflĂ©taient avec splendeur la lumiĂšre crue de cette aprĂšs-midi d’automne. Surplombant les crĂ©neaux innombrables des barbacanes et des chemins de ronde, un vaste donjon, surmontĂ© de trois beffrois ajourĂ©s aux toits aigus d’ardoise noire, proclamait alentour la puissance passĂ©e des rois, la prospĂ©ritĂ© des royaumes et la gloire des armĂ©es successives qui avaient eu l’ancienne citĂ© pour capitale. Une enceinte fortifiĂ©e, large et haute, aux tours de guet serrĂ©es comme des piquiers Ă  la parade, dĂ©limitait les contours de la ville basse vers laquelle se dirigeaient un grand nombre de cavaliers, charretiers et piĂ©tons dĂ©sireux de trouver un abri pour la nuit et, peut-ĂȘtre, de conclure quelques affaires avant la venue de l’obscuritĂ©. Ils devaient, pour entrer, montrer patte blanche devant la garde, suspicieuse Ă  juste titre envers tout ce qui venait de l’ouest, et glisser une obole Ă  l’octroi.

Une fois dĂ©lestĂ©s de leurs ducats, les voyageurs avaient tout loisir de vaquer Ă  leurs affaires, mais il Ă©tait rare qu’ils ne passent pas d’abord quelques minutes Ă  flĂąner sur la Grand-Rue, qui n’était que le prolongement de la fameuse route magique menant au lointain pays de Gunt, et qui avait conduit leurs pas jusqu’ici. C’est que les abords de la Porte du Couchant, quartier Ă©triquĂ© coincĂ© entre la citadelle royale au nord et la gorge abrupte du torrent Khantri, ne manquaient pas d’attraits : nombre de marchands avaient trouvĂ© lĂ  un lieu propice Ă  l’établissement de leur commerce, et les Ă©choppes bordant la large voie, hautes et bariolĂ©es, indiquaient par leur aspect que le terrain y Ă©tait rare et prĂ©cieux, et le prix des marchandises s’en ressentait logiquement. La clientĂšle des courtisans venus du palais tout proche, ou celle des riches bourgeois Ă©tablis sur le quartier en forte pente au nord de la Grand-Rue, avait gĂ©nĂ©ralement les moyens de frĂ©quenter ces riches boutiques regorgeant de marchandises fines, mais ce n’était certes pas le cas de la population du quartier sud qui, Ă  mesure qu’on se rapprochait du prĂ©cipice, vivait sous la menace des glissements de terrain et subissait les assauts des embruns malsains du Khantri en contrebas. C’était le royaume des nĂ©gociants dĂ©chus, des spĂ©culateurs ruinĂ©s, des nobles en disgrĂące, des familles qui n’osaient quitter les abords du palais, bien que personne ne dĂ©sirĂąt plus les y revoir.

Jouxtant le palais, Ă  l’est, se trouvait la vaste Place Royale, oĂč se tenait, deux fois par semaine, le grand marchĂ©. L’autre cĂŽtĂ© de la place s’ouvrait sur le quartier des artisans et des ouvriers, oĂč s’activait tout un petit peuple industrieux. C’était sous les remparts nord de la ville que l’on pouvait trouver les principaux temples et les couvents, oĂč l’on priait essentiellement la bienfaisante Miaris, l’austĂšre Hegan, le fier Hanhard et la muette Myrna. La route magique s’arrĂȘtait abruptement, aprĂšs un pĂ©riple de plusieurs centaines de lieues, au bord du Khantri qui en ce lieu Ă©tait plus Ă©troit. Un pont fortifiĂ©, dont la construction Ă©tait bien postĂ©rieure Ă  celle de la route, l’enjambait ici, et comme c’était le seul lieu de passage possible entre les deux rives Ă  plusieurs jours de marche Ă  la ronde, il Ă©tait fort encombrĂ© et son octroi constituait une des principales ressources de Banvars. De l’autre cĂŽtĂ© de la riviĂšre, un ancien faubourg avait Ă©tĂ© fortifiĂ© et rattachĂ© Ă  la commune pour former le quartier appelĂ© « la Maruste », oĂč les prĂȘtres de Hazam avaient Ă©difiĂ© un de leurs temples imposants, avec son universitĂ© et sa bibliothĂšque, comme le voulait l’usage chez ceux qui servent le dieu de la connaissance. Les Ă©tudiants n’étaient pas les seuls Ă  frĂ©quenter ce quartier aux loyers modiques, et les habituĂ©s pouvaient trouver, dans le maquis des venelles trop Ă©troites pour qu’on y chevauche Ă  l’aise, des marchands bien moins prĂ©tentieux que ceux de la Porte du Couchant, de gaies tavernes et des auberges opulentes, des camelots de toutes sortes dont beaucoup oubliaient de bailler les taxes commerciales Ă  la couronne, des mendiants, des brigands, des baladins au verbe haut et des trouvĂšres Ă  la mine torturĂ©e, et Ă©videmment, des aventuriers.

Les banvarois avaient l’habitude de croiser dans les rues de leur citĂ© toutes sortes de mercenaires empestant la sueur et autres rustres Ă  l’air louche, couturĂ©s de cicatrices et armĂ©s jusqu’aux dents. Ils savaient que nombre d’entre eux Ă©taient violents, et conservaient donc Ă  leur endroit une rĂ©serve certes polie, mais une rĂ©serve tout de mĂȘme. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, ils ne se mĂȘlaient Ă  leurs bruyants hĂŽtes que pour commercer avec eux, ce qui Ă©tait souvent d’un bon rapport tant il Ă©tait connu de tous que les aventuriers sont souvent couverts d’or et prompts Ă  s’en dĂ©faire sans faire trop d’histoire.

Couverts d’or, c’était plus ou moins le cas des quatre cavaliers qui foulaient ce jour-lĂ  le pavĂ© sale de la rue des Gnons, sise dans la Maruste.

En queue du cortĂšge, montĂ©e sur un alezan bai trop grand pour elle, venait une silhouette gracile entiĂšrement recouverte d’un grand manteau gris d’oĂč ne dĂ©passaient que deux bottes de cuir fourrĂ©es et deux gants assortis, dont l’épaisseur ne parvenait cependant pas Ă  dissimuler la finesse des mains qu’elles recouvraient. Il s’agissait de Xyixiant’h , une elfe d’aspect jeune – ce qui Ă©tait le cas de la plupart des elfes, compte tenu de leur interminable espĂ©rance de vie – et d’une si grande beautĂ© que ses compagnons l’avaient contrainte Ă  dissimuler ses traits, sans quoi elle aurait immĂ©diatement attirĂ© l’attention des foules et par lĂ  mĂȘme toutes sortes d’ennuis. Elle tournait sa tĂȘte dans toutes les directions en de petits mouvements vifs et charmants et, de temps Ă  autres, dĂ©signait tel ou tel objet ou personnage ayant attirĂ© son attention, en demandant des renseignements Ă  celui qui la prĂ©cĂ©dait.

Morgoth, c’était lui, Ă©tait bien en peine de rĂ©pondre. Certes il en savait plus que la jeune fille sur les sociĂ©tĂ©s humaines, car en plus d’ĂȘtre elfe, elle Ă©tait amnĂ©sique. Mais il Ă©tait lui-mĂȘme trĂšs jeune, il venait d’avoir seize ans, et il avait passĂ© toute sa vie enfermĂ© dans une lointaine Ă©cole de magie, qu’il n’avait quittĂ©e que rĂ©cemment. Sa vieille robe de mage, dĂ©jĂ  trop petite lorsqu’il avait fui son acadĂ©mie et la mĂ©chancetĂ© de ses condisciples, Ă©tait dans un Ă©tat navrant aprĂšs des semaines Ă  crapahuter dans les sous-bois boueux et les souterrains pleins de poussiĂšre, ses cheveux noirs Ă©taient devenus trop longs Ă  son goĂ»t, et si l’exercice lui avait forgĂ© quelques muscles, il n’en avait pas moins perdu pas mal de kilos, ce qui lui confĂ©rait un aspect de vautour dĂ©plumĂ©.

Vertu aurait sans doute pu renseigner Xyixiant’h plus efficacement, car elle Ă©tait plus ĂągĂ©e et avait dĂ©jĂ  vĂ©cu Ă  Banvars, Ă  ce qu’elle disait. Mais elle Ă©tait bien trop occupĂ©e Ă  observer les allĂ©es et venues des passants, Ă  repĂ©rer les nouvelles boutiques et Ă  surveiller les miliciens en patrouille. C’était pour elle une habitude, une dĂ©formation professionnelle, car Vertu Ă©tait voleuse. Ce n’était pas un dĂ©faut, c’était son mĂ©tier, bien qu’elle n’aimĂąt pas qu’on le lui dise en face. Elle portait une armure souple qui Ă©tait trĂšs Ă  son goĂ»t, un pourpoint matelassĂ© noir avec quelques petites particularitĂ©s bien pratiques pour l’exercice de son art, et Ă  son cĂŽtĂ© battait sa possession la plus prĂ©cieuse, un sabre trĂšs puissant, mais aussi trĂšs maudit, ce qui ne semblait pas la tracasser beaucoup.

En tĂȘte chevauchait Marken, dit « le Chevalier Noir ». C’était un robuste guerrier qui d’ordinaire avait fiĂšre allure, avec une face virile et dĂ©cidĂ©e sous une chevelure paille, des mains Ă©paisses et habiles Ă  manier l’épĂ©e lourde, et un torse large protĂ©gĂ© par une cotte de maille fatiguĂ©e. Cependant, sa mine Ă©tait sombre, grise, dĂ©faite mĂȘme, et son humeur n’était pas sans rapport avec le canari blanc juchĂ© crĂąnement sur la criniĂšre de sa monture. Marken Ă©tait rĂ©cemment devenu, par la volontĂ© du dieu Hegan, un paladin, c’est Ă  dire un fier dĂ©fenseur de la loi, de la veuve et de l’orphelin. Ce qui le chiffonnait, c’est que son nouvel Ă©tat lui interdisait la pratique de ses passe-temps favoris : entre autres choses le pillage des villages Ă  la tĂȘte d’une bande de soudards, le viol, le meurtre, la torture, le blasphĂšme etc
 Et pour s’assurer que son serviteur ne s’éloignerait pas du droit chemin, Hegan lui avait dĂ©pĂȘchĂ© un ange justicier du nom d’AzymaĂ«l, qui avait pris la forme de ce fameux volatile immaculĂ©.

Notre petite troupe Ă©tait d’assez riante humeur (Ă  l’exception de Marken donc), car ils Ă©taient arrivĂ©s en ville quelques heures plus tĂŽt, avaient vaquĂ© quelques temps dans Banvars avant d’en arriver lĂ , et s’était dĂ©barrassĂ© de deux corvĂ©es pĂ©nibles. La premiĂšre avait consistĂ© Ă  rendre visite Ă  un nĂ©gociant en cuir tenant commerce discret prĂšs de la Porte du Couchant, une sorte de gnome chauve et nerveux que Vertu connaissait trĂšs bien, et qui connaissait apparemment trĂšs bien Vertu. Ils avaient fait un tour dans l’arriĂšre-boutique, et y avaient discutĂ© la valeur des quelques joyaux que nos hĂ©ros avaient glanĂ©s, au pĂ©ril de leur vie, dans un donjon. L’homme, du nom de Leonis, arrondissait manifestement ses fins de mois en achetant et vendant, loin du contrĂŽle tatillon des autoritĂ©s, des marchandises dont il ne cherchait guĂšre Ă  connaĂźtre la provenance. Il avait fait rouler chacune des dix-huit pierres prĂ©cieuses dans sa main, les avait toutes longuement jaugĂ©es Ă  la lumiĂšre, et avait fait mander un garçon qu’il avait prĂ©sentĂ© comme son neveu, et qui avait selon lui un Ɠil plus jeune. AprĂšs quelques calculs et force concertation avec son apprenti, le petit homme avait annoncĂ© le chiffre « seize ». Vertu avait hochĂ© la tĂȘte sans marchander, et Ă©changĂ© les pierres contre la somme considĂ©rable de mille six-cent ducats, rĂ©partis en neuf lingots d’or d’une valeur unitaire de cent-vingt ducats et le reste en monnaies d’or et d’argent de Banvars, Baentcher et Burzwalla dans quatre bourses de cuir dont leur fit cadeau le receleur. Ils avaient achevĂ© de se dĂ©lester en vendant quelques potions prĂ©cieuses trouvĂ©es en mĂȘme temps que les pierres, rĂ©coltant une soixantaine de ducats, et avaient procĂ©dĂ© Ă  l’estimation d’un livre de magie, Le Tome d’Argent du Codex Incubus d’Alizabel, de la mĂȘme origine que le reste. Il Ă©tait assez rare et prĂ©cieux apparemment, puisqu’ils avaient trouvĂ© un acheteur intĂ©ressĂ© Ă  cent-soixante ducats. À la suite de quoi ils avaient procĂ©dĂ© Ă  la deuxiĂšme corvĂ©e, l’étape ingrate mais indispensable de l’aventure sur laquelle bien des glorieuses et puissantes compagnies avaient fini dans la discorde et la mesquinerie la plus honteuse : le partage du trĂ©sor.

Xyixiant’h avait ouvert les hostilitĂ©s en revendiquant le quart de l’or trouvĂ©, avec une rapacitĂ© qui surprit ses compagnons. Vertu lui avait alors expliquĂ© qu’elle avait peu participĂ© Ă  l’aventure, ce qui lui interdisait le droit Ă  une part importante, mais l’elfe avait rĂ©pliquĂ© en arguant qu’elle avait tout de mĂȘme soignĂ© Marken alors qu’il Ă©tait blessĂ© et ce Ă  deux reprises, et qu’en outre elle ne possĂ©dait rien, et qu’elle aurait besoin d’or pour s’équiper en vue de la prochaine aventure. AprĂšs quelques chamailleries, elles s’étaient entendues sur la somme de trois vingtiĂšmes du butin pour l’elfe, qui fit mine de bouder, mais trĂšs briĂšvement, comme le nota Vertu. Pendant ce temps, Morgoth Ă©tait rentrĂ© dans la discussion et avait fait valoir son droit de conserver le livre, dont il aurait besoin pour parfaire ses compĂ©tences magiques. Marken lui avait rĂ©torquĂ© qu’il Ă©tait d’usage que tous les objets trouvĂ©s soient inclus dans le montant du trĂ©sor Ă  se partager, et que s’il voulait conserver le livre, les cent-soixante ducats correspondant seraient logiquement dĂ©falquĂ©s de sa soulte en numĂ©raire. Mais le sorcier ne s’était pas laissĂ© impressionner par le jargon abscons du paladin, et avait fait valoir que ce principe devait valoir pour tous, et qu’il devait donc mettre son Ă©pĂ©e dans le pot commun, puisqu’ils l’avaient elle aussi trouvĂ©e dans l’aventure. Or il s’agissait d’une Ă©pĂ©e sainte de paladin, dont Marken savait pertinemment qu’elle valait Ă  elle seule plus que tout le reste du trĂ©sor, il avait donc prĂ©fĂ©rĂ© transiger sagement, optant pour un dĂ©dit symbolique de cinquante ducats pour le livre, et de cent pour l’épĂ©e, soient cent cinquante ducats qui furent mis dans un pot commun pour les petits frais. En fin de compte, Vertu, qui n’avait rien rĂ©clamĂ©, avait rĂ©coltĂ© la plus grosse part avec trois lingots et cent-quinze ducats, suivie par Morgoth avec ses trois lingots et soixante-cinq ducats, Marken avec ses deux lingots et cent trente-cinq ducats, et enfin Xyixiant’h avec un lingot et cent-cinq ducats.

2. À peine posĂ©s, dĂ©jĂ  engagĂ©s

Le partage tant redoutĂ© ayant Ă©tĂ© fait Ă  la satisfaction gĂ©nĂ©rale, ces kilos de mĂ©taux prĂ©cieux furent un fardeau bien agrĂ©able Ă  transporter. Ils devisaient donc gaiement de choses et d’autres, commentant l’architecture, la mode et les usages du pays.

— Une guilde des voleurs ? À Banvars ? Quelle horreur, jamais de la vie voyons !

Vertu avait pris un air des plus scandalisĂ©s, avec cependant une certaine outrance dans l’attitude, qui passa au-dessus de la tĂȘte de Morgoth.

— Pourtant, j’ai entendu parler
 commença le sorcier.

— Pour ma part, je n’ai jamais eu connaissance de telles choses. Et toi Mark, as-tu jamais eu vent de tels racontars ?

— Oh, il est peut-ĂȘtre venu Ă  mon oreille, sans trop y prĂȘter attention, des ragots, des bruits sans fondement. Sans doute des jaloux ou des aigris, le monde en est plein. Il n’y a jamais eu de guilde des voleurs Ă  Banvars, jamais voyons.

— Meuh non, reprit Vertu, absolument pas, quelle idĂ©e bizarre. Non, sois rassurĂ© Morgoth, la loi et l’ordre rĂšgnent Ă  Banvars.

— Pourtant, lorsque nous sommes passĂ©s dans la rue dite « de la Grande Truanderie » tantĂŽt, j’ai cru remarquer un haut bĂątiment aux fenĂȘtres Ă©troites et barrĂ©es de fer, et des individus Ă  la mine du dernier suspect semblaient n’avoir rien d’autre Ă  faire que de nous Ă©pier d’un air peu amĂšne en se curant les ongles avec leurs couteaux.

— Ah bon ? Je n’ai pas fait attention
 Ah, mais tu dois parler de l’Honorable SociĂ©tĂ© de Banvars, aussi appelĂ©e « La Prudentielle de PrĂ©voyance-Vie »! Rien Ă  voir avec une guilde de voleurs, il s’agit d’une compagnie d’assurance, rien de plus.

— Une quoi ?

— Une compagnie d’assurance. Moyennant une petite contribution annuelle, l’Honorable SociĂ©tĂ© assure aux commerçants que si leurs Ă©tals et marchandises sont dĂ©robĂ©s, saccagĂ©s, incendiĂ©s ou que sais-je encore, elle leur en remboursera le montant.

— Comme c’est astucieux. Ainsi, ces braves commerçants se retrouvent Ă  l’abri du hasard, ça m’a l’air d’ĂȘtre une excellente chose.

— C’est un service trĂšs apprĂ©ciĂ© en effet, car tous les marchands de la ville cotisent.

— Tous ?

— Oh oui, tous. MĂȘme les plus butĂ©s finissent par comprendre le bĂ©nĂ©fice et la tranquillitĂ© d’esprit que l’on retire d’émarger Ă  l’Honorable SociĂ©tĂ©.

— Un bel exemple d’esprit d’entreprise, cette Honorable SociĂ©tĂ©, vraiment.

Puis, Vertu et Marken Ă©clatĂšrent de rire, dont la raison Ă©chappa au jeune sorcier et Ă  l’elfe voilĂ©e.

ïżœïżœïżœâ€ŻTiens, elle a l’air sympathique cette auberge. « Le Chamois Sautillant », hum
 j’espĂšre que c’est un extrait du menu ! Reposons nous ici quelques jours, histoire de faire un peu de gras.

— Prenez moi une chambre, fit le Chevalier Noir, il faut que je fasse une course importante en ville.

— Ah ? C’est quoi ?

— Tu verras bien. Je serai de retour avant la nuit, normalement.

— Que de mystùres ! Bon, à tout à l’heure.

Et il s’éloigna au petit trot.

— Tant pis, entrons.

L’auberge Ă©tait confortable, et sans ĂȘtre de grand luxe, elle Ă©tait au-dessus des moyens du manant ordinaire. Les quelques clients qui devisaient courtoisement dans la grande salle, sous un imposant candĂ©labre de fer forgĂ©, Ă©taient des paysans enrichis, des nĂ©gociants ou des nobliaux Ă  en juger par leur mise, mais la clientĂšle d’aventuriers fortunĂ©s ne devait pas ĂȘtre si rare que cela car ils n’éveillĂšrent qu’un intĂ©rĂȘt trĂšs passager.

— Bonjour, l’aubergiste, il nous faudrait quatre chambres, lança Vertu au malabar chauve et moustachu qui nettoyait sa vaisselle en sifflotant derriùre le comptoir.

— Mais bien sĂ»r messieurs-dames, rĂ©pondit l’aubergiste, qui s’appelait Sparkan. C’est six sapĂšques par chambre et par nuit
 vous comptez rester


— Jusqu’à tant qu’on doive partir, fit Vertu d’un air assurĂ©, en comptant deux ducats sur le comptoir, le prix de la premiĂšre nuitĂ©e.

— Vous pouvez prendre les chambres Ă  l’enseigne de l’ñne, du hĂ©risson, de l’escargot et du serpent, elles ne sont pas forcĂ©ment contiguĂ«s mais elles sont libres, et toutes au premier.

— Parfait, parfait, nous allons aussi nous installer Ă  la petite table lĂ -bas, dans le coin. Pourriez-vous ĂȘtre assez aimables de nous faire porter quatre chopines de BiĂšrebouc ?

— Mais certainement, et bienvenue au Chamois Sautillant !

Et donc, ils s’installĂšrent Ă  la place dite, une table Ă  peine assez grande pour qu’on puisse s’en servir pour faire du spiritisme, dans l’angle le plus sombre, sous l’escalier, Ă  cĂŽtĂ© d’une panoplie complĂšte d’armes de parade qu’on avait pendues au mur afin de signifier que c’était le coin rĂ©servĂ© aux aventuriers en quĂȘte de cause Ă  dĂ©fendre. Une fois qu’ils eurent leurs boissons, Vertu demanda :

— Tiens, Xy, mets donc une quatriùme chaise.

— Oui, bien sĂ»r. Mais, Mark a dit qu’il allait revenir dans deux heures, sa biĂšre sera tiĂšde.

— C’est pas pour lui, tu vas voir. Ah, tiens, le voici justement, ne regardez pas avec trop d’insistance.

Un nouveau personnage venait de faire son apparition dans la salle, entrebĂąillant la porte juste assez pour se glisser, dans une tentative pour se faire discret. Il Ă©tait de taille moyenne, vĂȘtu d’un manteau noir semblable Ă  celui de Xyixiant’h et dont la capuche dissimulait ses traits, il se dĂ©plaçait d’une dĂ©marche hĂ©sitante. Il Ă©changea deux mots avec l’aubergiste, qui parut amusĂ© par quelque plaisanterie et haussa les Ă©paules. Puis il se dirigea, un peu en biais, vers le coin de la salle oĂč buvaient nos amis.

— Bonsoir, Ă©trangers, excusez moi de vous importuner, je suppose que vous avez des affaires importantes Ă  traiter
 Puis-je me joindre quelques instants ?

— Mais je vous en prie, d’ailleurs nous vous attendions.

— Vous


— Je suppose que si vous nous suivez depuis que nous avons franchi le pont, c’est parce que vous Ă©tiez postĂ© lĂ  Ă  attendre les aventuriers qui passent, et que vous avez une mission quelconque Ă  nous proposer. Ce qui tombe bien, nous sommes libres d’engagements. Je vous Ă©coute monsieur


— Euh
 Paimportes. Je m’appelle Paimportes.

Comme il s’était approchĂ©, il Ă©tait maintenant possible de voir son visage Ă  la peau squameuse, dont le nez allongĂ© et les petits yeux rapprochĂ©s Ă©voquaient le museau d’une fouine. On ne lui aurait pas donnĂ© plus de vingt ans, ni prĂȘtĂ© une grande intelligence. En un mot, il Ă©tait quelconque.

— Soit, admettons, soupira Vertu d’un air las. Je suis Virette Lagrise, voici Momo le magnifique, et elle c’est mademoiselle X, notre prĂȘtresse. Nous comptons un quatriĂšme membre dans notre Ă©quipe, mais il est parti faire une course.

— Je vois que j’ai affaire Ă  des gens d’expĂ©rience, je n’irai donc pas par quatre chemins. Je suis envoyĂ© par un commanditaire qui souhaite pour l’instant garder l’anonymat, mais qui est un trĂšs puissant personnage. Il a effectivement une mission pour des gens courageux et capables, mais c’est une mission trĂšs
 dĂ©licate
 et pour tout dire, mon commanditaire souhaiterait sĂ©lectionner lui-mĂȘme les personnes composant le groupe.

— Ah ? C’est une requĂȘte un peu inhabituelle.

— J’en suis bien conscient. Je dois ajouter que mon maĂźtre souhaite dĂ©partager les candidats Ă  cette mission par une Ă©preuve prĂ©liminaire, dont je ne connais pas la nature. Toutefois, elle m’a permis de vous dire que chaque candidat recevrait une bourse de cinquante ducats d’or en dĂ©dommagement du temps perdu.

— Foutre ! Vous voulez dire, cinquante pour chaque candidat rĂ©ussissant l’épreuve je suppose ?

— Non non madame, cinquante pour chaque candidat participant Ă  l’épreuve prĂ©liminaire, ou ses hĂ©ritiers si par malheur
 enfin, vous savez bien. Oui, je ne vous cacherai pas que l’épreuve prĂ©liminaire comportera sans doute quelques risques, d’oĂč la prime.

— Quelle gĂ©nĂ©rositĂ©. C’est oĂč et quand, l’épreuve ?

— Vous avez tout le temps de vous prĂ©parer. Dans quatre jours, Ă  la tombĂ©e de la nuit, les personnes intĂ©ressĂ©es sont priĂ©es de se rassembler dans un lieu-dit « la Tombe-Helyce », dans la forĂȘt qui borde la montagne, un peu au nord-est de la ville.

— Parfait, ma prĂ©sence vous est assurĂ©e. Et vous, mes joyeux compagnons ?

— Je ne sais pas trop, hĂ©sita Xyixiant’h. Vous croyez que je devrais participer ?

La voix de l’elfe Ă©voquait par instant le clapotis une source cascadant entre deux rochers au petit matin frais d’un jour de printemps. Celui qui se faisait appeler Paimportes en resta un instant stupĂ©fait et saisi d’une inexplicable nostalgie.

— Je suppose, lui rĂ©pondit Vertu, que si le simple fait de se porter candidat rapporte cinquante ducats, remplir la mission en rapportera bien plus. Tu n’as rien contre le fait de gagner de l’or ?

— Oh non, j’aime beaucoup l’or, regarde (elle sortit trois ducats de sa bourse, les plaça dans sa main et les contempla fixement aprĂšs avoir relevĂ© sa capuche pour mieux voir). Vois comme ça brille joliment, ce mĂ©tal Ă©ternel rend des reflets semblables au feu du soleil qu’un dieu aurait congelĂ© et semĂ© en fine pluie sur la terre. N’est-ce pas la plus merveilleuse des choses ?

Morgoth et Paimportes acquiescĂšrent d’un raclement de gorge, bien qu’ils eussent en cet instant une idĂ©e assez diffĂ©rente sur ce qui Ă©tait la plus merveilleuse des choses. Car mĂȘme le mĂ©tal des rois travaillĂ© par le plus habile des orfĂšvres se rabaissait au rang de vile bourbe si on le comparait Ă  la chevelure ardente qui jaillissait du col de fourrure en torrents bouillonnants pour se rĂ©pandre en boucles vaporeuses jusque sur la table.

— Et bien toi au moins, tu ne fais pas semblant d’ĂȘtre un pur esprit, coupa Vertu d’un ton acide. Et remets ta capuche, tu vas nous attirer des ennuis.

— Ah ? Ils n’aiment pas les elfes par ici ?

— Si, sĂ»rement, mais c’est surtout que tu nous fais remarquer. Bon, tu viendras ?

— Si tu y vas, j’y vais.

— Bon, Momo ?

— J’ai l’impression que ce petit
 concours est plus ou moins rĂ©servĂ© aux aventuriers expĂ©rimentĂ©s
 J’ai peur de ne pas ĂȘtre Ă  la hauteur.

— Mais si, mais si, allez comptez le aussi. Notre compagnon n’est pas là, mais je ne pense pas qu’il rechigne devant la perspective d’une bagarre lucrative, vous pouvez le compter.

— Bien, bien, je crois que nous en avons fini alors
 Nous nous reverrons dans quatre jours, d’ici lĂ , n’hĂ©sitez pas Ă  visiter notre belle citĂ©, et bonne chance.

Et il repartit, toujours aussi peu assuré, probablement pour reprendre son poste au pont.

— Est-ce vraiment prudent ? Tu crois rĂ©ellement que je pourrais survivre Ă  une Ă©preuve de ce type, tout seul, lĂ  oĂč mĂȘme des aventuriers expĂ©rimentĂ©s
 ?

— Ah ? Eh, dis moi, nous avons dĂ©jĂ  vĂ©cu deux aventures non ?

— Oui, si on veut.

— Bon, alors il faut que tu saches une chose importante : dans tous les coins d'Occident, et je suis prĂȘte Ă  parier que c'est pareil ailleurs, il y a des tavernes, et dans ces tavernes, il y a gĂ©nĂ©ralement une ou plusieurs tables telles que celle-ci, qui sont occupĂ©es par des gens qui nous ressemblent, et qui comme nous se disent aventuriers. La diffĂ©rence entre eux et nous, c'est que ces gens, pour la plupart, n'ont jamais mis les pieds dans un donjon, n'ont jamais vu un monstre autrement qu'empaillĂ©, et ils seraient bien en peine de sortir la lame du fourreau tant elle a rouillĂ©. Tu es un vĂ©ritable aventurier si tu as survĂ©cu Ă  ta premiĂšre aventure. Vu que tu as survĂ©cu Ă  la deuxiĂšme, tu peux Ă  bon droit te flatter d'ĂȘtre expĂ©rimentĂ©, et je te conseille d'en profiter pour toiser d'un air mĂ©prisant tous les fiers-Ă -bras que je t'ai dĂ©crits, c'est un des petits plaisirs de la vie. Un peu d’assurance, que diable, tu es un mage puissant et j’ai notĂ© que tu savais faire preuve de caractĂšre et d’esprit d’à-propos lorsque la situation le nĂ©cessitait.

— Un mage puissant ? Tu te moques de moi, je n’ai mĂȘme pas mon brevet Ă©lĂ©mentaire de sorcellerie, j’ai quittĂ© l’école avant la fin de l’annĂ©e !

— Un type qui transforme la pierre en boue, qui se rend invisible Ă  volontĂ©, qui aveugle ses ennemis, pour moi, c’est un mage puissant. Et je me souviens que dans la grotte du DivisĂ©, tu as projetĂ© un Ă©clair particuliĂšrement meurtrier.

— Oui, et c’est un pur miracle si je ne me suis pas frit la cervelle.

— Ce n’est pas un pur miracle, c’est simplement que tu as les compĂ©tences requises pour lancer de tels sortilĂšges. Tu as Ă  la fois la connaissance et le talent, mais tes professeurs ont rĂ©ussi Ă  te convaincre que tu Ă©tais mĂ©diocre, pour des raisons qui sont sans doute de pure mesquinerie. Il faut te dĂ©faire de cette influence nĂ©faste et, dorĂ©navant, apprendre la sorcellerie par la pratique, et non plus seulement en prĂȘtant attention Ă  des enseignements que te procurent des gens qui n’auront jamais ton envergure.

— Tu dis cela, Vertu, car tu n’es pas magicienne. Mais je t’assure que certains de mes maĂźtres Ă©taient de loin supĂ©rieurs, par leur puissance et la qualitĂ© de leurs sortilĂšges, Ă  ce que je pourrais jamais devenir. Si tu prends ce sortilĂšge de transformation de pierre en boue qui t’a tant frappĂ©e, tu dois bien comprendre que si je l’avais lancĂ© lors d’un examen, j’aurais Ă©tĂ© la risĂ©e de mes camarades. Ainsi mon professeur d’altĂ©ration minĂ©rale, l’honorable Andralphabetus, aurait Ă©tĂ© capable de faire fondre le mur depuis la base jusqu’au chemin de ronde, lĂ  oĂč je n’ai rĂ©ussi qu’à forer un Ă©troit tunnel !

— Tes maĂźtres, tout comme toi, sont des hommes, pourquoi devrais-tu leur ĂȘtre infĂ©rieur ? Penser ainsi est la marque d’une Ăąme petite, et je te conseille de changer rapidement d’optique. Ne te mĂ©prends pas sur le sens de mes paroles, il est bon de respecter ses maĂźtres, mais ce respect ne doit pas ĂȘtre aveugle. Ton Antrophodlanus lĂ , il Ă©tait sans doute trĂšs fort pour ramollir les cailloux, je n’en disconviens pas, mais l’as-tu souvent vu lancer des sortilĂšges en dehors de sa discipline de prĂ©dilection ?

— Non, jamais, admit Morgoth aprĂšs un instant de rĂ©flexion.

— C’est bien ce que je pensais. Il a sans doute passĂ© des annĂ©es Ă  se perfectionner dans les quelques sortilĂšges qu’il maĂźtrisait le mieux au dĂ©part, dans le seul but d’impressionner ses Ă©lĂšves et ses collĂšgues. Et lors de ses leçons, je suis prĂȘte Ă  parier qu’il se lamentait Ă  tous propos de la mĂ©diocre qualitĂ© des Ă©tudiants qu’on lui envoyait, et Ă  vanter les extravagantes prouesses de potaches du temps jadis.

— C’est pourtant vrai, à croire que tu l’as connu !

— Lui en particulier non, mais des gens de sa sorte, hĂ©las, j’en ai subis moult. On trouve souvent ce dĂ©faut chez ceux qui font profession d’enseigner : exiger qu’un Ă©lĂšve qui n’a que quelques semaines d’apprentissage dans une matiĂšre particuliĂšre fasse aussi bien qu’un professeur qui n’a rien fait d’autre de sa vie qu’étudier ladite matiĂšre. Celui qui maĂźtrise parfaitement une discipline, et rien en dehors d’elle, est plus nuisible encore que l’ignorant qui, sachant au moins qu’il est ignorant, agit en consĂ©quence.

— Ah oui ?

— Supposons un instant qu’au lieu de te compter parmi nous pour cette affaire sur la route de MisĂšne, nous ayons eu Ă  nos cĂŽtĂ©s ton professeur Angrossephalus. Au prieurĂ© de Noorag, il aurait fait un trou plus grand dans le mur, je n’en disconviens pas, mais quelle importance, grand ou petit, cet orifice nous a sauvĂ©s. En revanche, ton vieux sage, aurait-il eu la prĂ©sence d’esprit d’aveugler les brigands dans la clairiĂšre ? Aurait-il rĂ©ussi Ă  foudroyer le Divisé ? Aurait-il pu lancer ces illusions qui nous ont permis de sauver Mark de la pendaison ? J’en doute si tout ce qu’il sait faire de ses dix doigts, c’est du granit mou. J’ignore quels critĂšres prĂ©sident Ă  l’établissement des hiĂ©rarchies dans les acadĂ©mies de magie, mais chez les aventuriers, on ne juge la qualitĂ© d’un sorcier qu’à la seule aune de son utilitĂ© dans le groupe, ce qui implique d’avoir d’amples facultĂ©s d’adaptation. Et Ă  ce titre, tu as largement mĂ©ritĂ© ta place parmi nous.

— Tes paroles sont agrĂ©ables Ă  mes oreilles. J’espĂšre que tu ne cherches pas Ă  me flatter ?

— Pas du tout, c’est la vĂ©ritĂ©. Et je vais t’en donner un exemple : voici quelques annĂ©es, Mark et moi faisions partie d’une compagnie d’aventuriers qui agissaient dans les terres situĂ©es entre l’Argatha et la passe de DĂ»n-Molzdaar. Nous avions parmi nous une magicienne capable, probablement plus puissante que toi. Or, voilĂ  que par une belle nuit de printemps, nous Ă©tions paisiblement en train de pill
 de visiter un cimetiĂšre en ruines d’une citĂ© abandonnĂ©e, quand soudain, notre magicienne, qui Ă©tait restĂ©e Ă  l’arriĂšre, tombe nez Ă  nez avec un vampire, qui tout de go lui saute Ă  la gorge et se met Ă  lui sucer le sang. AlertĂ©s par ses cris, nous nous prĂ©cipitons Ă  son secours et terrassons le mort-vivant avant qu’il ne la tue tout Ă  fait. GrĂące aux bons soins de notre prĂȘtresse, nous remettons notre collĂšgue dans un meilleur Ă©tat et poursuivons notre pĂ©riple. Or, au moment de nous reposer, elle s’aperçoit avec horreur qu’elle est dĂ©sormais considĂ©rablement diminuĂ©e ! Elle ne peut plus lancer que quelques sortilĂšges Ă©lĂ©mentaires, et encore en petite quantitĂ©s. Le vampire lui avait volĂ© l’essentiel de son Ă©nergie vitale et de ses facultĂ©s magiques.

— Quelle horreur !

— En effet, c’est un sort cruel. Mais que crois-tu qu’elle a fait ? Etait-elle du genre Ă  se lamenter, Ă  s’enfuir et Ă  se cacher dans un trou ? Du tout ! Elle a pris son parti de la situation et lorsque, quelques jours plus tard, il advint qu’un fort sorcier la dĂ©fia en duel, elle releva bravement le dĂ©fi.

— C’est du suicide !

— Non, de la confiance en soi. Elle a d’ailleurs triomphĂ© sans employer le moindre sortilĂšge, juste en utilisant la ruse, l’intimidation et en mettant Ă  profit les mauvaises habitudes de son adversaire. VoilĂ  un exemple Ă  suivre, voilĂ  un esprit souple qui va directement au plus important. Mis dans une telle situation, ton vieux professeur serait mort.

— Donc, tu m’encourages Ă  dĂ©velopper tous mes dons, sans passer trop de temps Ă  me spĂ©cialiser.

— C’est exactement ça.

— Ce qui rejoint la requĂȘte que je t’ai dĂ©jĂ  prĂ©sentĂ©e plusieurs fois : m’entraĂźneras-tu un peu au mĂ©tier des armes ? Je risque d’en avoir besoin si la semaine prochaine, je dois me retrouver seul face au danger.

— Ah, dĂ©cidĂ©ment, tu y tiens. Soit, je t’apprendrai l’escrime Ă  ma maniĂšre, nous tĂącherons de louer une salle d’armes en ville demain, ou Ă  dĂ©faut une grange. D’ailleurs Xy, si le cƓur t’en dit


— Quoi ? Tu veux m’apprendre Ă  me battre ? Tu m’avais dit que Melki Ă©tait une dĂ©esse pacifique.

— C’est vrai, rien ne t’y oblige, c’est Ă  toi de voir. De toute maniĂšre, une elfe gracile comme toi n’est pas d’une grande utilitĂ© dans un combat.

— Mais pas du tout, c’est totalement faux ! Je peux me battre comme n’importe qui, je n’ai pas peur.

— Bien, nous te compterons donc parmi nous pour notre petite leçon d’escrime.

— Oui, mais l’aprùs-midi alors. J’ai des courses urgentes à faire demain matin.

Et ils discutĂšrent ainsi de toutes sortes de sujets jusqu’au retour de Mark, qui revint Ă  l’heure. Son humeur s’était de nouveau assombrie. Il portait maintenant sur le dos un grand sac de toile fatiguĂ© et informe, dont le contenu Ă©tait, d’aprĂšs l’aspect et le son produit, une grande quantitĂ© d’objets mĂ©talliques brinquebalants, pesants et, vu qu’il jeta le tout sans mĂ©nagement devant ses camarades, pas vraiment fragiles.

— Tiens, fit Vertu, tu as fait des courses ?

— Non, juste rĂ©cupĂ©rĂ© des affaires Ă  moi que j’avais laissĂ©es dans les environs.

— Bien, trĂšs bien. Alors figure toi que pendant ton absence, on a trouvĂ© un commanditaire.

— DĂ©jà ?

Vertu lui rĂ©pĂ©ta les paroles du mystĂ©rieux Paimportes, et ce qu’ils avaient dĂ©cidĂ© de faire.

— Et bien mes amis, tout ça est trĂšs joli, et j’espĂšre sincĂšrement ĂȘtre parmi vous pour voir de quoi il retourne, malheureusement j’ai un impondĂ©rable. Figurez-vous que mĂ» par une sentiment charitable (il jeta un regard sinistre Ă  son canari), je me vois contraint de vous fausser compagnie quelques temps pour accomplir une certaine tĂąche. Je ne sais pas si je pourrais revenir Ă  temps, je ne sais mĂȘme pas si je pourrais revenir tout court car je vais au devant d’une bonne occasion de me faire occire, mais c’est un truc que je dois faire, quoi.

— Oh, quel dommage, s’attrista Xyixiant’h. Et que dois tu faire, au juste ?

— Il faut que j’aille
 que je
 m’inscrive
 enfin, je dois
 Oh non, j’ai trop honte pour vous en parler. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que je trouve la mort


Et Ă  la consternation de ses amis, il demanda oĂč Ă©tait sa chambre et gravit pesamment l’escalier pour y poser ses affaires. Nos hĂ©ros dĂ©semparĂ©s se demandĂšrent s’ils devraient monter pour aider leur camarade dans la dĂ©tresse ou au contraire le laisser pudiquement Ă  sa peine solitaire, mais au bout de plusieurs minutes, ils entendirent des pas sourds assortis de cliquetis brefs provenant de l’escalier. C’est lorsqu’il rĂ©apparut Ă  leurs yeux que Xyixiant’h et Morgoth dĂ©couvrirent avec horreur ce que Marken Ă©tait parti chercher.

L’armure Ă©tait toute entiĂšre d’une matiĂšre noire et mate, semblable Ă  un mĂ©tal fondu dans un moule poreux et qu’on ne se serait jamais donnĂ© la peine de polir. Chacune des piĂšces qui la composaient avait pourtant Ă©tĂ© ciselĂ©e avec un art consommĂ©, selon des courbes complexes et prĂ©cises qui alliaient la mortelle fonctionnalitĂ© Ă  l’esthĂ©tique la plus sinistre. Les jointures des plaques Ă©taient protĂ©gĂ©es par des rebords abrupts, plus prononcĂ©s que ne le nĂ©cessitait la seule fonction de bloquer une lame rasante, et se prolongeaient par des arĂȘtes et des pointes effilĂ©es, qui donnaient Ă  l’ensemble l’aspect d’un noir buisson aux longues Ă©pines. Les parties plates des solerets, des gantelets et du plastron s’ornaient de reliefs d’un rouge sombre Ă©voquant le sang sĂ©chĂ©, et reprĂ©sentant des corps mutilĂ©s et des visages horriblement distordus, entremĂȘlĂ©s en une macabre sarabande. Par quelque prodige de magie noire sourdait en permanence de toutes les piĂšces de l’armure une brume sombre et lourde qui s’écoulait jusqu’à terre en volutes malsaines, accompagnĂ©es d’un courant d’air glacial qui se faufilait insidieusement autour de nos hĂ©ros. Nul mortel ne pouvait contempler l’armure maudite sans tressaillir d’horreur, nulle crĂ©ature n’était Ă  ce point dĂ©pourvue de sens qu’elle ne perçoive immĂ©diatement les relents d’épouvante ancienne, les Ă©manations toujours vivaces d’une antique souillure que les peuples avaient prĂ©fĂ©rĂ© enfouir sous les voiles du temps et de l’oubli.

— Bien, reprit le Chevalier Noir, le temps est venu pour moi de repartir sur les routes. Au revoir, mes compagnons d’infortune, et peut-ĂȘtre adieu. Je vous en conjure, ne cherchez pas Ă  me suivre, je prĂ©fĂšre que vous ignoriez ma destination afin que, si je venais Ă  pĂ©rir, vous gardiez une bonne image de moi.

Puis il remit son heaume, qui surpassait en hideur tout le reste de l’armure, fit un petit geste triste de la main et sortit, sous les regards hagards des rares clients qui osaient encore sortir la tĂȘte de sous les tables.

— Wah ! Fit Morgoth une fois qu’il eut cessĂ© de trembler. Mais pourquoi diable est-il allĂ© acheter cette armure si peu engageante ?

— Il ne l’a pas achetĂ©e, lui rĂ©pondit Vertu, elle est Ă  lui depuis des annĂ©es. Pourquoi crois-tu qu’on l’appelle « le chevalier noir » ? Je suppose qu’il l’avait cachĂ©e quelque part Ă  Banvars avant de partir vers les campagnes de l’ouest, oĂč nous l’avons trouvĂ©.

— Ah, bon. Et tu sais oĂč il va ?

— Aucune idĂ©e, mais je donnerais cher pour le savoir.

La soirĂ©e n’ayant prĂ©sentĂ© que peu d’intĂ©rĂȘtÂč, je vous propose de passer directement au rĂ©cit des Ă©vĂ©nements du lendemain.

3. La quĂȘte du Chevalier Noir

C’est un fait que peu de gens contestent, que l’homme est facilement enclin Ă  embrasser la cause du mal, Ă  promouvoir l’égoĂŻsme, la haine et le chaos, Ă  sombrer dans une cruautĂ© laissant bien loin derriĂšre elle la fĂ©rocitĂ© des bĂȘtes les plus sauvages. Il faut cependant porter au crĂ©dit de notre espĂšce qu’apparaissent parfois, en petit nombre, des hommes et des femmes d’exception, animĂ©s d’un ardent dĂ©sir de faire le bien et le beau, exaltĂ©s par une inspiration supĂ©rieure que les prĂȘtres s’empressent d’attribuer Ă  l’influence divine, dotĂ©s d’une exceptionnelle compassion et mus par une dĂ©termination farouche Ă  combattre le mal sous toutes ses formes. Ces inflexibles guerriers du bien sont appelĂ©s des paladins.

Depuis des temps immĂ©moriaux, l’Ordre TrĂšs Saint du CƓur d’Azur rassemblait de tels personnages Ă©pris de justice et d’ordre en une vaste confrĂ©rie dont les austĂšres forteresses, qui dressaient leurs murailles dans la plupart des nations civilisĂ©es, Ă©taient autant de havres de paix et de charitĂ© pour les voyageurs en proie aux hasards de la route.

L’une de ces forteresses se dressait justement Ă  une journĂ©e de cheval au nord-ouest de Banvars, dernier bastion de la civilisation avant les montagnes glacĂ©es et mortelles du Portolan, comme un dĂ©fi lancĂ© Ă  l’hostilitĂ© de la nature. La Commanderie de Banakal, accrochĂ©e au sommet d’une crĂȘte escarpĂ©e et battue par les vents, aux murs bas et Ă©pais de schiste sombre conçus pour rĂ©sister aux plus puissantes machines de siĂšge, aux tours percĂ©es de meurtriĂšres impassibles guettant sur les cimes l’improbable survenue d’un ennemi hypothĂ©tique, n’était certes pas une coquette villĂ©giature pour dadames Ă  chienchiens.

— Es-tu vraiment sĂ»r que c’est une bonne idĂ©e ?

— Cuü !

— ‘chier.

Nous Ă©tions peu ou prou Ă  midi. N’ayant guĂšre d’espoir de trouver le sommeil, le Chevalier Noir avait galopĂ© toute la nuit, ne s’arrĂȘtant que pour changer de monture Ă  un relais, la sienne Ă©tant Ă©puisĂ©e. Il chevauchait maintenant un fort Ă©talon noir Ă  la criniĂšre et la queue rousses, dont les naseaux frĂ©missaient d’impatience. Ils s’engagĂšrent tous deux sur le raidillon qui serpentait le long de la ravine longeant le chĂąteau, qui Ă©tait son seul accĂšs.

NichĂ© dans les trĂ©fonds de cette forteresse, ne recevant jamais la lumiĂšre que par trois soupiraux, il Ă©tait une salle dont l’étendue Ă©tait le seul ornement, et que l’on nommait « salle des justes ». Une auguste assemblĂ©e de personnages vĂȘtus de robes bleues pĂąles y tenait justement conseil, autour d’une massive table de granit dont le polissage de la circonfĂ©rence tĂ©moignait de l’usage rĂ©pĂ©tĂ© qu’on en avait fait depuis des siĂšcles. Vingt fauteuils de bois vernissĂ©, Ă©troits et hauts de dossier, l’entouraient, mais seuls seize Ă©taient occupĂ©s Ă  cette heure. Les seize tĂ©moins et protagonistes de la scĂšne curieuse qui va suivre avaient tous dans l’Ordre TrĂšs Saint du CƓur d’Azur un grade au moins Ă©gal Ă  celui de Protecteur, car selon les actes fondateurs de l’Ordre, seuls les Protecteurs avaient voix au conseil d’une Commanderie. Une affaire d’une certaine importance semblait troubler la quiĂ©tude de ces nobles chevaliers.

— Cette situation n’a que trop durĂ©, lança le Comte de Prophyl, un robuste gaillard Ă  la barbe rousse et aux yeux enfiĂ©vrĂ©s.

— ThĂ©baut a raison, le pĂ©ril ne cesse de croĂźtre d’annĂ©e en annĂ©e, et si nous persistons dans notre inaction
 Je n’ose songer Ă  ce qui pourrait arriver Ă  nos gens !

Celle qui venait de prendre la parole d’une voix puissante quoique marquĂ©e par l’ñge Ă©tait une femme au visage maigre et ridĂ© et aux cheveux gris ramenĂ©s en un sĂ©vĂšre chignon. C’était la Protectrice Mahaut de SĂ©toungue, venue voici bien des annĂ©es des lointaines terres d’orient. Un homme qui semblait ĂȘtre le plus jeune du groupe, bien qu’une tonsure prĂ©coce ait dĂ©jĂ  dĂ©garni sa chevelure blonde, prit la parole d’un ton posĂ©, appuyant son discours de gestes apaisants. C’était le chevalier Ban, seigneur de Pahaut, dont la rĂ©putation de sagesse commençait Ă  se rĂ©pandre dans toutes les commanderies de la rĂ©gion.

— TempĂ©rons nos ardeurs mes amis, je vous prie. Ne prenons-nous pas tout ceci trop Ă  cƓur ? AprĂšs tout, la situation n’est pas nouvelle, et considĂ©rez je vous prie les risques de l’opĂ©ration que vous proposez, ainsi que son coĂ»t !

— Mais trĂȘve de mesquinerie, je vous en conjure ! L’ennemi est Ă  nos portes, voici la cruelle vĂ©ritĂ©, qu’importe l’or que l’on dĂ©pense, c’est quand le pĂ©ril est lĂ  qu’il faut agir, sans attendre !

Le baron de Boncoeur, qui venait de prendre la parole, Ă©tait un quadragĂ©naire au visage carrĂ© et aux cheveux courts que sa vitalitĂ© emportait parfois, mais que son Ă©pouse Thyva, fille du regrettĂ© commandeur Pamollo et Protectrice elle-mĂȘme, se chargeait habituellement de tempĂ©rer. Cette fois cependant, elle abonda dans son sens.

— Mezy a raison, d’autant que si, comme c’est Ă  redouter, nos campagnes sont ravagĂ©es et nos gens rĂ©duits Ă  la famine, cela coĂ»tera bien plus Ă  la Commanderie que les frais qu’impliquent une prompte riposte.

Le brouhaha menaçait de submerger le dĂ©bat, si bien que le Parfait Troihais, duc de Fonsinques, qui s’était chargĂ© de prĂ©sider la rĂ©union, dĂ©cida sagement de clore l’affaire au plus vite, car ce paladin bientĂŽt ĂągĂ©, sans un poil sur le crĂąne et arborant deux cicatrices en diagonale sur son visage basanĂ©, n’aimait rien moins que le dĂ©sordre. Il posa au milieu de la table une grande jarre de marbre bleu, ainsi qu’un baquet contenant vingt cailloux noirs et vingt cailloux blancs.

— Bien, mettons aux voix pour trancher l’affaire : que ceux qui sont pour le lancement d’une campagne planifiĂ©e, dĂ©cisive et de grande ampleur pour l’élimination dĂ©finitive de l’insidieux pĂ©ril qui menace notre domaine mettent dans l’urne une pierre blanche, que ceux qui sont contre mettent une pierre noire.

Le vote fut promptement menĂ©, tout aussi promptement dĂ©pouillĂ©. Le prĂ©sident annonça les rĂ©sultats d’une voix solennelle :

— La proposition du Sire Protecteur Ymmavus d’Emmechioth, ci-devant nous prĂ©sent MaĂźtre des Domaines de la Commanderie de Banakal, visant Ă  l’élimination des rats taupiers dans nos champs de choux, choux-fleurs, radis et autres cultures maraĂźchĂšres est adoptĂ©e Ă  la majoritĂ© de onze voix pour, quatre contre et une abstention. Passons maintenant au dĂ©licat problĂšme soulevĂ© la semaine derniĂšre par le Sire Parfait Thuvient d’Oudoncques, ci-devant nous prĂ©sent Gentilhomme Architecte de la Commanderie de Banakal, concernant la grave question de la fuite du toit du rĂ©fectoire. Nous vous Ă©coutons, Thuvient.

— Merci sire Trohais. C’est le cƓur lourd et chargĂ© de sombres pressentiments que je viens prĂ©senter devant vous le rĂ©sultat de mon enquĂȘte sur ce mal qui gangrĂšne jusqu’au plus haut niveau de notre ordre, et je ne vous cacherai pas plus longtemps, mes amis, l’étendue du dĂ©sastre : l’humiditĂ©, en effet, a progressĂ© depuis notre derniĂšre entrevue, et menace dĂ©sormais la maĂźtresse-poutre qui


Soudain, les lourdes portes s’ouvrirent et un jeune homme hors d’haleine aux cheveux sombres et raides, revĂȘtu d’une humble tenue de travail, fit irruption dans la piĂšce.

— Messeigneurs, messeigneurs, c’est
 c’est terrible


— Qu’y a-t-il, SĂ©cant, parle donc ! S’enquit la Protectrice Thyva qui avait reconnu son Ă©cuyer, le jeune et trĂšs Ă©motif SĂ©cant Tafette.

— Il y a Ă  la porte un chevalier qui souhaite ĂȘtre reçu par vos seigneuries, pour une affaire urgente.

— Et bien alors, s’emporta sire Troihais, qu’il entre donc, oĂč est le problĂšme ? A-t-il dit son nom au fait ?

— C’est que justement messire, gĂ©mit le freluquet au bord de l’évanouissement, il s’est prĂ©sentĂ© sous le nom de « Chevalier Noir » !

— Palsembleu, voilĂ  un bien triste sobriquet. Je gage qu’il s’agit de quelque noble guerrier venu des lointaines contrĂ©es du Midi, par-delĂ  la mer Kaltienne et le dĂ©sert du NaĂŻl, et qu’il doit son surnom Ă  la couleur de sa peau ?

Mais Ă  lire l’expression Ă©pouvantĂ©e sur le visage du serviteur, le Sire Parfait comprit qu’il faisait fausse route.

— Bien, bien, qu’il entre, voyons ce qu’il veut.

Durant quelques minutes, les Justes de Banakal conversĂšrent Ă  mi-voix, avant qu’un pas lourd rĂ©sonnant dans les couloirs glacĂ©s de la forteresse n’annonce l’arrivĂ©e de leur hĂŽte. Et lorsqu’il passa la porte, ils ne purent s’empĂȘcher de tressaillir Ă  leur tour Ă  la vision du guerrier des tĂ©nĂšbres dont la prĂ©sence mĂ©phitique irradiait de malĂ©volence. Avaient-ils Ă©tĂ© bien sages d’accepter ainsi la venue de ce puissant Ă©tranger dĂ©vouĂ© au mal ? Le casque noir Ă©mit un rugissement mĂ©tallique, tout Ă  la fois puissant et lointain, la plainte d’une Ăąme damnĂ©e.

— Qui est votre chef ?

— Nous sommes les Conseil des Justes, rĂ©pondit Mahaut, nous dirigeons la Commanderie. Parle devant nous, que veux-tu ?

— Je viens adhĂ©rer Ă  votre ordre.

Marken ĂŽta son casque et montra son visage, qui s’avĂ©ra humain et point dĂ©sagrĂ©able, Ă  la satisfaction gĂ©nĂ©rale des paladins assemblĂ©s, qui imaginaient dĂ©jĂ  sa face comme un amas de chairs putrĂ©fiĂ©es parcourues par des insectes rĂ©pugnants. Toutefois, s’il appartenait bien au monde des hommes, son expression Ă©tait irritĂ©e, mĂ©prisante et on eut dit qu’il Ă©tait Ă  la limite du haut-le-cƓur.

— Hum
 fit Troihais, on a dĂ» mal vous renseigner. Ici c’est un poste de l’Ordre TrĂšs Saint du CƓur d’Azur.

— Oui, c’est bien ça.

— C’est que nous sommes un ordre de paladins. Nous sommes tous des paladins ici.

— Je suis


Il semblait faire un effort surhumain, d’un coup, une veine battant à sa tempe trahissait une tension interne, à la limite de la rupture nerveuse. Un ton plus bas, il reprit.

— Je m’appelle Marken, et je suis p
 je
 Je suis paladin.

L’énormitĂ© de cette affirmation laissa les Justes bouche bĂ©e, ormis la Protectrice Julie des Colletets, une maĂźtresse femme encore jeune aux cheveux bruns trĂšs courts et aux yeux gris, dont les conquĂȘtes alimentaient la lĂ©gende, et toutes n’étaient pas militaires.

— Euh
 C’est Ă  dire que dans nos contrĂ©es, on dĂ©signe sous le nom de « paladin » un chevalier fier et preux, prompt Ă  mettre sa lame au service du bon droit et Ă  sacrifier son existence Ă  la cause du bien.

— Ouais, rĂ©pondit Mark, c’est ça. Alors, vous en dites quoi ?

Il y eut un instant de flottement, durant lequel ils se jetĂšrent avec vigueur leurs regards les plus interrogatifs. Troihais reprit.

— Sire Nicolas, demanda-t-il, que disent les rùgles de l’Ordre à ce sujet ?

Le marquis d’Eutarthes, Protecteur en charge de tous les problĂšmes juridiques, hĂ©raldiques et rĂ©glementaires Ă  la commanderie, Ă©tait un quasi-vieillard grand et trĂšs maigre, Ă  tel point qu’il semblait douteux qu’il se fut un jour rĂ©ellement battu les armes Ă  la main.

— La rĂšgle est formelle, regretta-t-il d’une petite voix nasillarde, tout paladin qui se prĂ©sente avec le dĂ©sir de rejoindre l’Ordre, s’il peut justifier d’un noble lignage, doit ĂȘtre examinĂ© sĂ©ance tenante par le Conseil des Justes, et mis Ă  la question avec le secours du Blanc-TĂ©tin, afin de savoir s’il est ou non digne de nous rejoindre.

— Tu as entendu, guerrier, tu dois subir l’épreuve du Blanc-TĂ©tin.

— Parfait, qu’on en finisse, cracha Marken.

— Qu’il en soit ainsi. Dame Teppa, allez cĂ©ans quĂ©rir le Blanc-TĂ©tin de Banakal.

Une petite femme un peu grasse, d’une quarantaine d’annĂ©es, sortit de la piĂšce sans se faire prier en contournant prudemment le Chevalier Noir. La Protectrice Teppa d’Issy, en charge du respect des usages, coutumes et liturgies propres Ă  l’Ordre, se rendit dans une piĂšce qui ne devait pas ĂȘtre bien Ă©loignĂ©e car elle revint rapidement, portant un coffre cubique large d’un coudĂ©e ornĂ© du symbole de l’ordre, qu’elle dĂ©posa sur la table et ouvrit. Elle en sortit avec le plus grand respect un casque de mĂ©tal argentĂ©, Ă©tincelant Ă  la lumiĂšre des torches, ce genre de casque conique Ă  la mode des elfes de jadis, aux pans jugulaires finement gravĂ©es de motifs spiralĂ©s. Une bande d’or finement ciselĂ©e partait depuis le nasal jusqu’au sommet du crĂąne, oĂč elle se terminait en un cimier composĂ© de trois plumes de coq de bruyĂšre supportant fiĂšrement ce qui, de prime abord, ressemblait fort Ă  une tĂ©tine, ma foi, d’une blancheur de craie.

— Couvrez-vous sans peur du Blanc-TĂ©tin, vous qui aspirez Ă  nous rejoindre. Dites les mots de vĂ©ritĂ©, le TĂ©tin demeurera immaculĂ©, souillez votre langue de mensonge, sa noirceur trahira celle de votre Ăąme.

— Eh ?

Dubitatif, le Chevalier Noir chaussa le casque saint. Un murmure parcourut l’assemblĂ©e, qui semblait trĂšs Ă©tonnĂ©e. Troihais reprit.

— Aussi curieux que cela puisse sembler, tu es effectivement un paladin, comme tu le prĂ©tends. Le Blanc-TĂ©tin a toujours foudroyĂ© sans coup fĂ©rir quiconque l’a portĂ© sans avoir la dignitĂ© requise. VĂ©rifions cependant qu’il fonctionne encore, cela fait longtemps qu’il n’a pas servi. Dis nous ton nom, chevalier.

— Je suis Marken-Willnar Von Drakenströhm, que signifie...

— De Blanc TĂ©tin, annonça la protectrice d’Issy.

— Tu ignores le rituel du Blanc-TĂ©tin ? Soit, je vais t’expliquer, la chose est simple. Si tu dis la vĂ©ritĂ©, le Cimier du TĂ©tin restera blanc, si tu mens, il deviendra noir. Inutile de chercher Ă  dissimuler ta nature, inutile de chercher Ă  nous tromper.

— Soit, dit Marken, qui rĂ©flĂ©chissait maintenant au moyen de se tirer d’affaire.

— Dis nous un mensonge maintenant, que nous puissions voir si le Blanc-TĂ©tin est encore en Ă©tat. Comment s’appelle le Magiocrate de Gunt ?

— C’est Athanazargorias Dumblefoot non ? Ah pardon, j’étais distrait, vous vouliez un mensonge. Attendez, oui voilĂ , le Magiocrate de Gunt s’appelle Mistouflet Balladur, et je suis en mĂ©nage avec lui car je suis fou de ses petites cuisses dodues.

— De noir tĂ©tin !

Marken ĂŽta le casque pour constater de visu que la tĂ©tine Ă©tait devenue d’un noir de jais. Puis il le remit.

— Bien, tout à l’air en ordre. Commençons je vous prie. Sire Lancelot


Lancelot d’Etoilette, Protecteur Inquisiteur en charge d’élucider les crimes et de dĂ©busquer le mal sous toutes ses formes, Ă©tait rĂ©putĂ© pour sa sagacitĂ©. C’était un homme grand et mince, dont la chevelure noire et assez longue Ă©voquait un corbeau qui se serait posĂ© sur sa tĂȘte.

— Marken, parle sans dĂ©tour et rĂ©ponds Ă  mes questions. D’oĂč viens-tu ?

— De Khneb, par delĂ  les monts du portolan, l’Argatha et la mer ThyrĂ©nĂ©enne

— De blanc tĂ©tin.

— Es-tu de noble lignage ?

— Certes, la famille des Drakenströhm, de la baronnie du mĂȘme nom.

— De blanc tĂ©tin.

— Ta position dans la famille ?

— Fils aĂźnĂ© de feu le prĂ©cĂ©dent baron, et donc hĂ©ritier lĂ©gitime. Mais mon pĂšre m’a spoliĂ© de mon hĂ©ritage par amour pour ma marĂątre et le fils de celle-ci, c’est ce qui m’a conduit Ă  quitter Khneb voici des annĂ©es sans espoir de retour.

— De Blanc tĂ©tin, tirant lĂ©gĂšrement sur le blanc cassĂ© nĂ©anmoins, mais rien de dramatique


— Hum
 Bien, tu es donc un gentilhomme, c’est dĂ©jĂ  ça. Mais, je crois dĂ©celer dans ton attitude une rĂ©ticence Ă  venir parmi nous. Viens-tu de ton propre chef, ou bien envoyĂ© par quelqu’un ?

— Quelle perspicacitĂ©. Je viens envoyĂ© par quelqu’un, tu as devinĂ© juste.

— De blanc tĂ©tin.

— Ah ah, tu avoues ! Et dis-moi usurpateur, quelque sombre parti t’envoie semer discorde et dĂ©shonneur parmi nous ? Parle, je te l’ordonne, qui est ton maĂźtre ?

— Hegan.

— He
 Hegan ? Tu oses
 BLASPHEMATEUR! (on l’aura compris, Sire Lancelot Ă©tait un fervent Heganite).

— Euh
 oui, mais de blanc tĂ©tin !

— Gargl


Aymeric d’Esbafes, voisin et grand ami de Lancelot, le retint alors qu’il allait s’emporter, et poursuivit l’interrogatoire. C’était un chevalier expĂ©rimentĂ© que peu de choses Ă©tonnaient encore.

— Hegan t’envoie tu dis ? S’agit-il bien du dieu Hegan ?

— Lui mĂȘme.

— De blanc tĂ©tin, aussi Ă©tonnant que ça puisse paraĂźtre.

— Comment cela se peut-il, raconte, je suis curieux d’entendre ton histoire. Et n’oublie pas le cimier qui te coiffe.

— L’histoire est brĂšve, j’ai rencontrĂ© Hegan en personne il y a moins d’un mois, alors que je chevauchais dans les contrĂ©es Ă  l’ouest d’ici. Il a fait de moi son paladin et m’a envoyĂ© son ange AzymaĂ«l pour m’accompagner. C’est cet oiseau que vous voyez lĂ  (ils s’aperçurent du coup de la prĂ©sence du volatile, qui jusque lĂ  n’avait pas attirĂ© leur attention). Et c’est ce mĂȘme AzymaĂ«l qui m’a ordonnĂ© de venir me joindre Ă  vous, pour des raisons que j’ignore.

— De blanc tĂ©tin.

— Je veux, de blanc tĂ©tin, j’aurais pas inventĂ© un fabliau aussi stupide s’il ne m’était rĂ©ellement arrivĂ©.

— Tu es un envoyĂ© de Hegan ! C’est tout Ă  fait inattendu, tout Ă  fait. Si tel est le cas, comment nous opposer Ă  la volontĂ© du dieu de la Loi ?

Il faut ici savoir que les paladins de l’Ordre TrĂšs Saint du CƓur d’Azur (que par souci de commoditĂ© et pour nous conformer Ă  l’usage rĂ©pandu parmi le peuple, nous nommerons dĂ©sormais « les chevalier bleus ») faisaient preuve d’une certaine tolĂ©rance religieuse dans leurs rangs, et comptait donc des fidĂšles de plusieurs dieux, les plus nombreux priant Miaris, mais le culte de Hegan n’était pas rare, quelques uns rĂ©vĂ©raient mĂȘme Hanhard ou Myrna.

— Oui, s’emporta derechef sire Lancelot, ses origines sont bonnes, c’est trùs bien, mais il faut encore qu’il puisse se plier sans rechigner à la discipline de l’ordre.

— J’ai dĂ©jĂ  Ă©tĂ© membre d’un ordre de chevalerie, signala Marken.

— Blanc tĂ©tin.

Lancelot, Ă©cƓurĂ©, laissa alors tomber d’un geste las, et l’interrogatoire reprit sous la houlette de sire Jeanvoy de Toucotais, exĂ©cuteur de justice de l’ordre.

— Il nous manque encore le plus important pour savoir si le Chevalier Noir est digne de nous rejoindre : la moralitĂ©. Voyons donc ce qu’il en est. As-tu dĂ©jĂ  causĂ© sciemment du tort Ă  autrui.

— Ah ah ! Souvent, oui, on peut dire ça.

— ‘blanc.

— Tué ?

Le Chevalier Noir Ă©tait prĂ©sentement tiraillĂ© entre deux aspirations contraires : il devait obĂ©ir Ă  Hegan et donc se prĂȘter au jeu des paladins, sous peine d’ĂȘtre immĂ©diatement damnĂ©, et il savait par expĂ©rience que ce n’était pas trĂšs agrĂ©able. D’un autre cĂŽtĂ©, il n’avait aucune envie de devenir membre de l’Ordre, il lui fallait donc rater l’examen de passage. Mais pas trop, il souhaitait simplement ĂȘtre Ă©conduit, et non conduit au gibet. Mais avec des questions aussi directes et cette maudite tĂ©tine qui l’empĂȘchait de mentir, il devenait difficile de donner le change.

— Oui, j’ai tuĂ©.

— Blanc.

— Volé ?

— Oh oui.

— Blanc.

— Quelles sont selon toi les qualitĂ©s d’un bon paladin ?

— Les qualitĂ©s d’un paladin ? Ah, au diable les faux-semblants, les qualitĂ©s d’un bon paladin, c’est la force, l’adresse aux armes, l’endurance, la vitesse, l’audace, c’est lĂ  tout ce qui compte ! Frapper vite et bien pour ne laisser aucune chance Ă  l’ennemi, voilĂ  comment il faut procĂ©der.

— Ah ? Et la tempĂ©rance, la charitĂ©, l’amour du prochain


— Les idĂ©es c’est bien joli, mais celles qui triomphent, ce sont toujours celles du plus fort. Voici pourquoi j’estime que le premier devoir d’un paladin est de fortifier son bras. Le reste, c’est de la littĂ©rature pour jeunes filles sottes.

— BRAVO JEUNE HOMME ! Bien parlé ! Dans mes bras, mon fils !

Toute la salle avait bondi sur son siĂšge lorsque avait retenti la voix d’un petit vieillard avec barbe et lorgnon qui jusque lĂ  Ă©tait profondĂ©ment assoupi (c’était lui qui s’était abstenu au vote). On l’avait oubliĂ©, c’était pourtant le plus important personnage de l’assistance, le Commandeur de Banakal, le seigneur Barthois de Maroutte, Ă  la gloire ancienne mais pas encore fanĂ©e. C’était un des rares fidĂšles de Hanhard a avoir jamais acquis un poste aussi Ă©levĂ© dans la hiĂ©rarchie de l’ordre.

— Non mais c’est vrai, j’en ai plus qu’assez de ces peintres emperlouzĂ©s, de ces paladins Ă  fanfreluches qui passent plus de temps agenouillĂ©s en toge dans les temples que debout et en armure sur les champs de bataille. Nous sommes un ordre guerrier, pas une compagnie de ballet classique ! Croyez m’en, ce monsieur a toutes les qualitĂ©s pour nous rejoindre.

— Mais Monseigneur, nous devrions


— Teuteuteu, pas de mais. Encore une question jeune homme, que je juge mieux de votre caractùre, quel est le secret du bonheur, selon vous ?

— Le secret du bonheur ? C’est simple : voir mes ennemis gisant Ă  mes pieds dans une mare de sang, entendre leurs gĂ©missements d’agonie et les cris de leurs femmes, voilĂ  qui rĂ©jouit l’ñme d’un homme digne de ce nom.

— Oh, que vous avez raison (le vieux paladin avait des larmes dans les yeux). Prenez en de la graine, vous autres, ça c’est un homme, un vrai. Ah, mon ami, mon frĂšre, vous avez bien mĂ©ritĂ© de faire partie de notre Ordre dĂšs maintenant, mais malheureusement, les textes sont formels : pour que vous soyez acceptĂ© parmi nous au grade de Chevalier, il faut que vous accomplissiez une quĂȘte pour nous. Voyons, une quĂȘte, une quĂȘte
 Au fait Sethro, ne m’aviez-vous pas parlĂ© d’une affaire bien mystĂ©rieuse qui vous tracassait en ce moment ?

— Ah, si. Oh, je ne pense pas que ça puisse constituer une quĂȘte acceptable


C’était le Protecteur comte des Biles-Jemquaces, un quadragĂ©naire Ă  la barbiche Ă©lĂ©gante, qui avait beaucoup de succĂšs auprĂšs des femmes et qui Ă©tait en charge des relations avec l’extĂ©rieur.

— Mais si, mais si. Expliquez donc à notre jeune ami de quoi il retourne.

— Si telle est votre volontĂ© (il foudroya Marken du regard, lequel Marken lui rendit un petit sourire narquois du dernier goguenard). Il se trouve qu’à Banvars, non loin d’ici, un commanditaire extravagant autant qu’inconnu distribue des fortunes scandaleuses Ă  qui veut bien participer Ă  une Ă©preuve tout aussi mystĂ©rieuse que lui-mĂȘme, qui doit avoir lieu dans quelques jours dans un bois des environs. Il a envoyĂ© des agents dans toute la ville pour recruter tous les aventuriers qui passent, vous n’aurez donc aucun problĂšme Ă  le retrouver. Cette histoire est des plus suspectes, alors dĂ©couvrez rapidement le fin mot de l’histoire et tĂąchez de faire au mieux s’il y a des choses Ă  arranger. Comportez vous de façon satisfaisante, et vous serez fait (il eut une hĂ©sitation, ponctuĂ©e d’une moue dĂ©daigneuse) Chevalier de l’ordre.

— Si tel est mon devoir, je m’en acquitterai, dit Marken d’un ton neutre, songeant dĂ©jĂ  au moyen le plus sĂ»r d’échouer dans sa mission.

— Vous pouvez disposer.

Marken rendit promptement le Blanc-TĂ©tin Ă  dame Teppa, s’inclina bien bas et fit mine de sortir, dissimulant tant qu’il pouvait l’intense soulagement qu’il Ă©prouvait, quand il fut hĂ©lĂ© par le Commandeur Barthois.

— HolĂ , mon bon ami, espoir de la chevalerie, ne courez donc pas si vite. Ah, jeunesse
 si seulement j’avais vingt ans de moins, je vous accompagnerai bien volontiers sur la route. Vous n’oublierez pas bien sĂ»r de passer Ă  l’économat afin, comme le veut la coutume, d’y percevoir votre gonfanon de quĂȘte.

— Mon QUOI ?

4. L’escrime à la maniùre de Vertu

Vertu Ă©tant sortie de bon matin, Morgoth et Xyixiant’h se virent donc seuls, et aprĂšs une toilette rapide, ils sortirent de conservent dans les rues de Banvars. Ils y musardĂšrent longuement, dans la Maruste tout d’abord, puis dans le reste de la ville, qui Ă©tait fort agitĂ©e car c’était jour de marchĂ©. Xyixiant’h fouinait de tous cĂŽtĂ©s, s’émerveillant de la moindre chose et ne cessant d’abreuver son compagnon de discours charmants quoique d’intĂ©rĂȘt modĂ©rĂ©, et le saoulait de questions multiples dont elle n’écoutait que rarement la rĂ©ponse. La Place Royale Ă©tait recouverte d’étals. Beaucoup Ă©taient consacrĂ©s Ă  la vente de denrĂ©es alimentaires, mais il y avait aussi des ferblantiers, des amuseurs publics, des marchands de draps et de menus ustensiles mĂ©nagers, et de verroteries, de sellerie, des rempailleurs de chaises, et toutes les autres sortes d’artisans de la ville ou des environs qui, n’ayant pas les moyens d’entretenir une boutique permanente, Ă©coulaient le fruit de leur travail sur la place du marchĂ© deux fois par semaine. Puis, comme par magie, ils se retrouvĂšrent dans le quartier de la Porte du Couchant, lĂ  oĂč on trouvait les commerces de luxe.

SituĂ©e Ă  un col du Portolan, cernĂ©e de montagnes boisĂ©es et sauvages, Banvars faisait une bonne partie de son activitĂ© du commerce des fourrures, prĂ©levĂ©es en grand nombre par des quantitĂ©s de trappeurs intrĂ©pides que le voisinage de monstres affamĂ©s et de ruines gluantes de malĂ©fices anciens n’effrayaient pas. Certaines de ces fourrures Ă©taient exportĂ©es en l’état vers d’autres contrĂ©es, mais la majoritĂ© Ă©tait transformĂ©e sur place en vĂȘtements chauds et Ă©lĂ©gants, qui faisaient la rĂ©putation de la ville depuis l’Argatha jusqu’aux pays Balnais. Bien sĂ»r, on trouvait facilement Ă  en acheter sur place. Or, Morgoth Ă©tait quasiment en guenilles, et Xyixiant’h portait un manteau lĂ©ger, grossier et bien peu Ă  son goĂ»t. En outre, l’hiver approchait Ă  grands pas, et il Ă©tait rude dans la rĂ©gion. Profitant donc du fait qu’ils Ă©taient exceptionnellement en fonds, nos compĂšres mirent donc le cap vers le magasin de sire Melliflus, coquette boutique Ă  la devanture de bois sombre et prĂ©cieux et aux larges fenĂȘtres en croisillons de verre multicolores. Ils y firent l’acquisition d’effets plus dignes d’eux, Ă  savoir pour Morgoth une paire de bottes fortes en pied-de-buffle, un pantalon de velours rouge « trĂšs Ă  la mode, j’ai vendu le mĂȘme au prince Soulak », une robe de magicien habillĂ©e pour le soir, en zibeline « gris d’argent » lĂ©gĂšre, une autre robe plus robuste en cuir noir de mouflon, bordĂ©e d’élĂ©gants liserĂ©s en plumes de cou rouges de coq sanglant, et pour finir un grand manteau en grizzli bestial du Jolobal, au cuir rigide et Ă  la fourrure tellement Ă©paisse que lorsqu’il l’essaya, il lui sembla qu’il Ă©tait obĂšse. Xyixiant’h pour sa part mit deux heures avant de trouver la plus belle robe du magasin (pour le soir, disait-elle), une autre pour la journĂ©e que Morgoth trouva tout aussi belle (« tu n’y connais rien », s’était-il entendu rĂ©pondre), un ensemble chemise-tunique-pantalon-chapeau-Ă -plumes-petits-mocassins-mignons, le tout dans les tons verts et Ă©voquant la culture elfique, ou du moins l’idĂ©e qu’on s’en faisait dans les villes humaines, une cape en raie argentĂ©e de la mer des cyclopes (pour l’étĂ©) et un manteau gris en « vigilant des greniers », ce qui Ă©tait, comme ils l’apprirent plus tard, la dĂ©signation commerciale de la fourrure de chat.

Cent soixante-treize ducats !

— Oh Morgoth, dit-elle en s’accrochant Ă  son bras et en penchant la tĂȘte, dis, tu me l’offres ?

— Mais bien sĂ»r mon aimĂ©e, acquiesça le sorcier Ă  la vive satisfaction de l’elfe.

Puis il paya la totalitĂ© de la commande, et c’est en alignant son lingot et ses piĂšces qu’il s’aperçut du montant dĂ©raisonnables que cela reprĂ©sentait. Mais elle semblait si heureuse


Bref, ils s’en revinrent Ă  l’auberge bien aprĂšs que le beffroi de la Maruste eut piquĂ© midi, et y retrouvĂšrent Vertu, d’assez mauvaise humeur, devant trois assiettes, dont une vide (la sienne) et deux froides (les leurs). Comme les Banvarois ignoraient l’usage du petit-dĂ©jeunerÂČ, ils dĂ©jeunaient, en gĂ©nĂ©ral, assez tĂŽt, et le service de l’auberge Ă©tait terminĂ©. Tandis qu’ils se restauraient, elle les chapitra d’un ton assez aigre sur le fait que l’or est fait pour acquĂ©rir des armes et du matĂ©riel, pour payer des informateurs ou des employĂ©s utiles, et pas pour acheter des fanfreluches. Morgoth et Xyixiant’h, voyant la mine peu amĂšne de leur aĂźnĂ©e, jugĂšrent plus prudent de ne pas lui parler des rĂ©cents dĂ©veloppements de leur amitiĂ©, et firent donc comme si de rien n’était. Vertu leur apprit qu’au lieu de faire du tourisme, elle s’était occupĂ© utilement en louant les trois prochaines aprĂšs-midi d’une salle d’armes situĂ©e non loin de lĂ , et qu’ils devaient se dĂ©pĂȘcher de manger, car l’heure trottait.

Il s’agissait d’un vaste espace, haut de plafond et bien Ă©clairĂ© par de larges fenĂȘtres, que l’on avait rĂ©cemment amĂ©nagĂ© en rĂ©unissant les combles de deux immeubles mitoyens. Les hauteurs de plancher des deux bĂątisses ne correspondant que trĂšs imparfaitement, trois marches sĂ©paraient les deux moitiĂ©s de la salle, dont on avait assurĂ© la sĂ©curitĂ© par une solide rambarde de bois. L’endroit Ă©tait dĂ©corĂ© avec sobriĂ©té : deux tentures martiales un peu passĂ©es aux extrĂ©mitĂ©s (retraçant pour l’une la bataille des NumerlĂ©ens, pour l’autre le roi Fulbert X le belliqueux passant ses troupes en revue) et des luminaires en quantitĂ©s suffisantes pour l’entraĂźnement nocturne. La voleuse avait visitĂ© plusieurs salles avant de se dĂ©cider, et ce qui avait emportĂ© son adhĂ©sion (et incitĂ© Ă  oublier le tarif honteux de trois ducats par demi-journĂ©e que demandait le propriĂ©taire de la salle), c’était surtout la splendide collection d’armes et de boucliers qui tapissait un des murs de la salle, un matĂ©riel trĂšs variĂ© qu’elle comptait bien utiliser pour sa pĂ©dagogie.

— Vous ĂȘtes prĂȘts, on peut commencer ?

— Euh, oui, rĂ©pondit Morgoth, que la proximitĂ© de tant de ferraille tranchante mettait tout d’un coup mal Ă  l’aise.

— Vous voulez donc que je vous enseigne l’art noble, ancien et ĂŽ combien utile de l’escrime ? Commençons donc par la thĂ©orie, ce n’est pas bien compliquĂ©, vous allez voir. Voici (elle tira son sabre maudit) une Ă©pĂ©e. Certains spĂ©cialistes font de subtiles distinctions entre sabres, fleurets, espadons, gauchĂšres, sabres, braquemarts, bĂątardes, estocs et que sais-je encore, mais tout ce que vous avez Ă  savoir c’est que l’épĂ©e comporte deux parties utiles, qui sont le bout pointu et la poignĂ©e. La poignĂ©e est ainsi appelĂ©e parce qu’on doit l’empoigner. Le bout pointu se trouve Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de l’épĂ©e, ici vous voyez. Si vous savez distinguer les deux bouts l’un de l’autre, vous savez la moitiĂ© de ce qu’il y a Ă  savoir sur le sujet. Pour le reste, apprenez que toute l’escrime se rĂ©sume Ă  ce seul enseignement : le but du jeu est de placer le bout pointu dans la cage thoracique de votre ennemi – ou Ă  dĂ©faut dans toute autre partie sensible de sa personne. Vous avez le droit et le devoir d’employer tous les moyens Ă  votre disposition pour arriver Ă  ce rĂ©sultat. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les combattants que vous rencontrerez tenteront de vous empĂȘcher de parvenir Ă  votre but, voire de vous occire, c’est pourquoi il est intelligent de raccourcir le combat en faisant preuve de subtilitĂ© dans l’approche. Comme vous avez tous deux quelques notions d’anatomie, il ne vous aura pas Ă©chappĂ© que l’ĂȘtre humain possĂšde deux faces, qui sont l’avant et l’arriĂšre, l’avant Ă©tant mieux dĂ©fendu de par la position des bras et des yeux. Partant de ce constat, la mĂ©thode que je prĂ©conise est la suivante : faire pĂ©nĂ©trer la lame par l’arriĂšre, en profitant du fait que l’ennemi ne peut pas vous voir pour le surprendre. C’est le point crucial de mon enseignement : le coup dans le dos, aussi appelĂ© coup du traĂźtre. Un autre point important Ă  connaĂźtre est l’avantage considĂ©rable de celui qui frappe le premier, tout simplement parce qu’il y a une chance non nĂ©gligeable pour que l’autre n’ait pas l’occasion de riposter. Si vous pouvez le tuer avant qu’il ne rĂ©agisse, ou si vous pouvez le blesser suffisamment pour qu’il cesse d’ĂȘtre une menace pour la suite du combat, faites-le sans hĂ©siter.

Xyixiant’h ouvrait de grands yeux effrayĂ©s. Morgoth, qui commençait Ă  connaĂźtre un peu Vertu, parut moins Ă©tonnĂ©.

— Diable, voici un enseignement bien brutal ! Mais si je faisais de telles choses, nul doute que mon nom serait maudit, on me traiterait comme un renĂ©gat, mes adversaires me


— Comme toi, beaucoup de combattants qualifient la personne en face d’adversaire, et c’est une erreur, je t’engage Ă  bannir ce mot de ton vocabulaire. Celui qui te fait face, c’est ton ennemi, voici le terme correct. Beaucoup de jouvenceaux estiment prouver leur virilitĂ© en participant Ă  des duels pour l’honneur et autres joutes courtoises. Tu ne dois avoir que mĂ©pris pour une telle attitude, laisse ce genre de sport Ă  ceux qui aiment risquer leur santĂ© sans espoir de profit. Si tu tires la lame, ce doit toujours ĂȘtre dans le but de tuer un homme. Lorsque tu tiens ton Ă©pĂ©e en main, tes nerfs, tes muscles et tes pensĂ©es doivent ĂȘtre tournĂ©es vers un seul objectif qui doit devenir une obsession : pourfendre ton ennemi. Tu auras tout le temps du monde pour te lamenter et geindre lorsque son cadavre gĂ©sira Ă  tes pieds. Enfin, sois convaincu que parmi ceux que tu combattras, beaucoup auront sur ces questions la mĂȘme philosophie que moi, donc pas de pitiĂ© et pas d’états d’ñme. Oublie donc la notion d’honneur, c’est une conception sotte que les classes nanties ont inculquĂ©e aux faibles pour les tenir en servitude. Celui qui survit Ă  un duel est toujours le vainqueur, celui qui pĂ©rit est toujours le vaincu, peu importe la maniĂšre dont cela s’est produit. Et surtout ne t’inquiĂšte pas de la rĂ©putation qu’on te fait, celui qui gagne cent combats par traĂźtrise sera toujours mieux prisĂ© que le preux imbĂ©cile que son attitude chevaleresque aura conduit Ă  finir ses jours estropiĂ©. « Se battre pour la rĂ©putation, c’est se battre contre des fantĂŽmes », chantait Ă  juste titre le barde Tchil.

— Mais j’ai souvent entendu parler de code de chevalerie, d’honneur des combattants, de parole de soldat, ce n’était donc que vaines paroles ?

— Ce sont, en effet, des billevesĂ©es qu’on raconte aux jeunes gens pour les attirer vers le mĂ©tier des armes, ou des calembredaines destinĂ©es aux manants afin qu’ils croient que leurs seigneurs sont animĂ©s d’une force d’ñme et d’une vertu morale hors de leur portĂ©e. Mais la rĂ©alitĂ© est tout autre, et ceux qui survivent Ă  leurs premiĂšres batailles comprennent bien vite combien on a cherchĂ© Ă  les tromper, et combien ces sornettes sont sans utilitĂ© ni vĂ©racitĂ© historique. Ils deviennent alors plus avisĂ©s, plus attentifs Ă  leurs propres intĂ©rĂȘts, et ce n’est qu’à ce moment lĂ  qu’ils sont dignes du beau nom de guerrier. AcquĂ©rir cet Ă©tat d’esprit est important pour tous les combattants, mais particuliĂšrement crucial dans ton cas prĂ©cis, car tu es un sorcier. Si tu fais l’erreur de te battre bravement, face Ă  face, contre un guerrier Ă©mĂ©rite, selon les bons usages de la chevalerie, ce combat n’aura de loyal que le nom et ne sera honnĂȘte que du point de vue du guerrier, car toi, tu n’as ni la vigueur de celui qui s’est entraĂźnĂ© sans relĂąche toute sa vie pour devenir combattant, ni sa science de l’épĂ©e, ni son armure. Aller ainsi au combat, c’est une folie. En revanche, tu peux terrasser le plus puissant des fer-vĂȘtus en le frappant dans le dos, comme je le prĂ©conise. En outre, tu dois garder Ă  l’esprit que se battre au corps Ă  corps est un choix dangereux, Ă  ne faire que dans des situations dĂ©sespĂ©rĂ©es. Je t’apprendrai, dans les jours qui viennent, quelques bottes qui te permettront de surprendre tes ennemis, et Ă  mesure que grandira ton habiletĂ© Ă  les rĂ©aliser, tu auras peut-ĂȘtre la sensation de devenir invincible. C’est bien sĂ»r faux. Nombre de guerriers apprennent cette dure leçon en perdant un Ɠil ou une main, je souhaite que pour ta part, ta sagesse te garde de ce penchant fatal. De par ta profession, tu jouis de la redoutable facultĂ© d’abattre tes ennemis Ă  distance, de les frapper de stupeur, de maladie, de les emprisonner dans quelque piĂšge magique, de les tromper ou de les faire mourir de terreur. C’est une grande chance que de disposer de tels dons, et je t’engage Ă  les chĂ©rir, Ă  les cultiver et Ă  les employer Ă  chaque fois que tu le peux lorsque tu dois dĂ©faire un parti adverse. L’enseignement que je vais te prodiguer te sauvera peut-ĂȘtre la vie un jour, mais tu ne devras l’utiliser qu’en derniĂšre extrĂ©mitĂ©.

— C’est bien ainsi que je l’entendais.

— Parfait. Passons maintenant à la pratique. Nous allons prendre chacun un fleuret. C’est ce genre d’arme là
 Voilà, maintenant, faites trùs exactement comme moi. Oh


— Est-ce qu’on doit pĂąlir, s’effondrer par terre et se rouler en boule en poussant des petits gĂ©missements pitoyables ? Demanda Xyixiant’h ingĂ©nument.

— Aide moi plutĂŽt, fit Morgoth qui s’était prĂ©cipitĂ© au secours de Vertu.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Je me souviens maintenant, la malĂ©diction
 Elle ne peut plus toucher d’autre arme que son sabre, alors quand elle a pris le fleuret...

— 
 oublié  cracha la voleuse entre deux convulsions.

— Ce n’est rien, tu te sentiras mieux dans quelques minutes.

Effectivement, elle recouvra bientĂŽt assez de forces pour se tenir assise par terre et tenir des propos intelligibles.

— Ah, ça m’ennuie cette affaire.

— Ce n’est pas grave, tu nous apprendras avec ton sabre.

— Tu n’y penses pas, il est trop puissant. Un faux mouvement et je te tranche une main. Je crois que j’ai quand mĂȘme une solution : je vais le garder dans le fourreau, ça fera comme un sabre de bois.

— Riche idĂ©e.

Ils firent ainsi. L’aprĂšs-midi se poursuivit donc sur un mode martial, Vertu initiant ses compagnons Ă  divers tours et manigances peu sportives mais qui, Ă  l’en croire, permettaient de mettre en difficultĂ© un adversaire plus puissant. Il apparut que Morgoth ne manquait ni d’adresse ni de vigueur, et qu’il avait quelques chances de faire un jour un Ă©pĂ©iste passable. Xyixiant’h pour sa part se montra fort empotĂ©e au dĂ©but, mais progressa trĂšs vite, Ă  telle enseigne que Vertu la soupçonna d’avoir dĂ©jĂ  maniĂ© la rapiĂšre. L’elfe ne put le confirmer, car elle n’en avait aucun souvenir, mais elle semblait avoir d’instinct les parades et les attitudes d’une combattante qui, sans atteindre la meurtriĂšre expertise de la voleuse, n’était certes pas une dĂ©butante. La chose Ă©tait d’ailleurs assez logique : les elfes sont gĂ©nĂ©ralement Ă©levĂ©s dans les arts du combat depuis le plus jeune Ăąge, il n’y avait aucune raison que Xyidiant’h dĂ©rogeĂąt Ă  la rĂšgle.

Le jour commençait Ă  dĂ©cliner lorsque, fourbus et affamĂ©s, ils commencĂšrent Ă  envisager de plier bagage. Tandis qu’il rangeait l’épĂ©e qui lui avait servi, l’Ɠil de Morgoth fut attirĂ© par une arme bien Ă©trange, qui Ă©voqua en lui des souvenirs enfouis.

— J’ai quittĂ© mes parents lorsque j’étais trĂšs jeune, mais il me semble que mon pĂšre avait une telle arme. Je suppose qu’il s’agit bien d’une arme ?

C’était une chaĂźne faite de maillons d’acier grands comme un poing. Il pendait Ă  une extrĂ©mitĂ© une lourde boule cabossĂ©e propre Ă  fendre le crĂąne d’un homme, Ă  l’autre une piĂšce de mĂ©tal portant deux lames recourbĂ©es comme celle d’une faux, et prĂ©sentant une pointe dans l’axe. Les maillons situĂ©s cĂŽtĂ© boule Ă©taient lisses, mais ceux du cĂŽtĂ© lame prĂ©sentaient de petites pointes d’aspect fort cruel, jusqu’à une coudĂ©e de l’extrĂ©mitĂ©. DĂ©pliĂ©e, l’arme mesurait prĂšs de quatre pas et pesait une trentaine de livres.

— En effet, ceci est une chaĂźne de combat Vantonienne, une arme redoutable, certains prĂ©tendent que c’est la meilleure qui soit car elle peut frapper un ennemi Ă©loignĂ©, en projetant l’une ou l’autre des extrĂ©mitĂ©s comme ceci, mais aussi, et en cela elle est supĂ©rieure aux lances et piques, elle permet aussi de combattre un ennemi tout proche, dans un espace restreint. Elle permet l’attaque, mais aussi la dĂ©fense, c’est rĂ©ellement une arme excellente. Mais elle est difficile Ă  manier. Tu m’as dit ĂȘtre originaire du Vantonois, non ?

— C’est tout Ă  fait ça, mais j’étais petit lorsque j’ai quittĂ© mon pays, j’en ai peu de souvenirs.

— Une race de robustes montagnards. J’ai eu l’occasion d’en frĂ©quenter quelques uns, et je n’ai pas jamais eu matiĂšre Ă  m’en plaindre. On dit qu’un Vantonien normalement constituĂ© et maniant une telle chaĂźne peut tenir en respect ces grands ours noirs qui infestent les forĂȘts de lĂ -bas.

— Tu pourrais m’apprendre ?

— Quoi, tu veux manier la chaĂźne ? C’est une arme un peu lourde pour un magicien tu ne trouves pas ? Note, tu es robuste pour ta profession. Si tu tiens absolument Ă  manier une telle arme, il te faudra trouver un autre professeur que moi, car ma compĂ©tence en matiĂšre d’armes ne va pas jusque lĂ .

— Il me semble que tu m’as dĂ©jĂ  tenu un discours semblable voici quelques temps, tu as mĂȘme prĂ©tendu avec un certain affront ne pas savoir te battre. J’ai eu l’occasion de constater que tu pĂȘchais quelque peu par excĂšs de modestie.

— Soit, je t’avais un peu menti sur mes capacitĂ©s d’escrimeuse. Mais pour ce qui est de la chaĂźne, tu peux constater par toi-mĂȘme que ce n’est pas l’arme idĂ©ale pour une femme de mon gabarit. C’est pourquoi je n’ai jamais jugĂ© utile d’étudier son maniement complexe. Cependant, j’ai observĂ© quelques guerriers Ă  l’exercice. Tiens, je vais te guider pour quelques passes, puisque tu sembles t’y intĂ©resser. Tu observeras que certains maillons sont plus allongĂ©s, griffĂ©s de stries et dĂ©pourvus de pointes, on les appelle les maniques. Ce sont, tu l’as compris, ces maillons que tu dois empoigner pour manier la chaĂźne, Ă  l’exception de tous les autres. Glisser les mains rapidement de manique en manique permet de varier les configurations de combat, de dĂ©sorienter un adversaire, de passer d’une posture dĂ©fensive Ă  une attaque foudroyante, puis en un Ă©clair de revenir Ă  la dĂ©fense. Seuls les combattants expĂ©rimentĂ©s parviennent Ă  un tel rĂ©sultat, et il faut bien des heures d’entraĂźnement pour y arriver. Commence par faire tournoyer la boule, elle permet de tenir en respect un ennemi, et elle est assez lourde pour que son choc Ă  pleine vitesse assomme un homme robuste, mĂȘme s’il porte un casque. Tu peux la faire tourner en cercle au-dessus de ta tĂȘte, comme ceci, ou bien faire des huit devant toi, lĂ , voilĂ . Garde un rythme soutenu afin que la boule te fasse une protection rĂ©ellement dissuasive. Bien sĂ»r, plus tes moulinets sont vigoureux, plus ton bras fatigue vite, et il ne faut pas que ton adversaire le devine, alors arrĂȘte la boule. Bien, c’est une maniĂšre de procĂ©der peu orthodoxe mais efficace. Lorsque tu seras plus expĂ©rimentĂ©, tu maĂźtriseras d’autres techniques pour bloquer le retour de ton arme que de la coincer avec ton entrejambe. Xy, tu peux le soigner pendant que je range la chaĂźne ?

5. Le retour d’une connaissance

Le soir, aprĂšs un solide repas fort reconstituant pris Ă  l’auberge, Vertu amena ses compagnons Ă©trenner leurs nouvelles tenues au thĂ©Ăątre. Le thĂ©Ăątre municipal de Banvars consistait en un mur semi-circulaire adossĂ© Ă  l’enceinte nord. Des gradins en forte pente permettaient Ă  un demi-millier de personnes d’avoir une vue convenable sur la scĂšne, qui Ă©tait trĂšs petite, en forme de demi-lune et dĂ©pourvue de coulisses. Cette derniĂšre particularitĂ© obligeait les dĂ©corateurs Ă  prĂ©voir quelque meuble imposant au milieu des planches, derriĂšre lequel chutaient sans coup fĂ©rir tous les personnages que les alĂ©as de l’intrigue destinaient au trĂ©pas, qui pouvaient disparaĂźtre providentiellement Ă  la vue des spectateurs avant de s’éclipser par une trappe qui se trouvait lĂ , pour rejoindre les loges situĂ©es sous les fesses des spectateurs (qui pour la plupart ignoraient ce dĂ©tail). En Ă©tĂ©, la salle Ă©tait Ă  ciel ouvert, mais comme les mauvais jours approchaient, on venait de tendre un velum fait d’une toile que l’on espĂ©rait impermĂ©able, ce qui confĂ©rait Ă  l’endroit une atmosphĂšre plus confinĂ©e et intime, et plus agrĂ©able lorsque les vents froids envahissaient les rues.

Morgoth n’avait jamais assistĂ© Ă  une reprĂ©sentation de ce genre, mais il pensait nĂ©anmoins pouvoir apprĂ©cier tout l’art de la troupe, car pour ĂȘtre lui-mĂȘme montĂ© sur les planches quelques fois, il savait toute la difficultĂ© du mĂ©tier d’acteur. Ignorant les horaires, ils Ă©taient arrivĂ©s en avance, ce qui lui avait donnĂ© l’occasion de dĂ©tailler les divers types de Banvarois et d’essayer d’en deviner les rangs, fortunes et utilitĂ©s respectifs. Il n’était d’ailleurs guĂšre besoin d’ĂȘtre grand clerc pour identifier les forestiers descendus de leurs montagnes, ils Ă©taient tous rougeauds, arboraient gĂ©nĂ©ralement une barbe fraĂźchement coupĂ©e et des vĂȘtements de fourrure trĂšs Ă©pais qui alourdissaient encore leurs silhouettes massives, et qu’ils avaient probablement confectionnĂ©s eux-mĂȘmes au cours des longues soirĂ©es passĂ©es Ă  leurs campements. Sans doute ne venaient-ils en ville qu’une ou deux fois l’an pour vendre leurs peaux, leur bois ou leur charbon, et Ă©ventuellement trouver femme, aussi s’étaient-ils tous fait soigner par le barbier afin d’affiner quelque peu leur rugueuse apparence. Les plus prospĂšres arboraient qui une amulette d’argent, qui des bracelets d’or, qui des bagues indiquant ostensiblement leur bonne fortune. Ils venaient manifestement ici pour trouver une compagne ou se rappeler au souvenir d’un partenaire commercial, et Ă  ceux qui reviendraient bredouille resterait le souvenir d’un bon spectacle qu’ils se feraient un devoir de raconter encore et encore, toute l’annĂ©e prochaine, aux camarades restĂ©s lĂ -haut. Nombre de serviteurs, de journaliers, d’artisans et de commerçants modestes, formant le petit peuple de Banvars, occupaient les siĂšges latĂ©raux, lĂ  oĂč les places Ă©taient moins chĂšres. Beaucoup ne s’étaient pas donnĂ© la peine de se changer aprĂšs leur travail, ils formaient une populace bigarrĂ©e et bruyante, s’interpellant souvent d’un bout Ă  l’autre de la salle, un public facile venu ici dans l’humble but de se distraire. Ce n’est que plus tard qu’arriva la belle sociĂ©tĂ©, qui ce soir lĂ  n’était pas trĂšs nombreuse car nous Ă©tions un jour de semaine quelconque. Tous portaient soie, brocards et gros boutons de nacre, la mode actuelle Ă©tait manifestement au rouge pour les dames comme pour les gentilshommes, et bien qu’officiellement on fut encore Ă  la saison chaude, la fourrure faisait dĂ©jĂ  son apparition, sous forme d’étoles de renard gris, capelines de vison et manchons de ventrechaton. Il Ă©tait difficile de distinguer le noble de plein droit du bourgeois enrichi, et ils ignoraient d’un Ă©lan commun la prĂ©sence des autres spectateurs de rang moins Ă©levĂ©, et affichaient un souverain mĂ©pris pour les aventuriers grossiers (mais heureusement peu nombreux) qui tĂąchaient de se mĂȘler Ă  leurs rangs. Il y a un trait assez rĂ©pandu chez les aventuriers, qui consiste Ă  faire ostensiblement Ă©talage, par sa mine et son costume, de l’emploi exact que l’on prĂ©tend tenir. Ainsi, Morgoth reconnut dans la foule deux robes de magiciens en plus de la sienne, une bonne douzaine de guerriers plus ou moins civilisĂ©s, dont un qui devait ĂȘtre un paladin, qui tous portaient une arme de guerre bien en Ă©vidence, et quelques prĂȘtres sĂ©vĂšres en chasuble et tonsure, arborant fiĂšrement les symboles de leurs dieux sur leurs poitrines. Morgoth promena son regard curieux sur l’assistance, et ne trouva point de voleurs, ou, comme Vertu prĂ©fĂ©rait dire, de « gens qui se dĂ©brouillent, les circonstances sont parfois telles que  ». Peut-ĂȘtre Ă©taient-ils si discrets qu’ils ne se montraient pas en public, ou bien se mĂȘlaient-ils Ă  la foule sous quelque dĂ©guisement. Oh mais, peut-ĂȘtre ce jeune costaud aux cheveux noirs qui se rapprochait, l’air de rien, d’un bourgeois Ă  la bourse imprudemment sortie
 Mais au fait, il le connaissait, ce pendard !

— Vertu, regarde ce malabar, Ă  quatre rangs devant nous, n’est-ce pas ce brigand que nous avions rencontrĂ© dans les forĂȘts, et que tu avais laissĂ© s’échapper ?

— PiĂ©tĂ© Legris ! Mais ma parole tu as raison, c’est bien lui. On dirait qu’il a suivi mes conseils et qu’il est venu Ă  Banvars. Malheureusement il a l’air d’un piĂštre tire-laine, il va se faire avoir par un armandier. Suis moi discrĂštement, nous allons le tirer de cette situation fĂącheuse.

Sans demander plus avant ce qu’était un armandier, il suivit Vertu et, conformĂ©ment Ă  ses indications, se colla contre son flanc droit. Ils se dĂ©placĂšrent assez rapidement jusqu’à arriver derriĂšre le malandrin, et Vertu finit par tirer son Ă©pĂ©e du fourreau, sans que les autres spectateurs ne puissent s’en apercevoir, puisque Morgoth la couvrait.

— Ne te retourne pas, murmura-t-elle en lui piquant assez vigoureusement l’épine dorsale.

Il se figea sagement.

— Maintenant tu vas reculer gentiment avec nous.

Il opina doucement et, toujours sans se retourner, remonta les quelques rangĂ©es de spectateurs. Ce manĂšge n’éveilla guĂšre l’attention des autres spectateurs, car l’allĂ©e Ă©tait fort encombrĂ©e et bruissait de mille vivats tandis que les comĂ©diens faisaient leur apparition sur scĂšne (la coutume locale voulait que la troupe se prĂ©sentĂąt Ă  son public avant la reprĂ©sentation). Ils retournĂšrent auprĂšs de Xyixiant’h, un peu Ă©tonnĂ©e de ce nouveau jeu.

— Je vous assure, madame, que mes intentions Ă©taient


— Dis-moi maraud, ça fait deux fois que tu me dois la vie.

Il se retourna, tandis que Vertu tùchait de ranger son appareil sans éveiller les soupçons, et en la reconnaissant, arbora une mine des plus interloquées.

— N’avais-tu pas vu la mine suspecte de ce bourgeois ? Cette maniĂšre provocante d’arborer sa bourse ? C’est un armandier, assurĂ©ment. Nul doute que si tu avais pris son or, ta vie se serait achevĂ©e ce soir au fond d’une ruelle, la gorge ouverte.

— Mais c’est quoi, un armandier, finit par demander Morgoth.

— C’est une variĂ©tĂ© de voleur, quoique ce terme soit impropre, car ils ne volent pas. En fait, il s’agit de filous, stipendiĂ©s par une guilde des voleurs pour faire rĂ©gner l’ordre, en quelque sorte. Ils sont surtout chargĂ©s de dĂ©busquer les voleurs indĂ©pendants agissant pour leur propre compte. Il arrive souvent qu’ils se griment ainsi en bourgeois pour attirer les larcins, je me doute qu’il y a dans les parages un observateur quelconque qui le surveille
 peut-ĂȘtre cette femme laide qui nous regarde d’un air mauvais, comme une hyĂšne qui aurait perdu sa proie ce soir.

— Oh, madame ! Comme je suis heureux de vous voir
 Si vous dites vrai, vous m’avez en effet Ă©vitĂ© un sort dĂ©testable.

— Un sort dont j’aurais Ă©tĂ© en partie responsable, car c’est moi qui t’ai indiquĂ© le chemin de Banvars et le mĂ©tier que tu pourrais y tenir. Mais je vois maintenant que tu n’as pas les qualitĂ©s d’un vide-gousset. Ta carrure est propre Ă  impressionner, mais pas Ă  se dissimuler, ce qui est le propre du voleur. Tu devrais trouver un emploi de soldat, de garde, tu aurais sans doute plus d’occasions d’y faire valoir tes qualitĂ©s physiques.

— J’avais moi mĂȘme pensĂ© devenir mercenaire.

— C’est un travail qui a ses attraits, mais ce n’est pas le mĂ©tier d’une vie. Tu pourrais y parfaire ta pratique des armes, mais il te faudrait ensuite te trouver un emploi moins aventureux et de meilleur rapport auprĂšs de quelque seigneur dans une campagne bien tranquille. VoilĂ  un sage projet pour un guerrier.

— Encore une fois madame, vous me donnez des conseils sages. HĂ©las, je ne les mĂ©rite pas. J’ai passĂ© de bien mauvaises nuits depuis notre rencontre, hantĂ© par le souvenir de vous avoir trahie, vous qui avez Ă©tĂ© si bonne avec moi.

— Trahie ? Diable, comment ?

— AprĂšs avoir pris la piĂšce d’or que vous m’aviez donnĂ© pour mon silence, je n’ai rien trouvĂ© de mieux que de manquer Ă  ma parole, et j’ai indiquĂ© Ă  qui vous cherchait la route de MisĂšne, que vous m’aviez dit vouloir prendre. Mais comment aurais-je pu rĂ©sister Ă  ce paladin en armure qui semblait si ardent, moi, un pauvre bon-Ă -rien ?

— Sois sans crainte, tu ne m’as pas trahie. Je t’avais indiquĂ© un chemin, mais j’en ai finalement empruntĂ© un autre, je pensais ainsi – Ă  juste titre – que tu mettrais nos poursuivants sur une fausse piste. Mais je vois Ă  ta mine interloquĂ©e que cette idĂ©e ne t’avait pas effleurĂ© l’esprit, tu n’as dĂ©cidĂ©ment pas la rouerie d’un voleur.

— Non, je dois le dire, c’est une qualitĂ© qui me fait dĂ©faut.

— Nous ne nous ressemblons guĂšre, Ă  l’évidence.

— Je suis en tout cas heureux que vous ayez pu Ă©chapper au paladin.

— Echapper n’est pas le mot juste, nous l’avons dĂ©fait.

— Quel exploit ! Mais ça ne me surprend pas, j’ai vu votre force Ă  l’Ɠuvre, c’était impressionnant. Et les cavaliers noirs, ils ne vous ont pas posĂ© de problĂšmes ?

— Les cavaliers noirs ?

— Trois guerriers rĂ©pugnants portant des armures sinistres, parlant d’une voix d’outre-tombe et empestant le mal Ă  trois lieues ?

— Le seul que nous ayons vu qui corresponde Ă  cette description est notre compagnon Marken, mais tu l’as rencontrĂ©, c’est celui qui a faillĂ© t’occire. Nous n’avons pas vus ceux dont tu parles.

— Et bien, c’est heureux pour vous, lorsqu’ils m’ont interrogĂ©, j’ai cru avoir affaire Ă  des spectres, des ombres
 je n’avais jamais eu si peur de ma vie, et j’espĂšre bien ne jamais les revoir.

— Ton histoire m’inquiĂšte, ils en avaient aprĂšs nous tu dis ? Quelles ont Ă©tĂ© leurs paroles exactes ?

— Paroles ? Mais c’est ça le pire, ils n’ont mĂȘme pas prononcĂ© la moindre parole ! Ils se sont penchĂ©s sur moi, sans dĂ©monter, j’ai su ce qu’ils cherchaient, et au mĂȘme moment j’ai su qu’ils pouvaient lire en moi le secret de votre destination. Je leur ai indiquĂ© le chemin que vous aviez pris, ou en tout cas, le chemin que je pensais que vous aviez pris.

— Tout ceci est bien Ă©trange, ami PiĂ©tĂ©, mais je suis heureux que nous nous soyons rencontrĂ©s pour en discuter. OĂč loges-tu, que nous puissions faire plus ample connaissance ?

— Euh
 prĂ©cisĂ©ment, je ne loge pas. C’est qu’il est dur de trouver un emploi ici pour un Ă©tranger, et l’or que vous m’avez donnĂ© n’a guĂšre duré  en fait, je suis Ă  la rue, voilĂ  tout. J’ai dĂ©pensĂ© mes derniĂšres sapĂšques pour payer l’entrĂ©e du thĂ©Ăątre, dans l’espoir de dĂ©trousser un bon bourgeois dont l’or me ferait la semaine. Mais dans quatre jours, je serais plus en fonds, figurez-vous que j’ai trouvĂ© un moyen de gagner cinquante ducats d’un coup. Mais je ne dois rien dire, alors permettez-moi de rester discret sur cette affaire.

— Ah, cinquante ducats ! Belle somme en effet. Et je suppose que ça ne te dit rien de particulier si j’évoque devant toi une « Tombe-Helyce ».

— Parbleu ! Mais vous savez donc tout ! Avez-vous par hasard la moindre idĂ©e du fin mot de cette histoire ?

— J’ai l’impression qu’on nous a fait la mĂȘme proposition, et je n’en sais pas plus que toi. Bah, nous verrons bien. Quoiqu’il en soit, ta situation est prĂ©occupante, mais nous allons y remĂ©dier : ce soir, tu coucheras Ă  l’auberge avec nous, vu que notre compagnon Marken n’a toujours pas reparu et que de ce fait, sa chambre est libre. Demain matin, je te mĂšnerai chez des gens que je connais, et qui auront sans doute un emploi dans tes cordes. Ceci te permettra de survivre jusqu’à ces fameuses Ă©preuves.

— Madame, vous me sauvez encore ! Vous ĂȘtes sans doute une sainte femme pour venir ainsi en aide Ă  un moins que rien sans Ă©ducation.

— Sans doute, sans doute. En attendant, profitons de la piùce, je vois que notre conversation commence à irriter les autres spectateurs.

Mais en fait, il n’en Ă©tait rien. Il est vrai qu’une certaine agitation rĂ©gnait aux alentours, et que l’attention du public s’était concentrĂ©e sur leurs gradins plutĂŽt que sur la scĂšne, mais ce n’était pas du tout en raison de leur discussion, qui n’intĂ©ressait qu’eux.

— Xy ?

— Oui ?

— Remet ta capuche.

— Mais j’ai chaud


— T’es pas la seule on dirait. Remets ça te dis-je, tout le monde nous regarde.

— Oh, t’es pas marrante, maugrĂ©a l’elfe tout en obtempĂ©rant. Ses traits disparurent dans l’ombre, mais elle laissa toutefois couler sur sa poitrine, Ă  dessein, une longue mĂšche de ses admirables cheveux.

— Il n’y a plus qu’à espĂ©rer que cette affaire ne nous cause pas trop de problĂšme.

6. MĂ©andres administratifs & mesquine revanche

                          Le Nouvel Obséquieux
                 Le quotidien indépendant de la capitale

      DouziĂšme jour aprĂšs la VĂȘpre Pourpre, an dix-septiĂšme du rĂšgne
     de notre bien-aimé souverain le majestueux Fulbert le QuatorziÚme
                         (Ă©dition du matin)

                      Prix public : 1 maravédus³


Émoi considĂ©rable au thĂ©Ăątre
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(par Niklos de Saint-Flan)

La reprise par la fameuse compagnie Amphitrite  du chef d’Ɠuvre  de Jabus Ramen
« La geste  de PalathĂ©e »,  hier  soir  au thĂ©Ăątre municipal,  aurait  dĂ»  ĂȘtre
l’évĂ©nement culturel  et mondain de la semaine si le dĂ©but de la reprĂ©sentation
n’avait Ă©tĂ© troublĂ©  par la prĂ©sence,  dans le public,  d’une mystĂ©rieuse jeune
fille de race elfique.   Il ne nous fut malheureusement possible  de contempler
ses traits que de trop brefs instants, toutefois, de l’avis unanime des tĂ©moins
dont  votre  serviteur  eut  le privilĂšge  de faire  partie,  il  irradiait  de
l’immortelle crĂ©ature une inoubliable aura de bienveillante majestĂ© qui inspira
une profonde nostalgie jusqu’aux cƓurs  des hommes les plus rudes.   (Lire à ce
propos :   p. 3  l’article complet  de N. de St-F.,   pp. 7-9   les tĂ©moignages
recueillis  par  nos  reporters,   p. 11  les  commentaires  vestimentaires  de
MaĂźtre   Melliflus,     p. 12    le    prĂ©cieux   Ă©clairage    de   l’honorable
Docteur Shandrasekhar,   Professeur Emérite  de culture  des races humanoïdes à
l’universitĂ© de Baentcher, p. 21 les rĂ©actions des autoritĂ©s politiques)

— Si ça se fait, c’est pas de moi que ça parle.

— Oh oui, persifla Vertu, ça peut ĂȘtre n’importe quelle elfe de l’assistance. En tout cas, moi qui voulais passer inaperçue Ă  Banvars, c’est ratĂ©.

— Mais dis moi, Vertu, s’enquit Morgoth, pour quelle raison tenais-tu tant à ton anonymat ?

— J’ai vĂ©cu quelques temps Ă  Banvars avant de te connaĂźtre, je m’y suis fait quelques amis, et aussi quelques ennemis que j’aurais aimĂ© Ă©viter. Par ailleurs je te rappelle qu’au cours de notre derniĂšre expĂ©dition, nous nous sommes aliĂ©nĂ©s un monastĂšre entier, les chasseurs de trĂ©sor de Valcambray, sans parler de ces mystĂ©rieux cavaliers noirs dont PiĂ©tĂ© nous a parlĂ©. Autant de raisons d’éviter la publicitĂ©. Bien, je suppose que la vedette et toi avez Ă  faire en ville, pour ma part je vais accompagner PiĂ©tĂ© pour lui trouver un travail, je ne pense pas que ça vous intĂ©resse au premier chef. Amusez-vous bien.

— Amuser je ne pense pas, j’ai quelques formalitĂ©s Ă  remplir, l’administration royale est bien dans ces hauts bĂątiments du quartier nord aux fenĂȘtres barrĂ©es jusqu’au dernier Ă©tage ?

— C’est ça. Euh, les fonctionnaires royaux ont des usages
 enfin, tu verras par toi-mĂȘme. TĂąche d’ĂȘtre diplomate et prudent. Tu y vas pourquoi au juste ?

— Sois sans crainte, c’est juste une bricole sans importance Ă  rĂ©gler.

La neige Ă©tait tombĂ© pendant la nuit, la premiĂšre de la saison. Nos hĂ©ros s’étant levĂ©s tĂŽt, le piĂ©tinement des gens et des bĂȘtes n’avait pas encore totalement changĂ© en boue la mince couche blanche qui, dans les ruelles encaissĂ©es de la Maruste, Ă©touffait encore l’écho des voix et des pas d’une façon bien plaisante. Morgoth et Xyixiant’h traversĂšrent de nouveau le pont et se dirigĂšrent vers les quartier du nord, attentifs aux allĂ©es et venues des petites gens de Banvars vaquant Ă  leurs affaires. Les bĂątiments de l’administration royale occupaient tout un quartier de la ville, s’étalant en bĂątisses sans grĂące chargĂ©es d’une ornementation pompeuse. Ils tournĂšrent une demi-heure dans les rues larges et grises livrĂ©es au vent glacĂ©, cherchant un providentiel panonceau ou un passant aimable qui leur indiquerait le chemin, sous l’Ɠil vigilant des gardes royaux postĂ©s en nombre dans les parages, et finirent par aviser un bĂątiment idoine dans lequel ils pĂ©nĂ©trĂšrent respectueusement.

— Mille excuses, messire, fit le sorcier d’un air hĂ©sitant en s’adressant Ă  un gris factotum d’ñge incertain absorbĂ© dans la lecture du « Nouvel ObsĂ©quieux », derriĂšre un bureau bizarrement intitulĂ© « Accueil ».

— 
 roumph
 Oui ?

— L’état-civil, s’il vous plait ?

— La queue, comme tout le monde.

La queue occupait les deux tiers de la longueur du couloir, empruntait l’escalier en colimaçon et se prolongeait probablement Ă  l’étage. Ils prirent place, quelque peu dĂ©sabusĂ©s.

— Tous ces gens vont passer avant nous ?

— Je le crains, mon aimĂ©e.

— Pfff


Quinze minutes plus tard, un quidam hilare descendit les escaliers quatre Ă  quatre, fourbu mais ravi, tenant Ă  la main un minuscule formulaire couvert de cases et de pattes de mouches qui, selon toute vraisemblance, Ă©tait pour lui le plus prĂ©cieux trĂ©sor de la terre. Il disparut, hors d’haleine. On entendit une voix fĂ©minine et dĂ©sagrĂ©able hurler « suivant ! ». Deux minutes plus tard, la queue avança de trente centimĂštres.

— Pfff
 Ă©mit derechef Xyixiant’h.

— Je crains, ma douce amie, que nous ne soyons ici pour plus longtemps que je ne l’avais prĂ©vu.

— On dirait, en effet.

— Il est inutile que nous soyons deux Ă  pĂ©rir d’ennui. Va t’amuser en ville, nous nous retrouverons pour la leçon d’escrime.

— Quoi ? T’abandonner dans ce lieu sinistre ? Comment le pourrais-je ?

— J’y songe maintenant, hier, j’ai totalement oubliĂ© d’acheter des gants. Avec les frimas qui arrive, il ne faudrait pas que je souffre d’engelures. Pourrais-tu aller m’en acheter une paire ?

Xyixiant’h, qui avait oubliĂ© d’ĂȘtre sotte, comprit bien que Morgoth lui fournissait un prĂ©texte pour lui Ă©pargner cette corvĂ©e administrative, et elle saisit ce prĂ©texte car entre une interminable queue et une visite chez maĂźtre Melliflus, son choix Ă©tait vite fait. AprĂšs force effusion et dĂ©monstration d’affection, elle sortit du bĂątiment, prit une grande respiration, satisfaite, gambada jusqu’à la Porte du Couchant.

Morgoth, satisfait d’avoir Ă©vitĂ© une telle Ă©preuve Ă  sa compagne, se prĂ©parait Ă  une interminable course de lenteur en compagnie d’une cinquantaine de banvarois fatalistes lorsqu’au bout d’une demi-heure, un Ă©vĂ©nement imprĂ©vu eut lieu : une porte dĂ©robĂ©e s’ouvrit Ă  quelques pas devant lui, une tĂȘte rondouillarde en sortit, contempla la queue d’un air myope et peu amĂšne, puis une main rondouillarde accrocha Ă  un clou, jouxtant le chambranle, une pancarte « Etat-Civil, Bureau n°2, ouvert ». AussitĂŽt, un murmure parcourut la foule, la queue se rĂ©organisa, et d’autoritĂ©, Morgoth prit la troisiĂšme place dans la file nouvellement crĂ©Ă©e, place qu’on ne lui contesta pas car il arborait les insignes de sa profession (quel que soit son Ăąge, un sorcier impressionne toujours les manants). Ainsi, vingt minutes plus tard, il fut admis en prĂ©sence du Fonctionnaire Royal.

— Bonjour monsieur, le bureau d’état-civil ?

— Vous y ĂȘtes monsieur, que puis-je pour vous ?

— Et bien voilĂ , je voulais connaĂźtre les formalitĂ©s pour changer de nom


— Vous ĂȘtes monsieur ?

— Morgoth l’Empaleur.

— Ah oui, ça urge. Il vous faut remplir ce formulaire en trois exemplaires, produire un parchemin d’identitĂ© ou un passeport en cours de validitĂ©, ainsi qu’un timbre fiscal Ă  deux ducats et un timbre BRAC de trois ducats.

— BRAC ?

— Bureau des RĂ©tributions Administratives ComplĂ©mentaires.

— Qu’est-ce donc là ?

— Vous ĂȘtes Ă©tranger hein ? Et bien sachez que traditionnellement Ă  MisĂšne, les fonctionnaires sont mal payĂ©s.

— C’est navrant.

— À qui le dites vous. Voici pourquoi au cours des siĂšcles, s’est mis en place un systĂšme permettant Ă  l’administrĂ© de contribuer directement Ă  la rĂ©tribution des fonctionnaires, au prorata des actes produits.

— Ah ? Diable, mais on dirait que c’est de la corruption, ça


— C’est ce que disent souvent les Ă©trangers. En fait, ça fait longtemps que nous avons dĂ©passĂ© ce stade. Il y a une administration spĂ©ciale qui organise ce systĂšme, le fameux BRAC, et qui Ă©met les timbres Ă©ponymes. Il est bien sĂ»r possible qu’il y ait de la corruption dans l’administration. Par exemple, supposons qu’un quidam pressĂ© ait omis de se munir des timbres requis et ne souhaite pas refaire la queue, il est possible qu’il ait la chance de trouver un fonctionnaire qui, moyennant une lĂ©gĂšre commission bien sĂ»r, se chargerait de lui procurer ultĂ©rieurement les piĂšces en question.

— Une lĂ©gĂšre commission ?

— De deux ducats, se rajoutant aux frais de timbre, soient, par exemple, sept ducats dans le cas d’un changement de nom.

— Par exemple

— VoilĂ  voilĂ . Une fois ces formalitĂ©s accomplies, il ne vous restera plus qu’à choisir parmi la liste de noms disponibles actuellement, dans ce livre.

— Comment ça les « noms disponibles » ?

— Oui, en fait, pour des problĂšmes techniques et rĂ©glementaires, il nous est administrativement impossible de crĂ©er de nouveaux noms. Vous devrez donc choisir votre nouveau nom parmi ceux qui sont vacants, car leurs prĂ©cĂ©dents titulaires s’en sont dessaisis. Allez-y, choisissez librement.

— Argcoth EnfantnumĂ©rodeux, Baba Oreste, BĂątonmerdeux Ludivine, Bindpackage ArmaturemĂ©tallique, Destructeur-des-mondes Anselme, Filsdejoseph Jesus, Fellation Jacques, Gloirasatan LĂ©once, Kaskapointe Julie, Kobold Rodolphe, Le GynĂ©cide Elric, Leknout Schlage, Menupoil Zorgan-le-ravageur, Palindrome Ava, Pisquependre Jules, Rejetondumalin Damien, Renicus Johnny, Rkimuss Zelda, Siegheil Benito, Sucerdesqueues Jaime, TroischatonsfloconneuxenformedetĂ©tines Sigismon-ThĂ©odule. Mais c’est quoi ça ?

— Ben, je suppose que si tous ces gens ont abandonnĂ© leur nom, c’est qu’il y avait une raison, pas vrai.

Voyant ça, Morgoth jugea que son or pourrait ĂȘtre employĂ© plus utilement ailleurs, et dĂ©clinant l’offre de l’officier d’état-civil, repartit dans la citĂ©, contrariĂ© d’avoir ainsi perdu son temps et Ă©garĂ© sa mie. Il s’en retourna donc, d’un pas vif, jusqu’à la Porte du Couchant, gageant avec raison qu’il y trouverait son elfe dans une quelconque boutique de luxe. Il marchait sur la Grand-Rue, guettant la forme dĂ©licieusement emmitouflĂ©e de Xyixiant’h, quand il fut hĂ©lĂ© en ces termes :

— Par la chouette de Hazam, mais c’est le petit Morgoth ! Regarde ça Roman, c’est bien lui.

— Mais oui Chalabi ! Eh, gringalet, viens ici gĂ©nuflexer devant tes aĂźnĂ©s, comme le veut la coutume des Compagnons du Falanchon !

Morgoth se retourna lentement, fort dĂ©pitĂ©, espĂ©rant ne pas se retrouver face Ă  ses deux anciens condisciples de l’école du Cygne AnĂ©mique, Roman et Chalabi, qui l’avaient tourmentĂ© de longues annĂ©es durant sous le prĂ©texte qu’il Ă©tait plus jeune, solitaire et d’extraction modeste. Il n’y eut pas de miracle, c’était bien eux. Notre hĂ©ros rĂ©sista Ă  l’envie de rentrer sa tĂȘte dans ses Ă©paules et attendit patiemment qu’ils traversent la rue pour venir Ă  lui. À sa grande surprise, ils se montrĂšrent bien plus chaleureux que dans ses souvenirs.

— Bonjour Chalabi, Roman, ça fait longtemps hein ?

— Et oui, plus d’un an on dirait, rĂ©pondit Roman, le plus rond des deux, un rouquin Ă  la face large originaire des marches de Khneb, qui arborait dĂ©jĂ  un soupçon de couperose alcoolique.

— AprĂšs votre dĂ©part, vous m’avez bien manquĂ©, mentit Morgoth en se remĂ©morant les techniques de Vertu.

— Et oui, reprit Chalabi, qui Ă©tait brun, un peu plus grand mais plus mince que son insĂ©parable comparse, et affligĂ© depuis toujours d’une acnĂ© dĂ©plaisante. Mais que veux-tu, notre diplĂŽme en poche, on n’avait pas trop envie de passer encore cinq ans Ă  faire une spĂ©cialitĂ© en lĂ©chant le cul de je ne sais lequel de ces vieux birbes du Cygne, on a prĂ©fĂ©rĂ© partir sur les chemins, profiter de la vie et de notre jeunesse.

— C’était une sage dĂ©cision, approuva Morgoth, qui pour sa part n’avait pas trop eu Ă  se plaindre de la tournure des Ă©vĂ©nements depuis sa propre fuite de l’école.

— Surtout quand on voit ce qui s’est passĂ© par la suite, reprit Roman. Je constate qu’au moins toi, tu as pu t’échapper, je croyais qu’il n’y avait eu aucun survivant ?

— Pardon ?

— Et bien, tu sais, l’attaque
 On m’a dit que le Cygne AnĂ©mique avait Ă©tĂ© rasĂ©.

— Oh ?

Les trois sorciers se regardĂšrent, mutuellement surpris.

— Tu n’étais pas au courant ? On ne parle plus que de ça dans le mĂ©tier.

— Ben
 non, enfin
 j’ai quittĂ© le Cygne il y a deux mois et demi, si je compte bien, il n’y avait rien Ă  signaler


— Holà
 Et bien toi on peut dire que tu es un veinard. Figure-toi qu’aprĂšs ton dĂ©part, la vieille tour a Ă©tĂ© attaquĂ©e. Il court les bruits les plus Ă©tranges sur ce qui s’est exactement passĂ©, on ignore qui a fait le coup et pourquoi, toujours est-il que ni les dĂ©fenses magiques ni les professeurs n’ont pu repousser l’attaque. À l’aube, les villageois de Melokko ont vu une colonne de fumĂ©e s’élever de derriĂšre la colline, ils sont accourus et tout ce qu’ils ont vu, c’est la tour livrĂ©e Ă  l’incendie, et les cadavres Ă©pars de nos camarades. Aucun survivant, comme je te l’ai dit.

— Texto, confirma Chalabi, la mine sombre.

— Quelle horreur !

— Oui. Notre jeunesse qui s’envole. Tous nos compagnons


— Je ne peux le croire
 Mais quelle puissance aurait
 C’était un lieu d’étude, de paix, nous n’avions rien d’assez prĂ©cieux pour qu’on tue pour nous le prendre.

— C’est vrai, pour autant qu’on sache.

— Et on ne sait pas qui a fait ça ?

— Non, personne n’a rien vu, ni rien entendu. Mais si tu veux en savoir plus, il y a un type qui vend des petits objets en buis, un colporteur, il Ă©tait Ă  Melokko lorsque c’est arrivĂ©, il pourra te raconter ça de premiĂšre main. Je crois qu’en ce moment, il tient un Ă©tal sur la place du marchĂ©. Un certain Bobal, ou Babal, je ne sais quoi


— Je vais aller trouver ce marchand, il faut tirer cette affaire au clair. Nos professeurs et nos compagnons doivent ĂȘtre vengĂ©s. Viendrez-vous avec moi, mes amis ?

— HoulĂ , oĂč tu vas toi ? C’est un boulot pour des aventuriers ça, pas pour de pauvres dĂ©butants en magie comme nous.

— Note bien, reprit Chalabi, bientĂŽt on pourra, ça fait un an que nous sommes Ă  Banvars et nous intĂ©ressons une compagnie d’aventuriers. Le sorcier du groupe a dit qu’il consentirait peut-ĂȘtre Ă  prendre l’un d’entre nous comme apprenti ! Et aprĂšs ça, la fortune, la gloire
 Nous pourrons peut-ĂȘtre convaincre nos compagnons d’élucider ce mystĂšre.

Chalabi se rengorgea, rouge de contentement. Les yeux de Roman s’étaient aussi mis Ă  luire Ă  l’évocation de la fiĂšre existence des aventuriers. Quand Ă  Morgoth, il cherchait le meilleur angle pour placer son coup, mais soudain, il reconnut une silhouette dans l’assistance.

— Tiens, une amie Ă  moi, il faut que je vous prĂ©sente. Xy ! Par ici. Xy, voici des camarades de classe Roman et Chalabi. Mes amis, voici Xyixiant’h, ma douce compagne.

— Non, sans blague, tu t’es trouvĂ© une nĂ©nette ? EnchantĂ© madame, c’est un plaisir de...

— ChĂ©rie, relĂšve donc ta capuche, que ces messieurs n’aient pas l’impression que tu veux te cacher.

— Mais Vertu


— Que Vertu aille au diable.

— Bon.

Xyixiant’h se montra. Elle avait achetĂ© de nouvelles boucles d’oreille en or et saphir, ainsi qu’une chaĂźnette en or soufflĂ© trĂšs finement ciselĂ©e par des artisans qui n’étaient certainement pas les malhabiles orfĂšvres locaux. Elle tendit une main menue (avec une bague en plus, nota Morgoth), que les sorciers confus baisĂšrent en se prosternant tout bas, tant ils Ă©taient confus. Morgoth passa une main dans la fourrure grise qui gainait la taille de sa bien aimĂ©e, et lui lança un grand sourire auquel elle rĂ©pondit Ă  grands renforts d’yeux humides. Puis il enfonça le clou.

— Xyixiant’h est la prĂȘtresse de notre compagnie d’aventuriers. Au fait je ne vous ai pas dit, j’appartiens Ă  une compagnie d’aventuriers.

— Quoi ? Tu as rĂ©ussi Ă  te faire prendre en apprentissage ?

— Non voyons, bien sĂ»r que non.

— Ah.

— Je suis un compagnon, titulaire et sorcier de plein droit.

— Arkh ! gĂ©mit Chalabi.

— Tu
 Tu te fous de notre gueule ! C’est impossible que tu sois
 enfin, tu es Morgoth ! Rien que Morgoth, comment tu pourrais
 et nous


— Ces gens vous font des ennuis ?

Les deux sorciers se retournĂšrent, une vision d’apocalypse s’offrait Ă  eux, celle d’un Ă©pouvantable cavalier en armure noire chevauchant un Ă©talon nerveux de mĂȘme couleur, penchĂ© sur eux avec un air menaçant.

— Ah, Mark, te voici de retour, quelle joie. Non, ces deux messieurs sont des amis Ă  moi, Chalabi et Roman, deux sorciers avec qui j’ai Ă©tudiĂ©, dans mon jeune temps. Messieurs, voici sire Marken-Willnar Von Drakenströhm, dit « le Chevalier Noir » pour d’évidentes raisons. C’est notre paladin.

— Ghhh ! Fit Roman.

— Et donc sur ce entrefaits, messieurs, vous voudrez bien m’excuser d’abrĂ©ger ces retrouvailles, mais nous devons retrouver une compagne afin de discuter d’une affaire de la plus haute importance. Je vous salue bien bas, au plaisir, Chalabi et Roman.

Et, laissant les deux sorciers bĂ©er tout leur saoul, Morgoth, suivi de ses deux compagnons, mit le cap vers la Maruste en sifflotant un air entraĂźnant, puis en entonnant sans gĂȘne « La Voie du Roy » :

Il avait fiĂšre allure sur son cheval de guerre

Au blanc carapaçon, à la cuisse légÚre,

Son nom Ă©tait Camard le Chevalier Sans-Terre,

Regard d’un bleu d’azur, corps tout vĂȘtu de fer.

Refrain :

C’est sur la Voie du Roy

Qu’ils s’en allaient chercher la gloire,

Au bout d’la Voie du Roy

Etaient tous leurs espoirs

DerriÚre suivait Sango, saint homme sans façon

Grand-Diacre de Hanhard portant haut son blason

DĂ©mons et infidĂšles, Ă  croire les chansons,

Il avait renvoyés en enfer à foison.

(refrain)

À sa suite venait, de pourpre revĂȘtu

Le trĂšs sage Anphorion, mage aux grandes vertus

Au savoir sans Ă©gal et, lorsqu’il avait bu,

Amateur de garçonnets, c’est souvent tu.

(refrain)

Zorgam, fils de Hamak, chevauchait Ă  son flanc.

C’était un HĂ©borien, de peau et cheveux blancs,

Un barbare albinos, vigoureux cependant,

Brandissant Ă  la guerre l’épĂ©e Ă  deux tranchants.

(refrain)

Le filou nommé Xalamish venait alors

Prompt à prendre la fuite comme à donner la mort


— Dis-moi Morgoth, interrompit Marken qui savait la chanson interminable (car la Compagnie de la Voie du Roy comptait dix sept compagnons, quarante et un suivants, une centaine d’hommes d’armes et une trentaine de serviteurs, tous nommĂ©s et dĂ©crits dans le lai ci-dessus esquissĂ©), te voilĂ  d’une bien charmante humeur que je ne te connaissais pas jusqu’ici.

— C’est que vois-tu, ami Marken, je viens de vivre un moment d’intense jubilation en faisant mourir de honte et de jalousie ces deux crĂ©tins que je t’ai prĂ©sentĂ©s. Tu ne peux imaginer les tourments dont j’ai Ă©tĂ© victime, durant mon enfance, de la part de ces malfaisants et de leurs semblables. Et je vois qu’aujourd’hui, me voici dans l’opulence, et eux dans la prĂ©caritĂ©, d’oĂč mon contentement.

— N’est-ce pas un peu mesquin ?

— Si, totalement. Et j’assume.

— Bravo, saine attitude.

— Je n’attendais pas moins de comprĂ©hension de ta part. Pressons le pas maintenant, il faut trouver Vertu, j’ai des Ă©lĂ©ments intĂ©ressants Ă  porter Ă  sa connaissance, et j’ai besoin de son Ă©clairage sur ces questions.

7. La leçon & sa mise en pratique

Vertu leur sut grĂ© d’ĂȘtre Ă  l’heure pour le dĂ©jeuner et fut ravie de revoir Marken. Elle s’était dĂ©barrassĂ© de PiĂ©tĂ© d’une maniĂšre qu’elle n’explicita pas, et Ă©couta avec intĂ©rĂȘt le rĂ©cit que lui fit Morgoth Ă  propos de l’attaque et de la destruction de l’école du Cygne AnĂ©mique.

— Mais dis moi, les Ă©lĂšves et les professeurs de ton Ă©cole avaient les moyens de se dĂ©fendre, je suppose.

— AssurĂ©ment, personne de sensĂ© n’attaquerait une acadĂ©mie de magie.

— Et tu dis qu’il n’y avait rien Ă  voler dans ton Ă©cole ?

— Bien sĂ»r, il y avait des livres prĂ©cieux, quelques ingrĂ©dients magiques rares, du matĂ©riel de recherche
 mais rien qui justifie les risques. Je veux dire que si quelqu’un est assez puissant pour s’en prendre Ă  une acadĂ©mie de magie, il peut se procurer tout cela lĂ©galement, aucun besoin de se battre.

— C’est curieux en effet. Je doute que nous puissions tirer cette affaire au clair avant l’épreuve pour laquelle nous nous sommes engagĂ©s, mais nous avons quelques jours pour progresser dans la connaissance de ce mystĂšre. Demain matin, nous devrions tenter de chercher ce monsieur Bouboule, pour qu’il nous en dise plus.

— Je pensais y aller dùs cette aprùs-midi.

— N’as-tu pas oubliĂ© nos leçons d’escrime ?

— Ah c’est vrai, tu as raison.

— Leçon d’escrime ? S’étonna Mark, qui finissait son plat sans rien perdre de la conversation.

— Morgoth tient absolument Ă  pouvoir manier l’épĂ©e. Ah mais au fait, tu ne voulais pas faire un peu de chaĂźne Vantonienne ? Mark, on s’était dit que tu pourrais lui apprendre quelques passes.

— Tu veux apprendre la chaĂźne ? C’est pas banal ça. Bon, si tu veux, je vais t’apprendre les bases que je connais, mais je te prĂ©viens, je ne suis pas un spĂ©cialiste.

— Qu’à cela ne tienne, je souhaite juste ne pas me ridiculiser.

— Alors soit, je t’apprendrai. En fait, le plus difficile est de bloquer la chaüne en fin de course, plus d’un ahuri s’est pris la boule dans les glaouïs comme ça, mais une fois qu’on a pris le coup...

— Ah oui ?

Et donc, restaurĂ©s en contents, ils retournĂšrent tous les quatre Ă  la salle d’armes, et s’y dĂ©foulĂšrent Ă  l’envi, les filles Ă  l’épĂ©e, les garçons Ă  la chaĂźne. En passant, Morgoth s’en Ă©tait achetĂ©e une, suivant les conseils de Marken, et la manipulait avec une Ă©vidente fiertĂ©. Les premiĂšres heures d’apprentissage furent difficiles, mais notre hĂ©ros s’obstina, et vers la fin de la journĂ©e, il commença Ă  obtenir quelques rĂ©sultats encourageants. Xyixiant’h, pour sa part, compensait par l’audace et la souplesse la force et la technique qui lui faisaient dĂ©faut, et s’enhardissait de plus en plus Ă  la rapiĂšre, Ă  tel point que Vertu devait parfois la calmer pour Ă©viter que le jeu en devienne trop sĂ©rieux. Ils Ă©taient tous fort satisfaits du rĂ©sultat lorsque, le soir et la fatigue venant, ils sortirent dans la petite rue. Pour changer, ils dĂ©cidĂšrent d’aller visiter une de ces tavernes dont on leur avait vantĂ© les douteux mĂ©rites, prĂšs de la Porte d’Airain.

LĂ , blottie sous les deux tours d’une hauteur impressionnante (quoique inutile du strict point de vue dĂ©fensif) qui encadraient le grand portail de chĂȘne plaquĂ© et clouĂ© de bronze, on pouvait trouver un Ă©tablissement intitulĂ© « les Crocs de Lembar », largement implantĂ© et haut de trois Ă©tages. Les Banvarois l’évitaient autant que possible, c’était un lieu pour les Ă©trangers, les voleurs et les gens de mauvaise vie, pas pour les chargĂ©s de famille ayant une activitĂ© honorable. Bien des gens du pays avaient passĂ© leur vie Ă  Banvars sans pĂ©nĂ©trer jamais dans ce lieu pourtant connu de tous, et il circulait Ă  ce sujet bien des histoires parlant de sang, de sexe et d’or, qui pour certaines Ă©taient vĂ©ridiques. C’était bien plus qu’une taverne, car outre rĂ©jouir son palais, on pouvait aussi y Ă©couter des musiciens, y voir des spectacles, y acheter certaines marchandises dont la clientĂšle pourrait avoir besoin, et y vendre Ă©ventuellement son surplus, y monnayer les faveurs de femmes lascives, s’y enivrer de ce qui se boit, se mange ou se fume et vous mĂšne au-delĂ  des horizons les plus lointains l’espace d’une soirĂ©e. On y trouvait aussi, mais uniquement si l’on cherchait, une chapelle de Myrna, oĂč l’on pouvait dĂ©poser une obole pour s’attirer la chance avant de faire une affaire ou de partir en quĂȘte. La Salle CarrĂ©e, avec son vaste parterre et ses trois rambardes de bois, pouvait sans peine accueillir plus de spectateurs que le thĂ©Ăątre municipal autour d’une scĂšne Ă  peine mieux conçue. Les trois douzaines de tables carrĂ©es Ă©taient noires de monde, des convives qui se toisaient, se hĂ©laient de loin en loin. Il sembla Ă  Morgoth que tous les peuples du septentrion s’étaient donnĂ©s rendez-vous dans cet unique endroit pour ripailler, et tous mettaient un point d’honneur Ă  arborer les habits traditionnels de leur tribu, caste, race ou religion. Il vit sans surprise Roman et Chalabi qui vaquaient lĂ  Ă  leurs affaires de peu d’envergure, et les salua avec un grand signe de la main et un grand sourire parfaitement hypocrite, tout en glissant entre ses dents serrĂ©es un « non mais regardez moi ces deux grandes andouilles ». Il salua aussi d’un air grave quelques autres collĂšgues sorciers plus ĂągĂ©s, qui lui rendirent son salut avec autant de gravitĂ©, non sans observer d’un air lĂ©gĂšrement intriguĂ© la chaĂźne qu’il avait nouĂ©e autour de ses reins et de ses Ă©paules, Ă  la maniĂšre Vantonienne comme lui avait appris Marken pas plus tard que cette aprĂšs-midi. Pourtant chacun ici avait au cĂŽtĂ© la dague, l’épĂ©e ou le gourdin cloutĂ©, Ă  telle enseigne qu’il paraissait malsĂ©ant de se prĂ©senter les mains nues.

AdossĂ© Ă  la rambarde du premier balcon, indiffĂ©rent au va-et-vient des ivrognes et des catins comme au tumulte ambiant, il y avait un personnage qui observait la scĂšne. Il Ă©tait entiĂšrement revĂȘtu d’un long manteau Ă  capuchon, tout d’une lourde Ă©toffe noire, Ă  l’exception d’un motif compliquĂ©, mĂȘlant courbes et saillies, sans signification immĂ©diatement comprĂ©hensible, cousu de satin violet sombre qu’on avait peine Ă  distinguer dans la pĂ©nombre. Ni son comportement ni sa mise n’étaient de nature Ă  attirer l’attention, tant les inconnus peu bavards vĂȘtus de la sorte faisaient partie du quotidien des aventuriers. Pourtant, personne n’aurait eu l’audace d’aller lui offrir Ă  boire ou lui chercher querelle, car Ă  chaque regard que vous lui consacriez, Ă  chaque fois que vous l’approchiez, vous Ă©tiez pris d’un malaise, d’une sensation que l’on ne pouvait dĂ©finir autrement qu’en disant qu’elle Ă©tait dĂ©plaisante, sans cependant pouvoir apporter plus de prĂ©cision. Il Ă©tait sans doute lĂ  depuis des heures, peut-ĂȘtre des jours, l’établissement ne fermait jamais, mais soudain, il s’éloigna de la balustrade, hĂ©sita un instant, puis descendit dans la salle. Souple tel un spectre, il se fraya sans peine un passage parmi la foule et se dirigea vers l’immense comptoir, oĂč pas moins de cinq barmen n’étaient pas de trop pour Ă©tancher la soif de l’assemblĂ©e, et avisa un jeune Ambrin perdu dans ses pensĂ©es, probablement Ă©mĂ©chĂ©. Il l’aborda, lui paya une chope, discuta avec lui quelques minutes, se retournant parfois d’un air sinistre vers la salle. Mais dans l’agitation du lieu, ce manĂšge passa totalement inaperçu aux yeux de nos hĂ©ros, venus ici pour se distraire.

— Et moi je prendrai un pĂątĂ© de canard sauvage dans son petit pain de campagne croustillant, suivi du coulis de bƓuf aux airelles farci au gĂ©sier d’ñne, servi sur sa garniture forestiĂšre. Et un pichet de cidre.

— Doux ou brut ? Demanda la serveuse.

— Euh
 brut.

— C’est drĂŽle, dit Mark, on m’avait dit que les elfes Ă©taient vĂ©gĂ©tariens.

— Ah oui ? Fit distraitement Xyixiant’h. Les pauvres


— Voici donc oĂč Ă©taient passĂ©s tous les aventuriers de la ville, s’exclama Morgoth en examinant les dorures passĂ©es et les rideaux maculĂ©s qui ornaient ce lieu festif.

— On aurait peut-ĂȘtre dĂ» venir plus tĂŽt, convint Vertu. Mais il y a moins d’ambiance qu’avant, je trouve. Ah, si tu avais connu les Crocs de mon temps, ces rixes, ces beuveries
 un vrai coupe-gorge, ah ça oui ! On dirait que ça s’est assagi.

— Le propriĂ©taire doit ĂȘtre un des hommes les plus riches de la ville, j’imagine.

— À vrai dire, personne ne sait qui possĂšde cette taverne. Certains prĂ©tendent que c’est la propriĂ©tĂ© de la Prudentielle de PrĂ©voyance-Vie, mais je sais pour ma part, et de source sĂ»re, que ce n’est pas le cas. D’autres prĂ©tendent que plus prosaĂŻquement, elle appartiendrait Ă  une holding de droit Balnais cotĂ©e Ă  la bourse de DhĂ©brox. En tout cas, c’est une affaire rentable, c’est sĂ»r.

— Toi morveux, j’aime pas ta tronche.

C’était un individu dĂ©gingandĂ© Ă  la face allongĂ©e, la trentaine environ, qui s’adressait Ă  Morgoth. Son costume Ă©tait des plus curieux, entiĂšrement fait de bandes de cuir rouge zĂ©brĂ© de jaune, probablement du grand-serpent de neige, qui prenait cette teinte une fois tannĂ©e. De larges portions de peau restaient Ă  nu, il devait donc se rĂ©chauffer par une grande cape teinte elle aussi de rouge, des cuissardes fourrĂ©es et une curieuse toque allongĂ©e d’avant en arriĂšre, de la mĂȘme couleur, complĂ©taient la panoplie. Il avait l’Ɠil dans le vague, manifestement il avait bu.

— Je suis dĂ©solĂ© de vous dĂ©plaire monsieur, rĂ©pondit le sorcier avec diplomatie, et si vous explicitiez vos griefs, je me mettrais en devoir de me corriger sĂ©ance tenante.

— J’aime pas ta voix non plus. Et j’aime pas les petits merdeux qui se prennent pour des sorciers.

— Je vous assure monsieur, que je suis dĂ©solĂ© de vous inspirer tant de
 Ah, mais j’y suis, vous cherchez la bagarre ! Je suis navrĂ© de devoir refuser, je ne prise guĂšre la violence


La brute planta brusquement son arme dans la table, entre les doigts de Morgoth. C’était un stylet, intermĂ©diaire entre une dague et une rapiĂšre. Il l’avait sorti si vite que le sorcier n’avait rien vu venir.

— Si tu cherches la merde ducon, intervint Mark, la main sur le pommeau


— J’t’ai pas causĂ© Ă  toi. C’est lui et moi, dans l’arĂšne, dans cinq minutes !

— Non Morgoth, s’écria Vertu, rien ne te force Ă  relever le dĂ©fi, ce n’est qu’un ivrogne.

— Vous avez bu, monsieur, plus que de raison, et je vous engage à faire preuve de retenue


— Mais j’avais pas vu, y’a papa et maman ! Ah excuse moi gamin, je t’avais pris pour un adulte ! Ah ah ah !

— TrĂšs bien monsieur le bĂ©lĂźtre, dans l’arĂšne, pas plus tard que tout de suite.

— Ouais, enfin, monsieur Sang-de-Navet se trouve un peu de fiertĂ© virile. PrĂ©pare-toi au duel, je te laisse le temps de faire une derniĂšre priĂšre et de dire adieu Ă  tes amis, p’tit bonhomme.

Et il repartit vers le fond de la salle, encouragĂ© par la salle qui n’avait rien perdu de l’échange et se rĂ©jouissait Ă  l’idĂ©e d’un sanglant combat.

— Morgoth, demanda Xyixiant’h, plus blanche encore qu’à l’accoutumĂ©e, tu ne vas pas vraiment te battre non ?

Le cƓur du sorcier se serra dans sa poitrine. Il savait s’ĂȘtre engagĂ© inconsidĂ©rĂ©ment, il savait avoir fait une sottise, il savait aussi qu’il n’était plus temps de reculer, qu’il dĂ©choirait devant ses compagnons et l’élue de son cƓur si, maintenant, il reculait. Vertu l’attrapa par la manche.

— Mais tu as totalement perdu la raison ! N’as-tu pas vu qu’il s’agissait d’un Ambrin ?

— Un Ambrin, tu veux dire, un adepte de l’école du Pic-Gaillard ?

— Bien, si tu en as entendu parler, tu connais leur rĂ©putation.

Effectivement, mĂȘme Morgoth, qui n’était pas beaucoup sorti de son Ă©cole, connaissait l’Ordre Ambrin. Il s’agissait d’une confrĂ©rie de magiciens, adeptes du dieu Hanhard, et vivant selon ses prĂ©ceptes dans une Ă©cole-citadelle aux confins de la chaĂźne du Portolan. Mais Ă  l’inverse des autres Ă©coles de magie, qui avaient Ă  cƓur d’enrichir la sorcellerie, de conserver le savoir ancestral et d’approfondir les connaissances mystiques, l’école du Pic-Gaillard prodiguait un enseignement pratique, purement versĂ© dans la magie de bataille et l’art du duel. En outre, tous les Ă©tudiants, qui vivaient dans des conditions particuliĂšrement Ă©prouvantes, se voyaient infliger un entraĂźnement physique rigoureux et une pratique quotidienne des armes. Ceux qui sortaient vivants du Pic-Gaillard pouvaient par la suite trouver sans peine Ă  s’employer dans les compagnies d’aventuriers ou de mercenaires, chez lesquels ces mages d’élite Ă©taient fort prisĂ©s.

— Je suis fichu, rĂ©suma Morgoth.

— Souhaites-tu toujours le combattre ?

— Je n’ai pas le choix, j’ai donnĂ© ma parole.

— Ah bien sĂ»r, ta parole, ton honneur. Tu n’as visiblement rien retenu de mon enseignement. Bon, alors sache que la situation n’est pas si dĂ©sespĂ©rĂ©e. J’ai un peu observĂ© ton adversaire pendant qu’il pĂ©rorait, et voici quelques Ă©lĂ©ments positifs. Tout d’abord, il est fin saoul. Ne compte pas le voir s’écrouler devant toi, il n’en est pas encore Ă  ce point, et l’excitation du combat se chargera de le dĂ©griser assez vite, toutefois mĂȘme alors, ses rĂ©flexes seront un peu plus lents qu’à la normale, sa vision moins aiguĂ«, et son jugement pourra ĂȘtre troublĂ©. TĂąche de le mettre en colĂšre, il n’en aura que plus de difficultĂ© Ă  lancer ses sortilĂšges. En outre, il ne porte aucun insigne de grade, comme aiment Ă  en arborer les Ambrins. À son Ăąge, c’est curieux, sans doute n’est-il pas le meilleur Ambrin qui soit. Enfin, tu as vu son stylet, c’est une arme redoutable, mais de courte portĂ©e, et toi tu as une chaĂźne Vantonienne, tu peux donc le tenir Ă  distance quelques temps. Sers-t-en.

— Merci Vertu, tu me remontes un peu le moral.

— Oh pitiĂ© Morgoth, implora l’elfe, ne te bats pas avec lui, il va te tuer !

— Il le faut Xy, il le faut. Allons, sachons ĂȘtre brave. OĂč est cette arĂšne, qu’on en finisse ?

On l’appelait « les Piliers d’Agonie ». On l’avait amĂ©nagĂ©e au deuxiĂšme niveau des sous-sols du bĂątiment, sous les caves, Ă  une Ă©poque oĂč ce genre de combats Ă©tait interdit (peut-ĂȘtre Ă©tait-ce toujours le cas, nul ne le savait). Il s’agissait d’un enclos rectangulaire de vingt pas de long sur quinze de large, creusĂ© quatre pieds sous le niveau gĂ©nĂ©ral du sol, et ceint d’une balustrade de briques et de pierres taillĂ©es ornĂ©e de crĂąnes humains innombrables, peut-ĂȘtre ceux des perdants dont les familles n’avaient pas rĂ©clamĂ© les corps. Trois rangĂ©es de lourds piliers de pierre soutenaient la voĂ»te basse, dont deux sortaient du sol boueux de la fosse. Ces deux piliers qui donnaient son surnom au lieu, on avait pris soin de les protĂ©ger des mauvais coups de masse en les habillant de plaques de cuivre bosselĂ©, luisant d’un Ă©clat sanglant Ă  la flamme des torches. Autour de la fosse, le tavernier avait disposĂ© des gradins surĂ©levĂ©s sur deux niveaux concentriques, assez mal conçus du reste car les spectateurs debout sur la marche extĂ©rieure devaient, s’ils Ă©taient de robuste constitution, se baisser pour ne pas heurter le plafond. Sans perdre une minute, voyant qu’un combat se prĂ©parait, le tenancier avait dĂ©pĂȘchĂ© un acolyte Ă  la petite buvette qui avait Ă©tĂ© opportunĂ©ment amĂ©nagĂ©e Ă  l’entrĂ©e de la salle, et qui faisait pour l’instant des affaires d’or. Quelques filous prenaient dĂ©jĂ  les paris tandis que, dans la fosse, le vantard Ă  la livrĂ©e rouge n’avait pas attendu son adversaire et esbaudissait l’assistance enthousiaste Ă  grands renforts de lestes passes d’armes et moulinets. Morgoth nota avec un plaisir trĂšs mitigĂ© qu’il comptait se battre avec deux stylets, un dans chaque main.

— Morgoth !

— Oui douce Xyixiant’h ?

— Mes larmes ne t’aideront pas, alors reçois ma bĂ©nĂ©diction. Puisse Melki te protĂ©ger des coups de ton adversaire.

Et la prĂȘtresse posa gravement sa main sur le cƓur du magicien, qui s’en trouva empli d’un courage nouveau et d’une vigueur renouvelĂ©e qui effaça d’un coup les fatigues de la journĂ©e.

— À mon tour gamine, fit Vertu lorsqu’elle eut terminĂ©. Tu voulais de l’action, en voilà ! Garde bien Ă  l’esprit ce que je t’ai appris, protĂšge-toi le plus longtemps possible, et si une ouverture se prĂ©sente, frappe vite et fort, sois sans pitiĂ©, ce type n’a pas l’air du genre Ă  s’arrĂȘter au premier sang.

— Sois sans crainte, je n’ai aucune intention de pĂ©rir ce soir.

— Bien, bien.

— Pour ma part, intervint Marken, je n’ai pas grand chose Ă  te dire, si ce n’est que l’heure est venue pour toi de devenir un homme. Ou un cadavre, mais au moins un cadavre honnĂȘte. Bats toi avec fiertĂ©, ne tremble pas, va bravement au devant de la mort car dans cette situation, c’est ta seule chance de l’éviter, toute couardise te perdrait. Allez sorcier, fais-nous honneur !

Pour l’instant, Morgoth entretenait un Ă©tat d’esprit volontaire et martial, mais il se connaissait et savait que la peur allait venir. Il priait pour qu’à l’instant fatidique, son bras ne reste pas paralysĂ© par la terreur, il priait pour que la force ne lui fasse pas dĂ©faut. Il regarda sa main, dĂ©jĂ  elle tremblait. Il serra son poing, dĂ©plia sa chaĂźne, puis sans se retourner, sans prĂȘter attention aux clameurs de la foule qu’il traversait, il franchit les piliers qui marquaient l’entrĂ©e de l’arĂšne, descendit l’escalier raide qui menait au sol de sable, de boue et de sang, et lorsque la grille de fer forgĂ© ornĂ©e de mĂąchoires humaines descendit derriĂšre lui, malgrĂ© le nombreux public aux cris stridents et les encouragements de ses amis, il se retrouva seul face Ă  son provocateur.

Le sorcier rouge se dandinait d’un pied sur l’autre, pointant ses armes en direction de Morgoth, de la gorge de Morgoth pour ĂȘtre prĂ©cis, tout en arborant une moue Ă  la fois amusĂ©e et dĂ©daigneuse. Il sautillait prestement, passant derriĂšre un des piliers, se moquant ouvertement du jeune magicien qui lui faisait face. « Il se fatigue », se dit Morgoth pour se rassurer. Il n’avait, bien sĂ»r, aucune expĂ©rience des duels de sorciers. Il avait bien quelques sorts tout prĂȘts Ă  l’emploi, mais n’avait pas prĂ©vu de devoir se battre ce soir, tout ça avait Ă©tĂ© si soudain. Il avait Ă  sa disposition un sortilĂšge d’Eclair, le plus puissant qu’il connaissait, mais il ne pouvait l’employer dans l’espace rĂ©duit de l’arĂšne. Il avait aussi tout prĂȘt une InvisibilitĂ©, sans utilitĂ© car ses empreintes dans le sol meuble trahiraient sa prĂ©sence, une Dague d’Alozaro qui pourrait lui ĂȘtre utile, une volĂ©e d’Etoiles de Mage, un sortilĂšge de LumiĂšre, un Entrelacement
 Soudain il vint Ă  Morgoth un plan de bataille qu’il mit en pratique sur le champ.

Il entonna entre ses lĂšvres serrĂ©es une mĂ©lopĂ©e, et de ses mains dessina dans l’air les symboles qu’il connaissait, il s’agissait d’un sortilĂšge de pĂ©trification. À vrai dire, Morgoth ne comptait pas pĂ©trifier son adversaire, il n’avait de toute façon pas prĂ©parĂ© ce sort, il se contenta de mimer le sortilĂšge, de le contrefaire. L’Ambrin, bien sĂ»r, reconnut le sort, et Ă  son tour se lança dans l’incantation que Morgoth attendait de lui, une Protection contre la PĂ©trification. Or ce dont notre sorcier avait besoin, ce n’était que de temps, et l’incantation de la Protection demandait un bon moment. Sans cesser une seule seconde de brasser l’air en marmonnant, il inflĂ©chit le ton de sa voix, donna libre cours Ă  l’énergie magique qui l’animait et s’apprĂȘta Ă  lancer son sortilĂšge d’Entrelacement. Or, l’Ambrin n’était pas nĂ© de la derniĂšre pluie, et avait quelques duels derriĂšre lui, certains perdus, d’autres gagnĂ©s. Peut-ĂȘtre abandonna-t-il son sortilĂšge en cours, peut-ĂȘtre avait-il anticipĂ© la ruse de Morgoth et mimĂ© lui aussi son sortilĂšge protecteur, on ne le sut jamais, mais d’un coup il changea d’optique et lança un sortilĂšge Ă©lĂ©mentaire, que tous les sorciers et la plupart des non-sorciers connaissaient, les Etoiles de Mage. Un mot suffit, cinq Ă©tincelles de lumiĂšre jaillirent de ses cinq doigts et en un instant franchirent l’espace qui sĂ©parait les deux combattants, serpentant entre les piliers, et frappĂšrent Morgoth en pleine poitrine. D’atroces brĂ»lures le crucifiĂšrent sur place, ses jambes tremblĂšrent, et l’Ambrin se vit le combat gagnĂ©.

Mais les vivats de la foule saluĂšrent le courage de Morgoth, l’exploit surhumain et l’extraordinaire dĂ©monstration de volontĂ© et de maĂźtrise de soi dont ils furent tĂ©moins. Car chassant peur et douleur de son esprit, le jeune sorcier un instant troublĂ© parvint Ă  reprendre le fil de son dĂ©licat sortilĂšge. Voyant qu’il n’avait plus le temps de lancer un autre sort, l’Ambrin bondit, dagues en avant, avec la ferme intention d’en finir au corps Ă  corps. Il n’en eut pas le temps, car jailli de la base du pilier dont il Ă©tait proche, des filaments d’énergie pourpres et or claquĂšrent dans l’air empuanti de la cave et se mirent Ă  danser dans l’air jusqu’au plafond, accueillis par des cris mi-terrifiĂ©s, mi-admiratifs de l’assistance. Le sortilĂšge Ă©tait parfait, sa puissance Ă©tait maximale, et sa zone d’effet si Ă©tendue qu’elle recouvrit bientĂŽt Morgoth et une bonne partie des spectateurs eux-mĂȘmes. Les filaments dansant dans l’air s’enroulaient autour des chevilles, des torses, des bras de tous ceux qui Ă©taient concernĂ©s, en une Ă©treinte qui sans ĂȘtre brutale, n’en Ă©tait pas moins ferme et gĂȘnait quiconque dĂ©sirait bouger. Impossible dans de telles conditions de lancer un sortilĂšge. Et c’était bien le plan de Morgoth qui, bien qu’entravĂ© Ă  l’égal de son ennemi, se retrouvait maintenant avec un avantage considĂ©rable, procurĂ© par l’allonge supĂ©rieure de son arme. Il fit avec difficultĂ© un pas vers lui, et lorsqu’il s’estima Ă  distance raisonnable, dĂ©cocha de toutes ses forces la pointe de son arme. Mais les filaments d’énergie se collĂšrent autour des maillons et arrĂȘtĂšrent la course meurtriĂšre de l’arme. Il la retira de l’entrelacs dorĂ©, attentif aux mouvements de son adversaire qui tĂąchait d’atteindre sa botte de sa main gauche. De nouveau, il lança son arme, cette fois-ci en envoyant la lourde boule de fer en avant. Elle frappa l’épaule de l’Ambrin, qui gĂ©mit de douleur, mais la force du coup avait Ă©tĂ© amoindrie lĂ  encore par l’action du sortilĂšge, sans quoi il aurait eu la clavicule brisĂ©e. L’intention du soudard Ă©tait maintenant claire, il avait tirĂ© une dague de sa botte et s’apprĂȘtait Ă  la lancer Ă  son adversaire. Il aurait fallu Ă  Morgoth un bouclier pour se protĂ©ger efficacement, et il ne pouvait fuir Ă  l’abri, il vit avec horreur le malandrin le viser, lancer le bras
 mais il fut retenu au dernier moment par un des filaments enroulĂ© autour de son coude, et le projectile se perdit dans la poussiĂšre. L’Ambrin hurlant de rage prit le parti de se rapprocher de Morgoth, qui Ă  son tour recula, dĂ©placement qui eut lieu Ă  une vitesse ridicule tant ils Ă©taient l’un et l’autre handicapĂ©s par le sort d’Entrelacement. Notre ami parvint ainsi Ă  conserver une distance de sĂ©curitĂ©, et tout arc-boutĂ© qu’il Ă©tait vers l’arriĂšre, il put encore porter deux attaques, dont l’une atteignit le sorcier rouge Ă  la poitrine avec quelque force.

Il sentit soudain dans son dos un contact ferme et glacĂ©, la pierre humide qui entourait l’arĂšne, il Ă©tait adossĂ© au mur. Triste situation, l’autre arrivait avec ses stylets, ivre de colĂšre. Il dĂ©cida de se dĂ©caler vers sa gauche en longeant la paroi, peut-ĂȘtre parviendrait-il Ă  mettre un pilier entre eux deux, ce qui lui offrirait un rĂ©pit. Mais il fut brutalement arrĂȘtĂ© dans ses considĂ©rations stratĂ©giques par le brusque arrĂȘt du sortilĂšge d’entrelacement, dont la durĂ©e avait expirĂ© et qui venait de se vaporiser comme s’il n’avait jamais existĂ©. Morgoth perdit l’équilibre et trĂ©bucha, mais ce fut son adversaire qui, s’étant arc-boutĂ© plus que de raison, se retrouva propulsĂ© vers l’avant et chut mollement par terre. AussitĂŽt, Morgoth lança ses propres Etoiles de Mage sur l’adversaire qui se redressait, trois Ă©tincelles partirent dans un sifflement strident et frappĂšrent l’Ambrin, ce qui n’eut pas d’autre effet apparent que d’attiser sa furie. Il bondit vers Morgoth, dagues en avant, comme un lĂ©opard. Notre sorcier se jeta de cĂŽtĂ© pour l’éviter, et parvint Ă  mettre la colonne entre lui et les charges meurtriĂšres dont il Ă©tait victime. Alors il chancela, et sentit un trait de feu dĂ©chirer son flanc.

Il croyait avoir Ă©vitĂ© l’attaque, et c’était en partie vrai, mais en partie seulement. Dans un Ă©clair, la pointe acĂ©rĂ©e de l’Ambrin avait pĂ©nĂ©trĂ© la robe de zibeline grise et la chemise du magicien, lui causant une longue et profonde estafilade au cĂŽtĂ©. Le sang dĂ©gouttait maintenant sur le sol de l’arĂšne. Morgoth invoqua son sortilĂšge le plus rapide, la Dague d’Alozaro. Un flamboiement d’énergie jaillit de son poing droit dans le prolongement de son bras, un sortilĂšge simple mais mortel. Il prit sa chaĂźne dans sa seule main gauche, en deux endroits Ă  la fois, laissant entre les deux une longue et lourde boucle qu’il fit tournoyer autour de sa tĂȘte pour se dĂ©fendre. L’autre, dĂ©jĂ , arrivait, l’écume aux lĂšvres. Rapide comme le guĂ©pard, il feinta sur la droite, puis plongea sur la gauche pour passer sous la chaĂźne. Morgoth fut plus rapide, encore une fois il plongea, et cette fois il Ă©vita bel et bien l’attaque. Il pivota sur son talon droit pour suivre la course de son ennemi, et soudain il vit l’occasion. L’ouverture dont lui avait parlĂ© Vertu, elle Ă©tait lĂ . Tout Ă©tait rĂ©uni, l’arme dans son poing, l’ennemi sans dĂ©fense durant une fraction de seconde, tout Ă©tait soudain clair dans sa tĂȘte, tout s’assemblait en une mortelle mĂ©canique. Le sorcier lança la boucle de chaĂźne qui s’ouvrit dans les airs avant de retomber devant l’Ambrin. Il tira alors de toutes ses forces, les maillons impitoyables se refermĂšrent sur le cou du sorcier rouge, les pointes cruelles de l’arme faisant jaillir un collier de sang. Morgoth ramena son ennemi Ă  lui d’une main ferme et lui dĂ©cocha un vigoureux coup de pied dans l’échine, qui le fit tomber Ă  genoux, une main tendue vers les spectateurs, une autre Ă  son col.

Tout Ă©tait simple maintenant pour Morgoth, l’autre Ă©tait Ă  sa merci. Il leva son poing droit pour porter le coup de grĂące. Il hĂ©sita. Le temps s’englua, s’écoulant avec une lenteur prodigieuse, la foule se tut. Etait-ce nĂ©cessaire ? Peut-ĂȘtre ainsi rĂ©duit Ă  l’impuissance, l’Ambrin s’avouerait-il vaincu ? Peut-ĂȘtre non ? Etait-il en train de gĂącher sottement sa seule chance de gagner le combat ? Pouvait-il prendre un tel risque ? À en croire Vertu, il devait frapper, telle Ă©tait la loi des combattants. Et il devrait vivre toute sa vie en sachant ĂȘtre un assassin, une telle pensĂ©e le remplissait de dĂ©goĂ»t.

Il sentit que le sortilÚge, lentement, décroissait dans son poing.

Son adversaire se débattit avec vigueur.

Et la clameur de la foule Ă©clata.

L’homme à la cape noire serra la rambarde de sa main, puis recula calmement pour se fondre dans l’ombre.

8. Une calme journée à Banvars

C'est une fois qu'ils furent revenus Ă  l’auberge du Chamois Sautillant que Morgoth reprit tous ses esprits. Il n’avait que quelques images floues de ce qui s’était passĂ© aprĂšs la fin du combat. Il avait vaguement le souvenir qu’on l’avait portĂ© en triomphe, que Xyixiant’h l’avait soignĂ©, puis qu’ils Ă©taient rentrĂ©s tous quatre dans la nuit glacĂ©e. Mais ce n’est qu’une fois attablĂ© avec ses compagnons autour d’un bol de lait chaud aux herbes qu’il redescendit plus ou moins sur terre.

— Je suis un meurtrier, fit il d’une voix blanche en contemplant ses mains meurtries Ă  force d’avoir serrĂ© les maillons de sa chaĂźne.

— Exact, tu es un meurtrier vivant, et l’autre, c’est un mort, et c’était probablement aussi un meurtrier. Songe bien qu’à tout prendre, il vaut mieux ĂȘtre Ă  ta place qu’à la sienne. En tout cas tu t’es remarquablement comportĂ© au combat, je suis fiĂšre de toi. Esprit d’à-propos, rapiditĂ© et prĂ©cision dans l’exĂ©cution, c’était remarquable, tu n’as pas volĂ© ta victoire, que tu peux savourer Ă  juste titre. C’est seulement dommage que tu te sois laissĂ© entraĂźner dans ce duel stupide. À l’avenir, tu devras songer Ă  te maĂźtriser un peu mieux.

— Sois sans crainte, j’ai pris une bonne leçon. La prochaine fois, je laisserai dire, crois moi !

— À la bonne heure. Bois ton lait, ça va te calmer.

— Mais au fait, demanda Mark, pourquoi donc ce type voulait-il tant te tuer ?

— Je n’en ai aucune idĂ©e, je ne le connaissais mĂȘme pas.

— Je pense, hasarda Vertu, qu’il voulait te prendre ce que tu possĂšdes, ton or, tes armes, tes objets magiques
 Sans doute, en voyant ton jeune Ăąge, a-t-il cru que ce serait facile pour lui de dĂ©pouiller ton cadavre.

— Mais
 C’est stupide, vous l’auriez empĂȘchĂ© de me voler, n’est-ce pas ?

— Non Morgoth, telle est la coutume. Celui qui survit Ă  un duel prend tout ce que son adversaire malheureux porte sur lui. Un usage aujourd’hui un peu dĂ©suet veut qu’avec cet argent, il paye la sĂ©pulture du perdant. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait en ton nom, aprĂšs le duel. Nous avons payĂ© l’aubergiste pour qu’il enterre l’Ambrin, et nous avons mis ses affaires dans ce baluchon. Il n’y avait pas grand chose, de toute façon.

— Pauvre homme, je ne savais mĂȘme pas son nom !

— Oui, il aurait pu avoir la politesse de se prĂ©senter. Bah, allons nous coucher, la journĂ©e a Ă©tĂ© riche en Ă©motions, tu y verras plus clair demain.

Ils finirent leurs boissons reconstituantes et montĂšrent Ă  leurs chambres. Morgoth s’affala sur son lit, qui Ă©tait agrĂ©ablement mou et dont il commençait Ă  connaĂźtre chaque puce. Il allait s’endormir ainsi sans mĂȘme se dĂ©chausser lorsqu’il fut tirĂ© de son sommeil par un Ă©trange bruit de ferrailles qui s’entrechoquent, provenant de la chambre voisine, que Xyixiant’h occupait. Il se demandait de quoi il Ă©tait question lorsqu’un grattement discret Ă©mana du mur.

— Morgoth ? Chuchota l’elfe.

— Oui, aimĂ©e ?

— Peux-tu venir deux secondes, si tu n’es pas trop fatigué ?

— Certainement.

Il trouva la force de se relever, entrebĂąilla la porte pour jeter un Ɠil dans le couloir, livrĂ© aux tĂ©nĂšbres les plus profondes et aux ronflements des autres clients. Il Ă©teignit sa chandelle, sortit dans le couloir et Ă  tĂątons trouva la porte de sa compagne, qu’il ouvrit.

Elle avait rĂ©pandu sur le lit une grande quantitĂ© de piĂšces d’or et d’argent luisant d’un Ă©clat discret. Nue, elle s’était allongĂ©e sur le mĂ©tal prĂ©cieux et s’en Ă©tait en partie recouverte, les bras ramenĂ©s au-dessus de sa tĂȘte exquises, les yeux mi-clos, le plus innocent des sourires sur les lĂšvres. Jamais ses boucles dorĂ©es, qui s’étalaient parmi son trĂ©sor en un continuum flou, n’avaient paru aussi abondantes et resplendissantes.

— Viens à moi, mon beau guerrier, toi qui a fait de moi une femme riche.

— Diable, et en quoi ? Demanda Morgoth qui, d’un coup, oublia ses scrupules moraux et l’homme qu’il avait tuĂ© une heure auparavant.

— Et bien, d’une part, tu es ressorti vivant de l’arĂšne, et ta prĂ©sence Ă  mes cĂŽtĂ©s constitue une grande richesse. Et ensuite, j’avais pariĂ© tout mon or sur ta victoire, et nous Ă©tions peu nombreux dans ce cas ce soir (elle laissa filer entre ses doigts menus une pluie d’or). Cent trente ducats jouĂ©s Ă  vingt contre un, mon bel ami, fais le calcul toi-mĂȘme. Ce haut fait vous vaudra, monsieur, une haute rĂ©compense.

Marken s’éveilla de bon matin et d’excellente humeur, et aprĂšs quelques ablutions, descendit dans la salle pour y prendre un petit dĂ©jeuner, mĂ©prisant par lĂ  l’usage local qui voulait qu’on n’en servĂźt point. Il fut bientĂŽt rejoint par Vertu, plus baillante que pimpante, qui l’imita. Puis, comme ils avaient des affaires Ă  rĂ©gler en ville, notamment retrouver le marchand tĂ©moin revenant du Cygne AnĂ©mique, le Chevalier Noir remonta Ă  l’étage afin de rĂ©veiller ses jeunes compagnons.

— Holà, gladiateur, debout, c’est l’heure de


Vide.

Perplexe, il sortit voir Xyixiant’h.

— Dis-donc Xy, le sorcier n’est pas dans sa piaule, tu n’as rien enten
 oups, excusez moi. Bon, on n’attend que vous en bas.

— Euh
 Oui oui, cinq minutes, on arrive.

Puis, hilare, le paladin redescendit et se commanda une chope d’hydromel.

Les jeunes gens descendirent et se restaurĂšrent avec d’autant plus d’entrain qu’ils avaient omis de le faire la veille au soir. On fĂ©licita encore chaleureusement Morgoth de sa victoire, rien dans l’attitude de Vertu n’indiquait qu’elle avait eu connaissance des dĂ©couvertes de Marken, lequel ne pouvait s’empĂȘcher de glisser de fines remarques du genre « c’est vrai que l’exercice ouvre l’appĂ©tit, ah ah ah ! ». Toutefois, ils lui surent grĂ© de sa discrĂ©tion, et Morgoth s’empressa d’aborder d’autres sujets.

— Donc, nous avions convenu d’employer la matinĂ©e Ă  rechercher ce fameux marchand.

— Bonne idĂ©e, fit Mark, ça nous fera une petite sortie.

— Euh, dis moi Xy, ce gros sac là


— Oui ?

— Je suppose qu’il s’agit bien de ce dont il s’agit.

— Ben, c’est mon or.

— Oui, c’est bien ça. Tu comptes te le trimballer comme ça toute la journĂ©e ?

— Et pourquoi pas ?

— Et bien, d’une part parce que toute la ville sait maintenant que tu es scandaleusement riche et que tout le monde va tenter de te voler, et d’autre part parce que tu vas mourir d’épuisement avant midi, vu que ce sac pĂšse Ă  vue de nez la moitiĂ© de ton poids.

— Oh, tu exagĂšres, je ne suis pas si grosse. Mais que veux-tu que j’en fasse ? Je ne peux pas le laisser dans ma chambre, tout de mĂȘme.

— Ah non en effet, ce serait encore plus bĂȘte. Je pensais que tu pourrais par exemple le confier aux Gougiers.

— Les quoi ? Tu veux dire les Gougiers de Banvars, ces gens louches qui Ă©taient mĂȘlĂ©s Ă  notre prĂ©cĂ©dente aventure ?

— Je mettrais la main Ă  couper que le type qui nous a engagĂ©s n’a jamais mis les pieds chez les Gougiers, et qu’il s’est prĂ©valu d’eux indĂ»ment pour se procurer une couverture prestigieuse. En fait, les Gougiers de Banvars sont une vieille et honorable compagnie marchande, qui a des comptoirs dans de nombreuses villes de MisĂšne et des pays avoisinants.

— C’est bien ça, mais pourquoi leur donner mon or ?

— Et bien parce que c’est plus pratique. Contre ton or, ils te donneront un parchemin certifiant que tu as dĂ©posĂ© chez eux la somme en question. Contre ce parchemin, ils pourront te rendre ton or sur simple demande, que ce soit Ă  Banvars ou Ă  n’importe lequel de leurs comptoirs. Et ce parchemin, nul n’a intĂ©rĂȘt Ă  te le voler, puisqu’il indiquera ton identitĂ© et ta description, et possĂšdera une marque magique impossible Ă  contrefaire, dont un double te sera confiĂ©. De la sorte, tu voyageras en toute confiance.

— Comme c’est astucieux !

— En effet, en outre ton or, confiĂ© aux Gougiers, sera Ă  l’abri, puisqu’ils disposent de coffres et de chambres fortes, gardĂ©es par des mercenaires compĂ©tents, des crĂ©atures voraces et des sortilĂšges dissuasifs. En plus, ils sont trĂšs liĂ©s avec l’Honorable SociĂ©tĂ©, tu n’as donc rien Ă  craindre.

— Ah je comprends, donc si un voleur dĂ©robe leur or, l’Honorable sociĂ©tĂ© leur rembourse !

— Oui, enfin, en thĂ©orie. Dans la pratique ça n’arrivera jamais.

— Pourquoi ?

— Ah lĂ  lĂ , jeunesse
 Bon, alors je conduis la petite dĂ©poser sa fortune, pendant ce temps vous Ă©cumez le marchĂ©, on fait ça ?

— Donc moi je me suis fait du souci pour ta santĂ© toute la nuit, et pendant ce temps, Monsieur avait le nez dans la touffe !

— Quel langage ! J’ai à son endroit les intentions les plus honorables !

— À son endroit je n’en doute pas, mais à son envers ?

— Non mais je t’en prie, nous parlons de Xyixiant’h, qui est une jeune fille de qualitĂ© et non une des catins avinĂ©es que tu as l’habitude de frĂ©quenter.

— Allons, ne prends pas la mouche compagnon, de toute façon, pour en avoir visitĂ© de toutes les variĂ©tĂ©s, j’ai eu le loisir de constater que toutes les femmes Ă©taient plus ou moins constituĂ©es de la mĂȘme façon, quelles que fussent leurs rang et qualitĂ©.

— Peu me chaut ton expĂ©rience des filles de mauvaise vie, je compte bien, lorsque notre situation sera assurĂ©e, m’établir avec elle comme un honnĂȘte homme.

— À ton Ăąge ? Quelle pitiĂ©. Cela dit, il est vrai que tu auras du mal Ă  trouver mieux. J’ai moi mĂȘme pas mal vĂ©cu et errĂ© Ă  droite et Ă  gauche, je croyais savoir ce qu’était la beautĂ© et la grĂące fĂ©minine, mais je dois confesser que les plus belles princesses de Malachie et les plus douces courtisanes de Pthath font figure de laiderons flĂ©tris Ă  cĂŽtĂ© de ta douce et tendre.

— Oui, c’est vrai qu’elle a jolie figure.

— Ah ça tu peux le dire. Des veinards de premiùre j’en ai connus, mais de là à se fourrer la plus belle fille du Septentrion
 Heureux Morgoth. Bon, trouvons notre marchand avant qu’il ne me vienne l’envie de te la piquer.

— Oui, oui. Euh, Ă  part ça, nous avons un peu discutĂ© elle et moi, et nous nous demandions s’il Ă©tait rĂ©ellement indispensable de parler de toutes ces choses Ă  Vertu. Tu la connais mieux que moi, quel est ton avis ?

— Mon avis rejoint le tien, ce n’est absolument pas nĂ©cessaire. Il est difficile de dire qu’on connaĂźt jamais quelqu’un comme Vertu, qui est une personnalitĂ© complexe, toutefois j’ai dans l’idĂ©e que votre liaison ne l’enchanterait guĂšre. C’est plutĂŽt le genre d’individu avec lequel, comment dire, la franchise est rarement payante. Elle se doutera bien de quelque chose un jour ou l’autre, Ă©videmment, mais je te conseillerai plutĂŽt de la laisser dĂ©couvrir ces choses par elle mĂȘme.

— C’est bien ce qu’il me semblait.

— Car vois tu, au premier abord, on a tendance Ă  considĂ©rer que Vertu est une machine Ă  backstab qui aime beaucoup s’écouter parler, mais quand on la frĂ©quente suffisamment longtemps, on s’aperçoit avec surprise qu’au fond, c’est une femme. Tout au fond.

— Oui, et ?

— Une femme qui vient de se rendre compte qu’elle n’était plus toute jeune, et qui apprĂ©cie la compagnie des jouvenceaux Ă  la figure avenante, un peu comme toi. Oh ne fais pas cette tĂȘte, je ne pense pas qu’elle ait rĂ©ellement des vues sur toi, mais il est une chose importante Ă  savoir au sujet des femmes, et qui est aussi valable pour les hommes pour autant que j’ai pu en juger, c’est que la jalousie peut naĂźtre avant l’amour. Bref, mĂ©fie toi d’elle, Ă  tous points de vue.

— Je ne te connaissais pas cette science des cƓurs. Mais pourquoi une telle mĂ©fiance Ă  son endroit ? C’est notre amie, elle ne nous a jamais trahie ! Et toi particuliĂšrement, tu lui dois la vie, sans son insistance, nous ne t’aurions pas sauvĂ© de la pendaison, souviens-t-en.

— DĂ©cidĂ©ment, tu l’aimes bien Vertu. Pour ma part, je ne serais pas surpris si elle avait Ă©tĂ© au courant de ma pendaison bien avant que j’aie la corde au cou, ce qui ne l’a que trĂšs peu intĂ©ressĂ©e, jusqu’au moment oĂč elle s’est rendu compte qu’elle avait besoin d’un guerrier. Dis moi, n’avait-elle pas pressĂ© le pas plus que de raison ce jour là ? Vous ĂȘtes-vous arrĂȘtĂ©s pour manger ?

— Tu
 oui, mais comment aurait-elle su que nous allions te trouver sur notre route ?

— Elle a des yeux et des oreilles dans tout le pays, c’est une voleuse de grand renom. Tiens, encore un truc bizarre, quand vous m’avez trouvĂ©, vous aviez une Ă©pĂ©e en trop Ă  me confier ! Quel hasard !

— Oh.

— Eh oui, Vertu est un ĂȘtre sournois dont j’ignore quasiment tout des motivations, qui ne dit pas le dixiĂšme de ce qu’elle sait, et lorsqu’elle parle, c’est uniquement parce que ça sert ses intĂ©rĂȘts. J’ai pleinement confiance en elle tant qu’elle a besoin de mon bras et de mon Ă©pĂ©e, pas plus.

— Compris. Merci de tes conseils.

— À ton service. Mais dis moi, nous voici arrivĂ©s au marché !

AprĂšs bien des recherches, il s’avĂ©ra que le vendeur d’objets en buis Babal ou Bobal s’appelait Sormonel et vivait du nĂ©goce de dĂ©s et cartes Ă  jouer. C’était un bonhomme voĂ»tĂ© quoiqu’il ne fut ĂągĂ© que d’une bonne quarantaine d’annĂ©es, les cheveux gris, de mĂȘme que son impressionnante moustache qui formait deux rouleaux pendant de part et d’autre de ses lĂšvres lippues. D’un naturel craintif, Morgoth et Marken n’eurent aucune peine Ă  le faire parler.

— Oh non, je n’étais pas exactement Ă  Melokko le soir oĂč c’est arrivĂ©. Car voyez vous, les gens de ce village aiment Ă  recevoir les colporteurs durant la journĂ©e, mais les trouvent bien importuns dĂšs que la nuit tombe, c’est hĂ©las devenu courant de voir un tel manque d’hospitalitĂ© dans les campagnes de l’ouest. Mais j’ai l’habitude de cette vie, voyez vous, et j’ai trouvĂ© un toit au moins aussi bon que les pauvres chaumiĂšres de ce hameau oubliĂ© des dieux, dans les basses et larges branches d’un chĂȘne centenaire qui bordait la route.

— MalĂ©diction, le mystĂšre se dĂ©robe Ă  nous. Et vous n’avez rien vu ni rien entendu ?

— Oh mais si, et de mon perchoir, j’en ai mĂȘme vu bien plus que si j’avais trouvĂ© asile Ă  Melokko ce soir lĂ .

— Ah oui ? Mais qu’as-tu donc vu ?

— Et bien voilĂ , les derniers feux du jour s’étaient Ă©loignĂ©s depuis deux heures environ, et aux travers des branches nues, sous mes couvertures, je tĂąchais de lire mon avenir dans les Ă©toiles pour trouver le sommeil. C’est alors que j’entendis une cavalcade venant de la route en contrebas. Au bruit, je sus qu’il s’agissait d’un parti assez nombreux de cavaliers menant leurs montures au grand galop, mais quelles affaires pressantes pouvaient nĂ©cessiter une telle hĂąte ? Je compris alors que j’aurais tout intĂ©rĂȘt Ă  me dissimuler et, avant qu’ils ne tournent au coin du chemin, je me cachais en hĂąte, ne laissant dĂ©passer de ma sombre couverture que mes yeux. Je les vis dĂ©bouler l’un aprĂšs l’autre, j’en comptais neuf. Neuf formes humaines noires sur des chevaux noirs, chacune tenant un flambeau crĂ©pitant. Je remerciais alors les dieux de m’avoir inspirĂ© des mesures de prudence, car de ces hommes Ă©manait une aura de mal, de violence et de meurtre, sans doute Ă©taient-ils en route pour commettre quelque crime horrible. Je crus un instant qu’ils se dirigeaient vers le village pour se livrer au pillage, mais plus tard, j’aperçus le dĂ©filĂ© de leurs flambeaux le long du chemin qui gravissait la colline et qui, Ă  ce qu’on m’avait dit, menait Ă  une Ă©cole de magie voisine. De toute la nuit, je n’osais faire un mouvement tant j’étais saisi de terreur, et bien sĂ»r je ne trouvais pas le sommeil. Puis le soleil perça, et desserra quelque peu l’étreinte de la peur. Je redescendis alors de mon arbre, je retournais au village en longeant la route car je ne voulais pas croiser la route de ces cavaliers, et une fois arrivĂ©, j’appris qu’effectivement, l’école de magie avait Ă©tĂ© dĂ©truite et ses occupants tuĂ©s jusqu’au dernier. Inutile de vous dire que je ne me suis pas rendu sur les lieux pour constater les faits, j’ai quittĂ© cette rĂ©gion maudite aussi vite que j’ai pu.

— Et bien, voici qui nous est prĂ©cieux mon ami. Voici un ducat pour ton histoire, et un autre pour ta discrĂ©tion.

— Oh, mais j’y songe, fit le commerçant en voyant que nos compĂšres Ă©taient cousus d’or, il se peut que si cette histoire vous intĂ©resse, vous prĂȘtiez attention Ă  un article s’y rapportant.

— Un
 article ?

— En revenant de Melokko, pour n’y jamais retourner j’espĂšre, je suis repassĂ© par la route qu’avaient empruntĂ© ces maudits cavaliers, et j’ai trouvĂ© par terre ce curieux objet mĂ©tallique. Il n’était pas encore sali de poussiĂšre ni enfoncĂ© dans la boue, voici pourquoi je pense qu’il aurait pu Ă©chapper Ă  un de ces sinistres personnages.

Sormonel sortit de son sac Ă  malice un objet long de deux tiers de pouces. Un examen plus minutieux permit de voir que le mĂ©tal avait Ă©tĂ© trĂšs finement ouvragĂ©, sans ornement aucun mais avec une prĂ©cision de maĂźtre-orfĂšvre. Une armature cubique, de bronze plein Ă  priori, assujettissait Ă©troitement une petite sphĂšre dont l’éclat mĂ©tallique diffĂ©rait subtilement, et qui ne portait aucune marque visible. En revanche, de petits orifices et des picots garnissaient l’armature.

— J’en demande
 cinq ducats, c’est cela.

— Un objet bien curieux. C’est sans doute un indice. Tiens, brave homme, voici la somme que tu demandes.

— Mille mercis, messire, que vos pas soient semĂ©s de miel et


Mark et Morgoth s’éloignĂšrent bien vite, et Ă  mi-voix, commentĂšrent ce quïżœïżœïżœils venaient d’apprendre.

— Les cavaliers noirs ! Sans doute ceux que PiĂ©tĂ© a croisĂ©s !

— Eh ?

— Ah, mais on ne t’a peut-ĂȘtre pas racontĂ© tout ça. Alors voici ce qui s’est passĂ©.

(Morgoth relate ici le récit fait par Piété Legris au cours du cinquiÚme chapitre, que je vous épargne)

— Voilà qui est troublant, acquiesça Marken. Toute cette histoire sent mauvais, trùs mauvais. En fait, j’ai l’impression que ce que ces cavaliers cherchent, c’est toi, et rien que toi.

— Mais je ne les connais pas ces mecs moi !

— Tu es sĂ»r ? Tu n’as pas une marque de naissance quelconque ?

— Mais non !

— Tu ne te transformes pas en loup quand vient la pleine Lune ou un truc du genre ?

— Tu t’en serais aperçu.

— Tu n’as jamais Ă©tĂ© pris Ă  partie par une vieille bohĂ©mienne qui t’aura fait une prophĂ©tie ?

— Jamais.

— Tes parents ne sont pas princes d’une lointaine contrĂ©e ?

— Je viens d’une famille de drapiers du Vantonnois.

— Tu n’avais pas un vieux truc que t’avait confiĂ© un parent sur son lit de mort ?

— Mon amulette en or qui est en cuivre et qui me vient de ma mĂ©mĂ©, ma dague de sacrifice que voici, et qui comme tu le vois est impropre au sacrifice de toute crĂ©ature dotĂ©e d’un corps plus rĂ©sistant que celui d’une mĂ©duse. Et c’est tout.

— Et tu n’as pas pris quelque chose de prĂ©cieux en partant de ton Ă©cole ?

— J’avais volĂ© trois sandwiches Ă  la cuisine.

— Ouais, un crime impardonnable. Bon, ben je sĂšche. Enfin c’est pas grave, je parie qu’on les reverra ces encapuchonnĂ©s.

— Je n’irai pas jusqu’à dire que je m’en rĂ©jouis. Bon, on retourne voir les filles ?

Ils les trouvĂšrent Ă  l’auberge, en grande conversation avec un individu maquillĂ© et pomponnĂ©, portant perruque, collerette bouffante, bas de soie, culotte, chemise Ă  jabot et gilet Ă  clochettes, et je vous fais charitablement grĂące des couleurs, qui Ă©taient Ă  l’avenant.

— Oh oui c’est vrai ? Mais quel honneur ! Tu te rends compte Vertu, quelle chance on a !

— Oui oui, je m’en fais toute une joie. Tiens, mais voici nos joyeux compagnons.

— Mais ils sont invitĂ©s aussi, bien sĂ»r !

— Hein ? Fit Mark, dubitatif ?

— Sa TrĂšs Gracieuse MajestĂ©, l’Auguste Fulbert le QuatorziĂšme, LĂ©gitime Souverain de MisĂšne, vous convie au Grand Bal donnĂ© pour le JubilĂ© de Saphir de son rĂšgne bienveillant.

— Hein qu’on s’en fait une joie ? Demanda Vertu d’un air moyennement enjouĂ©.

— Oh oui, tout à fait, fit Mark sans desserrer les dents.

— À la bonne heure. Je cours prĂ©venir le Grand Chambellan de votre venue, et vous prie en attendant de bien vouloir croire en son estime.

— Nous n’y manquerons pas.

Et lorsque le factotum se fut éloigné, ils obtinrent de Vertu quelques explications.

— Ce zigue a fait irruption dans la salle en disant vouloir voir « l’elfe divine qui en quelques jours seulement avait enchantĂ© la citĂ© de Banvars de sa grĂące ». Evidemment, Xy n’a rien trouvĂ© de mieux Ă  faire que se dĂ©noncer, et voilĂ  comment on se retrouve invitĂ©s Ă  je ne sais quelle sauterie au Palais Royal. Pas question de refuser, bien sĂ»r.

— On dirait que ça ne te fait pas trùs plaisir.

— C’est que le Palais Royal de Banvars, plus on en est loin, mieux on se porte. La moitiĂ© des plats qu’on y sert sont assaisonnĂ©s Ă  la ciguĂ«, et c’est dague dans le dos Ă  tous les coins de couloir. Enfin, ça nous fera au moins une sortie pour ce soir.

Vertu et Xyixiant’h avaient passĂ© l’aprĂšs-midi Ă  s’acheter des vĂȘtements pour l’occasion, laissant Marken et Morgoth s’entraĂźner Ă  la chaĂźne. Le jeune sorcier y constata avec satisfaction que son combat lui avait Ă©tĂ© profitable, et qu’il n’y a en la matiĂšre de meilleure Ă©cole que la souffrance, le danger et l’excitation d’un vĂ©ritable combat. Marken lui fit quelques remarques sur la maniĂšre dont le duel s’était dĂ©roulĂ©, lui indiqua des passes et des parades utiles que, la veille, il n’aurait pu seulement comprendre. Pour tout dire, il avait l’impression d’avoir franchi une Ă©tape importante dans la connaissance des armes. Il prenait maintenant de l’assurance, et avait du plaisir Ă  dĂ©couvrir et maĂźtriser des subtilitĂ©s qui n’étaient pas Ă  la portĂ©e d’un dĂ©butant.

9. Aux marches du Palais

Les filles les rejoignirent en fin de journĂ©e, mais n’avaient pas envie de tirer la rapiĂšre. Ils partirent plus tĂŽt que les jours prĂ©cĂ©dents, et rejoignirent leur auberge pour y faire un brin de toilette et revĂȘtir des effets en rapport avec la situation.

Morgoth revĂȘtit donc sa robe de mage de soirĂ©e, grise et sobre, qui lui convenait fort bien. Marken loua un habit du plus bel effet, tout de satin noir, avec un grand lion issant brodĂ© sur la poitrine au fil d’argent et une cape dans les mĂȘmes teintes, ce qui irrita profondĂ©ment Vertu, engoncĂ©e dans son fourreau (toujours de chez Melliflus) de vison coticĂ©4 aux manches bordĂ©es d’hermine hivernale. Ce qui l’agaçait, c’est que la correspondance des coloris pouvait laisser entendre que Mark et elle entretenaient des rapports intimes. MalgrĂ© tout, le vĂȘtement moulait gentiment sa mince silhouette, l’épaisseur de la fourrure dissimulant avec indulgence les endroits de sa personne oĂč saillaient ses muscles et ses os de machine Ă  tuer bien huilĂ©e. Xyixiant’h pour sa part Ă©tait entiĂšrement dissimulĂ©e sous son nouveau manteau, d’épaisse fourrure marron bordĂ©e de rouge vif, retenu par une ceinture noire piquetĂ©e d’or et au col par une broche d’or.

Il faisait dĂ©jĂ  nuit noire lorsqu’ils sortirent dans la rue. Ils avaient mandĂ© pour l’occasion les services d’un fiacre, et c’est dans cet Ă©quipage qu’ils traversĂšrent la Maruste, franchirent le pont fortifiĂ©, et remontĂšrent la Grand-Rue avant d’obliquer dans la Rue du Roy qui, comme son nom l’indiquait, menait au grand baldaquin de pierre qui marquait l’entrĂ©e du palais, et sous lequel dĂ©jĂ  la noria des coches et des palanquins dĂ©versait de pleins fourgons de hobereaux, bourgeois, courtisans et autoritĂ©s diverses en un embouteillage comique, peu digne d’une telle concentration de hauts personnages.

À l’intĂ©rieur, un vestibule monumental Ă©clairĂ© par un candĂ©labre de cuivre dorĂ© supportant des sphĂšres lumineuses magiques, semblait entiĂšrement rempli par un escalier de marbre roux, lourd et large, dĂ©ployant deux langues en Ă©lĂ©gantes courbes jusqu’à un balcon oĂč se pressait la belle sociĂ©tĂ© de Banvars, bavardant et mĂ©disant avec une joyeuse Ă©nergie. LĂ , un huissier Ă  l’air bovin contrĂŽlait les cartons d’invitation, Ă©paulĂ© par une demi-douzaine de gardes qui pour ĂȘtre chargĂ©s de fanfreluches colorĂ©es n’en Ă©taient pas moins impressionnants.

Puis ils pĂ©nĂ©trĂšrent dans la Salle du TrĂŽne, amĂ©nagĂ©e pour l’occasion en salle de bal, qui Ă©tait aux dimensions d’une cathĂ©drale. Trois puissants globes magiques jetaient sur l’assistance des feux si crus qu’on y voyait comme en plein jour, et faisait ressortir avec acuitĂ© les coloris et les mille nuances des riches toilettes. Les colonnades interminables de marbre noir, aux chapiteaux et aux socles dorĂ©s, se perdaient dans la lumiĂšre surnaturelle, et on ne pouvait que deviner la voĂ»te et ses fresques glorieuses tant les luminaires Ă©taient aveuglants. D’immenses tentures reproduisant les armes des grandes maisons de MisĂšne cascadaient du second des trois niveaux de balcons, mĂ©nageant sur les cĂŽtĂ©s des espaces de pĂ©nombre complice oĂč pouvaient se nouer les intrigues du commerce, du pouvoir ou de l’amour. Un orchestre entiĂšrement composĂ© de musiciens muets – de sorte qu’ils ne puissent trahir les secrets et intrigues qu’ils pourraient glaner en tendant l’oreille – jouait une mĂ©lopĂ©e languissante, Ă©voquant la boisson, la dĂ©bauche et la dĂ©cadence d’une civilisation trop vieille. L’assistance de plus de mille personnes se dĂ©plaçaient avec une grĂące aristocratique, comme les piĂšces d’un gigantesque jeu d’échecs sur le sol alternativement dallĂ© de rouge et de noir, sous les regards Ă©nigmatiques de ceux qui, depuis la Loge Royale, observaient et calculaient. LĂ , en haut d’un escalier tout entier recouvert de velours rouge, sur son trĂŽne de fer haut et Ă©troit, entourĂ© de ses ministres et conseillers les plus proches, plus impassible que ses statues, le roi Fulbert XIV toisait l’assistance avec dĂ©dain, de ses yeux gris et usĂ©s enfoncĂ©s dans ses orbites osseuse.

— Devons-nous aller prĂ©senter nos hommages au roi ? Demanda Morgoth, soucieux d’étiquette.

— Tu n’y penses pas voyons, s’outra Vertu, nous n’avons aucunement le rang requis pour nous prosterner devant le trĂŽne, d’ailleurs du strict point de vue protocolaire, nous ne sommes autorisĂ©s Ă  paraĂźtre en Sa prĂ©sence qu’à titre exceptionnel et tout Ă  fait temporaire. Vois les autres invitĂ©s, ils Ă©vitent soigneusement de trop s’approcher du fond de la salle, et s’ils le font, ils Ă©vitent de se faire remarquer, ce en quoi je vous engage Ă  les imiter.

— Promis, fit Xyixiant’h tout en enlevant son manteau et le confiant à un factotum idoine, d’un geste ample et gracieux.

Les conversations se turent. Les yeux se tournĂšrent en un bel ensemble et convergĂšrent dans la mĂȘme direction. Quelques verres se brisĂšrent Ă  terre. AprĂšs de grinçantes fausse notes inspirĂ©es par la surprise, l’orchestre fit silence. Et soudain la chose se dĂ©ploya avec ampleur, remplissant jusqu’aux trĂ©fonds reculĂ©s de la salle. Nul aprĂšs l’incident ne trouva les mots pour dĂ©crire le phĂ©nomĂšne, nul ne put dire prĂ©cisĂ©ment de quoi il s’agissait, mĂȘme parmi les plus Ă©rudits des professeurs prĂ©sents, mais tous en cet instant furent proprement soufflĂ©s par la puissante radiance qui Ă©manait de la jeune elfe. Elle s’avança sans crainte parmi la foule, et tous s’écartĂšrent de son passage sans s’en apercevoir, dĂ©gageant une large voie devant ses pieds. MĂȘme le baron de Jalol, cĂ©citeux depuis sa naissance, sut par quelque mystĂ©rieux sens la splendeur de Xyixiant’h, et fit place. De son pas menu et lĂ©ger, elle s’avança droit vers le trĂŽne oĂč le souverain de MisĂšne et ses conseillers, pĂ©trifiĂ©s, ne pouvaient s’abstraire une seconde du spectacle. ArrivĂ©e devant les marches pourpres, elle s’inclina longuement en une simple et gracieuse rĂ©vĂ©rence.

— Xyixiant’h, pour vous servir MajestĂ©.

Un grand sourire illumina alors la face du vieux roi, une larme perla sur la peau parcheminĂ©e de sa joue hĂąve, il se leva, s’appuyant lourdement sur les accoudoirs du trĂŽne ancien, s’avança de deux pas, inclina sa tĂȘte ceinte de la couronne d’argent, la main portĂ©e Ă  son cƓur, et rendit Ă  Xyixiant’h son salut.

Vertu qui semblait ĂȘtre la seule Ă  ne pas avoir succombĂ© au charme de l’elfe, tira ses deux camarades par la manche sous la colonnade proche en chuchotant :

— Restez pas dans la zone d’effet, bougres d’andouilles !

— La vache, commença Mark, puissant ! Mais comment elle fait ça ?

— C’est
 Ah oui, c’est un effet pour le moins Ă©tonnant. Sans doute est-ce sa nature elfique qui lui confĂšre un tel ascendant sur les races infĂ©rieures telles que la notre.

— Ouais, dit Vertu, c’est sans doute un truc du genre. Bon, mieux vaut ne pas traüner en sa compagnie ce soir.

— Tu ne penses pas qu’elle aura besoin de protection ?

— C’est une grande fille. Et puis aprĂšs son petit numĂ©ro, elle ne manquera pas de chevaliers servants qui donneraient leur vie pour la dĂ©fendre, elle n’aura donc pas besoin de nous. Profitons-en pour visiter, je n’ai jamais eu le loisir de voir toutes les merveilles du palais.

La plupart des gens de qualitĂ© Ă©taient dans la salle de bal, aussi ne croisĂšrent-ils que la valetaille empressĂ©e du chĂąteau, ainsi que quelques officiers et militaires de rang infĂ©rieur qui traĂźnassaient dans les couloirs. Si de l’extĂ©rieur le bĂątiment prĂ©sentait encore l’aspect vigilant d’une puissante forteresse fĂ©odale, des souverains de jadis, plus soucieux de confort que de dĂ©fense, l’avaient peu Ă  peu transformĂ© en lieu d’art et de plaisante distraction, abattant ici les tours, perçant lĂ  de vastes fenĂȘtres, remplaçant les hourds de bois par d’élĂ©gants balcons de marbre aux fines colonnades Ă  la mode Balnaise.

— Voyez comme nombre de salles sont Ă©clairĂ©es par ces globes magiques, pourtant si chers, quel luxe ! Comme vous vous en doutez, ça ne facilite pas vraiment le travail des gardes chargĂ©s de la sĂ©curitĂ© du Palais, car un ennemi de l’extĂ©rieur, voyant de loin la citadelle illuminĂ©e de l’intĂ©rieur, repĂšrera sans peine les meurtriĂšres et les merlons, et pourra en dĂ©duire l’arrangement de l’intĂ©rieur. NĂ©anmoins, quelle splendeur ! Observez ces plafonds peints Ă  la façon Bardite, de Phlemnos si je ne m’abuse, les motifs figurĂ©s dans cette salle reprennent avec esprit ceux que l’on a dĂ©jĂ  vus au plancher du scriptorium, et que je vous avais dĂ©jĂ  fait remarquer. Ces panneaux, ici, doivent leur couleur si particuliĂšre au bois de chargounier dont ils sont faits. Ils sont trĂšs anciens sans doute, je pense que chacun pourrait valoir dans les cinq-cent ducats. Oh mais attendez, si je ne me trompe pas, je connais la salle suivante, qui est trĂšs intĂ©ressante. Mais oui, c’est la fameuse Galerie des Indignes ! C’est ici


Vertu comptait manifestement faire toute la visite guidĂ©e du chĂąteau, emportĂ©e par son amour des belles choses (car un bon voleur se doit naturellement de reconnaĂźtre l’objet prĂ©cieux de la camelote) et des interminables bavardages. Marken avait pour sa part une autre conception d’une soirĂ©e intĂ©ressante, et aprĂšs avoir ostensiblement bĂąillĂ© Ă  plusieurs reprises, finit par abandonner ses amis en marmonnant qu’il avait un truc Ă  faire, et se mit en quĂȘte d’une salle de garde dont on lui avait soufflĂ© mot et oĂč, paraĂźt-il, l’on jouait aux dĂ©s.

— Bref, reprit Vertu, c’est ici que sont exposĂ©s les portraits des souverains de MisĂšne.

Il s’agissait d’une collection interminable de personnages louches et contrefaits, dĂ©peints sans complaisance avachis sur leur trĂŽne, se livrant Ă  la dĂ©bauche ou Ă  la torture.

— Dans l’ordre chronologique, voici Org Ier le Sauvage, fondateur du royaume, Org II l’Iconoclaste, Org III le MĂ©prisable, Pilastre Ier le TraĂźtre, Auguste ZĂ©ro le Nul dont il est dit que lorsque ses gardes l'annonçaient, ils ne pouvaient s'empĂȘcher de pouffer, Fulbert Ier le Rustre, Fulbert II le Sombre, Alexandre Ier le FlĂ©au de Dieu, Anselme Ier le BĂątard, Pilastre II le Malodorant, Joseph Ier le Pervers, Auguste Ier le Pustuleux, Fulbert III le Maudit, Jacques Ier le BenĂȘt, Jacques II le Nain d’Esprit, Anastasia IĂšre la Repoussante, Jacques III Porte-Bubons – dont la fille aĂźnĂ©e Piedegonde Ă©pousa le prince Filibert, futur roi de BrĂąme, et donna naissance Ă  la lignĂ©e des Bubon-BrĂąme, Fulbert IV le Contrefait, Auguste II l’Avaricieux, Fulbert V le Pitoyable, Anselme II le Bref, qui fut poignardĂ© lors des fĂȘtes donnĂ©es pour son couronnement, Anselme II virgule V le TrĂšs Bref, sur lequel il faut s’arrĂȘter quelques instants : il poignarda son frĂšre aĂźnĂ© pour monter sur le trĂŽne, le carreau d'un arbalĂ©trier royal lui fit aussitĂŽt Ă©clater le crĂąne, de telle sorte que techniquement, son rĂšgne dura environ quatre secondes. Anselme II,V est aujourd'hui encore le plus aimĂ© des rois de MisĂšne, car d'une part c'est celui qui dura le moins longtemps, et d'autre part il occit un autre roi de MisĂšne, ce qui assure toujours une vive sympathie parmi le peuple. Joseph II l’Inverti, qui rĂ©gna moins de six mois, c'est d’ailleurs de cette Ă©poque que date l'expression "durer comme les rois de MisĂšne" pour qualifier un mauvais matĂ©riau, une piĂštre Ă©toffe, un bĂątiment branlant qui ne tiendra guĂšre. On continue avec Joseph III le Mal AimĂ©, Gustave Ier le Pieu (ce n’est pas une faute d’orthographe), Azanachias Ier le MĂ©crĂ©ant, Fulbert VI le CrĂ©tin, Jacques IV l’Incestueux, Anselme III l’IrrĂ©cupĂ©rable, fils de Jacques IV et de sa mĂšre Évoline dite "La Grand'Folle", Zolthar Ier le Non-GĂątĂ©, Pilastre III le Cruel, Alceste Ier l’Insupportable, Zolthar II le Terrible, Enguerrand Ier le Gueux, Alexandre II le Relaps, NoĂ©mie IĂšre la Catin – tu connais peut-ĂȘtre cette chansonnette fameuse : "Homme ou femme, vieillard ou bien petit enfant, qu'il soit nĂ© chatelain, gueux, vilain ou manant, en terre de MisĂšne on serait bien en peine, de dĂ©nicher quiconque n'ait sailli la reine." (Tetinus, la Chanson de Geste ObscĂšne). Les pĂšlerins viennent de loin pour se recueillir en la basilique Saint-ThĂ©ron de Maniche sur son curieux cĂ©notaphe en forme de Y. Le fameux Anthanagoras Ier et Dernier le Boucher, on dit qu’à sa mort, la population totale de MisĂšne se montait Ă  13 personnes, la plupart agonisant dans les cachots. Anastasia II la FainĂ©ante, Fulbert VII le Souffreteux, Fulbert VIII le TarĂ©, Fulbert IX Violeur de Nonnes, Enguerrand II le Piteux, Enguerrand III le Grossier, Jacques V le Consternant, Enguerrand IV l’Animal, François Ier le Moyen, Joseph IV le Sale, Joseph V le MĂ©chant, Fulbert X le Belliqueux — belliqueux mais pas douĂ© : il perdit les trois batailles qu'il mena, et fut d'ailleurs occis au cours de la derniĂšre. Azanachias II le FĂ©lon de Makassar, fils indigne du prĂ©cĂ©dent, il renseigna l'ennemi pour que son pĂšre perde la bataille et le trĂŽne, Azanachias III l’Interminable, souverain dotĂ© d’une remarquable constitution, qui accĂ©da au trĂŽne Ă  deux ans et pĂ©rit Ă  cent dix-sept, les conjurĂ©s durent le poignarder cinquante-trois fois, le pendre, le noyer, le dĂ©pecer et brĂ»ler vif ses morceaux pour y parvenir. Son surnom lui fut donnĂ© vers la moitiĂ© de son rĂšgne. Fulbert XI le Sodomite, Auguste III l’Infanticide, Gustave II le Mort, unique mort-vivant Ă  avoir accĂ©dĂ© au trĂŽne de MisĂšne, Jacques VI le Porc, Jacques VII le Mol, si gros et gras qu'Ă  sa mort, miracle, il se liquĂ©fia, Fulbert XII le Mauvais, Pilastre IV le Bourreau des Manants, Pilastre V le CrĂ©mateur, Fulbert XIII le DĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, Fulbert XIV le Tueur d’Amis, Fulbert XV le Gnome MalĂ©fique, Xaleb Ier la Hache, qui aimait tant la justice que non content de la rendre, il la faisait lui-mĂȘme, et enfin Fulbert XVI le Sinistre, souverain actuel.

— Et bien, soupira Morgoth, quelle belle galerie de


— 
de nobles rois et reines, en vĂ©ritĂ©, acheva un homme qui s’était glissĂ© sans bruit derriĂšre eux, attirĂ© par le babil de Vertu.

Sa voix n’était pas trĂšs forte, assez monocorde. Son visage bistre et lĂ©gĂšrement poupin, auquel on pouvait donner une quarantaine d’annĂ©es, s’ornait d’un bouc clairsemĂ© et d’un sourire un peu forcĂ©, qu’on aurait pu attribuer Ă  la timiditĂ©. Assez corpulent sans toutefois cĂ©der Ă  l’obĂ©sitĂ©, vĂȘtu avec goĂ»t mais sans luxe, tout en lui semblait calculĂ© pour dĂ©tourner les soupçons, pour faire songer Ă  un ĂȘtre mĂ©diocre, sans ampleur et inoffensif. Toutefois, il ne pouvait dissimuler le feu de son regard noir et fiĂ©vreux, fenĂȘtre ouverte sur une Ăąme torturĂ©e, complexe et redoutablement retorse.

— Je ne pense pas avoir eu le plaisir de vous avoir dĂ©jĂ  vu au palais monsieur, je suis Jaffar CƓurnoir de VilfĂ©lon, Gonfalonier de MisĂšne, Maire du Palais, SecrĂ©taire du Ministariat et Grand-Vizir auprĂšs de Sa MajestĂ©.

— Quel honneur d’avoir affaire à un si haut personnage, je suis pour ma part Morgoth l’Empaleur, sorcier et aventurier, et voici mademoiselle Vertu


— 
Lancyent, mais oui, je croyais bien vous avoir reconnue, bien que je ne vous aie jamais su ce talent d’hĂ©raldiste. Je vois avec plaisir que vous prospĂ©rez.

Morgoth jeta un Ɠil Ă  Vertu et Ă©touffa un hoquet : elle Ă©tait grisĂątre, la mĂąchoire serrĂ©e, la sueur perlant sur son front, comme sous le coup d’une Ă©motion intense et dĂ©plaisante.

— Mais dites moi, vous m’avez dit ĂȘtre magicien n’est-ce pas ? NĂ©cromancien peut-ĂȘtre ?

— C’est en effet Ă  la nĂ©cromancie que je me destinais avant de quitter mon Ă©cole.

— Voici une noble science, trop souvent dĂ©voyĂ©e.

— En effet, je vois que vous ĂȘtes un homme ouvert et sans prĂ©jugĂ©. Il n’y a hĂ©las que trop de personnes sectaires promptes Ă  condamner sans connaĂźtre.

— À qui le dites-vous. Euh
 je pense
 comment dire sans paraĂźtre impoli ? Serait-il possible que je vous emprunte Vertu un instant ? Il faut que nous discutions quelques temps de vieilles affaires qui restent Ă  rĂ©gler.

— Mais, bien sĂ»r, hasarda le sorcier. Je vous attends ici.

Ils s’éloignĂšrent hors de portĂ©e d’oreille, Vertu suivant humblement Jaffar. Faisant mine de s’intĂ©resser aux Ă©toiles par une fenĂȘtre, Morgoth les observa de loin. Ils Ă©changĂšrent quelques phrases, sans bouger un cil, Vertu adoptait une attitude de dĂ©fĂ©rence trĂšs inhabituelle. Elle finit par acquiescer Ă  quelque propos de son interlocuteur, qui lui donna congĂ©. EstomaquĂ©, Morgoth crut la voir esquisser une gĂ©nuflexion devant le Vizir, qui l’arrĂȘta d’un geste discret. Il la salua, puis prit congĂ©. Vertu resta un moment interdite au milieu du couloir, le sorcier vint la voir pour obtenir quelques explications. Elle tremblait.

— Il m’a l’air bien sympathique, ce Jaffar CƓurnoir de VilfĂ©lon !

Elle se tourna vers lui en ouvrant de grands yeux outrés.

— Toi et tes conneries !

— Ben, qu’est-ce que j’ai dit ?

Le reste de la soirĂ©e ne prĂ©senta pas d’intĂ©rĂȘt particulier. Vertu ne sembla pas spĂ©cialement disposĂ©e Ă  s’amuser, et tentait de dissimuler sa nervositĂ© sans y parvenir. Ils traĂźnĂšrent encore un peu dans les coulisses du Palais, puis revinrent dans la Salle de Bal pour danser un peu et boire quelques verres. Xyixiant’h Ă©tait fort occupĂ©e Ă  papillonner de petit groupe en petit groupe, riant Ă  telle plaisanterie, s’étonnant de telle tenue, flattant Ă  droite et Ă  gauche, et recevant Ă  son tour mille compliments. La soirĂ©e Ă©tait dĂ©jĂ  fort avancĂ©e lorsque Marken fit sa rĂ©apparition, ayant manifestement trouvĂ© Ă  boire et Ă  se quereller, et nos hĂ©ros fatiguĂ©s jugĂšrent qu’il Ă©tait temps de rentrer. Morgoth alla donc trouver son elfe, lui glissa un mot Ă  l’oreille, elle s’excusa alors auprĂšs des convives qui faisaient cercle autour d’elle. L’aura de splendeur qui l’entourait, et qui avait bien pĂąli depuis son apparition dans la salle, se dissipa soudain comme un rĂȘve. Elle Ă©tait toujours belle, certes, mais normalement belle.

Les Ă©toiles Ă©taient splendides. En retournant Ă  la Maruste, marchant dans les rues dont la boue et le pavĂ© avaient gelĂ©, ils eurent tout loisir de les admirer. Il rĂ©gnait un silence Ă©tonnant, et une fois qu’ils se furent Ă©loignĂ©s des beaux quartiers, ils ne croisĂšrent plus Ăąme qui vive. Voleurs et assassins Ă©taient partis se coucher, les chiens errants avaient tous trouvĂ© un asile quelconque. La fatigue et le froid n’incitaient pas Ă  la confidence, aussi gardĂšrent-ils le silence. Ils parvinrent sans encombre Ă  leur auberge, et voyant que Sparkan l’aubergiste Ă©tait moyennement disposĂ© Ă  leur servir une boisson chaude, ils montĂšrent se coucher. Vertu fit une derniĂšre recommandation :

— C’est demain soir que l’épreuve aura lieu, aussi il est inutile que nous nous levions de trop bonne heure. Reposez-vous autant qu’il vous plaira, nous ne savons pas ce que l’avenir nous rĂ©serve. Bonne nuit, mes compagnons.

Ils se quittĂšrent sur ces mots et regagnĂšrent chacun sa couche.

10. La veillĂ©e d’armes

Mais Morgoth avait le sommeil lĂ©ger en ce moment, et c’est peu aprĂšs le lever du soleil qu’il s’éveilla, le cƓur battant. C’était donc le jour de l’épreuve. Il se leva avec d’infinies prĂ©cautions pour Ă©viter de rĂ©veiller sa compagne, et descendit dans la salle. Il avait constatĂ© qu’aprĂšs avoir bu une tisane d’herbes amĂšres appelĂ©e « Khwar », il avait certes envie de vomir, mais surtout son esprit Ă©tait plus aiguisĂ©, plus apte Ă  se concentrer sur une tĂąche prĂ©cise. C’était fort utile, car il comptait bien mettre la matinĂ©e Ă  profit pour prĂ©parer quelques sortilĂšges soigneusement choisis, en vue de l’aventure qui l’attendait. Donc, parmi les clients qui s’attardaient au Chamois Sautillant, il commanda son breuvage.

— Et voici jeune homme, de quoi vous rĂ©veiller un mort !

— Merci Sparkan (ne dormait-il donc jamais cet aubergiste, se demanda Morgoth). J’en ai grand besoin, car je pars à l’aventure ce soir !

— Ah oui, c’est ce que m’a dit votre amie tout à l’heure.

— Mon amie ? Vertu ?

— Oui, levĂ©e avant les poules.

— Ah tiens, c’est curieux. Elle est remontĂ©e ?

— Oh, mais vous savez, je n’ai pas l’habitude de vĂ©rifier les allĂ©es et venues de mes clients. Je crois cependant qu’elle est sortie. Dans sa tenue noire, lĂ , avec un capuchon.

— C’est Ă©trange. Je me demande oĂč elle a bien pu aller.

— Dans le quartier des temples.

— Ah ?

— Enfin, je dis ça, c’est parce qu’un de mes fournisseurs qui est passĂ© tout Ă  l’heure y a croisĂ© quelqu’un correspondant Ă  la description.

— Ouiiii
 bien sĂ»r. Et je suppose que vous n’avez aucune idĂ©e de ce qu’elle allait faire dans ce quartier non ?

— Aucune. Toutefois on m’a dit qu’elle tournait autour du temple de Hima.

— Hima ? Diable, j’ignorais qu’il y avait un temple de Hima à Banvars.

— Il n’y en a plus, depuis qu’il a Ă©tĂ© incendiĂ© sur ordre du roi Pilastre V, mon pĂšre avait votre Ăąge Ă  l’époque, ça ne nous rajeunit pas. Les ruines ont encore de l’allure cependant, et personne n’a encore osĂ© les raser pour bĂątir dessus. Le culte de Hima est interdit Ă  MisĂšne, le saviez-vous ?

— Je l’ignorais.

— Cela dit, diverses personnes que j’ai pu entendre au cours de leurs beuveries, ont parlĂ© devant moi d’un culte secret, plus ou moins, qui se perpĂ©tuerait dans les catacombes situĂ©es sous le temple. Il y aurait, Ă  ce qu’on dit encore, un passage menant Ă  ce temple secret dissimulĂ© dans un lavoir dĂ©saffectĂ©, pas trĂšs loin.

— Ah oui ?

— Mais ça me fait penser, votre amie, Ă  ce qu’on m’a dit, serait entrĂ© dans un lavoir du quartier. Et elle n’en est pas ressortie. C’est curieux non ?

— Tout à fait. Je vous mets un gros pourboire je suppose ?

— Ma foi, ce serait civil.

Il lui versa quelques ducats. Ah, se dit-il, douce Vertu, que diable fais-tu donc dans notre dos ? Les mots de Mark, la veille, lui revenaient maintenant en mĂ©moire. Bien sĂ»r, il se doutait depuis un bon moment que la filoute expĂ©rimentĂ©e qui l’avait recueilli Ă  Galleda alors qu’il Ă©tait aux abois ne l’avait pas fait par pure bontĂ© d’ñme. Il la savait depuis longtemps prompte Ă  sortir la dague, et il fallait lui rendre cette justice, elle ne faisait nullement mystĂšre de sa philosophie. Mais la discussion qu’il avait eue avec celui qu’il croyait ĂȘtre l’ami intime de la voleuse avait, en quelque sorte, rendue cohĂ©rente la vision qu’il avait d’elle. Oui, il devrait s’en mĂ©fier. De Mark aussi d’ailleurs, car tout paladin qu’il Ă©tait maintenant, il n’avait visiblement rien perdu de ses maniĂšres de rustre, ni de ses penchants pour la violence. Peut-ĂȘtre faudrait-il qu’il remonte dans sa chambre, qu’il prenne Xyixiant’h par la main, et que tous deux fuient au loin pour s’établir et pratiquer un honnĂȘte mĂ©tier. AprĂšs tout, ils en avaient largement la facultĂ©. Oui, mais Xy ? Parviendrait-il jamais Ă  lui rendre sa mĂ©moire perdue ? Parviendrait-il Ă  venger ses maĂźtres et ses compagnons ? Au fond, souhaitait-il vraiment les venger, ou alors n’était-ce pas plutĂŽt un prĂ©texte pratique pour partir Ă  nouveau Ă  l’aventure ?

Il se rendit compte Ă  ce moment qu’il n’avait aucune intention d’abandonner ses indignes compagnons. Il Ă©tait aventurier, il resterait avec eux jusqu’à ce que le mystĂšre soit rĂ©solu, le bien triomphant et l’architecte du mal terrassĂ©. Ainsi devaient se dĂ©rouler les choses.

Au fond du lavoir, un porteur de torche pouvait voir une grille de fer rouillĂ©, dont toutefois les gonds Ă©taient entretenus avec soin. Plus loin, un large escalier voĂ»tĂ© menait Ă  une salle circulaire autour d’un large bassin. Cinq arches aveugles, qui pouvaient ĂȘtre des portes murĂ©es, Ă©taient disposĂ©es autour du bassin. Une seule renfermait un passage secret. Il n’était pas difficile de la trouver d’ailleurs, un panonceau apposĂ© au-dessus annonçait :

                           Temple Secret de Hima

                                  -oOo-

                      mariages, communions, obsĂšques
                       sur demande auprĂšs du Diacre

                           offices quotidiens :
                            9:00-9:15 Matines
                           17:00-17:30 VĂȘpres

                        le Jour de la Crépinette
                   11:00-12:00 Célébration Solennelle

                                 -oOo-

               Les fidĂšles souhaitant communier par le sang
            selon le rite Irithyaque Orthodoxe sont invités à
           prĂ©venir le Diacre au moins trois jours Ă  l’avance

Vertu connaissait le loquet Ă  dĂ©bloquer, qui de toute façon n’était pas bien difficile Ă  trouver, elle poussa le panneau de bois peint, pĂ©nĂ©tra sans hĂ©sitation et referma derriĂšre elle. Elle s’enfonça rapidement dans un corridor humide, tournant Ă  gauche Ă  tel coin, Ă  droite Ă  tel embranchement, disparaissant dans telle zone d’ombre pour emprunter un raccourci invisible, sans prĂȘter attention aux piles d’ossements rangĂ©s avec soin ni aux crĂąnes entassĂ©s qui semblaient sourire Ă  la vue d’un tel sens de l’orientation. Elle dĂ©boucha enfin dans une salle souterraine de taille impressionnante, creusĂ©e Ă  mĂȘme la roche Ă  ce qu’il semblait. À la lumiĂšre de sa torche, Vertu admira l’entassement de mobilier prĂ©cieux et d’offrandes somptueuses, les tentures, les grands candĂ©labres pendants du dĂŽme monumental, le tout lui rappelant de cuisants souvenirs. Elle admira surtout comme ces Ă©lĂ©ments Ă©taient disposĂ©s afin de dissimuler autant que possible les sculptures des contreforts et les bas-reliefs qu’ils encadraient, et qui parlaient de tout autre chose que de paix et de beautĂ©. Car lorsque le roi Pilastre, pris de folie mystique, eut l’inspiration funeste de mettre le feu au temple de Hima qui faisait la gloire de Banvars, les prĂȘtres, prĂ©venus en songe par la dĂ©esse5, n’avaient eu que le temps de dĂ©mĂ©nager les objets du culte dans l’oratoire de Nyshra, situĂ© juste en dessous. À la suite de quoi, ils avaient bouchĂ© les voies de communication entre les deux temples, et attendu sous terre que la folie du roi se calme. Mais comme il ne fut plus jamais possible aprĂšs ça de rĂ©tablir l’ancien Ă©difice dans sa splendeur passĂ©e, il fut dĂ©cidĂ© que l’ancien oratoire serait amĂ©nagĂ© en temple de Hima, Ă  la guerre comme Ă  la guerre.

Des voix Ă©touffĂ©es Ă©manaient d’un passage dissimulĂ© derriĂšre une colonne, ainsi qu’un rai de lumiĂšre tremblotant. Notre hĂ©roĂŻne s’approcha Ă  pas de loups, et jeta un oeil. Loin des ors et des splendeurs du grand-temple, il y avait lĂ  une modeste dĂ©pendance sans ornementation superflue, qui faisait partie des appartements rĂ©servĂ©s aux prĂȘtres. On avait amĂ©nagĂ© la piĂšce en atelier, entassĂ© les outils les plus divers, comme si l’on avait tentĂ© de monter en hĂąte un musĂ©e de l’artisanat sans y apporter grand souci de cohĂ©rence. Autour d’un instrument de fer et de cuivre, trois personnes s’activaient. Deux Ă©taient des enfants, un garçon n’ayant pas dix ans, une fille un peu plus ĂągĂ©e, les deux Ă©tant vĂȘtus Ă  l’identique de lourdes robes grises passĂ©es et diversement maculĂ©es. Un homme, courbĂ© en avant, les observait avec attention s’activer autour d’un appareil de fer et de cuivre, dans lequel ils versaient un liquide translucide Ă  l’aide d’un creuset maintenu par des pinces. Ce dernier personnage Ă©tait chauve, si l’on exceptait une frange de cheveux gris en fer Ă  cheval qui lui faisaient comme une couronne de laurier. À voir son visage, on lui donnait une quarantaine d’annĂ©es, ainsi que le bon dieu sans confession. Il portait une sorte de soutane noire, ornĂ©e d’une belle ceinture rouge dont les pans flottaient Ă©lĂ©gamment sur le devant de sa personne. À son cƓur, une discrĂšte broche d’or reproduisait les trois mains de Hima, symbole bĂ©ni du culte.

— Et n’oubliez pas de bien laver et graisser le moule avant de couler la cire, sinon elle colle aux parois, les cierges perdent tout leur lustre, et plus personne ne veut les acheter.

— Hum hum, fit Vertu.

L’homme en noir se retourna, jaugea l’intruse une demi-seconde, puis arbora son plus grand sourire.

— Bienvenue au Temple Secret de Hima, ma fille, et que l’Inspiration te conduise au Divin.

— Et que nul ne l’entrave, car elle provient des cieux, mon pùre. Excusez-moi, je cherche le pùre Durganton.

— HĂ©las, ma fille, voici prĂšs d’un an et demie que le pĂšre Durganton foule les Jardins du Ciel en compagnie de la DĂ©esse. J’ai Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ© pour le remplacer, pĂšre Noober, de l’Office de Baentcher.

— Quelle tristesse ! Mais c’était un juste, il avait bien mĂ©ritĂ© le repos Ă©ternel. Cependant vous pouvez m’aider peut-ĂȘtre.

— Sans doute.

— VoilĂ , je suis Vertu Lancyent, j’ai Ă©tĂ© en contact avec votre culte il y a quelques annĂ©es. J’aimerais discuter un peu
 avec vous.

— Je n’ai aucun secret pour mes apprentis.

— Puisque vous ĂȘtes le Diacre de Hima pour la DiacrĂ©ture de Banvars, je suppose que vous avez aussi, euh
 d’autres attributions.

— D’autres
 Euh, dites les enfants, continuez sans moi, c’est trùs bien comme ça.

Puis il fit signe Ă  Vertu de le suivre dans son bureau. C’était plus un rĂ©duit qu’un bureau d’ailleurs, mais il bĂ©nĂ©ficiait d’un mince rai de lumiĂšre du jour, provenant d’un trĂšs long conduit d’aĂ©ration dĂ©bouchant dans le caniveau d’une rue voisine. Quelques parchemins y traĂźnaient, pas assez pour qu’on puisse dire que c’était en dĂ©sordre, mais en quantitĂ© suffisante pour qu’on comprenne qu’il y travaillait avec conscience.

— Il va de soi, ma fille, que malgrĂ© son histoire, on ne pratique plus ici certains cultes, auxquels on reproche parfois au clergĂ© de Hima de prĂȘter un concours actif. Le culte en question est d’ailleurs interdit.

— Le culte de Hima aussi, je crois.

— C’est vrai que c’est quelque chose qui m’a Ă©tonnĂ© lorsque je suis arrivĂ© ici, il semble qu’il y ait en quelque sorte des gradations dans l’interdiction.

— Certes, certes. De toute maniùre, si je souhaitais m’entretenir de Nyshra avec quelqu’un dans cette ville, ce ne serait pas avec vous, nous nous comprenons.

Le sourire du prĂȘtre se figea quelque peu.

— Plus ou moins, rĂ©pondit-il prudemment.

— En fait, je suis intĂ©ressĂ©e par le culte de Melki.

— Ah, mais il fallait le dire tout de suite. Je suis ravi de pouvoir m’entretenir de ce sujet avec vous.

— Connaissez-vous bien ce culte ?

— Comme tout prĂȘtre de Hima. Je ne suis pas spĂ©cialiste, bien sĂ»r, mais avant de venir ici, j’ai reçu un enseignement concernant la dĂ©esse de la beautĂ©, ainsi que certaines prĂ©rogatives Ă  titre exceptionnel, car je suis son seul reprĂ©sentant dans la rĂ©gion. Quel misĂšre de devoir exercer son ministĂšre dans de telles conditions, tout de mĂȘme.

— Bah, avec un peu de zùle missionnaire
 En fait, j’avais quelques questions sur l’histoire du culte de Melki.

— Je vous Ă©coute.

— Les prĂȘtres de Melki disposent, je crois, des pouvoirs surnaturels que leur accorde la dĂ©esse, comme les prĂȘtres des autres divinitĂ©s.

— Uniquement les plus mĂ©ritants, mais oui, en effet.

— Des pouvoirs de guĂ©rison, entre autre ?

— Parfaitement, Melki est une dĂ©esse bĂ©nĂ©fique, qui n’a aucune raison de refuser son aide Ă  ceux qui sont dans le malheur, mĂȘme si en dĂ©finitive, ses buts sont plus Ă©levĂ©s que d’influer sur le destin de tel ou tel mortel.

— En a-t-il toujours Ă©tĂ© ainsi ?

— Et bien
 ma foi, pour autant que je sache, oui.

— Il n’y a pas eu
 comment dire
 une interruption de service ?

— Une quoi ?

— Et bien, je ne sais pas, une indisponibilitĂ© des pouvoirs confĂ©rĂ©s par la dĂ©esse, qui aurait durĂ© des annĂ©es.

— Il me semble qu’on s’en serait aperçu.

— Oui, c’est logique.

Le prĂȘtre semblait surpris par les questions, mais Vertu ne trouvait dans son attitude ou dans sa voix nulle trace de dissimulation. À moins que ce ne fut le plus douĂ© des menteurs, il Ă©tait sincĂšre.

— Vous n’avez pas eu vent d’un Ă©vĂ©nement troublant, une prophĂ©tie, un signe divinatoire quelconque ayant rapport avec Melki, et qui aurait eu lieu il y a, disons, environ un mois ?

— J’avoue que je ne vois pas de quoi vous voulez parler
 Ah, mais je comprends, vous ĂȘtes une aventuriĂšre !

— Oui, c’est cela, comment l’avez-vous deviné ?

— Il arrive parfois que des collĂšgues Ă  vous viennent me rendre visite pour me poser des questions du genre « savez-vous oĂč se trouve l’Orbe SacrĂ©e de Bidule ? » ou « quel sortilĂšge permet de terrasser telle crĂ©ature ? », ou bien « comment peut-on contacter Ravel Puits-de-Machin ? ». Je me demande bien pourquoi ils viennent me voir, vous savez, moi, je ne sors quasiment jamais du temple


— Vous avez raison, c’est une habitude dĂ©testable que nous avons, je ne vais pas abuser plus longtemps de votre temps. Oh mais j’y songe, avez-vous ici des archives ? Je cherche une liste de prĂȘtres ayant exercĂ© leur ministĂšre voici plus d’un siĂšcle.

— Les archives, malheureusement, ont brĂ»lĂ© avec le temple en surface. Vous devriez plutĂŽt aller au temple de Baentcher, si cela vous intĂ©resse, je pense qu’ils ont probablement ce que vous cherchez.

Ce fut tout ce que Vertu put tirer du Diacre de Banvars. L’intuition qu’elle avait eu s’était rĂ©vĂ©lĂ©e fausse, il ne lui restait plus qu’à laisser un peu au tronc, et Ă  retourner au Chamois Sautillant, lĂ©gĂšrement dĂ©pitĂ©e.

Lorsqu’elle parvint Ă  l’auberge, Morgoth Ă©tait retournĂ© dans sa chambre pour mĂ©diter ses sorts, et les deux autres aventuriers poursuivaient leur somme conformĂ©ment aux consignes. Elle resta donc seule Ă  ruminer tous ces faits curieux qui s’étaient produits depuis sa fuite de Galleda avec Morgoth. Elle se creusa longuement la cervelle, mais elle eut beau retourner ça dans tous les sens, il lui manquait encore pas mal de piĂšces pour parvenir Ă  un rĂ©sultat cohĂ©rent. Une chose lui apparaissait acquise cependant, la suite des Ă©vĂ©nements s’annonçait pleine de surprises et de dangers, et pas mal de nuages s’amoncelaient au-dessus de leurs tĂȘtes. De leurs tĂȘtes ? Mais au fait, Ă  quoi bon rester avec les trois autres ? Elle avait assez d’or pour fuir Ă  bride abattue jusqu’à l’Orient mystĂ©rieux, franchir le Portolan pour gagner le sauvage Septentrion, Khneb peut-ĂȘtre, galoper vers le couchant, la Malachie turbulente ou la chaotique Shegann, ou bien encore vers le sud, les nations Bardites, la mer Kaltienne, Sembaris, Pthath l’antique
 Elle ne manquait pas de ressource, et trouverait partout matiĂšre Ă  prospĂ©rer. À quoi bon prendre le risque de se mettre Ă  dos les sombres puissances qui rĂŽdaient autour de ses compagnons ?

Mais bien sûr, la curiosité fut la plus forte. Vertu était une aventuriÚre.

Mark se leva peu aprĂšs. Il fit sa toilette devant le miroir, sans se regarder comme Ă  son habitude. Il se rasa avec son Ă©pĂ©e sainte-justiciĂšre (qui n’avait certes pas Ă©tĂ© forgĂ©e dans ce but) en Ă©vitant son propre regard, s’habilla, puis se pencha, pour une fois, sur son visage. Il fit quelques grimaces, du genre de celles qu’il prenait gĂ©nĂ©ralement pour charger un ennemi.

— Paladin de mes couilles, oui !

L’oiseau blanc voleta dans la piĂšce et se posa sur le bord de l’évier, lui lançant un regard oblique de reproche. Aujourd’hui, c’était une colombe.

— Et arrĂȘte de te marrer, volatile stupide.

Bon, foin de billevesĂ©es, la journĂ©e allait ĂȘtre longue.

Xyixiant’h se leva, ouvrit les volets sur une matinĂ©e superbe, s’étira longuement en saluant le soleil, Ă  la grande joie des quelques badauds qui la remarquĂšrent, puis se vĂȘtit en songeant Ă  cette histoire d’épreuve. Si elle avait bien suivi, c’était ce soir l’instant de vĂ©ritĂ©. Quelque chose lui soufflait qu’elle ne craignait rien pour elle-mĂȘme, appelons ça de la confiance en soi, mais quid du jeune Morgoth ? C’est que mine de rien, elle s’y Ă©tait attachĂ© Ă  son sorcier. Il est vrai qu’en ce monde, elle n’avait plus beaucoup de relations, pour ainsi dire trois, dont deux faisaient montre de qualitĂ©s morales pour le moins discutables. L’idĂ©e de perdre le troisiĂšme lui Ă©tait insupportable. Mais encore pire Ă©tait la perspective de dĂ©couvrir qui elle Ă©tait rĂ©ellement. Jusqu’à prĂ©sent, elle avait rĂ©ussi Ă  faire bonne figure, Ă  dissimuler certaines de ses envies, mais les curieuses idĂ©es qui lui traversaient l’esprit, parfois, lui laissaient craindre que la Xyixiant’h d’avant n’était peut-ĂȘtre pas quelqu’un dont elle aurait apprĂ©ciĂ© d’ĂȘtre l’amie. Que ferait-elle si elle se dĂ©couvrait un jour une Ăąme sournoise, un cƓur noir et un esprit vil ? Elle se regarda encore une fois dans la glace. Elle Ă©tait belle, il n’y avait pas de doute. Elle se faisait envie. Et elle avait la dĂ©sagrĂ©able impression d’avoir une Ă©trangĂšre en face d’elle.

Ils se rejoignirent de bonne heure pour manger, allĂšrent s’entraĂźner un peu Ă  la salle d’armes, puis traĂźnĂšrent dans la Maruste pour faire quelques emplettes, acheter les menues fournitures des aventuriers, des provisions, des flĂšches, des torches et toutes ces choses. Ils montĂšrent ensuite s’habiller et s’armer de pied en cap. De retour dans la grande salle, ils firent leurs adieux Ă  Sparkan, puis rejoignirent les Ă©curies oĂč leurs montures les attendaient. AssurĂ©ment, ils avaient fiĂšre allure en traversant la Maruste dans cet Ă©quipage, Marken ouvrait la marche, faisant flotter dans la bise le gonfanon de quĂȘte aux armes du CƓur d’Azur, ils firent forte impression. Ils passĂšrent devant les Crocs de Lembar avec quelque nostalgie, puis sans s’arrĂȘter, franchirent la Porte d’Airain, et prirent la route de l’est.

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Notes

1. Ah, un dĂ©tail tout de mĂȘme : Morgoth trouva un prĂ©texte quelconque pour frapper Ă  la porte de Xyixiant’h. Celle-ci trouva un prĂ©texte quelconque pour l’y faire entrer et le retenir la nuit durant.

2. Les lois du royaume de MisĂšne prĂ©voyaient l’écartĂšlement pour quiconque Ă©tait surpris en train de pratiquer la profession de nutritionniste. Et s’il m’est permis ici d’exprimer mon point de vue, les MisĂšnais avaient bien raison.

3. Il faut quatre maravĂ©dis de bronze pour faire une sapĂšque d’argent, douze sapĂšques pour faire un ducat d’or. Il existe aussi une monnaie d’électrum d’un demi-ducat. Cinq ducats font un quint, grosse piĂšce de prestige peu utilisĂ©e en dehors des transferts de fonds. Six quints font une palette (improprement appelĂ© demi-lingot), quatre palettes font un lingot.

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Morgoth 4 : « La Colline de Grob »

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