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Les Aventures de Morgoth 3 Par Asp Explorer
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Les murailles blanches et majestueuses de lâantique citadelle de Banvars, pavoisĂ©es aux couleurs des nobles barons de MisĂšne, reflĂ©taient avec splendeur la lumiĂšre crue de cette aprĂšs-midi dâautomne. Surplombant les crĂ©neaux innombrables des barbacanes et des chemins de ronde, un vaste donjon, surmontĂ© de trois beffrois ajourĂ©s aux toits aigus dâardoise noire, proclamait alentour la puissance passĂ©e des rois, la prospĂ©ritĂ© des royaumes et la gloire des armĂ©es successives qui avaient eu lâancienne citĂ© pour capitale. Une enceinte fortifiĂ©e, large et haute, aux tours de guet serrĂ©es comme des piquiers Ă la parade, dĂ©limitait les contours de la ville basse vers laquelle se dirigeaient un grand nombre de cavaliers, charretiers et piĂ©tons dĂ©sireux de trouver un abri pour la nuit et, peut-ĂȘtre, de conclure quelques affaires avant la venue de lâobscuritĂ©. Ils devaient, pour entrer, montrer patte blanche devant la garde, suspicieuse Ă juste titre envers tout ce qui venait de lâouest, et glisser une obole Ă lâoctroi.
Une fois dĂ©lestĂ©s de leurs ducats, les voyageurs avaient tout loisir de vaquer Ă leurs affaires, mais il Ă©tait rare quâils ne passent pas dâabord quelques minutes Ă flĂąner sur la Grand-Rue, qui nâĂ©tait que le prolongement de la fameuse route magique menant au lointain pays de Gunt, et qui avait conduit leurs pas jusquâici. Câest que les abords de la Porte du Couchant, quartier Ă©triquĂ© coincĂ© entre la citadelle royale au nord et la gorge abrupte du torrent Khantri, ne manquaient pas dâattraits : nombre de marchands avaient trouvĂ© lĂ un lieu propice Ă lâĂ©tablissement de leur commerce, et les Ă©choppes bordant la large voie, hautes et bariolĂ©es, indiquaient par leur aspect que le terrain y Ă©tait rare et prĂ©cieux, et le prix des marchandises sâen ressentait logiquement. La clientĂšle des courtisans venus du palais tout proche, ou celle des riches bourgeois Ă©tablis sur le quartier en forte pente au nord de la Grand-Rue, avait gĂ©nĂ©ralement les moyens de frĂ©quenter ces riches boutiques regorgeant de marchandises fines, mais ce nâĂ©tait certes pas le cas de la population du quartier sud qui, Ă mesure quâon se rapprochait du prĂ©cipice, vivait sous la menace des glissements de terrain et subissait les assauts des embruns malsains du Khantri en contrebas. CâĂ©tait le royaume des nĂ©gociants dĂ©chus, des spĂ©culateurs ruinĂ©s, des nobles en disgrĂące, des familles qui nâosaient quitter les abords du palais, bien que personne ne dĂ©sirĂąt plus les y revoir.
Jouxtant le palais, Ă lâest, se trouvait la vaste Place Royale, oĂč se tenait, deux fois par semaine, le grand marchĂ©. Lâautre cĂŽtĂ© de la place sâouvrait sur le quartier des artisans et des ouvriers, oĂč sâactivait tout un petit peuple industrieux. CâĂ©tait sous les remparts nord de la ville que lâon pouvait trouver les principaux temples et les couvents, oĂč lâon priait essentiellement la bienfaisante Miaris, lâaustĂšre Hegan, le fier Hanhard et la muette Myrna. La route magique sâarrĂȘtait abruptement, aprĂšs un pĂ©riple de plusieurs centaines de lieues, au bord du Khantri qui en ce lieu Ă©tait plus Ă©troit. Un pont fortifiĂ©, dont la construction Ă©tait bien postĂ©rieure Ă celle de la route, lâenjambait ici, et comme câĂ©tait le seul lieu de passage possible entre les deux rives Ă plusieurs jours de marche Ă la ronde, il Ă©tait fort encombrĂ© et son octroi constituait une des principales ressources de Banvars. De lâautre cĂŽtĂ© de la riviĂšre, un ancien faubourg avait Ă©tĂ© fortifiĂ© et rattachĂ© Ă la commune pour former le quartier appelĂ© « la Maruste », oĂč les prĂȘtres de Hazam avaient Ă©difiĂ© un de leurs temples imposants, avec son universitĂ© et sa bibliothĂšque, comme le voulait lâusage chez ceux qui servent le dieu de la connaissance. Les Ă©tudiants nâĂ©taient pas les seuls Ă frĂ©quenter ce quartier aux loyers modiques, et les habituĂ©s pouvaient trouver, dans le maquis des venelles trop Ă©troites pour quâon y chevauche Ă lâaise, des marchands bien moins prĂ©tentieux que ceux de la Porte du Couchant, de gaies tavernes et des auberges opulentes, des camelots de toutes sortes dont beaucoup oubliaient de bailler les taxes commerciales Ă la couronne, des mendiants, des brigands, des baladins au verbe haut et des trouvĂšres Ă la mine torturĂ©e, et Ă©videmment, des aventuriers.
Les banvarois avaient lâhabitude de croiser dans les rues de leur citĂ© toutes sortes de mercenaires empestant la sueur et autres rustres Ă lâair louche, couturĂ©s de cicatrices et armĂ©s jusquâaux dents. Ils savaient que nombre dâentre eux Ă©taient violents, et conservaient donc Ă leur endroit une rĂ©serve certes polie, mais une rĂ©serve tout de mĂȘme. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, ils ne se mĂȘlaient Ă leurs bruyants hĂŽtes que pour commercer avec eux, ce qui Ă©tait souvent dâun bon rapport tant il Ă©tait connu de tous que les aventuriers sont souvent couverts dâor et prompts Ă sâen dĂ©faire sans faire trop dâhistoire.
Couverts dâor, câĂ©tait plus ou moins le cas des quatre cavaliers qui foulaient ce jour-lĂ le pavĂ© sale de la rue des Gnons, sise dans la Maruste.
En queue du cortĂšge, montĂ©e sur un alezan bai trop grand pour elle, venait une silhouette gracile entiĂšrement recouverte dâun grand manteau gris dâoĂč ne dĂ©passaient que deux bottes de cuir fourrĂ©es et deux gants assortis, dont lâĂ©paisseur ne parvenait cependant pas Ă dissimuler la finesse des mains quâelles recouvraient. Il sâagissait de Xyixiantâh , une elfe dâaspect jeune â ce qui Ă©tait le cas de la plupart des elfes, compte tenu de leur interminable espĂ©rance de vie â et dâune si grande beautĂ© que ses compagnons lâavaient contrainte Ă dissimuler ses traits, sans quoi elle aurait immĂ©diatement attirĂ© lâattention des foules et par lĂ mĂȘme toutes sortes dâennuis. Elle tournait sa tĂȘte dans toutes les directions en de petits mouvements vifs et charmants et, de temps Ă autres, dĂ©signait tel ou tel objet ou personnage ayant attirĂ© son attention, en demandant des renseignements Ă celui qui la prĂ©cĂ©dait.
Morgoth, câĂ©tait lui, Ă©tait bien en peine de rĂ©pondre. Certes il en savait plus que la jeune fille sur les sociĂ©tĂ©s humaines, car en plus dâĂȘtre elfe, elle Ă©tait amnĂ©sique. Mais il Ă©tait lui-mĂȘme trĂšs jeune, il venait dâavoir seize ans, et il avait passĂ© toute sa vie enfermĂ© dans une lointaine Ă©cole de magie, quâil nâavait quittĂ©e que rĂ©cemment. Sa vieille robe de mage, dĂ©jĂ trop petite lorsquâil avait fui son acadĂ©mie et la mĂ©chancetĂ© de ses condisciples, Ă©tait dans un Ă©tat navrant aprĂšs des semaines Ă crapahuter dans les sous-bois boueux et les souterrains pleins de poussiĂšre, ses cheveux noirs Ă©taient devenus trop longs Ă son goĂ»t, et si lâexercice lui avait forgĂ© quelques muscles, il nâen avait pas moins perdu pas mal de kilos, ce qui lui confĂ©rait un aspect de vautour dĂ©plumĂ©.
Vertu aurait sans doute pu renseigner Xyixiantâh plus efficacement, car elle Ă©tait plus ĂągĂ©e et avait dĂ©jĂ vĂ©cu Ă Banvars, Ă ce quâelle disait. Mais elle Ă©tait bien trop occupĂ©e Ă observer les allĂ©es et venues des passants, Ă repĂ©rer les nouvelles boutiques et Ă surveiller les miliciens en patrouille. CâĂ©tait pour elle une habitude, une dĂ©formation professionnelle, car Vertu Ă©tait voleuse. Ce nâĂ©tait pas un dĂ©faut, câĂ©tait son mĂ©tier, bien quâelle nâaimĂąt pas quâon le lui dise en face. Elle portait une armure souple qui Ă©tait trĂšs Ă son goĂ»t, un pourpoint matelassĂ© noir avec quelques petites particularitĂ©s bien pratiques pour lâexercice de son art, et Ă son cĂŽtĂ© battait sa possession la plus prĂ©cieuse, un sabre trĂšs puissant, mais aussi trĂšs maudit, ce qui ne semblait pas la tracasser beaucoup.
En tĂȘte chevauchait Marken, dit « le Chevalier Noir ». CâĂ©tait un robuste guerrier qui dâordinaire avait fiĂšre allure, avec une face virile et dĂ©cidĂ©e sous une chevelure paille, des mains Ă©paisses et habiles Ă manier lâĂ©pĂ©e lourde, et un torse large protĂ©gĂ© par une cotte de maille fatiguĂ©e. Cependant, sa mine Ă©tait sombre, grise, dĂ©faite mĂȘme, et son humeur nâĂ©tait pas sans rapport avec le canari blanc juchĂ© crĂąnement sur la criniĂšre de sa monture. Marken Ă©tait rĂ©cemment devenu, par la volontĂ© du dieu Hegan, un paladin, câest Ă dire un fier dĂ©fenseur de la loi, de la veuve et de lâorphelin. Ce qui le chiffonnait, câest que son nouvel Ă©tat lui interdisait la pratique de ses passe-temps favoris : entre autres choses le pillage des villages Ă la tĂȘte dâune bande de soudards, le viol, le meurtre, la torture, le blasphĂšme etc⊠Et pour sâassurer que son serviteur ne sâĂ©loignerait pas du droit chemin, Hegan lui avait dĂ©pĂȘchĂ© un ange justicier du nom dâAzymaĂ«l, qui avait pris la forme de ce fameux volatile immaculĂ©.
Notre petite troupe Ă©tait dâassez riante humeur (Ă lâexception de Marken donc), car ils Ă©taient arrivĂ©s en ville quelques heures plus tĂŽt, avaient vaquĂ© quelques temps dans Banvars avant dâen arriver lĂ , et sâĂ©tait dĂ©barrassĂ© de deux corvĂ©es pĂ©nibles. La premiĂšre avait consistĂ© Ă rendre visite Ă un nĂ©gociant en cuir tenant commerce discret prĂšs de la Porte du Couchant, une sorte de gnome chauve et nerveux que Vertu connaissait trĂšs bien, et qui connaissait apparemment trĂšs bien Vertu. Ils avaient fait un tour dans lâarriĂšre-boutique, et y avaient discutĂ© la valeur des quelques joyaux que nos hĂ©ros avaient glanĂ©s, au pĂ©ril de leur vie, dans un donjon. Lâhomme, du nom de Leonis, arrondissait manifestement ses fins de mois en achetant et vendant, loin du contrĂŽle tatillon des autoritĂ©s, des marchandises dont il ne cherchait guĂšre Ă connaĂźtre la provenance. Il avait fait rouler chacune des dix-huit pierres prĂ©cieuses dans sa main, les avait toutes longuement jaugĂ©es Ă la lumiĂšre, et avait fait mander un garçon quâil avait prĂ©sentĂ© comme son neveu, et qui avait selon lui un Ćil plus jeune. AprĂšs quelques calculs et force concertation avec son apprenti, le petit homme avait annoncĂ© le chiffre « seize ». Vertu avait hochĂ© la tĂȘte sans marchander, et Ă©changĂ© les pierres contre la somme considĂ©rable de mille six-cent ducats, rĂ©partis en neuf lingots dâor dâune valeur unitaire de cent-vingt ducats et le reste en monnaies dâor et dâargent de Banvars, Baentcher et Burzwalla dans quatre bourses de cuir dont leur fit cadeau le receleur. Ils avaient achevĂ© de se dĂ©lester en vendant quelques potions prĂ©cieuses trouvĂ©es en mĂȘme temps que les pierres, rĂ©coltant une soixantaine de ducats, et avaient procĂ©dĂ© Ă lâestimation dâun livre de magie, Le Tome dâArgent du Codex Incubus dâAlizabel, de la mĂȘme origine que le reste. Il Ă©tait assez rare et prĂ©cieux apparemment, puisquâils avaient trouvĂ© un acheteur intĂ©ressĂ© Ă cent-soixante ducats. Ă la suite de quoi ils avaient procĂ©dĂ© Ă la deuxiĂšme corvĂ©e, lâĂ©tape ingrate mais indispensable de lâaventure sur laquelle bien des glorieuses et puissantes compagnies avaient fini dans la discorde et la mesquinerie la plus honteuse : le partage du trĂ©sor.
Xyixiantâh avait ouvert les hostilitĂ©s en revendiquant le quart de lâor trouvĂ©, avec une rapacitĂ© qui surprit ses compagnons. Vertu lui avait alors expliquĂ© quâelle avait peu participĂ© Ă lâaventure, ce qui lui interdisait le droit Ă une part importante, mais lâelfe avait rĂ©pliquĂ© en arguant quâelle avait tout de mĂȘme soignĂ© Marken alors quâil Ă©tait blessĂ© et ce Ă deux reprises, et quâen outre elle ne possĂ©dait rien, et quâelle aurait besoin dâor pour sâĂ©quiper en vue de la prochaine aventure. AprĂšs quelques chamailleries, elles sâĂ©taient entendues sur la somme de trois vingtiĂšmes du butin pour lâelfe, qui fit mine de bouder, mais trĂšs briĂšvement, comme le nota Vertu. Pendant ce temps, Morgoth Ă©tait rentrĂ© dans la discussion et avait fait valoir son droit de conserver le livre, dont il aurait besoin pour parfaire ses compĂ©tences magiques. Marken lui avait rĂ©torquĂ© quâil Ă©tait dâusage que tous les objets trouvĂ©s soient inclus dans le montant du trĂ©sor Ă se partager, et que sâil voulait conserver le livre, les cent-soixante ducats correspondant seraient logiquement dĂ©falquĂ©s de sa soulte en numĂ©raire. Mais le sorcier ne sâĂ©tait pas laissĂ© impressionner par le jargon abscons du paladin, et avait fait valoir que ce principe devait valoir pour tous, et quâil devait donc mettre son Ă©pĂ©e dans le pot commun, puisquâils lâavaient elle aussi trouvĂ©e dans lâaventure. Or il sâagissait dâune Ă©pĂ©e sainte de paladin, dont Marken savait pertinemment quâelle valait Ă elle seule plus que tout le reste du trĂ©sor, il avait donc prĂ©fĂ©rĂ© transiger sagement, optant pour un dĂ©dit symbolique de cinquante ducats pour le livre, et de cent pour lâĂ©pĂ©e, soient cent cinquante ducats qui furent mis dans un pot commun pour les petits frais. En fin de compte, Vertu, qui nâavait rien rĂ©clamĂ©, avait rĂ©coltĂ© la plus grosse part avec trois lingots et cent-quinze ducats, suivie par Morgoth avec ses trois lingots et soixante-cinq ducats, Marken avec ses deux lingots et cent trente-cinq ducats, et enfin Xyixiantâh avec un lingot et cent-cinq ducats.
Le partage tant redoutĂ© ayant Ă©tĂ© fait Ă la satisfaction gĂ©nĂ©rale, ces kilos de mĂ©taux prĂ©cieux furent un fardeau bien agrĂ©able Ă transporter. Ils devisaient donc gaiement de choses et dâautres, commentant lâarchitecture, la mode et les usages du pays.
ââŻUne guilde des voleurs ? Ă Banvars ? Quelle horreur, jamais de la vie voyons !
Vertu avait pris un air des plus scandalisĂ©s, avec cependant une certaine outrance dans lâattitude, qui passa au-dessus de la tĂȘte de Morgoth.
ââŻPourtant, jâai entendu parler⊠commença le sorcier.
ââŻPour ma part, je nâai jamais eu connaissance de telles choses. Et toi Mark, as-tu jamais eu vent de tels racontars ?
ââŻOh, il est peut-ĂȘtre venu Ă mon oreille, sans trop y prĂȘter attention, des ragots, des bruits sans fondement. Sans doute des jaloux ou des aigris, le monde en est plein. Il nây a jamais eu de guilde des voleurs Ă Banvars, jamais voyons.
ââŻMeuh non, reprit Vertu, absolument pas, quelle idĂ©e bizarre. Non, sois rassurĂ© Morgoth, la loi et lâordre rĂšgnent Ă Banvars.
ââŻPourtant, lorsque nous sommes passĂ©s dans la rue dite « de la Grande Truanderie » tantĂŽt, jâai cru remarquer un haut bĂątiment aux fenĂȘtres Ă©troites et barrĂ©es de fer, et des individus Ă la mine du dernier suspect semblaient nâavoir rien dâautre Ă faire que de nous Ă©pier dâun air peu amĂšne en se curant les ongles avec leurs couteaux.
ââŻAh bon ? Je nâai pas fait attention⊠Ah, mais tu dois parler de lâHonorable SociĂ©tĂ© de Banvars, aussi appelĂ©e « La Prudentielle de PrĂ©voyance-Vie »! Rien Ă voir avec une guilde de voleurs, il sâagit dâune compagnie dâassurance, rien de plus.
ââŻUne quoi ?
ââŻUne compagnie dâassurance. Moyennant une petite contribution annuelle, lâHonorable SociĂ©tĂ© assure aux commerçants que si leurs Ă©tals et marchandises sont dĂ©robĂ©s, saccagĂ©s, incendiĂ©s ou que sais-je encore, elle leur en remboursera le montant.
ââŻComme câest astucieux. Ainsi, ces braves commerçants se retrouvent Ă lâabri du hasard, ça mâa lâair dâĂȘtre une excellente chose.
ââŻCâest un service trĂšs apprĂ©ciĂ© en effet, car tous les marchands de la ville cotisent.
ââŻTous ?
ââŻOh oui, tous. MĂȘme les plus butĂ©s finissent par comprendre le bĂ©nĂ©fice et la tranquillitĂ© dâesprit que lâon retire dâĂ©marger Ă lâHonorable SociĂ©tĂ©.
ââŻUn bel exemple dâesprit dâentreprise, cette Honorable SociĂ©tĂ©, vraiment.
Puis, Vertu et Marken Ă©clatĂšrent de rire, dont la raison Ă©chappa au jeune sorcier et Ă lâelfe voilĂ©e.
ïżœïżœïżœâŻTiens, elle a lâair sympathique cette auberge. « Le Chamois Sautillant », hum⊠jâespĂšre que câest un extrait du menu ! Reposons nous ici quelques jours, histoire de faire un peu de gras.
ââŻPrenez moi une chambre, fit le Chevalier Noir, il faut que je fasse une course importante en ville.
ââŻAh ? Câest quoi ?
ââŻTu verras bien. Je serai de retour avant la nuit, normalement.
ââŻQue de mystĂšres ! Bon, Ă tout Ă lâheure.
Et il sâĂ©loigna au petit trot.
ââŻTant pis, entrons.
Lâauberge Ă©tait confortable, et sans ĂȘtre de grand luxe, elle Ă©tait au-dessus des moyens du manant ordinaire. Les quelques clients qui devisaient courtoisement dans la grande salle, sous un imposant candĂ©labre de fer forgĂ©, Ă©taient des paysans enrichis, des nĂ©gociants ou des nobliaux Ă en juger par leur mise, mais la clientĂšle dâaventuriers fortunĂ©s ne devait pas ĂȘtre si rare que cela car ils nâĂ©veillĂšrent quâun intĂ©rĂȘt trĂšs passager.
ââŻBonjour, lâaubergiste, il nous faudrait quatre chambres, lança Vertu au malabar chauve et moustachu qui nettoyait sa vaisselle en sifflotant derriĂšre le comptoir.
ââŻMais bien sĂ»r messieurs-dames, rĂ©pondit lâaubergiste, qui sâappelait Sparkan. Câest six sapĂšques par chambre et par nuit⊠vous comptez resterâŠ
ââŻJusquâĂ tant quâon doive partir, fit Vertu dâun air assurĂ©, en comptant deux ducats sur le comptoir, le prix de la premiĂšre nuitĂ©e.
ââŻVous pouvez prendre les chambres Ă lâenseigne de lâĂąne, du hĂ©risson, de lâescargot et du serpent, elles ne sont pas forcĂ©ment contiguĂ«s mais elles sont libres, et toutes au premier.
ââŻParfait, parfait, nous allons aussi nous installer Ă la petite table lĂ -bas, dans le coin. Pourriez-vous ĂȘtre assez aimables de nous faire porter quatre chopines de BiĂšrebouc ?
ââŻMais certainement, et bienvenue au Chamois Sautillant !
Et donc, ils sâinstallĂšrent Ă la place dite, une table Ă peine assez grande pour quâon puisse sâen servir pour faire du spiritisme, dans lâangle le plus sombre, sous lâescalier, Ă cĂŽtĂ© dâune panoplie complĂšte dâarmes de parade quâon avait pendues au mur afin de signifier que câĂ©tait le coin rĂ©servĂ© aux aventuriers en quĂȘte de cause Ă dĂ©fendre. Une fois quâils eurent leurs boissons, Vertu demanda :
ââŻTiens, Xy, mets donc une quatriĂšme chaise.
ââŻOui, bien sĂ»r. Mais, Mark a dit quâil allait revenir dans deux heures, sa biĂšre sera tiĂšde.
ââŻCâest pas pour lui, tu vas voir. Ah, tiens, le voici justement, ne regardez pas avec trop dâinsistance.
Un nouveau personnage venait de faire son apparition dans la salle, entrebĂąillant la porte juste assez pour se glisser, dans une tentative pour se faire discret. Il Ă©tait de taille moyenne, vĂȘtu dâun manteau noir semblable Ă celui de Xyixiantâh et dont la capuche dissimulait ses traits, il se dĂ©plaçait dâune dĂ©marche hĂ©sitante. Il Ă©changea deux mots avec lâaubergiste, qui parut amusĂ© par quelque plaisanterie et haussa les Ă©paules. Puis il se dirigea, un peu en biais, vers le coin de la salle oĂč buvaient nos amis.
ââŻBonsoir, Ă©trangers, excusez moi de vous importuner, je suppose que vous avez des affaires importantes Ă traiter⊠Puis-je me joindre quelques instants ?
ââŻMais je vous en prie, dâailleurs nous vous attendions.
ââŻVousâŠ
ââŻJe suppose que si vous nous suivez depuis que nous avons franchi le pont, câest parce que vous Ă©tiez postĂ© lĂ Ă attendre les aventuriers qui passent, et que vous avez une mission quelconque Ă nous proposer. Ce qui tombe bien, nous sommes libres dâengagements. Je vous Ă©coute monsieurâŠ
ââŻEuh⊠Paimportes. Je mâappelle Paimportes.
Comme il sâĂ©tait approchĂ©, il Ă©tait maintenant possible de voir son visage Ă la peau squameuse, dont le nez allongĂ© et les petits yeux rapprochĂ©s Ă©voquaient le museau dâune fouine. On ne lui aurait pas donnĂ© plus de vingt ans, ni prĂȘtĂ© une grande intelligence. En un mot, il Ă©tait quelconque.
ââŻSoit, admettons, soupira Vertu dâun air las. Je suis Virette Lagrise, voici Momo le magnifique, et elle câest mademoiselle X, notre prĂȘtresse. Nous comptons un quatriĂšme membre dans notre Ă©quipe, mais il est parti faire une course.
ââŻJe vois que jâai affaire Ă des gens dâexpĂ©rience, je nâirai donc pas par quatre chemins. Je suis envoyĂ© par un commanditaire qui souhaite pour lâinstant garder lâanonymat, mais qui est un trĂšs puissant personnage. Il a effectivement une mission pour des gens courageux et capables, mais câest une mission trĂšs⊠dĂ©licate⊠et pour tout dire, mon commanditaire souhaiterait sĂ©lectionner lui-mĂȘme les personnes composant le groupe.
ââŻAh ? Câest une requĂȘte un peu inhabituelle.
ââŻJâen suis bien conscient. Je dois ajouter que mon maĂźtre souhaite dĂ©partager les candidats Ă cette mission par une Ă©preuve prĂ©liminaire, dont je ne connais pas la nature. Toutefois, elle mâa permis de vous dire que chaque candidat recevrait une bourse de cinquante ducats dâor en dĂ©dommagement du temps perdu.
ââŻFoutre ! Vous voulez dire, cinquante pour chaque candidat rĂ©ussissant lâĂ©preuve je suppose ?
ââŻNon non madame, cinquante pour chaque candidat participant Ă lâĂ©preuve prĂ©liminaire, ou ses hĂ©ritiers si par malheur⊠enfin, vous savez bien. Oui, je ne vous cacherai pas que lâĂ©preuve prĂ©liminaire comportera sans doute quelques risques, dâoĂč la prime.
ââŻQuelle gĂ©nĂ©rositĂ©. Câest oĂč et quand, lâĂ©preuve ?
ââŻVous avez tout le temps de vous prĂ©parer. Dans quatre jours, Ă la tombĂ©e de la nuit, les personnes intĂ©ressĂ©es sont priĂ©es de se rassembler dans un lieu-dit « la Tombe-Helyce », dans la forĂȘt qui borde la montagne, un peu au nord-est de la ville.
ââŻParfait, ma prĂ©sence vous est assurĂ©e. Et vous, mes joyeux compagnons ?
ââŻJe ne sais pas trop, hĂ©sita Xyixiantâh. Vous croyez que je devrais participer ?
La voix de lâelfe Ă©voquait par instant le clapotis une source cascadant entre deux rochers au petit matin frais dâun jour de printemps. Celui qui se faisait appeler Paimportes en resta un instant stupĂ©fait et saisi dâune inexplicable nostalgie.
ââŻJe suppose, lui rĂ©pondit Vertu, que si le simple fait de se porter candidat rapporte cinquante ducats, remplir la mission en rapportera bien plus. Tu nâas rien contre le fait de gagner de lâor ?
ââŻOh non, jâaime beaucoup lâor, regarde (elle sortit trois ducats de sa bourse, les plaça dans sa main et les contempla fixement aprĂšs avoir relevĂ© sa capuche pour mieux voir). Vois comme ça brille joliment, ce mĂ©tal Ă©ternel rend des reflets semblables au feu du soleil quâun dieu aurait congelĂ© et semĂ© en fine pluie sur la terre. Nâest-ce pas la plus merveilleuse des choses ?
Morgoth et Paimportes acquiescĂšrent dâun raclement de gorge, bien quâils eussent en cet instant une idĂ©e assez diffĂ©rente sur ce qui Ă©tait la plus merveilleuse des choses. Car mĂȘme le mĂ©tal des rois travaillĂ© par le plus habile des orfĂšvres se rabaissait au rang de vile bourbe si on le comparait Ă la chevelure ardente qui jaillissait du col de fourrure en torrents bouillonnants pour se rĂ©pandre en boucles vaporeuses jusque sur la table.
ââŻEt bien toi au moins, tu ne fais pas semblant dâĂȘtre un pur esprit, coupa Vertu dâun ton acide. Et remets ta capuche, tu vas nous attirer des ennuis.
ââŻAh ? Ils nâaiment pas les elfes par ici ?
ââŻSi, sĂ»rement, mais câest surtout que tu nous fais remarquer. Bon, tu viendras ?
ââŻSi tu y vas, jây vais.
ââŻBon, Momo ?
ââŻJâai lâimpression que ce petit⊠concours est plus ou moins rĂ©servĂ© aux aventuriers expĂ©rimentĂ©s⊠Jâai peur de ne pas ĂȘtre Ă la hauteur.
ââŻMais si, mais si, allez comptez le aussi. Notre compagnon nâest pas lĂ , mais je ne pense pas quâil rechigne devant la perspective dâune bagarre lucrative, vous pouvez le compter.
ââŻBien, bien, je crois que nous en avons fini alors⊠Nous nous reverrons dans quatre jours, dâici lĂ , nâhĂ©sitez pas Ă visiter notre belle citĂ©, et bonne chance.
Et il repartit, toujours aussi peu assuré, probablement pour reprendre son poste au pont.
ââŻEst-ce vraiment prudent ? Tu crois rĂ©ellement que je pourrais survivre Ă une Ă©preuve de ce type, tout seul, lĂ oĂč mĂȘme des aventuriers expĂ©rimentĂ©sâŠÂ ?
ââŻAh ? Eh, dis moi, nous avons dĂ©jĂ vĂ©cu deux aventures non ?
ââŻOui, si on veut.
ââŻBon, alors il faut que tu saches une chose importante : dans tous les coins d'Occident, et je suis prĂȘte Ă parier que c'est pareil ailleurs, il y a des tavernes, et dans ces tavernes, il y a gĂ©nĂ©ralement une ou plusieurs tables telles que celle-ci, qui sont occupĂ©es par des gens qui nous ressemblent, et qui comme nous se disent aventuriers. La diffĂ©rence entre eux et nous, c'est que ces gens, pour la plupart, n'ont jamais mis les pieds dans un donjon, n'ont jamais vu un monstre autrement qu'empaillĂ©, et ils seraient bien en peine de sortir la lame du fourreau tant elle a rouillĂ©. Tu es un vĂ©ritable aventurier si tu as survĂ©cu Ă ta premiĂšre aventure. Vu que tu as survĂ©cu Ă la deuxiĂšme, tu peux Ă bon droit te flatter d'ĂȘtre expĂ©rimentĂ©, et je te conseille d'en profiter pour toiser d'un air mĂ©prisant tous les fiers-Ă -bras que je t'ai dĂ©crits, c'est un des petits plaisirs de la vie. Un peu dâassurance, que diable, tu es un mage puissant et jâai notĂ© que tu savais faire preuve de caractĂšre et dâesprit dâĂ -propos lorsque la situation le nĂ©cessitait.
ââŻUn mage puissant ? Tu te moques de moi, je nâai mĂȘme pas mon brevet Ă©lĂ©mentaire de sorcellerie, jâai quittĂ© lâĂ©cole avant la fin de lâannĂ©e !
ââŻUn type qui transforme la pierre en boue, qui se rend invisible Ă volontĂ©, qui aveugle ses ennemis, pour moi, câest un mage puissant. Et je me souviens que dans la grotte du DivisĂ©, tu as projetĂ© un Ă©clair particuliĂšrement meurtrier.
ââŻOui, et câest un pur miracle si je ne me suis pas frit la cervelle.
ââŻCe nâest pas un pur miracle, câest simplement que tu as les compĂ©tences requises pour lancer de tels sortilĂšges. Tu as Ă la fois la connaissance et le talent, mais tes professeurs ont rĂ©ussi Ă te convaincre que tu Ă©tais mĂ©diocre, pour des raisons qui sont sans doute de pure mesquinerie. Il faut te dĂ©faire de cette influence nĂ©faste et, dorĂ©navant, apprendre la sorcellerie par la pratique, et non plus seulement en prĂȘtant attention Ă des enseignements que te procurent des gens qui nâauront jamais ton envergure.
ââŻTu dis cela, Vertu, car tu nâes pas magicienne. Mais je tâassure que certains de mes maĂźtres Ă©taient de loin supĂ©rieurs, par leur puissance et la qualitĂ© de leurs sortilĂšges, Ă ce que je pourrais jamais devenir. Si tu prends ce sortilĂšge de transformation de pierre en boue qui tâa tant frappĂ©e, tu dois bien comprendre que si je lâavais lancĂ© lors dâun examen, jâaurais Ă©tĂ© la risĂ©e de mes camarades. Ainsi mon professeur dâaltĂ©ration minĂ©rale, lâhonorable Andralphabetus, aurait Ă©tĂ© capable de faire fondre le mur depuis la base jusquâau chemin de ronde, lĂ oĂč je nâai rĂ©ussi quâĂ forer un Ă©troit tunnel !
ââŻTes maĂźtres, tout comme toi, sont des hommes, pourquoi devrais-tu leur ĂȘtre infĂ©rieur ? Penser ainsi est la marque dâune Ăąme petite, et je te conseille de changer rapidement dâoptique. Ne te mĂ©prends pas sur le sens de mes paroles, il est bon de respecter ses maĂźtres, mais ce respect ne doit pas ĂȘtre aveugle. Ton Antrophodlanus lĂ , il Ă©tait sans doute trĂšs fort pour ramollir les cailloux, je nâen disconviens pas, mais lâas-tu souvent vu lancer des sortilĂšges en dehors de sa discipline de prĂ©dilection ?
ââŻNon, jamais, admit Morgoth aprĂšs un instant de rĂ©flexion.
ââŻCâest bien ce que je pensais. Il a sans doute passĂ© des annĂ©es Ă se perfectionner dans les quelques sortilĂšges quâil maĂźtrisait le mieux au dĂ©part, dans le seul but dâimpressionner ses Ă©lĂšves et ses collĂšgues. Et lors de ses leçons, je suis prĂȘte Ă parier quâil se lamentait Ă tous propos de la mĂ©diocre qualitĂ© des Ă©tudiants quâon lui envoyait, et Ă vanter les extravagantes prouesses de potaches du temps jadis.
ââŻCâest pourtant vrai, Ă croire que tu lâas connu !
ââŻLui en particulier non, mais des gens de sa sorte, hĂ©las, jâen ai subis moult. On trouve souvent ce dĂ©faut chez ceux qui font profession dâenseigner : exiger quâun Ă©lĂšve qui nâa que quelques semaines dâapprentissage dans une matiĂšre particuliĂšre fasse aussi bien quâun professeur qui nâa rien fait dâautre de sa vie quâĂ©tudier ladite matiĂšre. Celui qui maĂźtrise parfaitement une discipline, et rien en dehors dâelle, est plus nuisible encore que lâignorant qui, sachant au moins quâil est ignorant, agit en consĂ©quence.
ââŻAh oui ?
ââŻSupposons un instant quâau lieu de te compter parmi nous pour cette affaire sur la route de MisĂšne, nous ayons eu Ă nos cĂŽtĂ©s ton professeur Angrossephalus. Au prieurĂ© de Noorag, il aurait fait un trou plus grand dans le mur, je nâen disconviens pas, mais quelle importance, grand ou petit, cet orifice nous a sauvĂ©s. En revanche, ton vieux sage, aurait-il eu la prĂ©sence dâesprit dâaveugler les brigands dans la clairiĂšre ? Aurait-il rĂ©ussi Ă foudroyer le DivisĂ©Â ? Aurait-il pu lancer ces illusions qui nous ont permis de sauver Mark de la pendaison ? Jâen doute si tout ce quâil sait faire de ses dix doigts, câest du granit mou. Jâignore quels critĂšres prĂ©sident Ă lâĂ©tablissement des hiĂ©rarchies dans les acadĂ©mies de magie, mais chez les aventuriers, on ne juge la qualitĂ© dâun sorcier quâĂ la seule aune de son utilitĂ© dans le groupe, ce qui implique dâavoir dâamples facultĂ©s dâadaptation. Et Ă ce titre, tu as largement mĂ©ritĂ© ta place parmi nous.
ââŻTes paroles sont agrĂ©ables Ă mes oreilles. JâespĂšre que tu ne cherches pas Ă me flatter ?
ââŻPas du tout, câest la vĂ©ritĂ©. Et je vais tâen donner un exemple : voici quelques annĂ©es, Mark et moi faisions partie dâune compagnie dâaventuriers qui agissaient dans les terres situĂ©es entre lâArgatha et la passe de DĂ»n-Molzdaar. Nous avions parmi nous une magicienne capable, probablement plus puissante que toi. Or, voilĂ que par une belle nuit de printemps, nous Ă©tions paisiblement en train de pill⊠de visiter un cimetiĂšre en ruines dâune citĂ© abandonnĂ©e, quand soudain, notre magicienne, qui Ă©tait restĂ©e Ă lâarriĂšre, tombe nez Ă nez avec un vampire, qui tout de go lui saute Ă la gorge et se met Ă lui sucer le sang. AlertĂ©s par ses cris, nous nous prĂ©cipitons Ă son secours et terrassons le mort-vivant avant quâil ne la tue tout Ă fait. GrĂące aux bons soins de notre prĂȘtresse, nous remettons notre collĂšgue dans un meilleur Ă©tat et poursuivons notre pĂ©riple. Or, au moment de nous reposer, elle sâaperçoit avec horreur quâelle est dĂ©sormais considĂ©rablement diminuĂ©e ! Elle ne peut plus lancer que quelques sortilĂšges Ă©lĂ©mentaires, et encore en petite quantitĂ©s. Le vampire lui avait volĂ© lâessentiel de son Ă©nergie vitale et de ses facultĂ©s magiques.
ââŻQuelle horreur !
ââŻEn effet, câest un sort cruel. Mais que crois-tu quâelle a fait ? Etait-elle du genre Ă se lamenter, Ă sâenfuir et Ă se cacher dans un trou ? Du tout ! Elle a pris son parti de la situation et lorsque, quelques jours plus tard, il advint quâun fort sorcier la dĂ©fia en duel, elle releva bravement le dĂ©fi.
ââŻCâest du suicide !
ââŻNon, de la confiance en soi. Elle a dâailleurs triomphĂ© sans employer le moindre sortilĂšge, juste en utilisant la ruse, lâintimidation et en mettant Ă profit les mauvaises habitudes de son adversaire. VoilĂ un exemple Ă suivre, voilĂ un esprit souple qui va directement au plus important. Mis dans une telle situation, ton vieux professeur serait mort.
ââŻDonc, tu mâencourages Ă dĂ©velopper tous mes dons, sans passer trop de temps Ă me spĂ©cialiser.
ââŻCâest exactement ça.
ââŻCe qui rejoint la requĂȘte que je tâai dĂ©jĂ prĂ©sentĂ©e plusieurs fois : mâentraĂźneras-tu un peu au mĂ©tier des armes ? Je risque dâen avoir besoin si la semaine prochaine, je dois me retrouver seul face au danger.
ââŻAh, dĂ©cidĂ©ment, tu y tiens. Soit, je tâapprendrai lâescrime Ă ma maniĂšre, nous tĂącherons de louer une salle dâarmes en ville demain, ou Ă dĂ©faut une grange. Dâailleurs Xy, si le cĆur tâen ditâŠ
ââŻQuoi ? Tu veux mâapprendre Ă me battre ? Tu mâavais dit que Melki Ă©tait une dĂ©esse pacifique.
ââŻCâest vrai, rien ne tây oblige, câest Ă toi de voir. De toute maniĂšre, une elfe gracile comme toi nâest pas dâune grande utilitĂ© dans un combat.
ââŻMais pas du tout, câest totalement faux ! Je peux me battre comme nâimporte qui, je nâai pas peur.
ââŻBien, nous te compterons donc parmi nous pour notre petite leçon dâescrime.
ââŻOui, mais lâaprĂšs-midi alors. Jâai des courses urgentes Ă faire demain matin.
Et ils discutĂšrent ainsi de toutes sortes de sujets jusquâau retour de Mark, qui revint Ă lâheure. Son humeur sâĂ©tait de nouveau assombrie. Il portait maintenant sur le dos un grand sac de toile fatiguĂ© et informe, dont le contenu Ă©tait, dâaprĂšs lâaspect et le son produit, une grande quantitĂ© dâobjets mĂ©talliques brinquebalants, pesants et, vu quâil jeta le tout sans mĂ©nagement devant ses camarades, pas vraiment fragiles.
ââŻTiens, fit Vertu, tu as fait des courses ?
ââŻNon, juste rĂ©cupĂ©rĂ© des affaires Ă moi que jâavais laissĂ©es dans les environs.
ââŻBien, trĂšs bien. Alors figure toi que pendant ton absence, on a trouvĂ© un commanditaire.
ââŻDĂ©jĂ Â ?
Vertu lui rĂ©pĂ©ta les paroles du mystĂ©rieux Paimportes, et ce quâils avaient dĂ©cidĂ© de faire.
ââŻEt bien mes amis, tout ça est trĂšs joli, et jâespĂšre sincĂšrement ĂȘtre parmi vous pour voir de quoi il retourne, malheureusement jâai un impondĂ©rable. Figurez-vous que mĂ» par une sentiment charitable (il jeta un regard sinistre Ă son canari), je me vois contraint de vous fausser compagnie quelques temps pour accomplir une certaine tĂąche. Je ne sais pas si je pourrais revenir Ă temps, je ne sais mĂȘme pas si je pourrais revenir tout court car je vais au devant dâune bonne occasion de me faire occire, mais câest un truc que je dois faire, quoi.
ââŻOh, quel dommage, sâattrista Xyixiantâh. Et que dois tu faire, au juste ?
ââŻIl faut que jâaille⊠que je⊠mâinscrive⊠enfin, je dois⊠Oh non, jâai trop honte pour vous en parler. Je me demande sâil ne vaudrait pas mieux que je trouve la mortâŠ
Et Ă la consternation de ses amis, il demanda oĂč Ă©tait sa chambre et gravit pesamment lâescalier pour y poser ses affaires. Nos hĂ©ros dĂ©semparĂ©s se demandĂšrent sâils devraient monter pour aider leur camarade dans la dĂ©tresse ou au contraire le laisser pudiquement Ă sa peine solitaire, mais au bout de plusieurs minutes, ils entendirent des pas sourds assortis de cliquetis brefs provenant de lâescalier. Câest lorsquâil rĂ©apparut Ă leurs yeux que Xyixiantâh et Morgoth dĂ©couvrirent avec horreur ce que Marken Ă©tait parti chercher.
Lâarmure Ă©tait toute entiĂšre dâune matiĂšre noire et mate, semblable Ă un mĂ©tal fondu dans un moule poreux et quâon ne se serait jamais donnĂ© la peine de polir. Chacune des piĂšces qui la composaient avait pourtant Ă©tĂ© ciselĂ©e avec un art consommĂ©, selon des courbes complexes et prĂ©cises qui alliaient la mortelle fonctionnalitĂ© Ă lâesthĂ©tique la plus sinistre. Les jointures des plaques Ă©taient protĂ©gĂ©es par des rebords abrupts, plus prononcĂ©s que ne le nĂ©cessitait la seule fonction de bloquer une lame rasante, et se prolongeaient par des arĂȘtes et des pointes effilĂ©es, qui donnaient Ă lâensemble lâaspect dâun noir buisson aux longues Ă©pines. Les parties plates des solerets, des gantelets et du plastron sâornaient de reliefs dâun rouge sombre Ă©voquant le sang sĂ©chĂ©, et reprĂ©sentant des corps mutilĂ©s et des visages horriblement distordus, entremĂȘlĂ©s en une macabre sarabande. Par quelque prodige de magie noire sourdait en permanence de toutes les piĂšces de lâarmure une brume sombre et lourde qui sâĂ©coulait jusquâĂ terre en volutes malsaines, accompagnĂ©es dâun courant dâair glacial qui se faufilait insidieusement autour de nos hĂ©ros. Nul mortel ne pouvait contempler lâarmure maudite sans tressaillir dâhorreur, nulle crĂ©ature nâĂ©tait Ă ce point dĂ©pourvue de sens quâelle ne perçoive immĂ©diatement les relents dâĂ©pouvante ancienne, les Ă©manations toujours vivaces dâune antique souillure que les peuples avaient prĂ©fĂ©rĂ© enfouir sous les voiles du temps et de lâoubli.
ââŻBien, reprit le Chevalier Noir, le temps est venu pour moi de repartir sur les routes. Au revoir, mes compagnons dâinfortune, et peut-ĂȘtre adieu. Je vous en conjure, ne cherchez pas Ă me suivre, je prĂ©fĂšre que vous ignoriez ma destination afin que, si je venais Ă pĂ©rir, vous gardiez une bonne image de moi.
Puis il remit son heaume, qui surpassait en hideur tout le reste de lâarmure, fit un petit geste triste de la main et sortit, sous les regards hagards des rares clients qui osaient encore sortir la tĂȘte de sous les tables.
ââŻWah ! Fit Morgoth une fois quâil eut cessĂ© de trembler. Mais pourquoi diable est-il allĂ© acheter cette armure si peu engageante ?
ââŻIl ne lâa pas achetĂ©e, lui rĂ©pondit Vertu, elle est Ă lui depuis des annĂ©es. Pourquoi crois-tu quâon lâappelle « le chevalier noir » ? Je suppose quâil lâavait cachĂ©e quelque part Ă Banvars avant de partir vers les campagnes de lâouest, oĂč nous lâavons trouvĂ©.
ââŻAh, bon. Et tu sais oĂč il va ?
ââŻAucune idĂ©e, mais je donnerais cher pour le savoir.
La soirĂ©e nâayant prĂ©sentĂ© que peu dâintĂ©rĂȘtÂč, je vous propose de passer directement au rĂ©cit des Ă©vĂ©nements du lendemain.
Câest un fait que peu de gens contestent, que lâhomme est facilement enclin Ă embrasser la cause du mal, Ă promouvoir lâĂ©goĂŻsme, la haine et le chaos, Ă sombrer dans une cruautĂ© laissant bien loin derriĂšre elle la fĂ©rocitĂ© des bĂȘtes les plus sauvages. Il faut cependant porter au crĂ©dit de notre espĂšce quâapparaissent parfois, en petit nombre, des hommes et des femmes dâexception, animĂ©s dâun ardent dĂ©sir de faire le bien et le beau, exaltĂ©s par une inspiration supĂ©rieure que les prĂȘtres sâempressent dâattribuer Ă lâinfluence divine, dotĂ©s dâune exceptionnelle compassion et mus par une dĂ©termination farouche Ă combattre le mal sous toutes ses formes. Ces inflexibles guerriers du bien sont appelĂ©s des paladins.
Depuis des temps immĂ©moriaux, lâOrdre TrĂšs Saint du CĆur dâAzur rassemblait de tels personnages Ă©pris de justice et dâordre en une vaste confrĂ©rie dont les austĂšres forteresses, qui dressaient leurs murailles dans la plupart des nations civilisĂ©es, Ă©taient autant de havres de paix et de charitĂ© pour les voyageurs en proie aux hasards de la route.
Lâune de ces forteresses se dressait justement Ă une journĂ©e de cheval au nord-ouest de Banvars, dernier bastion de la civilisation avant les montagnes glacĂ©es et mortelles du Portolan, comme un dĂ©fi lancĂ© Ă lâhostilitĂ© de la nature. La Commanderie de Banakal, accrochĂ©e au sommet dâune crĂȘte escarpĂ©e et battue par les vents, aux murs bas et Ă©pais de schiste sombre conçus pour rĂ©sister aux plus puissantes machines de siĂšge, aux tours percĂ©es de meurtriĂšres impassibles guettant sur les cimes lâimprobable survenue dâun ennemi hypothĂ©tique, nâĂ©tait certes pas une coquette villĂ©giature pour dadames Ă chienchiens.
ââŻEs-tu vraiment sĂ»r que câest une bonne idĂ©e ?
ââŻCuß !
ââŻâchier.
Nous Ă©tions peu ou prou Ă midi. Nâayant guĂšre dâespoir de trouver le sommeil, le Chevalier Noir avait galopĂ© toute la nuit, ne sâarrĂȘtant que pour changer de monture Ă un relais, la sienne Ă©tant Ă©puisĂ©e. Il chevauchait maintenant un fort Ă©talon noir Ă la criniĂšre et la queue rousses, dont les naseaux frĂ©missaient dâimpatience. Ils sâengagĂšrent tous deux sur le raidillon qui serpentait le long de la ravine longeant le chĂąteau, qui Ă©tait son seul accĂšs.
NichĂ© dans les trĂ©fonds de cette forteresse, ne recevant jamais la lumiĂšre que par trois soupiraux, il Ă©tait une salle dont lâĂ©tendue Ă©tait le seul ornement, et que lâon nommait « salle des justes ». Une auguste assemblĂ©e de personnages vĂȘtus de robes bleues pĂąles y tenait justement conseil, autour dâune massive table de granit dont le polissage de la circonfĂ©rence tĂ©moignait de lâusage rĂ©pĂ©tĂ© quâon en avait fait depuis des siĂšcles. Vingt fauteuils de bois vernissĂ©, Ă©troits et hauts de dossier, lâentouraient, mais seuls seize Ă©taient occupĂ©s Ă cette heure. Les seize tĂ©moins et protagonistes de la scĂšne curieuse qui va suivre avaient tous dans lâOrdre TrĂšs Saint du CĆur dâAzur un grade au moins Ă©gal Ă celui de Protecteur, car selon les actes fondateurs de lâOrdre, seuls les Protecteurs avaient voix au conseil dâune Commanderie. Une affaire dâune certaine importance semblait troubler la quiĂ©tude de ces nobles chevaliers.
ââŻCette situation nâa que trop durĂ©, lança le Comte de Prophyl, un robuste gaillard Ă la barbe rousse et aux yeux enfiĂ©vrĂ©s.
ââŻThĂ©baut a raison, le pĂ©ril ne cesse de croĂźtre dâannĂ©e en annĂ©e, et si nous persistons dans notre inaction⊠Je nâose songer Ă ce qui pourrait arriver Ă nos gens !
Celle qui venait de prendre la parole dâune voix puissante quoique marquĂ©e par lâĂąge Ă©tait une femme au visage maigre et ridĂ© et aux cheveux gris ramenĂ©s en un sĂ©vĂšre chignon. CâĂ©tait la Protectrice Mahaut de SĂ©toungue, venue voici bien des annĂ©es des lointaines terres dâorient. Un homme qui semblait ĂȘtre le plus jeune du groupe, bien quâune tonsure prĂ©coce ait dĂ©jĂ dĂ©garni sa chevelure blonde, prit la parole dâun ton posĂ©, appuyant son discours de gestes apaisants. CâĂ©tait le chevalier Ban, seigneur de Pahaut, dont la rĂ©putation de sagesse commençait Ă se rĂ©pandre dans toutes les commanderies de la rĂ©gion.
ââŻTempĂ©rons nos ardeurs mes amis, je vous prie. Ne prenons-nous pas tout ceci trop Ă cĆur ? AprĂšs tout, la situation nâest pas nouvelle, et considĂ©rez je vous prie les risques de lâopĂ©ration que vous proposez, ainsi que son coĂ»t !
ââŻMais trĂȘve de mesquinerie, je vous en conjure ! Lâennemi est Ă nos portes, voici la cruelle vĂ©ritĂ©, quâimporte lâor que lâon dĂ©pense, câest quand le pĂ©ril est lĂ quâil faut agir, sans attendre !
Le baron de Boncoeur, qui venait de prendre la parole, Ă©tait un quadragĂ©naire au visage carrĂ© et aux cheveux courts que sa vitalitĂ© emportait parfois, mais que son Ă©pouse Thyva, fille du regrettĂ© commandeur Pamollo et Protectrice elle-mĂȘme, se chargeait habituellement de tempĂ©rer. Cette fois cependant, elle abonda dans son sens.
ââŻMezy a raison, dâautant que si, comme câest Ă redouter, nos campagnes sont ravagĂ©es et nos gens rĂ©duits Ă la famine, cela coĂ»tera bien plus Ă la Commanderie que les frais quâimpliquent une prompte riposte.
Le brouhaha menaçait de submerger le dĂ©bat, si bien que le Parfait Troihais, duc de Fonsinques, qui sâĂ©tait chargĂ© de prĂ©sider la rĂ©union, dĂ©cida sagement de clore lâaffaire au plus vite, car ce paladin bientĂŽt ĂągĂ©, sans un poil sur le crĂąne et arborant deux cicatrices en diagonale sur son visage basanĂ©, nâaimait rien moins que le dĂ©sordre. Il posa au milieu de la table une grande jarre de marbre bleu, ainsi quâun baquet contenant vingt cailloux noirs et vingt cailloux blancs.
ââŻBien, mettons aux voix pour trancher lâaffaire : que ceux qui sont pour le lancement dâune campagne planifiĂ©e, dĂ©cisive et de grande ampleur pour lâĂ©limination dĂ©finitive de lâinsidieux pĂ©ril qui menace notre domaine mettent dans lâurne une pierre blanche, que ceux qui sont contre mettent une pierre noire.
Le vote fut promptement menĂ©, tout aussi promptement dĂ©pouillĂ©. Le prĂ©sident annonça les rĂ©sultats dâune voix solennelle :
ââŻLa proposition du Sire Protecteur Ymmavus dâEmmechioth, ci-devant nous prĂ©sent MaĂźtre des Domaines de la Commanderie de Banakal, visant Ă lâĂ©limination des rats taupiers dans nos champs de choux, choux-fleurs, radis et autres cultures maraĂźchĂšres est adoptĂ©e Ă la majoritĂ© de onze voix pour, quatre contre et une abstention. Passons maintenant au dĂ©licat problĂšme soulevĂ© la semaine derniĂšre par le Sire Parfait Thuvient dâOudoncques, ci-devant nous prĂ©sent Gentilhomme Architecte de la Commanderie de Banakal, concernant la grave question de la fuite du toit du rĂ©fectoire. Nous vous Ă©coutons, Thuvient.
ââŻMerci sire Trohais. Câest le cĆur lourd et chargĂ© de sombres pressentiments que je viens prĂ©senter devant vous le rĂ©sultat de mon enquĂȘte sur ce mal qui gangrĂšne jusquâau plus haut niveau de notre ordre, et je ne vous cacherai pas plus longtemps, mes amis, lâĂ©tendue du dĂ©sastre : lâhumiditĂ©, en effet, a progressĂ© depuis notre derniĂšre entrevue, et menace dĂ©sormais la maĂźtresse-poutre quiâŠ
Soudain, les lourdes portes sâouvrirent et un jeune homme hors dâhaleine aux cheveux sombres et raides, revĂȘtu dâune humble tenue de travail, fit irruption dans la piĂšce.
ââŻMesseigneurs, messeigneurs, câest⊠câest terribleâŠ
ââŻQuây a-t-il, SĂ©cant, parle donc ! Sâenquit la Protectrice Thyva qui avait reconnu son Ă©cuyer, le jeune et trĂšs Ă©motif SĂ©cant Tafette.
ââŻIl y a Ă la porte un chevalier qui souhaite ĂȘtre reçu par vos seigneuries, pour une affaire urgente.
ââŻEt bien alors, sâemporta sire Troihais, quâil entre donc, oĂč est le problĂšme ? A-t-il dit son nom au fait ?
ââŻCâest que justement messire, gĂ©mit le freluquet au bord de lâĂ©vanouissement, il sâest prĂ©sentĂ© sous le nom de « Chevalier Noir » !
ââŻPalsembleu, voilĂ un bien triste sobriquet. Je gage quâil sâagit de quelque noble guerrier venu des lointaines contrĂ©es du Midi, par-delĂ la mer Kaltienne et le dĂ©sert du NaĂŻl, et quâil doit son surnom Ă la couleur de sa peau ?
Mais Ă lire lâexpression Ă©pouvantĂ©e sur le visage du serviteur, le Sire Parfait comprit quâil faisait fausse route.
ââŻBien, bien, quâil entre, voyons ce quâil veut.
Durant quelques minutes, les Justes de Banakal conversĂšrent Ă mi-voix, avant quâun pas lourd rĂ©sonnant dans les couloirs glacĂ©s de la forteresse nâannonce lâarrivĂ©e de leur hĂŽte. Et lorsquâil passa la porte, ils ne purent sâempĂȘcher de tressaillir Ă leur tour Ă la vision du guerrier des tĂ©nĂšbres dont la prĂ©sence mĂ©phitique irradiait de malĂ©volence. Avaient-ils Ă©tĂ© bien sages dâaccepter ainsi la venue de ce puissant Ă©tranger dĂ©vouĂ© au mal ? Le casque noir Ă©mit un rugissement mĂ©tallique, tout Ă la fois puissant et lointain, la plainte dâune Ăąme damnĂ©e.
ââŻQui est votre chef ?
ââŻNous sommes les Conseil des Justes, rĂ©pondit Mahaut, nous dirigeons la Commanderie. Parle devant nous, que veux-tu ?
ââŻJe viens adhĂ©rer Ă votre ordre.
Marken ĂŽta son casque et montra son visage, qui sâavĂ©ra humain et point dĂ©sagrĂ©able, Ă la satisfaction gĂ©nĂ©rale des paladins assemblĂ©s, qui imaginaient dĂ©jĂ sa face comme un amas de chairs putrĂ©fiĂ©es parcourues par des insectes rĂ©pugnants. Toutefois, sâil appartenait bien au monde des hommes, son expression Ă©tait irritĂ©e, mĂ©prisante et on eut dit quâil Ă©tait Ă la limite du haut-le-cĆur.
ââŻHum⊠fit Troihais, on a dĂ» mal vous renseigner. Ici câest un poste de lâOrdre TrĂšs Saint du CĆur dâAzur.
ââŻOui, câest bien ça.
ââŻCâest que nous sommes un ordre de paladins. Nous sommes tous des paladins ici.
ââŻJe suisâŠ
Il semblait faire un effort surhumain, dâun coup, une veine battant Ă sa tempe trahissait une tension interne, Ă la limite de la rupture nerveuse. Un ton plus bas, il reprit.
ââŻJe mâappelle Marken, et je suis p⊠je⊠Je suis paladin.
LâĂ©normitĂ© de cette affirmation laissa les Justes bouche bĂ©e, ormis la Protectrice Julie des Colletets, une maĂźtresse femme encore jeune aux cheveux bruns trĂšs courts et aux yeux gris, dont les conquĂȘtes alimentaient la lĂ©gende, et toutes nâĂ©taient pas militaires.
ââŻEuh⊠Câest Ă dire que dans nos contrĂ©es, on dĂ©signe sous le nom de « paladin » un chevalier fier et preux, prompt Ă mettre sa lame au service du bon droit et Ă sacrifier son existence Ă la cause du bien.
ââŻOuais, rĂ©pondit Mark, câest ça. Alors, vous en dites quoi ?
Il y eut un instant de flottement, durant lequel ils se jetĂšrent avec vigueur leurs regards les plus interrogatifs. Troihais reprit.
ââŻSire Nicolas, demanda-t-il, que disent les rĂšgles de lâOrdre Ă ce sujet ?
Le marquis dâEutarthes, Protecteur en charge de tous les problĂšmes juridiques, hĂ©raldiques et rĂ©glementaires Ă la commanderie, Ă©tait un quasi-vieillard grand et trĂšs maigre, Ă tel point quâil semblait douteux quâil se fut un jour rĂ©ellement battu les armes Ă la main.
ââŻLa rĂšgle est formelle, regretta-t-il dâune petite voix nasillarde, tout paladin qui se prĂ©sente avec le dĂ©sir de rejoindre lâOrdre, sâil peut justifier dâun noble lignage, doit ĂȘtre examinĂ© sĂ©ance tenante par le Conseil des Justes, et mis Ă la question avec le secours du Blanc-TĂ©tin, afin de savoir sâil est ou non digne de nous rejoindre.
ââŻTu as entendu, guerrier, tu dois subir lâĂ©preuve du Blanc-TĂ©tin.
ââŻParfait, quâon en finisse, cracha Marken.
ââŻQuâil en soit ainsi. Dame Teppa, allez cĂ©ans quĂ©rir le Blanc-TĂ©tin de Banakal.
Une petite femme un peu grasse, dâune quarantaine dâannĂ©es, sortit de la piĂšce sans se faire prier en contournant prudemment le Chevalier Noir. La Protectrice Teppa dâIssy, en charge du respect des usages, coutumes et liturgies propres Ă lâOrdre, se rendit dans une piĂšce qui ne devait pas ĂȘtre bien Ă©loignĂ©e car elle revint rapidement, portant un coffre cubique large dâun coudĂ©e ornĂ© du symbole de lâordre, quâelle dĂ©posa sur la table et ouvrit. Elle en sortit avec le plus grand respect un casque de mĂ©tal argentĂ©, Ă©tincelant Ă la lumiĂšre des torches, ce genre de casque conique Ă la mode des elfes de jadis, aux pans jugulaires finement gravĂ©es de motifs spiralĂ©s. Une bande dâor finement ciselĂ©e partait depuis le nasal jusquâau sommet du crĂąne, oĂč elle se terminait en un cimier composĂ© de trois plumes de coq de bruyĂšre supportant fiĂšrement ce qui, de prime abord, ressemblait fort Ă une tĂ©tine, ma foi, dâune blancheur de craie.
ââŻCouvrez-vous sans peur du Blanc-TĂ©tin, vous qui aspirez Ă nous rejoindre. Dites les mots de vĂ©ritĂ©, le TĂ©tin demeurera immaculĂ©, souillez votre langue de mensonge, sa noirceur trahira celle de votre Ăąme.
ââŻEh ?
Dubitatif, le Chevalier Noir chaussa le casque saint. Un murmure parcourut lâassemblĂ©e, qui semblait trĂšs Ă©tonnĂ©e. Troihais reprit.
ââŻAussi curieux que cela puisse sembler, tu es effectivement un paladin, comme tu le prĂ©tends. Le Blanc-TĂ©tin a toujours foudroyĂ© sans coup fĂ©rir quiconque lâa portĂ© sans avoir la dignitĂ© requise. VĂ©rifions cependant quâil fonctionne encore, cela fait longtemps quâil nâa pas servi. Dis nous ton nom, chevalier.
ââŻJe suis Marken-Willnar Von Drakenströhm, que signifie...
ââŻDe Blanc TĂ©tin, annonça la protectrice dâIssy.
ââŻTu ignores le rituel du Blanc-TĂ©tin ? Soit, je vais tâexpliquer, la chose est simple. Si tu dis la vĂ©ritĂ©, le Cimier du TĂ©tin restera blanc, si tu mens, il deviendra noir. Inutile de chercher Ă dissimuler ta nature, inutile de chercher Ă nous tromper.
ââŻSoit, dit Marken, qui rĂ©flĂ©chissait maintenant au moyen de se tirer dâaffaire.
ââŻDis nous un mensonge maintenant, que nous puissions voir si le Blanc-TĂ©tin est encore en Ă©tat. Comment sâappelle le Magiocrate de Gunt ?
ââŻCâest Athanazargorias Dumblefoot non ? Ah pardon, jâĂ©tais distrait, vous vouliez un mensonge. Attendez, oui voilĂ , le Magiocrate de Gunt sâappelle Mistouflet Balladur, et je suis en mĂ©nage avec lui car je suis fou de ses petites cuisses dodues.
ââŻDe noir tĂ©tin !
Marken ĂŽta le casque pour constater de visu que la tĂ©tine Ă©tait devenue dâun noir de jais. Puis il le remit.
ââŻBien, tout Ă lâair en ordre. Commençons je vous prie. Sire LancelotâŠ
Lancelot dâEtoilette, Protecteur Inquisiteur en charge dâĂ©lucider les crimes et de dĂ©busquer le mal sous toutes ses formes, Ă©tait rĂ©putĂ© pour sa sagacitĂ©. CâĂ©tait un homme grand et mince, dont la chevelure noire et assez longue Ă©voquait un corbeau qui se serait posĂ© sur sa tĂȘte.
ââŻMarken, parle sans dĂ©tour et rĂ©ponds Ă mes questions. DâoĂč viens-tu ?
ââŻDe Khneb, par delĂ les monts du portolan, lâArgatha et la mer ThyrĂ©nĂ©enne
ââŻDe blanc tĂ©tin.
ââŻEs-tu de noble lignage ?
ââŻCertes, la famille des Drakenströhm, de la baronnie du mĂȘme nom.
ââŻDe blanc tĂ©tin.
ââŻTa position dans la famille ?
ââŻFils aĂźnĂ© de feu le prĂ©cĂ©dent baron, et donc hĂ©ritier lĂ©gitime. Mais mon pĂšre mâa spoliĂ© de mon hĂ©ritage par amour pour ma marĂątre et le fils de celle-ci, câest ce qui mâa conduit Ă quitter Khneb voici des annĂ©es sans espoir de retour.
ââŻDe Blanc tĂ©tin, tirant lĂ©gĂšrement sur le blanc cassĂ© nĂ©anmoins, mais rien de dramatiqueâŠ
ââŻHum⊠Bien, tu es donc un gentilhomme, câest dĂ©jà ça. Mais, je crois dĂ©celer dans ton attitude une rĂ©ticence Ă venir parmi nous. Viens-tu de ton propre chef, ou bien envoyĂ© par quelquâun ?
ââŻQuelle perspicacitĂ©. Je viens envoyĂ© par quelquâun, tu as devinĂ© juste.
ââŻDe blanc tĂ©tin.
ââŻAh ah, tu avoues ! Et dis-moi usurpateur, quelque sombre parti tâenvoie semer discorde et dĂ©shonneur parmi nous ? Parle, je te lâordonne, qui est ton maĂźtre ?
ââŻHegan.
ââŻHe⊠Hegan ? Tu oses⊠BLASPHEMATEUR! (on lâaura compris, Sire Lancelot Ă©tait un fervent Heganite).
ââŻEuh⊠oui, mais de blanc tĂ©tin !
ââŻGarglâŠ
Aymeric dâEsbafes, voisin et grand ami de Lancelot, le retint alors quâil allait sâemporter, et poursuivit lâinterrogatoire. CâĂ©tait un chevalier expĂ©rimentĂ© que peu de choses Ă©tonnaient encore.
ââŻHegan tâenvoie tu dis ? Sâagit-il bien du dieu Hegan ?
ââŻLui mĂȘme.
ââŻDe blanc tĂ©tin, aussi Ă©tonnant que ça puisse paraĂźtre.
ââŻComment cela se peut-il, raconte, je suis curieux dâentendre ton histoire. Et nâoublie pas le cimier qui te coiffe.
ââŻLâhistoire est brĂšve, jâai rencontrĂ© Hegan en personne il y a moins dâun mois, alors que je chevauchais dans les contrĂ©es Ă lâouest dâici. Il a fait de moi son paladin et mâa envoyĂ© son ange AzymaĂ«l pour mâaccompagner. Câest cet oiseau que vous voyez lĂ (ils sâaperçurent du coup de la prĂ©sence du volatile, qui jusque lĂ nâavait pas attirĂ© leur attention). Et câest ce mĂȘme AzymaĂ«l qui mâa ordonnĂ© de venir me joindre Ă vous, pour des raisons que jâignore.
ââŻDe blanc tĂ©tin.
ââŻJe veux, de blanc tĂ©tin, jâaurais pas inventĂ© un fabliau aussi stupide sâil ne mâĂ©tait rĂ©ellement arrivĂ©.
ââŻTu es un envoyĂ© de Hegan ! Câest tout Ă fait inattendu, tout Ă fait. Si tel est le cas, comment nous opposer Ă la volontĂ© du dieu de la Loi ?
Il faut ici savoir que les paladins de lâOrdre TrĂšs Saint du CĆur dâAzur (que par souci de commoditĂ© et pour nous conformer Ă lâusage rĂ©pandu parmi le peuple, nous nommerons dĂ©sormais « les chevalier bleus ») faisaient preuve dâune certaine tolĂ©rance religieuse dans leurs rangs, et comptait donc des fidĂšles de plusieurs dieux, les plus nombreux priant Miaris, mais le culte de Hegan nâĂ©tait pas rare, quelques uns rĂ©vĂ©raient mĂȘme Hanhard ou Myrna.
ââŻOui, sâemporta derechef sire Lancelot, ses origines sont bonnes, câest trĂšs bien, mais il faut encore quâil puisse se plier sans rechigner Ă la discipline de lâordre.
ââŻJâai dĂ©jĂ Ă©tĂ© membre dâun ordre de chevalerie, signala Marken.
ââŻBlanc tĂ©tin.
Lancelot, Ă©cĆurĂ©, laissa alors tomber dâun geste las, et lâinterrogatoire reprit sous la houlette de sire Jeanvoy de Toucotais, exĂ©cuteur de justice de lâordre.
ââŻIl nous manque encore le plus important pour savoir si le Chevalier Noir est digne de nous rejoindre : la moralitĂ©. Voyons donc ce quâil en est. As-tu dĂ©jĂ causĂ© sciemment du tort Ă autrui.
ââŻAh ah ! Souvent, oui, on peut dire ça.
ââŻâblanc.
ââŻTuĂ©Â ?
Le Chevalier Noir Ă©tait prĂ©sentement tiraillĂ© entre deux aspirations contraires : il devait obĂ©ir Ă Hegan et donc se prĂȘter au jeu des paladins, sous peine dâĂȘtre immĂ©diatement damnĂ©, et il savait par expĂ©rience que ce nâĂ©tait pas trĂšs agrĂ©able. Dâun autre cĂŽtĂ©, il nâavait aucune envie de devenir membre de lâOrdre, il lui fallait donc rater lâexamen de passage. Mais pas trop, il souhaitait simplement ĂȘtre Ă©conduit, et non conduit au gibet. Mais avec des questions aussi directes et cette maudite tĂ©tine qui lâempĂȘchait de mentir, il devenait difficile de donner le change.
ââŻOui, jâai tuĂ©.
ââŻBlanc.
ââŻVolĂ©Â ?
ââŻOh oui.
ââŻBlanc.
ââŻQuelles sont selon toi les qualitĂ©s dâun bon paladin ?
ââŻLes qualitĂ©s dâun paladin ? Ah, au diable les faux-semblants, les qualitĂ©s dâun bon paladin, câest la force, lâadresse aux armes, lâendurance, la vitesse, lâaudace, câest lĂ tout ce qui compte ! Frapper vite et bien pour ne laisser aucune chance Ă lâennemi, voilĂ comment il faut procĂ©der.
ââŻAh ? Et la tempĂ©rance, la charitĂ©, lâamour du prochainâŠ
ââŻLes idĂ©es câest bien joli, mais celles qui triomphent, ce sont toujours celles du plus fort. Voici pourquoi jâestime que le premier devoir dâun paladin est de fortifier son bras. Le reste, câest de la littĂ©rature pour jeunes filles sottes.
ââŻBRAVO JEUNE HOMME ! Bien parlĂ©Â ! Dans mes bras, mon fils !
Toute la salle avait bondi sur son siĂšge lorsque avait retenti la voix dâun petit vieillard avec barbe et lorgnon qui jusque lĂ Ă©tait profondĂ©ment assoupi (câĂ©tait lui qui sâĂ©tait abstenu au vote). On lâavait oubliĂ©, câĂ©tait pourtant le plus important personnage de lâassistance, le Commandeur de Banakal, le seigneur Barthois de Maroutte, Ă la gloire ancienne mais pas encore fanĂ©e. CâĂ©tait un des rares fidĂšles de Hanhard a avoir jamais acquis un poste aussi Ă©levĂ© dans la hiĂ©rarchie de lâordre.
ââŻNon mais câest vrai, jâen ai plus quâassez de ces peintres emperlouzĂ©s, de ces paladins Ă fanfreluches qui passent plus de temps agenouillĂ©s en toge dans les temples que debout et en armure sur les champs de bataille. Nous sommes un ordre guerrier, pas une compagnie de ballet classique ! Croyez mâen, ce monsieur a toutes les qualitĂ©s pour nous rejoindre.
ââŻMais Monseigneur, nous devrionsâŠ
ââŻTeuteuteu, pas de mais. Encore une question jeune homme, que je juge mieux de votre caractĂšre, quel est le secret du bonheur, selon vous ?
ââŻLe secret du bonheur ? Câest simple : voir mes ennemis gisant Ă mes pieds dans une mare de sang, entendre leurs gĂ©missements dâagonie et les cris de leurs femmes, voilĂ qui rĂ©jouit lâĂąme dâun homme digne de ce nom.
ââŻOh, que vous avez raison (le vieux paladin avait des larmes dans les yeux). Prenez en de la graine, vous autres, ça câest un homme, un vrai. Ah, mon ami, mon frĂšre, vous avez bien mĂ©ritĂ© de faire partie de notre Ordre dĂšs maintenant, mais malheureusement, les textes sont formels : pour que vous soyez acceptĂ© parmi nous au grade de Chevalier, il faut que vous accomplissiez une quĂȘte pour nous. Voyons, une quĂȘte, une quĂȘte⊠Au fait Sethro, ne mâaviez-vous pas parlĂ© dâune affaire bien mystĂ©rieuse qui vous tracassait en ce moment ?
ââŻAh, si. Oh, je ne pense pas que ça puisse constituer une quĂȘte acceptableâŠ
CâĂ©tait le Protecteur comte des Biles-Jemquaces, un quadragĂ©naire Ă la barbiche Ă©lĂ©gante, qui avait beaucoup de succĂšs auprĂšs des femmes et qui Ă©tait en charge des relations avec lâextĂ©rieur.
ââŻMais si, mais si. Expliquez donc Ă notre jeune ami de quoi il retourne.
ââŻSi telle est votre volontĂ© (il foudroya Marken du regard, lequel Marken lui rendit un petit sourire narquois du dernier goguenard). Il se trouve quâĂ Banvars, non loin dâici, un commanditaire extravagant autant quâinconnu distribue des fortunes scandaleuses Ă qui veut bien participer Ă une Ă©preuve tout aussi mystĂ©rieuse que lui-mĂȘme, qui doit avoir lieu dans quelques jours dans un bois des environs. Il a envoyĂ© des agents dans toute la ville pour recruter tous les aventuriers qui passent, vous nâaurez donc aucun problĂšme Ă le retrouver. Cette histoire est des plus suspectes, alors dĂ©couvrez rapidement le fin mot de lâhistoire et tĂąchez de faire au mieux sâil y a des choses Ă arranger. Comportez vous de façon satisfaisante, et vous serez fait (il eut une hĂ©sitation, ponctuĂ©e dâune moue dĂ©daigneuse) Chevalier de lâordre.
ââŻSi tel est mon devoir, je mâen acquitterai, dit Marken dâun ton neutre, songeant dĂ©jĂ au moyen le plus sĂ»r dâĂ©chouer dans sa mission.
ââŻVous pouvez disposer.
Marken rendit promptement le Blanc-TĂ©tin Ă dame Teppa, sâinclina bien bas et fit mine de sortir, dissimulant tant quâil pouvait lâintense soulagement quâil Ă©prouvait, quand il fut hĂ©lĂ© par le Commandeur Barthois.
ââŻHolĂ , mon bon ami, espoir de la chevalerie, ne courez donc pas si vite. Ah, jeunesse⊠si seulement jâavais vingt ans de moins, je vous accompagnerai bien volontiers sur la route. Vous nâoublierez pas bien sĂ»r de passer Ă lâĂ©conomat afin, comme le veut la coutume, dây percevoir votre gonfanon de quĂȘte.
ââŻMon QUOI ?
Vertu Ă©tant sortie de bon matin, Morgoth et Xyixiantâh se virent donc seuls, et aprĂšs une toilette rapide, ils sortirent de conservent dans les rues de Banvars. Ils y musardĂšrent longuement, dans la Maruste tout dâabord, puis dans le reste de la ville, qui Ă©tait fort agitĂ©e car câĂ©tait jour de marchĂ©. Xyixiantâh fouinait de tous cĂŽtĂ©s, sâĂ©merveillant de la moindre chose et ne cessant dâabreuver son compagnon de discours charmants quoique dâintĂ©rĂȘt modĂ©rĂ©, et le saoulait de questions multiples dont elle nâĂ©coutait que rarement la rĂ©ponse. La Place Royale Ă©tait recouverte dâĂ©tals. Beaucoup Ă©taient consacrĂ©s Ă la vente de denrĂ©es alimentaires, mais il y avait aussi des ferblantiers, des amuseurs publics, des marchands de draps et de menus ustensiles mĂ©nagers, et de verroteries, de sellerie, des rempailleurs de chaises, et toutes les autres sortes dâartisans de la ville ou des environs qui, nâayant pas les moyens dâentretenir une boutique permanente, Ă©coulaient le fruit de leur travail sur la place du marchĂ© deux fois par semaine. Puis, comme par magie, ils se retrouvĂšrent dans le quartier de la Porte du Couchant, lĂ oĂč on trouvait les commerces de luxe.
SituĂ©e Ă un col du Portolan, cernĂ©e de montagnes boisĂ©es et sauvages, Banvars faisait une bonne partie de son activitĂ© du commerce des fourrures, prĂ©levĂ©es en grand nombre par des quantitĂ©s de trappeurs intrĂ©pides que le voisinage de monstres affamĂ©s et de ruines gluantes de malĂ©fices anciens nâeffrayaient pas. Certaines de ces fourrures Ă©taient exportĂ©es en lâĂ©tat vers dâautres contrĂ©es, mais la majoritĂ© Ă©tait transformĂ©e sur place en vĂȘtements chauds et Ă©lĂ©gants, qui faisaient la rĂ©putation de la ville depuis lâArgatha jusquâaux pays Balnais. Bien sĂ»r, on trouvait facilement Ă en acheter sur place. Or, Morgoth Ă©tait quasiment en guenilles, et Xyixiantâh portait un manteau lĂ©ger, grossier et bien peu Ă son goĂ»t. En outre, lâhiver approchait Ă grands pas, et il Ă©tait rude dans la rĂ©gion. Profitant donc du fait quâils Ă©taient exceptionnellement en fonds, nos compĂšres mirent donc le cap vers le magasin de sire Melliflus, coquette boutique Ă la devanture de bois sombre et prĂ©cieux et aux larges fenĂȘtres en croisillons de verre multicolores. Ils y firent lâacquisition dâeffets plus dignes dâeux, Ă savoir pour Morgoth une paire de bottes fortes en pied-de-buffle, un pantalon de velours rouge « trĂšs Ă la mode, jâai vendu le mĂȘme au prince Soulak », une robe de magicien habillĂ©e pour le soir, en zibeline « gris dâargent » lĂ©gĂšre, une autre robe plus robuste en cuir noir de mouflon, bordĂ©e dâĂ©lĂ©gants liserĂ©s en plumes de cou rouges de coq sanglant, et pour finir un grand manteau en grizzli bestial du Jolobal, au cuir rigide et Ă la fourrure tellement Ă©paisse que lorsquâil lâessaya, il lui sembla quâil Ă©tait obĂšse. Xyixiantâh pour sa part mit deux heures avant de trouver la plus belle robe du magasin (pour le soir, disait-elle), une autre pour la journĂ©e que Morgoth trouva tout aussi belle (« tu nây connais rien », sâĂ©tait-il entendu rĂ©pondre), un ensemble chemise-tunique-pantalon-chapeau-Ă -plumes-petits-mocassins-mignons, le tout dans les tons verts et Ă©voquant la culture elfique, ou du moins lâidĂ©e quâon sâen faisait dans les villes humaines, une cape en raie argentĂ©e de la mer des cyclopes (pour lâĂ©tĂ©) et un manteau gris en « vigilant des greniers », ce qui Ă©tait, comme ils lâapprirent plus tard, la dĂ©signation commerciale de la fourrure de chat.
Cent soixante-treize ducats !
ââŻOh Morgoth, dit-elle en sâaccrochant Ă son bras et en penchant la tĂȘte, dis, tu me lâoffres ?
ââŻMais bien sĂ»r mon aimĂ©e, acquiesça le sorcier Ă la vive satisfaction de lâelfe.
Puis il paya la totalitĂ© de la commande, et câest en alignant son lingot et ses piĂšces quâil sâaperçut du montant dĂ©raisonnables que cela reprĂ©sentait. Mais elle semblait si heureuseâŠ
Bref, ils sâen revinrent Ă lâauberge bien aprĂšs que le beffroi de la Maruste eut piquĂ© midi, et y retrouvĂšrent Vertu, dâassez mauvaise humeur, devant trois assiettes, dont une vide (la sienne) et deux froides (les leurs). Comme les Banvarois ignoraient lâusage du petit-dĂ©jeunerÂČ, ils dĂ©jeunaient, en gĂ©nĂ©ral, assez tĂŽt, et le service de lâauberge Ă©tait terminĂ©. Tandis quâils se restauraient, elle les chapitra dâun ton assez aigre sur le fait que lâor est fait pour acquĂ©rir des armes et du matĂ©riel, pour payer des informateurs ou des employĂ©s utiles, et pas pour acheter des fanfreluches. Morgoth et Xyixiantâh, voyant la mine peu amĂšne de leur aĂźnĂ©e, jugĂšrent plus prudent de ne pas lui parler des rĂ©cents dĂ©veloppements de leur amitiĂ©, et firent donc comme si de rien nâĂ©tait. Vertu leur apprit quâau lieu de faire du tourisme, elle sâĂ©tait occupĂ© utilement en louant les trois prochaines aprĂšs-midi dâune salle dâarmes situĂ©e non loin de lĂ , et quâils devaient se dĂ©pĂȘcher de manger, car lâheure trottait.
Il sâagissait dâun vaste espace, haut de plafond et bien Ă©clairĂ© par de larges fenĂȘtres, que lâon avait rĂ©cemment amĂ©nagĂ© en rĂ©unissant les combles de deux immeubles mitoyens. Les hauteurs de plancher des deux bĂątisses ne correspondant que trĂšs imparfaitement, trois marches sĂ©paraient les deux moitiĂ©s de la salle, dont on avait assurĂ© la sĂ©curitĂ© par une solide rambarde de bois. Lâendroit Ă©tait dĂ©corĂ© avec sobriĂ©tĂ©Â : deux tentures martiales un peu passĂ©es aux extrĂ©mitĂ©s (retraçant pour lâune la bataille des NumerlĂ©ens, pour lâautre le roi Fulbert X le belliqueux passant ses troupes en revue) et des luminaires en quantitĂ©s suffisantes pour lâentraĂźnement nocturne. La voleuse avait visitĂ© plusieurs salles avant de se dĂ©cider, et ce qui avait emportĂ© son adhĂ©sion (et incitĂ© Ă oublier le tarif honteux de trois ducats par demi-journĂ©e que demandait le propriĂ©taire de la salle), câĂ©tait surtout la splendide collection dâarmes et de boucliers qui tapissait un des murs de la salle, un matĂ©riel trĂšs variĂ© quâelle comptait bien utiliser pour sa pĂ©dagogie.
ââŻVous ĂȘtes prĂȘts, on peut commencer ?
ââŻEuh, oui, rĂ©pondit Morgoth, que la proximitĂ© de tant de ferraille tranchante mettait tout dâun coup mal Ă lâaise.
ââŻVous voulez donc que je vous enseigne lâart noble, ancien et ĂŽ combien utile de lâescrime ? Commençons donc par la thĂ©orie, ce nâest pas bien compliquĂ©, vous allez voir. Voici (elle tira son sabre maudit) une Ă©pĂ©e. Certains spĂ©cialistes font de subtiles distinctions entre sabres, fleurets, espadons, gauchĂšres, sabres, braquemarts, bĂątardes, estocs et que sais-je encore, mais tout ce que vous avez Ă savoir câest que lâĂ©pĂ©e comporte deux parties utiles, qui sont le bout pointu et la poignĂ©e. La poignĂ©e est ainsi appelĂ©e parce quâon doit lâempoigner. Le bout pointu se trouve Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de lâĂ©pĂ©e, ici vous voyez. Si vous savez distinguer les deux bouts lâun de lâautre, vous savez la moitiĂ© de ce quâil y a Ă savoir sur le sujet. Pour le reste, apprenez que toute lâescrime se rĂ©sume Ă ce seul enseignement : le but du jeu est de placer le bout pointu dans la cage thoracique de votre ennemi â ou Ă dĂ©faut dans toute autre partie sensible de sa personne. Vous avez le droit et le devoir dâemployer tous les moyens Ă votre disposition pour arriver Ă ce rĂ©sultat. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les combattants que vous rencontrerez tenteront de vous empĂȘcher de parvenir Ă votre but, voire de vous occire, câest pourquoi il est intelligent de raccourcir le combat en faisant preuve de subtilitĂ© dans lâapproche. Comme vous avez tous deux quelques notions dâanatomie, il ne vous aura pas Ă©chappĂ© que lâĂȘtre humain possĂšde deux faces, qui sont lâavant et lâarriĂšre, lâavant Ă©tant mieux dĂ©fendu de par la position des bras et des yeux. Partant de ce constat, la mĂ©thode que je prĂ©conise est la suivante : faire pĂ©nĂ©trer la lame par lâarriĂšre, en profitant du fait que lâennemi ne peut pas vous voir pour le surprendre. Câest le point crucial de mon enseignement : le coup dans le dos, aussi appelĂ© coup du traĂźtre. Un autre point important Ă connaĂźtre est lâavantage considĂ©rable de celui qui frappe le premier, tout simplement parce quâil y a une chance non nĂ©gligeable pour que lâautre nâait pas lâoccasion de riposter. Si vous pouvez le tuer avant quâil ne rĂ©agisse, ou si vous pouvez le blesser suffisamment pour quâil cesse dâĂȘtre une menace pour la suite du combat, faites-le sans hĂ©siter.
Xyixiantâh ouvrait de grands yeux effrayĂ©s. Morgoth, qui commençait Ă connaĂźtre un peu Vertu, parut moins Ă©tonnĂ©.
ââŻDiable, voici un enseignement bien brutal ! Mais si je faisais de telles choses, nul doute que mon nom serait maudit, on me traiterait comme un renĂ©gat, mes adversaires meâŠ
ââŻComme toi, beaucoup de combattants qualifient la personne en face dâadversaire, et câest une erreur, je tâengage Ă bannir ce mot de ton vocabulaire. Celui qui te fait face, câest ton ennemi, voici le terme correct. Beaucoup de jouvenceaux estiment prouver leur virilitĂ© en participant Ă des duels pour lâhonneur et autres joutes courtoises. Tu ne dois avoir que mĂ©pris pour une telle attitude, laisse ce genre de sport Ă ceux qui aiment risquer leur santĂ© sans espoir de profit. Si tu tires la lame, ce doit toujours ĂȘtre dans le but de tuer un homme. Lorsque tu tiens ton Ă©pĂ©e en main, tes nerfs, tes muscles et tes pensĂ©es doivent ĂȘtre tournĂ©es vers un seul objectif qui doit devenir une obsession : pourfendre ton ennemi. Tu auras tout le temps du monde pour te lamenter et geindre lorsque son cadavre gĂ©sira Ă tes pieds. Enfin, sois convaincu que parmi ceux que tu combattras, beaucoup auront sur ces questions la mĂȘme philosophie que moi, donc pas de pitiĂ© et pas dâĂ©tats dâĂąme. Oublie donc la notion dâhonneur, câest une conception sotte que les classes nanties ont inculquĂ©e aux faibles pour les tenir en servitude. Celui qui survit Ă un duel est toujours le vainqueur, celui qui pĂ©rit est toujours le vaincu, peu importe la maniĂšre dont cela sâest produit. Et surtout ne tâinquiĂšte pas de la rĂ©putation quâon te fait, celui qui gagne cent combats par traĂźtrise sera toujours mieux prisĂ© que le preux imbĂ©cile que son attitude chevaleresque aura conduit Ă finir ses jours estropiĂ©. « Se battre pour la rĂ©putation, câest se battre contre des fantĂŽmes », chantait Ă juste titre le barde Tchil.
ââŻMais jâai souvent entendu parler de code de chevalerie, dâhonneur des combattants, de parole de soldat, ce nâĂ©tait donc que vaines paroles ?
ââŻCe sont, en effet, des billevesĂ©es quâon raconte aux jeunes gens pour les attirer vers le mĂ©tier des armes, ou des calembredaines destinĂ©es aux manants afin quâils croient que leurs seigneurs sont animĂ©s dâune force dâĂąme et dâune vertu morale hors de leur portĂ©e. Mais la rĂ©alitĂ© est tout autre, et ceux qui survivent Ă leurs premiĂšres batailles comprennent bien vite combien on a cherchĂ© Ă les tromper, et combien ces sornettes sont sans utilitĂ© ni vĂ©racitĂ© historique. Ils deviennent alors plus avisĂ©s, plus attentifs Ă leurs propres intĂ©rĂȘts, et ce nâest quâĂ ce moment lĂ quâils sont dignes du beau nom de guerrier. AcquĂ©rir cet Ă©tat dâesprit est important pour tous les combattants, mais particuliĂšrement crucial dans ton cas prĂ©cis, car tu es un sorcier. Si tu fais lâerreur de te battre bravement, face Ă face, contre un guerrier Ă©mĂ©rite, selon les bons usages de la chevalerie, ce combat nâaura de loyal que le nom et ne sera honnĂȘte que du point de vue du guerrier, car toi, tu nâas ni la vigueur de celui qui sâest entraĂźnĂ© sans relĂąche toute sa vie pour devenir combattant, ni sa science de lâĂ©pĂ©e, ni son armure. Aller ainsi au combat, câest une folie. En revanche, tu peux terrasser le plus puissant des fer-vĂȘtus en le frappant dans le dos, comme je le prĂ©conise. En outre, tu dois garder Ă lâesprit que se battre au corps Ă corps est un choix dangereux, Ă ne faire que dans des situations dĂ©sespĂ©rĂ©es. Je tâapprendrai, dans les jours qui viennent, quelques bottes qui te permettront de surprendre tes ennemis, et Ă mesure que grandira ton habiletĂ© Ă les rĂ©aliser, tu auras peut-ĂȘtre la sensation de devenir invincible. Câest bien sĂ»r faux. Nombre de guerriers apprennent cette dure leçon en perdant un Ćil ou une main, je souhaite que pour ta part, ta sagesse te garde de ce penchant fatal. De par ta profession, tu jouis de la redoutable facultĂ© dâabattre tes ennemis Ă distance, de les frapper de stupeur, de maladie, de les emprisonner dans quelque piĂšge magique, de les tromper ou de les faire mourir de terreur. Câest une grande chance que de disposer de tels dons, et je tâengage Ă les chĂ©rir, Ă les cultiver et Ă les employer Ă chaque fois que tu le peux lorsque tu dois dĂ©faire un parti adverse. Lâenseignement que je vais te prodiguer te sauvera peut-ĂȘtre la vie un jour, mais tu ne devras lâutiliser quâen derniĂšre extrĂ©mitĂ©.
ââŻCâest bien ainsi que je lâentendais.
ââŻParfait. Passons maintenant Ă la pratique. Nous allons prendre chacun un fleuret. Câest ce genre dâarme là ⊠VoilĂ , maintenant, faites trĂšs exactement comme moi. OhâŠ
ââŻEst-ce quâon doit pĂąlir, sâeffondrer par terre et se rouler en boule en poussant des petits gĂ©missements pitoyables ? Demanda Xyixiantâh ingĂ©nument.
ââŻAide moi plutĂŽt, fit Morgoth qui sâĂ©tait prĂ©cipitĂ© au secours de Vertu.
ââŻQuâest-ce quâelle a ?
ââŻJe me souviens maintenant, la malĂ©diction⊠Elle ne peut plus toucher dâautre arme que son sabre, alors quand elle a pris le fleuret...
ââŻâŠ oublié⊠cracha la voleuse entre deux convulsions.
ââŻCe nâest rien, tu te sentiras mieux dans quelques minutes.
Effectivement, elle recouvra bientĂŽt assez de forces pour se tenir assise par terre et tenir des propos intelligibles.
ââŻAh, ça mâennuie cette affaire.
ââŻCe nâest pas grave, tu nous apprendras avec ton sabre.
ââŻTu nây penses pas, il est trop puissant. Un faux mouvement et je te tranche une main. Je crois que jâai quand mĂȘme une solution : je vais le garder dans le fourreau, ça fera comme un sabre de bois.
ââŻRiche idĂ©e.
Ils firent ainsi. LâaprĂšs-midi se poursuivit donc sur un mode martial, Vertu initiant ses compagnons Ă divers tours et manigances peu sportives mais qui, Ă lâen croire, permettaient de mettre en difficultĂ© un adversaire plus puissant. Il apparut que Morgoth ne manquait ni dâadresse ni de vigueur, et quâil avait quelques chances de faire un jour un Ă©pĂ©iste passable. Xyixiantâh pour sa part se montra fort empotĂ©e au dĂ©but, mais progressa trĂšs vite, Ă telle enseigne que Vertu la soupçonna dâavoir dĂ©jĂ maniĂ© la rapiĂšre. Lâelfe ne put le confirmer, car elle nâen avait aucun souvenir, mais elle semblait avoir dâinstinct les parades et les attitudes dâune combattante qui, sans atteindre la meurtriĂšre expertise de la voleuse, nâĂ©tait certes pas une dĂ©butante. La chose Ă©tait dâailleurs assez logique : les elfes sont gĂ©nĂ©ralement Ă©levĂ©s dans les arts du combat depuis le plus jeune Ăąge, il nây avait aucune raison que Xyidiantâh dĂ©rogeĂąt Ă la rĂšgle.
Le jour commençait Ă dĂ©cliner lorsque, fourbus et affamĂ©s, ils commencĂšrent Ă envisager de plier bagage. Tandis quâil rangeait lâĂ©pĂ©e qui lui avait servi, lâĆil de Morgoth fut attirĂ© par une arme bien Ă©trange, qui Ă©voqua en lui des souvenirs enfouis.
ââŻJâai quittĂ© mes parents lorsque jâĂ©tais trĂšs jeune, mais il me semble que mon pĂšre avait une telle arme. Je suppose quâil sâagit bien dâune arme ?
CâĂ©tait une chaĂźne faite de maillons dâacier grands comme un poing. Il pendait Ă une extrĂ©mitĂ© une lourde boule cabossĂ©e propre Ă fendre le crĂąne dâun homme, Ă lâautre une piĂšce de mĂ©tal portant deux lames recourbĂ©es comme celle dâune faux, et prĂ©sentant une pointe dans lâaxe. Les maillons situĂ©s cĂŽtĂ© boule Ă©taient lisses, mais ceux du cĂŽtĂ© lame prĂ©sentaient de petites pointes dâaspect fort cruel, jusquâĂ une coudĂ©e de lâextrĂ©mitĂ©. DĂ©pliĂ©e, lâarme mesurait prĂšs de quatre pas et pesait une trentaine de livres.
ââŻEn effet, ceci est une chaĂźne de combat Vantonienne, une arme redoutable, certains prĂ©tendent que câest la meilleure qui soit car elle peut frapper un ennemi Ă©loignĂ©, en projetant lâune ou lâautre des extrĂ©mitĂ©s comme ceci, mais aussi, et en cela elle est supĂ©rieure aux lances et piques, elle permet aussi de combattre un ennemi tout proche, dans un espace restreint. Elle permet lâattaque, mais aussi la dĂ©fense, câest rĂ©ellement une arme excellente. Mais elle est difficile Ă manier. Tu mâas dit ĂȘtre originaire du Vantonois, non ?
ââŻCâest tout Ă fait ça, mais jâĂ©tais petit lorsque jâai quittĂ© mon pays, jâen ai peu de souvenirs.
ââŻUne race de robustes montagnards. Jâai eu lâoccasion dâen frĂ©quenter quelques uns, et je nâai pas jamais eu matiĂšre Ă mâen plaindre. On dit quâun Vantonien normalement constituĂ© et maniant une telle chaĂźne peut tenir en respect ces grands ours noirs qui infestent les forĂȘts de lĂ -bas.
ââŻTu pourrais mâapprendre ?
ââŻQuoi, tu veux manier la chaĂźne ? Câest une arme un peu lourde pour un magicien tu ne trouves pas ? Note, tu es robuste pour ta profession. Si tu tiens absolument Ă manier une telle arme, il te faudra trouver un autre professeur que moi, car ma compĂ©tence en matiĂšre dâarmes ne va pas jusque lĂ .
ââŻIl me semble que tu mâas dĂ©jĂ tenu un discours semblable voici quelques temps, tu as mĂȘme prĂ©tendu avec un certain affront ne pas savoir te battre. Jâai eu lâoccasion de constater que tu pĂȘchais quelque peu par excĂšs de modestie.
ââŻSoit, je tâavais un peu menti sur mes capacitĂ©s dâescrimeuse. Mais pour ce qui est de la chaĂźne, tu peux constater par toi-mĂȘme que ce nâest pas lâarme idĂ©ale pour une femme de mon gabarit. Câest pourquoi je nâai jamais jugĂ© utile dâĂ©tudier son maniement complexe. Cependant, jâai observĂ© quelques guerriers Ă lâexercice. Tiens, je vais te guider pour quelques passes, puisque tu sembles tây intĂ©resser. Tu observeras que certains maillons sont plus allongĂ©s, griffĂ©s de stries et dĂ©pourvus de pointes, on les appelle les maniques. Ce sont, tu lâas compris, ces maillons que tu dois empoigner pour manier la chaĂźne, Ă lâexception de tous les autres. Glisser les mains rapidement de manique en manique permet de varier les configurations de combat, de dĂ©sorienter un adversaire, de passer dâune posture dĂ©fensive Ă une attaque foudroyante, puis en un Ă©clair de revenir Ă la dĂ©fense. Seuls les combattants expĂ©rimentĂ©s parviennent Ă un tel rĂ©sultat, et il faut bien des heures dâentraĂźnement pour y arriver. Commence par faire tournoyer la boule, elle permet de tenir en respect un ennemi, et elle est assez lourde pour que son choc Ă pleine vitesse assomme un homme robuste, mĂȘme sâil porte un casque. Tu peux la faire tourner en cercle au-dessus de ta tĂȘte, comme ceci, ou bien faire des huit devant toi, lĂ , voilĂ . Garde un rythme soutenu afin que la boule te fasse une protection rĂ©ellement dissuasive. Bien sĂ»r, plus tes moulinets sont vigoureux, plus ton bras fatigue vite, et il ne faut pas que ton adversaire le devine, alors arrĂȘte la boule. Bien, câest une maniĂšre de procĂ©der peu orthodoxe mais efficace. Lorsque tu seras plus expĂ©rimentĂ©, tu maĂźtriseras dâautres techniques pour bloquer le retour de ton arme que de la coincer avec ton entrejambe. Xy, tu peux le soigner pendant que je range la chaĂźne ?
Le soir, aprĂšs un solide repas fort reconstituant pris Ă lâauberge, Vertu amena ses compagnons Ă©trenner leurs nouvelles tenues au thĂ©Ăątre. Le thĂ©Ăątre municipal de Banvars consistait en un mur semi-circulaire adossĂ© Ă lâenceinte nord. Des gradins en forte pente permettaient Ă un demi-millier de personnes dâavoir une vue convenable sur la scĂšne, qui Ă©tait trĂšs petite, en forme de demi-lune et dĂ©pourvue de coulisses. Cette derniĂšre particularitĂ© obligeait les dĂ©corateurs Ă prĂ©voir quelque meuble imposant au milieu des planches, derriĂšre lequel chutaient sans coup fĂ©rir tous les personnages que les alĂ©as de lâintrigue destinaient au trĂ©pas, qui pouvaient disparaĂźtre providentiellement Ă la vue des spectateurs avant de sâĂ©clipser par une trappe qui se trouvait lĂ , pour rejoindre les loges situĂ©es sous les fesses des spectateurs (qui pour la plupart ignoraient ce dĂ©tail). En Ă©tĂ©, la salle Ă©tait Ă ciel ouvert, mais comme les mauvais jours approchaient, on venait de tendre un velum fait dâune toile que lâon espĂ©rait impermĂ©able, ce qui confĂ©rait Ă lâendroit une atmosphĂšre plus confinĂ©e et intime, et plus agrĂ©able lorsque les vents froids envahissaient les rues.
Morgoth nâavait jamais assistĂ© Ă une reprĂ©sentation de ce genre, mais il pensait nĂ©anmoins pouvoir apprĂ©cier tout lâart de la troupe, car pour ĂȘtre lui-mĂȘme montĂ© sur les planches quelques fois, il savait toute la difficultĂ© du mĂ©tier dâacteur. Ignorant les horaires, ils Ă©taient arrivĂ©s en avance, ce qui lui avait donnĂ© lâoccasion de dĂ©tailler les divers types de Banvarois et dâessayer dâen deviner les rangs, fortunes et utilitĂ©s respectifs. Il nâĂ©tait dâailleurs guĂšre besoin dâĂȘtre grand clerc pour identifier les forestiers descendus de leurs montagnes, ils Ă©taient tous rougeauds, arboraient gĂ©nĂ©ralement une barbe fraĂźchement coupĂ©e et des vĂȘtements de fourrure trĂšs Ă©pais qui alourdissaient encore leurs silhouettes massives, et quâils avaient probablement confectionnĂ©s eux-mĂȘmes au cours des longues soirĂ©es passĂ©es Ă leurs campements. Sans doute ne venaient-ils en ville quâune ou deux fois lâan pour vendre leurs peaux, leur bois ou leur charbon, et Ă©ventuellement trouver femme, aussi sâĂ©taient-ils tous fait soigner par le barbier afin dâaffiner quelque peu leur rugueuse apparence. Les plus prospĂšres arboraient qui une amulette dâargent, qui des bracelets dâor, qui des bagues indiquant ostensiblement leur bonne fortune. Ils venaient manifestement ici pour trouver une compagne ou se rappeler au souvenir dâun partenaire commercial, et Ă ceux qui reviendraient bredouille resterait le souvenir dâun bon spectacle quâils se feraient un devoir de raconter encore et encore, toute lâannĂ©e prochaine, aux camarades restĂ©s lĂ -haut. Nombre de serviteurs, de journaliers, dâartisans et de commerçants modestes, formant le petit peuple de Banvars, occupaient les siĂšges latĂ©raux, lĂ oĂč les places Ă©taient moins chĂšres. Beaucoup ne sâĂ©taient pas donnĂ© la peine de se changer aprĂšs leur travail, ils formaient une populace bigarrĂ©e et bruyante, sâinterpellant souvent dâun bout Ă lâautre de la salle, un public facile venu ici dans lâhumble but de se distraire. Ce nâest que plus tard quâarriva la belle sociĂ©tĂ©, qui ce soir lĂ nâĂ©tait pas trĂšs nombreuse car nous Ă©tions un jour de semaine quelconque. Tous portaient soie, brocards et gros boutons de nacre, la mode actuelle Ă©tait manifestement au rouge pour les dames comme pour les gentilshommes, et bien quâofficiellement on fut encore Ă la saison chaude, la fourrure faisait dĂ©jĂ son apparition, sous forme dâĂ©toles de renard gris, capelines de vison et manchons de ventrechaton. Il Ă©tait difficile de distinguer le noble de plein droit du bourgeois enrichi, et ils ignoraient dâun Ă©lan commun la prĂ©sence des autres spectateurs de rang moins Ă©levĂ©, et affichaient un souverain mĂ©pris pour les aventuriers grossiers (mais heureusement peu nombreux) qui tĂąchaient de se mĂȘler Ă leurs rangs. Il y a un trait assez rĂ©pandu chez les aventuriers, qui consiste Ă faire ostensiblement Ă©talage, par sa mine et son costume, de lâemploi exact que lâon prĂ©tend tenir. Ainsi, Morgoth reconnut dans la foule deux robes de magiciens en plus de la sienne, une bonne douzaine de guerriers plus ou moins civilisĂ©s, dont un qui devait ĂȘtre un paladin, qui tous portaient une arme de guerre bien en Ă©vidence, et quelques prĂȘtres sĂ©vĂšres en chasuble et tonsure, arborant fiĂšrement les symboles de leurs dieux sur leurs poitrines. Morgoth promena son regard curieux sur lâassistance, et ne trouva point de voleurs, ou, comme Vertu prĂ©fĂ©rait dire, de « gens qui se dĂ©brouillent, les circonstances sont parfois telles queâŠÂ ». Peut-ĂȘtre Ă©taient-ils si discrets quâils ne se montraient pas en public, ou bien se mĂȘlaient-ils Ă la foule sous quelque dĂ©guisement. Oh mais, peut-ĂȘtre ce jeune costaud aux cheveux noirs qui se rapprochait, lâair de rien, dâun bourgeois Ă la bourse imprudemment sortie⊠Mais au fait, il le connaissait, ce pendard !
ââŻVertu, regarde ce malabar, Ă quatre rangs devant nous, nâest-ce pas ce brigand que nous avions rencontrĂ© dans les forĂȘts, et que tu avais laissĂ© sâĂ©chapper ?
ââŻPiĂ©tĂ© Legris ! Mais ma parole tu as raison, câest bien lui. On dirait quâil a suivi mes conseils et quâil est venu Ă Banvars. Malheureusement il a lâair dâun piĂštre tire-laine, il va se faire avoir par un armandier. Suis moi discrĂštement, nous allons le tirer de cette situation fĂącheuse.
Sans demander plus avant ce quâĂ©tait un armandier, il suivit Vertu et, conformĂ©ment Ă ses indications, se colla contre son flanc droit. Ils se dĂ©placĂšrent assez rapidement jusquâĂ arriver derriĂšre le malandrin, et Vertu finit par tirer son Ă©pĂ©e du fourreau, sans que les autres spectateurs ne puissent sâen apercevoir, puisque Morgoth la couvrait.
ââŻNe te retourne pas, murmura-t-elle en lui piquant assez vigoureusement lâĂ©pine dorsale.
Il se figea sagement.
ââŻMaintenant tu vas reculer gentiment avec nous.
Il opina doucement et, toujours sans se retourner, remonta les quelques rangĂ©es de spectateurs. Ce manĂšge nâĂ©veilla guĂšre lâattention des autres spectateurs, car lâallĂ©e Ă©tait fort encombrĂ©e et bruissait de mille vivats tandis que les comĂ©diens faisaient leur apparition sur scĂšne (la coutume locale voulait que la troupe se prĂ©sentĂąt Ă son public avant la reprĂ©sentation). Ils retournĂšrent auprĂšs de Xyixiantâh, un peu Ă©tonnĂ©e de ce nouveau jeu.
ââŻJe vous assure, madame, que mes intentions Ă©taientâŠ
ââŻDis-moi maraud, ça fait deux fois que tu me dois la vie.
Il se retourna, tandis que Vertu tùchait de ranger son appareil sans éveiller les soupçons, et en la reconnaissant, arbora une mine des plus interloquées.
ââŻNâavais-tu pas vu la mine suspecte de ce bourgeois ? Cette maniĂšre provocante dâarborer sa bourse ? Câest un armandier, assurĂ©ment. Nul doute que si tu avais pris son or, ta vie se serait achevĂ©e ce soir au fond dâune ruelle, la gorge ouverte.
ââŻMais câest quoi, un armandier, finit par demander Morgoth.
ââŻCâest une variĂ©tĂ© de voleur, quoique ce terme soit impropre, car ils ne volent pas. En fait, il sâagit de filous, stipendiĂ©s par une guilde des voleurs pour faire rĂ©gner lâordre, en quelque sorte. Ils sont surtout chargĂ©s de dĂ©busquer les voleurs indĂ©pendants agissant pour leur propre compte. Il arrive souvent quâils se griment ainsi en bourgeois pour attirer les larcins, je me doute quâil y a dans les parages un observateur quelconque qui le surveille⊠peut-ĂȘtre cette femme laide qui nous regarde dâun air mauvais, comme une hyĂšne qui aurait perdu sa proie ce soir.
ââŻOh, madame ! Comme je suis heureux de vous voir⊠Si vous dites vrai, vous mâavez en effet Ă©vitĂ© un sort dĂ©testable.
ââŻUn sort dont jâaurais Ă©tĂ© en partie responsable, car câest moi qui tâai indiquĂ© le chemin de Banvars et le mĂ©tier que tu pourrais y tenir. Mais je vois maintenant que tu nâas pas les qualitĂ©s dâun vide-gousset. Ta carrure est propre Ă impressionner, mais pas Ă se dissimuler, ce qui est le propre du voleur. Tu devrais trouver un emploi de soldat, de garde, tu aurais sans doute plus dâoccasions dây faire valoir tes qualitĂ©s physiques.
ââŻJâavais moi mĂȘme pensĂ© devenir mercenaire.
ââŻCâest un travail qui a ses attraits, mais ce nâest pas le mĂ©tier dâune vie. Tu pourrais y parfaire ta pratique des armes, mais il te faudrait ensuite te trouver un emploi moins aventureux et de meilleur rapport auprĂšs de quelque seigneur dans une campagne bien tranquille. VoilĂ un sage projet pour un guerrier.
ââŻEncore une fois madame, vous me donnez des conseils sages. HĂ©las, je ne les mĂ©rite pas. Jâai passĂ© de bien mauvaises nuits depuis notre rencontre, hantĂ© par le souvenir de vous avoir trahie, vous qui avez Ă©tĂ© si bonne avec moi.
ââŻTrahie ? Diable, comment ?
ââŻAprĂšs avoir pris la piĂšce dâor que vous mâaviez donnĂ© pour mon silence, je nâai rien trouvĂ© de mieux que de manquer Ă ma parole, et jâai indiquĂ© Ă qui vous cherchait la route de MisĂšne, que vous mâaviez dit vouloir prendre. Mais comment aurais-je pu rĂ©sister Ă ce paladin en armure qui semblait si ardent, moi, un pauvre bon-Ă -rien ?
ââŻSois sans crainte, tu ne mâas pas trahie. Je tâavais indiquĂ© un chemin, mais jâen ai finalement empruntĂ© un autre, je pensais ainsi â Ă juste titre â que tu mettrais nos poursuivants sur une fausse piste. Mais je vois Ă ta mine interloquĂ©e que cette idĂ©e ne tâavait pas effleurĂ© lâesprit, tu nâas dĂ©cidĂ©ment pas la rouerie dâun voleur.
ââŻNon, je dois le dire, câest une qualitĂ© qui me fait dĂ©faut.
ââŻNous ne nous ressemblons guĂšre, Ă lâĂ©vidence.
ââŻJe suis en tout cas heureux que vous ayez pu Ă©chapper au paladin.
ââŻEchapper nâest pas le mot juste, nous lâavons dĂ©fait.
ââŻQuel exploit ! Mais ça ne me surprend pas, jâai vu votre force Ă lâĆuvre, câĂ©tait impressionnant. Et les cavaliers noirs, ils ne vous ont pas posĂ© de problĂšmes ?
ââŻLes cavaliers noirs ?
ââŻTrois guerriers rĂ©pugnants portant des armures sinistres, parlant dâune voix dâoutre-tombe et empestant le mal Ă trois lieues ?
ââŻLe seul que nous ayons vu qui corresponde Ă cette description est notre compagnon Marken, mais tu lâas rencontrĂ©, câest celui qui a faillĂ© tâoccire. Nous nâavons pas vus ceux dont tu parles.
ââŻEt bien, câest heureux pour vous, lorsquâils mâont interrogĂ©, jâai cru avoir affaire Ă des spectres, des ombres⊠je nâavais jamais eu si peur de ma vie, et jâespĂšre bien ne jamais les revoir.
ââŻTon histoire mâinquiĂšte, ils en avaient aprĂšs nous tu dis ? Quelles ont Ă©tĂ© leurs paroles exactes ?
ââŻParoles ? Mais câest ça le pire, ils nâont mĂȘme pas prononcĂ© la moindre parole ! Ils se sont penchĂ©s sur moi, sans dĂ©monter, jâai su ce quâils cherchaient, et au mĂȘme moment jâai su quâils pouvaient lire en moi le secret de votre destination. Je leur ai indiquĂ© le chemin que vous aviez pris, ou en tout cas, le chemin que je pensais que vous aviez pris.
ââŻTout ceci est bien Ă©trange, ami PiĂ©tĂ©, mais je suis heureux que nous nous soyons rencontrĂ©s pour en discuter. OĂč loges-tu, que nous puissions faire plus ample connaissance ?
ââŻEuh⊠prĂ©cisĂ©ment, je ne loge pas. Câest quâil est dur de trouver un emploi ici pour un Ă©tranger, et lâor que vous mâavez donnĂ© nâa guĂšre duré⊠en fait, je suis Ă la rue, voilĂ tout. Jâai dĂ©pensĂ© mes derniĂšres sapĂšques pour payer lâentrĂ©e du thĂ©Ăątre, dans lâespoir de dĂ©trousser un bon bourgeois dont lâor me ferait la semaine. Mais dans quatre jours, je serais plus en fonds, figurez-vous que jâai trouvĂ© un moyen de gagner cinquante ducats dâun coup. Mais je ne dois rien dire, alors permettez-moi de rester discret sur cette affaire.
ââŻAh, cinquante ducats ! Belle somme en effet. Et je suppose que ça ne te dit rien de particulier si jâĂ©voque devant toi une « Tombe-Helyce ».
ââŻParbleu ! Mais vous savez donc tout ! Avez-vous par hasard la moindre idĂ©e du fin mot de cette histoire ?
ââŻJâai lâimpression quâon nous a fait la mĂȘme proposition, et je nâen sais pas plus que toi. Bah, nous verrons bien. Quoiquâil en soit, ta situation est prĂ©occupante, mais nous allons y remĂ©dier : ce soir, tu coucheras Ă lâauberge avec nous, vu que notre compagnon Marken nâa toujours pas reparu et que de ce fait, sa chambre est libre. Demain matin, je te mĂšnerai chez des gens que je connais, et qui auront sans doute un emploi dans tes cordes. Ceci te permettra de survivre jusquâĂ ces fameuses Ă©preuves.
ââŻMadame, vous me sauvez encore ! Vous ĂȘtes sans doute une sainte femme pour venir ainsi en aide Ă un moins que rien sans Ă©ducation.
ââŻSans doute, sans doute. En attendant, profitons de la piĂšce, je vois que notre conversation commence Ă irriter les autres spectateurs.
Mais en fait, il nâen Ă©tait rien. Il est vrai quâune certaine agitation rĂ©gnait aux alentours, et que lâattention du public sâĂ©tait concentrĂ©e sur leurs gradins plutĂŽt que sur la scĂšne, mais ce nâĂ©tait pas du tout en raison de leur discussion, qui nâintĂ©ressait quâeux.
ââŻXy ?
ââŻOui ?
ââŻRemet ta capuche.
ââŻMais jâai chaudâŠ
ââŻTâes pas la seule on dirait. Remets ça te dis-je, tout le monde nous regarde.
ââŻOh, tâes pas marrante, maugrĂ©a lâelfe tout en obtempĂ©rant. Ses traits disparurent dans lâombre, mais elle laissa toutefois couler sur sa poitrine, Ă dessein, une longue mĂšche de ses admirables cheveux.
ââŻIl nây a plus quâĂ espĂ©rer que cette affaire ne nous cause pas trop de problĂšme.
Le Nouvel ObsĂ©quieux Le quotidien indĂ©pendant de la capitale DouziĂšme jour aprĂšs la VĂȘpre Pourpre, an dix-septiĂšme du rĂšgne de notre bien-aimĂ© souverain le majestueux Fulbert le QuatorziĂšme (Ă©dition du matin) Prix public : 1 maravĂ©dusÂł Ămoi considĂ©rable au thĂ©Ăątre ============================ (par Niklos de Saint-Flan) La reprise par la fameuse compagnie Amphitrite du chef dâĆuvre de Jabus Ramen « La geste de PalathĂ©e », hier soir au thĂ©Ăątre municipal, aurait dĂ» ĂȘtre lâĂ©vĂ©nement culturel et mondain de la semaine si le dĂ©but de la reprĂ©sentation nâavait Ă©tĂ© troublĂ© par la prĂ©sence, dans le public, dâune mystĂ©rieuse jeune fille de race elfique. Il ne nous fut malheureusement possible de contempler ses traits que de trop brefs instants, toutefois, de lâavis unanime des tĂ©moins dont votre serviteur eut le privilĂšge de faire partie, il irradiait de lâimmortelle crĂ©ature une inoubliable aura de bienveillante majestĂ© qui inspira une profonde nostalgie jusquâaux cĆurs des hommes les plus rudes. (Lire Ă ce propos : p. 3 lâarticle complet de N. de St-F., pp. 7-9 les tĂ©moignages recueillis par nos reporters, p. 11 les commentaires vestimentaires de MaĂźtre Melliflus, p. 12 le prĂ©cieux Ă©clairage de lâhonorable Docteur Shandrasekhar, Professeur EmĂ©rite de culture des races humanoĂŻdes Ă lâuniversitĂ© de Baentcher, p. 21 les rĂ©actions des autoritĂ©s politiques)
ââŻSi ça se fait, câest pas de moi que ça parle.
ââŻOh oui, persifla Vertu, ça peut ĂȘtre nâimporte quelle elfe de lâassistance. En tout cas, moi qui voulais passer inaperçue Ă Banvars, câest ratĂ©.
ââŻMais dis moi, Vertu, sâenquit Morgoth, pour quelle raison tenais-tu tant Ă ton anonymat ?
ââŻJâai vĂ©cu quelques temps Ă Banvars avant de te connaĂźtre, je mây suis fait quelques amis, et aussi quelques ennemis que jâaurais aimĂ© Ă©viter. Par ailleurs je te rappelle quâau cours de notre derniĂšre expĂ©dition, nous nous sommes aliĂ©nĂ©s un monastĂšre entier, les chasseurs de trĂ©sor de Valcambray, sans parler de ces mystĂ©rieux cavaliers noirs dont PiĂ©tĂ© nous a parlĂ©. Autant de raisons dâĂ©viter la publicitĂ©. Bien, je suppose que la vedette et toi avez Ă faire en ville, pour ma part je vais accompagner PiĂ©tĂ© pour lui trouver un travail, je ne pense pas que ça vous intĂ©resse au premier chef. Amusez-vous bien.
ââŻAmuser je ne pense pas, jâai quelques formalitĂ©s Ă remplir, lâadministration royale est bien dans ces hauts bĂątiments du quartier nord aux fenĂȘtres barrĂ©es jusquâau dernier Ă©tage ?
ââŻCâest ça. Euh, les fonctionnaires royaux ont des usages⊠enfin, tu verras par toi-mĂȘme. TĂąche dâĂȘtre diplomate et prudent. Tu y vas pourquoi au juste ?
ââŻSois sans crainte, câest juste une bricole sans importance Ă rĂ©gler.
La neige Ă©tait tombĂ© pendant la nuit, la premiĂšre de la saison. Nos hĂ©ros sâĂ©tant levĂ©s tĂŽt, le piĂ©tinement des gens et des bĂȘtes nâavait pas encore totalement changĂ© en boue la mince couche blanche qui, dans les ruelles encaissĂ©es de la Maruste, Ă©touffait encore lâĂ©cho des voix et des pas dâune façon bien plaisante. Morgoth et Xyixiantâh traversĂšrent de nouveau le pont et se dirigĂšrent vers les quartier du nord, attentifs aux allĂ©es et venues des petites gens de Banvars vaquant Ă leurs affaires. Les bĂątiments de lâadministration royale occupaient tout un quartier de la ville, sâĂ©talant en bĂątisses sans grĂące chargĂ©es dâune ornementation pompeuse. Ils tournĂšrent une demi-heure dans les rues larges et grises livrĂ©es au vent glacĂ©, cherchant un providentiel panonceau ou un passant aimable qui leur indiquerait le chemin, sous lâĆil vigilant des gardes royaux postĂ©s en nombre dans les parages, et finirent par aviser un bĂątiment idoine dans lequel ils pĂ©nĂ©trĂšrent respectueusement.
ââŻMille excuses, messire, fit le sorcier dâun air hĂ©sitant en sâadressant Ă un gris factotum dâĂąge incertain absorbĂ© dans la lecture du « Nouvel ObsĂ©quieux », derriĂšre un bureau bizarrement intitulĂ© « Accueil ».
ââŻâŠ roumph⊠Oui ?
ââŻLâĂ©tat-civil, sâil vous plait ?
ââŻLa queue, comme tout le monde.
La queue occupait les deux tiers de la longueur du couloir, empruntait lâescalier en colimaçon et se prolongeait probablement Ă lâĂ©tage. Ils prirent place, quelque peu dĂ©sabusĂ©s.
ââŻTous ces gens vont passer avant nous ?
ââŻJe le crains, mon aimĂ©e.
ââŻPfffâŠ
Quinze minutes plus tard, un quidam hilare descendit les escaliers quatre Ă quatre, fourbu mais ravi, tenant Ă la main un minuscule formulaire couvert de cases et de pattes de mouches qui, selon toute vraisemblance, Ă©tait pour lui le plus prĂ©cieux trĂ©sor de la terre. Il disparut, hors dâhaleine. On entendit une voix fĂ©minine et dĂ©sagrĂ©able hurler « suivant ! ». Deux minutes plus tard, la queue avança de trente centimĂštres.
ââŻPfff⊠émit derechef Xyixiantâh.
ââŻJe crains, ma douce amie, que nous ne soyons ici pour plus longtemps que je ne lâavais prĂ©vu.
ââŻOn dirait, en effet.
ââŻIl est inutile que nous soyons deux Ă pĂ©rir dâennui. Va tâamuser en ville, nous nous retrouverons pour la leçon dâescrime.
ââŻQuoi ? Tâabandonner dans ce lieu sinistre ? Comment le pourrais-je ?
ââŻJây songe maintenant, hier, jâai totalement oubliĂ© dâacheter des gants. Avec les frimas qui arrive, il ne faudrait pas que je souffre dâengelures. Pourrais-tu aller mâen acheter une paire ?
Xyixiantâh, qui avait oubliĂ© dâĂȘtre sotte, comprit bien que Morgoth lui fournissait un prĂ©texte pour lui Ă©pargner cette corvĂ©e administrative, et elle saisit ce prĂ©texte car entre une interminable queue et une visite chez maĂźtre Melliflus, son choix Ă©tait vite fait. AprĂšs force effusion et dĂ©monstration dâaffection, elle sortit du bĂątiment, prit une grande respiration, satisfaite, gambada jusquâĂ la Porte du Couchant.
Morgoth, satisfait dâavoir Ă©vitĂ© une telle Ă©preuve Ă sa compagne, se prĂ©parait Ă une interminable course de lenteur en compagnie dâune cinquantaine de banvarois fatalistes lorsquâau bout dâune demi-heure, un Ă©vĂ©nement imprĂ©vu eut lieu : une porte dĂ©robĂ©e sâouvrit Ă quelques pas devant lui, une tĂȘte rondouillarde en sortit, contempla la queue dâun air myope et peu amĂšne, puis une main rondouillarde accrocha Ă un clou, jouxtant le chambranle, une pancarte « Etat-Civil, Bureau n°2, ouvert ». AussitĂŽt, un murmure parcourut la foule, la queue se rĂ©organisa, et dâautoritĂ©, Morgoth prit la troisiĂšme place dans la file nouvellement crĂ©Ă©e, place quâon ne lui contesta pas car il arborait les insignes de sa profession (quel que soit son Ăąge, un sorcier impressionne toujours les manants). Ainsi, vingt minutes plus tard, il fut admis en prĂ©sence du Fonctionnaire Royal.
ââŻBonjour monsieur, le bureau dâĂ©tat-civil ?
ââŻVous y ĂȘtes monsieur, que puis-je pour vous ?
ââŻEt bien voilĂ , je voulais connaĂźtre les formalitĂ©s pour changer de nomâŠ
ââŻVous ĂȘtes monsieur ?
ââŻMorgoth lâEmpaleur.
ââŻAh oui, ça urge. Il vous faut remplir ce formulaire en trois exemplaires, produire un parchemin dâidentitĂ© ou un passeport en cours de validitĂ©, ainsi quâun timbre fiscal Ă deux ducats et un timbre BRAC de trois ducats.
ââŻBRAC ?
ââŻBureau des RĂ©tributions Administratives ComplĂ©mentaires.
ââŻQuâest-ce donc lĂ Â ?
ââŻVous ĂȘtes Ă©tranger hein ? Et bien sachez que traditionnellement Ă MisĂšne, les fonctionnaires sont mal payĂ©s.
ââŻCâest navrant.
ââŻĂ qui le dites vous. Voici pourquoi au cours des siĂšcles, sâest mis en place un systĂšme permettant Ă lâadministrĂ© de contribuer directement Ă la rĂ©tribution des fonctionnaires, au prorata des actes produits.
ââŻAh ? Diable, mais on dirait que câest de la corruption, çaâŠ
ââŻCâest ce que disent souvent les Ă©trangers. En fait, ça fait longtemps que nous avons dĂ©passĂ© ce stade. Il y a une administration spĂ©ciale qui organise ce systĂšme, le fameux BRAC, et qui Ă©met les timbres Ă©ponymes. Il est bien sĂ»r possible quâil y ait de la corruption dans lâadministration. Par exemple, supposons quâun quidam pressĂ© ait omis de se munir des timbres requis et ne souhaite pas refaire la queue, il est possible quâil ait la chance de trouver un fonctionnaire qui, moyennant une lĂ©gĂšre commission bien sĂ»r, se chargerait de lui procurer ultĂ©rieurement les piĂšces en question.
ââŻUne lĂ©gĂšre commission ?
ââŻDe deux ducats, se rajoutant aux frais de timbre, soient, par exemple, sept ducats dans le cas dâun changement de nom.
ââŻPar exemple
ââŻVoilĂ voilĂ . Une fois ces formalitĂ©s accomplies, il ne vous restera plus quâĂ choisir parmi la liste de noms disponibles actuellement, dans ce livre.
ââŻComment ça les « noms disponibles » ?
ââŻOui, en fait, pour des problĂšmes techniques et rĂ©glementaires, il nous est administrativement impossible de crĂ©er de nouveaux noms. Vous devrez donc choisir votre nouveau nom parmi ceux qui sont vacants, car leurs prĂ©cĂ©dents titulaires sâen sont dessaisis. Allez-y, choisissez librement.
ââŻArgcoth EnfantnumĂ©rodeux, Baba Oreste, BĂątonmerdeux Ludivine, Bindpackage ArmaturemĂ©tallique, Destructeur-des-mondes Anselme, Filsdejoseph Jesus, Fellation Jacques, Gloirasatan LĂ©once, Kaskapointe Julie, Kobold Rodolphe, Le GynĂ©cide Elric, Leknout Schlage, Menupoil Zorgan-le-ravageur, Palindrome Ava, Pisquependre Jules, Rejetondumalin Damien, Renicus Johnny, Rkimuss Zelda, Siegheil Benito, Sucerdesqueues Jaime, TroischatonsfloconneuxenformedetĂ©tines Sigismon-ThĂ©odule. Mais câest quoi ça ?
ââŻBen, je suppose que si tous ces gens ont abandonnĂ© leur nom, câest quâil y avait une raison, pas vrai.
Voyant ça, Morgoth jugea que son or pourrait ĂȘtre employĂ© plus utilement ailleurs, et dĂ©clinant lâoffre de lâofficier dâĂ©tat-civil, repartit dans la citĂ©, contrariĂ© dâavoir ainsi perdu son temps et Ă©garĂ© sa mie. Il sâen retourna donc, dâun pas vif, jusquâĂ la Porte du Couchant, gageant avec raison quâil y trouverait son elfe dans une quelconque boutique de luxe. Il marchait sur la Grand-Rue, guettant la forme dĂ©licieusement emmitouflĂ©e de Xyixiantâh, quand il fut hĂ©lĂ© en ces termes :
ââŻPar la chouette de Hazam, mais câest le petit Morgoth ! Regarde ça Roman, câest bien lui.
ââŻMais oui Chalabi ! Eh, gringalet, viens ici gĂ©nuflexer devant tes aĂźnĂ©s, comme le veut la coutume des Compagnons du Falanchon !
Morgoth se retourna lentement, fort dĂ©pitĂ©, espĂ©rant ne pas se retrouver face Ă ses deux anciens condisciples de lâĂ©cole du Cygne AnĂ©mique, Roman et Chalabi, qui lâavaient tourmentĂ© de longues annĂ©es durant sous le prĂ©texte quâil Ă©tait plus jeune, solitaire et dâextraction modeste. Il nây eut pas de miracle, câĂ©tait bien eux. Notre hĂ©ros rĂ©sista Ă lâenvie de rentrer sa tĂȘte dans ses Ă©paules et attendit patiemment quâils traversent la rue pour venir Ă lui. Ă sa grande surprise, ils se montrĂšrent bien plus chaleureux que dans ses souvenirs.
ââŻBonjour Chalabi, Roman, ça fait longtemps hein ?
ââŻEt oui, plus dâun an on dirait, rĂ©pondit Roman, le plus rond des deux, un rouquin Ă la face large originaire des marches de Khneb, qui arborait dĂ©jĂ un soupçon de couperose alcoolique.
ââŻAprĂšs votre dĂ©part, vous mâavez bien manquĂ©, mentit Morgoth en se remĂ©morant les techniques de Vertu.
ââŻEt oui, reprit Chalabi, qui Ă©tait brun, un peu plus grand mais plus mince que son insĂ©parable comparse, et affligĂ© depuis toujours dâune acnĂ© dĂ©plaisante. Mais que veux-tu, notre diplĂŽme en poche, on nâavait pas trop envie de passer encore cinq ans Ă faire une spĂ©cialitĂ© en lĂ©chant le cul de je ne sais lequel de ces vieux birbes du Cygne, on a prĂ©fĂ©rĂ© partir sur les chemins, profiter de la vie et de notre jeunesse.
ââŻCâĂ©tait une sage dĂ©cision, approuva Morgoth, qui pour sa part nâavait pas trop eu Ă se plaindre de la tournure des Ă©vĂ©nements depuis sa propre fuite de lâĂ©cole.
ââŻSurtout quand on voit ce qui sâest passĂ© par la suite, reprit Roman. Je constate quâau moins toi, tu as pu tâĂ©chapper, je croyais quâil nây avait eu aucun survivant ?
ââŻPardon ?
ââŻEt bien, tu sais, lâattaque⊠On mâa dit que le Cygne AnĂ©mique avait Ă©tĂ© rasĂ©.
ââŻOh ?
Les trois sorciers se regardĂšrent, mutuellement surpris.
ââŻTu nâĂ©tais pas au courant ? On ne parle plus que de ça dans le mĂ©tier.
ââŻBen⊠non, enfin⊠jâai quittĂ© le Cygne il y a deux mois et demi, si je compte bien, il nây avait rien Ă signalerâŠ
ââŻHolà ⊠Et bien toi on peut dire que tu es un veinard. Figure-toi quâaprĂšs ton dĂ©part, la vieille tour a Ă©tĂ© attaquĂ©e. Il court les bruits les plus Ă©tranges sur ce qui sâest exactement passĂ©, on ignore qui a fait le coup et pourquoi, toujours est-il que ni les dĂ©fenses magiques ni les professeurs nâont pu repousser lâattaque. Ă lâaube, les villageois de Melokko ont vu une colonne de fumĂ©e sâĂ©lever de derriĂšre la colline, ils sont accourus et tout ce quâils ont vu, câest la tour livrĂ©e Ă lâincendie, et les cadavres Ă©pars de nos camarades. Aucun survivant, comme je te lâai dit.
ââŻTexto, confirma Chalabi, la mine sombre.
ââŻQuelle horreur !
ââŻOui. Notre jeunesse qui sâenvole. Tous nos compagnonsâŠ
ââŻJe ne peux le croire⊠Mais quelle puissance aurait⊠CâĂ©tait un lieu dâĂ©tude, de paix, nous nâavions rien dâassez prĂ©cieux pour quâon tue pour nous le prendre.
ââŻCâest vrai, pour autant quâon sache.
ââŻEt on ne sait pas qui a fait ça ?
ââŻNon, personne nâa rien vu, ni rien entendu. Mais si tu veux en savoir plus, il y a un type qui vend des petits objets en buis, un colporteur, il Ă©tait Ă Melokko lorsque câest arrivĂ©, il pourra te raconter ça de premiĂšre main. Je crois quâen ce moment, il tient un Ă©tal sur la place du marchĂ©. Un certain Bobal, ou Babal, je ne sais quoiâŠ
ââŻJe vais aller trouver ce marchand, il faut tirer cette affaire au clair. Nos professeurs et nos compagnons doivent ĂȘtre vengĂ©s. Viendrez-vous avec moi, mes amis ?
ââŻHoulĂ , oĂč tu vas toi ? Câest un boulot pour des aventuriers ça, pas pour de pauvres dĂ©butants en magie comme nous.
ââŻNote bien, reprit Chalabi, bientĂŽt on pourra, ça fait un an que nous sommes Ă Banvars et nous intĂ©ressons une compagnie dâaventuriers. Le sorcier du groupe a dit quâil consentirait peut-ĂȘtre Ă prendre lâun dâentre nous comme apprenti ! Et aprĂšs ça, la fortune, la gloire⊠Nous pourrons peut-ĂȘtre convaincre nos compagnons dâĂ©lucider ce mystĂšre.
Chalabi se rengorgea, rouge de contentement. Les yeux de Roman sâĂ©taient aussi mis Ă luire Ă lâĂ©vocation de la fiĂšre existence des aventuriers. Quand Ă Morgoth, il cherchait le meilleur angle pour placer son coup, mais soudain, il reconnut une silhouette dans lâassistance.
ââŻTiens, une amie Ă moi, il faut que je vous prĂ©sente. Xy ! Par ici. Xy, voici des camarades de classe Roman et Chalabi. Mes amis, voici Xyixiantâh, ma douce compagne.
ââŻNon, sans blague, tu tâes trouvĂ© une nĂ©nette ? EnchantĂ© madame, câest un plaisir de...
ââŻChĂ©rie, relĂšve donc ta capuche, que ces messieurs nâaient pas lâimpression que tu veux te cacher.
ââŻMais VertuâŠ
ââŻQue Vertu aille au diable.
ââŻBon.
Xyixiantâh se montra. Elle avait achetĂ© de nouvelles boucles dâoreille en or et saphir, ainsi quâune chaĂźnette en or soufflĂ© trĂšs finement ciselĂ©e par des artisans qui nâĂ©taient certainement pas les malhabiles orfĂšvres locaux. Elle tendit une main menue (avec une bague en plus, nota Morgoth), que les sorciers confus baisĂšrent en se prosternant tout bas, tant ils Ă©taient confus. Morgoth passa une main dans la fourrure grise qui gainait la taille de sa bien aimĂ©e, et lui lança un grand sourire auquel elle rĂ©pondit Ă grands renforts dâyeux humides. Puis il enfonça le clou.
ââŻXyixiantâh est la prĂȘtresse de notre compagnie dâaventuriers. Au fait je ne vous ai pas dit, jâappartiens Ă une compagnie dâaventuriers.
ââŻQuoi ? Tu as rĂ©ussi Ă te faire prendre en apprentissage ?
ââŻNon voyons, bien sĂ»r que non.
ââŻAh.
ââŻJe suis un compagnon, titulaire et sorcier de plein droit.
ââŻArkh ! gĂ©mit Chalabi.
ââŻTu⊠Tu te fous de notre gueule ! Câest impossible que tu sois⊠enfin, tu es Morgoth ! Rien que Morgoth, comment tu pourrais⊠et nousâŠ
ââŻCes gens vous font des ennuis ?
Les deux sorciers se retournĂšrent, une vision dâapocalypse sâoffrait Ă eux, celle dâun Ă©pouvantable cavalier en armure noire chevauchant un Ă©talon nerveux de mĂȘme couleur, penchĂ© sur eux avec un air menaçant.
ââŻAh, Mark, te voici de retour, quelle joie. Non, ces deux messieurs sont des amis Ă moi, Chalabi et Roman, deux sorciers avec qui jâai Ă©tudiĂ©, dans mon jeune temps. Messieurs, voici sire Marken-Willnar Von Drakenströhm, dit « le Chevalier Noir » pour dâĂ©videntes raisons. Câest notre paladin.
ââŻGhhh ! Fit Roman.
ââŻEt donc sur ce entrefaits, messieurs, vous voudrez bien mâexcuser dâabrĂ©ger ces retrouvailles, mais nous devons retrouver une compagne afin de discuter dâune affaire de la plus haute importance. Je vous salue bien bas, au plaisir, Chalabi et Roman.
Et, laissant les deux sorciers bĂ©er tout leur saoul, Morgoth, suivi de ses deux compagnons, mit le cap vers la Maruste en sifflotant un air entraĂźnant, puis en entonnant sans gĂȘne « La Voie du Roy » :
Il avait fiĂšre allure sur son cheval de guerre
Au blanc carapaçon, à la cuisse légÚre,
Son nom Ă©tait Camard le Chevalier Sans-Terre,
Regard dâun bleu dâazur, corps tout vĂȘtu de fer.
Refrain :
Câest sur la Voie du Roy
Quâils sâen allaient chercher la gloire,
Au bout dâla Voie du Roy
Etaient tous leurs espoirs
DerriÚre suivait Sango, saint homme sans façon
Grand-Diacre de Hanhard portant haut son blason
DĂ©mons et infidĂšles, Ă croire les chansons,
Il avait renvoyés en enfer à foison.
(refrain)
Ă sa suite venait, de pourpre revĂȘtu
Le trĂšs sage Anphorion, mage aux grandes vertus
Au savoir sans Ă©gal et, lorsquâil avait bu,
Amateur de garçonnets, câest souvent tu.
(refrain)
Zorgam, fils de Hamak, chevauchait Ă son flanc.
CâĂ©tait un HĂ©borien, de peau et cheveux blancs,
Un barbare albinos, vigoureux cependant,
Brandissant Ă la guerre lâĂ©pĂ©e Ă deux tranchants.
(refrain)
Le filou nommé Xalamish venait alors
Prompt Ă prendre la fuite comme Ă donner la mortâŠ
ââŻDis-moi Morgoth, interrompit Marken qui savait la chanson interminable (car la Compagnie de la Voie du Roy comptait dix sept compagnons, quarante et un suivants, une centaine dâhommes dâarmes et une trentaine de serviteurs, tous nommĂ©s et dĂ©crits dans le lai ci-dessus esquissĂ©), te voilĂ dâune bien charmante humeur que je ne te connaissais pas jusquâici.
ââŻCâest que vois-tu, ami Marken, je viens de vivre un moment dâintense jubilation en faisant mourir de honte et de jalousie ces deux crĂ©tins que je tâai prĂ©sentĂ©s. Tu ne peux imaginer les tourments dont jâai Ă©tĂ© victime, durant mon enfance, de la part de ces malfaisants et de leurs semblables. Et je vois quâaujourdâhui, me voici dans lâopulence, et eux dans la prĂ©caritĂ©, dâoĂč mon contentement.
ââŻNâest-ce pas un peu mesquin ?
ââŻSi, totalement. Et jâassume.
ââŻBravo, saine attitude.
ââŻJe nâattendais pas moins de comprĂ©hension de ta part. Pressons le pas maintenant, il faut trouver Vertu, jâai des Ă©lĂ©ments intĂ©ressants Ă porter Ă sa connaissance, et jâai besoin de son Ă©clairage sur ces questions.
Vertu leur sut grĂ© dâĂȘtre Ă lâheure pour le dĂ©jeuner et fut ravie de revoir Marken. Elle sâĂ©tait dĂ©barrassĂ© de PiĂ©tĂ© dâune maniĂšre quâelle nâexplicita pas, et Ă©couta avec intĂ©rĂȘt le rĂ©cit que lui fit Morgoth Ă propos de lâattaque et de la destruction de lâĂ©cole du Cygne AnĂ©mique.
ââŻMais dis moi, les Ă©lĂšves et les professeurs de ton Ă©cole avaient les moyens de se dĂ©fendre, je suppose.
ââŻAssurĂ©ment, personne de sensĂ© nâattaquerait une acadĂ©mie de magie.
ââŻEt tu dis quâil nây avait rien Ă voler dans ton Ă©cole ?
ââŻBien sĂ»r, il y avait des livres prĂ©cieux, quelques ingrĂ©dients magiques rares, du matĂ©riel de recherche⊠mais rien qui justifie les risques. Je veux dire que si quelquâun est assez puissant pour sâen prendre Ă une acadĂ©mie de magie, il peut se procurer tout cela lĂ©galement, aucun besoin de se battre.
ââŻCâest curieux en effet. Je doute que nous puissions tirer cette affaire au clair avant lâĂ©preuve pour laquelle nous nous sommes engagĂ©s, mais nous avons quelques jours pour progresser dans la connaissance de ce mystĂšre. Demain matin, nous devrions tenter de chercher ce monsieur Bouboule, pour quâil nous en dise plus.
ââŻJe pensais y aller dĂšs cette aprĂšs-midi.
ââŻNâas-tu pas oubliĂ© nos leçons dâescrime ?
ââŻAh câest vrai, tu as raison.
ââŻLeçon dâescrime ? SâĂ©tonna Mark, qui finissait son plat sans rien perdre de la conversation.
ââŻMorgoth tient absolument Ă pouvoir manier lâĂ©pĂ©e. Ah mais au fait, tu ne voulais pas faire un peu de chaĂźne Vantonienne ? Mark, on sâĂ©tait dit que tu pourrais lui apprendre quelques passes.
ââŻTu veux apprendre la chaĂźne ? Câest pas banal ça. Bon, si tu veux, je vais tâapprendre les bases que je connais, mais je te prĂ©viens, je ne suis pas un spĂ©cialiste.
ââŻQuâĂ cela ne tienne, je souhaite juste ne pas me ridiculiser.
ââŻAlors soit, je tâapprendrai. En fait, le plus difficile est de bloquer la chaĂźne en fin de course, plus dâun ahuri sâest pris la boule dans les glaouĂŻs comme ça, mais une fois quâon a pris le coup...
ââŻAh oui ?
Et donc, restaurĂ©s en contents, ils retournĂšrent tous les quatre Ă la salle dâarmes, et sây dĂ©foulĂšrent Ă lâenvi, les filles Ă lâĂ©pĂ©e, les garçons Ă la chaĂźne. En passant, Morgoth sâen Ă©tait achetĂ©e une, suivant les conseils de Marken, et la manipulait avec une Ă©vidente fiertĂ©. Les premiĂšres heures dâapprentissage furent difficiles, mais notre hĂ©ros sâobstina, et vers la fin de la journĂ©e, il commença Ă obtenir quelques rĂ©sultats encourageants. Xyixiantâh, pour sa part, compensait par lâaudace et la souplesse la force et la technique qui lui faisaient dĂ©faut, et sâenhardissait de plus en plus Ă la rapiĂšre, Ă tel point que Vertu devait parfois la calmer pour Ă©viter que le jeu en devienne trop sĂ©rieux. Ils Ă©taient tous fort satisfaits du rĂ©sultat lorsque, le soir et la fatigue venant, ils sortirent dans la petite rue. Pour changer, ils dĂ©cidĂšrent dâaller visiter une de ces tavernes dont on leur avait vantĂ© les douteux mĂ©rites, prĂšs de la Porte dâAirain.
LĂ , blottie sous les deux tours dâune hauteur impressionnante (quoique inutile du strict point de vue dĂ©fensif) qui encadraient le grand portail de chĂȘne plaquĂ© et clouĂ© de bronze, on pouvait trouver un Ă©tablissement intitulĂ© « les Crocs de Lembar », largement implantĂ© et haut de trois Ă©tages. Les Banvarois lâĂ©vitaient autant que possible, câĂ©tait un lieu pour les Ă©trangers, les voleurs et les gens de mauvaise vie, pas pour les chargĂ©s de famille ayant une activitĂ© honorable. Bien des gens du pays avaient passĂ© leur vie Ă Banvars sans pĂ©nĂ©trer jamais dans ce lieu pourtant connu de tous, et il circulait Ă ce sujet bien des histoires parlant de sang, de sexe et dâor, qui pour certaines Ă©taient vĂ©ridiques. CâĂ©tait bien plus quâune taverne, car outre rĂ©jouir son palais, on pouvait aussi y Ă©couter des musiciens, y voir des spectacles, y acheter certaines marchandises dont la clientĂšle pourrait avoir besoin, et y vendre Ă©ventuellement son surplus, y monnayer les faveurs de femmes lascives, sây enivrer de ce qui se boit, se mange ou se fume et vous mĂšne au-delĂ des horizons les plus lointains lâespace dâune soirĂ©e. On y trouvait aussi, mais uniquement si lâon cherchait, une chapelle de Myrna, oĂč lâon pouvait dĂ©poser une obole pour sâattirer la chance avant de faire une affaire ou de partir en quĂȘte. La Salle CarrĂ©e, avec son vaste parterre et ses trois rambardes de bois, pouvait sans peine accueillir plus de spectateurs que le thĂ©Ăątre municipal autour dâune scĂšne Ă peine mieux conçue. Les trois douzaines de tables carrĂ©es Ă©taient noires de monde, des convives qui se toisaient, se hĂ©laient de loin en loin. Il sembla Ă Morgoth que tous les peuples du septentrion sâĂ©taient donnĂ©s rendez-vous dans cet unique endroit pour ripailler, et tous mettaient un point dâhonneur Ă arborer les habits traditionnels de leur tribu, caste, race ou religion. Il vit sans surprise Roman et Chalabi qui vaquaient lĂ Ă leurs affaires de peu dâenvergure, et les salua avec un grand signe de la main et un grand sourire parfaitement hypocrite, tout en glissant entre ses dents serrĂ©es un « non mais regardez moi ces deux grandes andouilles ». Il salua aussi dâun air grave quelques autres collĂšgues sorciers plus ĂągĂ©s, qui lui rendirent son salut avec autant de gravitĂ©, non sans observer dâun air lĂ©gĂšrement intriguĂ© la chaĂźne quâil avait nouĂ©e autour de ses reins et de ses Ă©paules, Ă la maniĂšre Vantonienne comme lui avait appris Marken pas plus tard que cette aprĂšs-midi. Pourtant chacun ici avait au cĂŽtĂ© la dague, lâĂ©pĂ©e ou le gourdin cloutĂ©, Ă telle enseigne quâil paraissait malsĂ©ant de se prĂ©senter les mains nues.
AdossĂ© Ă la rambarde du premier balcon, indiffĂ©rent au va-et-vient des ivrognes et des catins comme au tumulte ambiant, il y avait un personnage qui observait la scĂšne. Il Ă©tait entiĂšrement revĂȘtu dâun long manteau Ă capuchon, tout dâune lourde Ă©toffe noire, Ă lâexception dâun motif compliquĂ©, mĂȘlant courbes et saillies, sans signification immĂ©diatement comprĂ©hensible, cousu de satin violet sombre quâon avait peine Ă distinguer dans la pĂ©nombre. Ni son comportement ni sa mise nâĂ©taient de nature Ă attirer lâattention, tant les inconnus peu bavards vĂȘtus de la sorte faisaient partie du quotidien des aventuriers. Pourtant, personne nâaurait eu lâaudace dâaller lui offrir Ă boire ou lui chercher querelle, car Ă chaque regard que vous lui consacriez, Ă chaque fois que vous lâapprochiez, vous Ă©tiez pris dâun malaise, dâune sensation que lâon ne pouvait dĂ©finir autrement quâen disant quâelle Ă©tait dĂ©plaisante, sans cependant pouvoir apporter plus de prĂ©cision. Il Ă©tait sans doute lĂ depuis des heures, peut-ĂȘtre des jours, lâĂ©tablissement ne fermait jamais, mais soudain, il sâĂ©loigna de la balustrade, hĂ©sita un instant, puis descendit dans la salle. Souple tel un spectre, il se fraya sans peine un passage parmi la foule et se dirigea vers lâimmense comptoir, oĂč pas moins de cinq barmen nâĂ©taient pas de trop pour Ă©tancher la soif de lâassemblĂ©e, et avisa un jeune Ambrin perdu dans ses pensĂ©es, probablement Ă©mĂ©chĂ©. Il lâaborda, lui paya une chope, discuta avec lui quelques minutes, se retournant parfois dâun air sinistre vers la salle. Mais dans lâagitation du lieu, ce manĂšge passa totalement inaperçu aux yeux de nos hĂ©ros, venus ici pour se distraire.
ââŻEt moi je prendrai un pĂątĂ© de canard sauvage dans son petit pain de campagne croustillant, suivi du coulis de bĆuf aux airelles farci au gĂ©sier dâĂąne, servi sur sa garniture forestiĂšre. Et un pichet de cidre.
ââŻDoux ou brut ? Demanda la serveuse.
ââŻEuh⊠brut.
ââŻCâest drĂŽle, dit Mark, on mâavait dit que les elfes Ă©taient vĂ©gĂ©tariens.
ââŻAh oui ? Fit distraitement Xyixiantâh. Les pauvresâŠ
ââŻVoici donc oĂč Ă©taient passĂ©s tous les aventuriers de la ville, sâexclama Morgoth en examinant les dorures passĂ©es et les rideaux maculĂ©s qui ornaient ce lieu festif.
ââŻOn aurait peut-ĂȘtre dĂ» venir plus tĂŽt, convint Vertu. Mais il y a moins dâambiance quâavant, je trouve. Ah, si tu avais connu les Crocs de mon temps, ces rixes, ces beuveries⊠un vrai coupe-gorge, ah ça oui ! On dirait que ça sâest assagi.
ââŻLe propriĂ©taire doit ĂȘtre un des hommes les plus riches de la ville, jâimagine.
ââŻĂ vrai dire, personne ne sait qui possĂšde cette taverne. Certains prĂ©tendent que câest la propriĂ©tĂ© de la Prudentielle de PrĂ©voyance-Vie, mais je sais pour ma part, et de source sĂ»re, que ce nâest pas le cas. Dâautres prĂ©tendent que plus prosaĂŻquement, elle appartiendrait Ă une holding de droit Balnais cotĂ©e Ă la bourse de DhĂ©brox. En tout cas, câest une affaire rentable, câest sĂ»r.
ââŻToi morveux, jâaime pas ta tronche.
CâĂ©tait un individu dĂ©gingandĂ© Ă la face allongĂ©e, la trentaine environ, qui sâadressait Ă Morgoth. Son costume Ă©tait des plus curieux, entiĂšrement fait de bandes de cuir rouge zĂ©brĂ© de jaune, probablement du grand-serpent de neige, qui prenait cette teinte une fois tannĂ©e. De larges portions de peau restaient Ă nu, il devait donc se rĂ©chauffer par une grande cape teinte elle aussi de rouge, des cuissardes fourrĂ©es et une curieuse toque allongĂ©e dâavant en arriĂšre, de la mĂȘme couleur, complĂ©taient la panoplie. Il avait lâĆil dans le vague, manifestement il avait bu.
ââŻJe suis dĂ©solĂ© de vous dĂ©plaire monsieur, rĂ©pondit le sorcier avec diplomatie, et si vous explicitiez vos griefs, je me mettrais en devoir de me corriger sĂ©ance tenante.
ââŻJâaime pas ta voix non plus. Et jâaime pas les petits merdeux qui se prennent pour des sorciers.
ââŻJe vous assure monsieur, que je suis dĂ©solĂ© de vous inspirer tant de⊠Ah, mais jây suis, vous cherchez la bagarre ! Je suis navrĂ© de devoir refuser, je ne prise guĂšre la violenceâŠ
La brute planta brusquement son arme dans la table, entre les doigts de Morgoth. CâĂ©tait un stylet, intermĂ©diaire entre une dague et une rapiĂšre. Il lâavait sorti si vite que le sorcier nâavait rien vu venir.
ââŻSi tu cherches la merde ducon, intervint Mark, la main sur le pommeauâŠ
ââŻJâtâai pas causĂ© Ă toi. Câest lui et moi, dans lâarĂšne, dans cinq minutes !
ââŻNon Morgoth, sâĂ©cria Vertu, rien ne te force Ă relever le dĂ©fi, ce nâest quâun ivrogne.
ââŻVous avez bu, monsieur, plus que de raison, et je vous engage Ă faire preuve de retenueâŠ
ââŻMais jâavais pas vu, yâa papa et maman ! Ah excuse moi gamin, je tâavais pris pour un adulte ! Ah ah ah !
ââŻTrĂšs bien monsieur le bĂ©lĂźtre, dans lâarĂšne, pas plus tard que tout de suite.
ââŻOuais, enfin, monsieur Sang-de-Navet se trouve un peu de fiertĂ© virile. PrĂ©pare-toi au duel, je te laisse le temps de faire une derniĂšre priĂšre et de dire adieu Ă tes amis, pâtit bonhomme.
Et il repartit vers le fond de la salle, encouragĂ© par la salle qui nâavait rien perdu de lâĂ©change et se rĂ©jouissait Ă lâidĂ©e dâun sanglant combat.
ââŻMorgoth, demanda Xyixiantâh, plus blanche encore quâĂ lâaccoutumĂ©e, tu ne vas pas vraiment te battre non ?
Le cĆur du sorcier se serra dans sa poitrine. Il savait sâĂȘtre engagĂ© inconsidĂ©rĂ©ment, il savait avoir fait une sottise, il savait aussi quâil nâĂ©tait plus temps de reculer, quâil dĂ©choirait devant ses compagnons et lâĂ©lue de son cĆur si, maintenant, il reculait. Vertu lâattrapa par la manche.
ââŻMais tu as totalement perdu la raison ! Nâas-tu pas vu quâil sâagissait dâun Ambrin ?
ââŻUn Ambrin, tu veux dire, un adepte de lâĂ©cole du Pic-Gaillard ?
ââŻBien, si tu en as entendu parler, tu connais leur rĂ©putation.
Effectivement, mĂȘme Morgoth, qui nâĂ©tait pas beaucoup sorti de son Ă©cole, connaissait lâOrdre Ambrin. Il sâagissait dâune confrĂ©rie de magiciens, adeptes du dieu Hanhard, et vivant selon ses prĂ©ceptes dans une Ă©cole-citadelle aux confins de la chaĂźne du Portolan. Mais Ă lâinverse des autres Ă©coles de magie, qui avaient Ă cĆur dâenrichir la sorcellerie, de conserver le savoir ancestral et dâapprofondir les connaissances mystiques, lâĂ©cole du Pic-Gaillard prodiguait un enseignement pratique, purement versĂ© dans la magie de bataille et lâart du duel. En outre, tous les Ă©tudiants, qui vivaient dans des conditions particuliĂšrement Ă©prouvantes, se voyaient infliger un entraĂźnement physique rigoureux et une pratique quotidienne des armes. Ceux qui sortaient vivants du Pic-Gaillard pouvaient par la suite trouver sans peine Ă sâemployer dans les compagnies dâaventuriers ou de mercenaires, chez lesquels ces mages dâĂ©lite Ă©taient fort prisĂ©s.
ââŻJe suis fichu, rĂ©suma Morgoth.
ââŻSouhaites-tu toujours le combattre ?
ââŻJe nâai pas le choix, jâai donnĂ© ma parole.
ââŻAh bien sĂ»r, ta parole, ton honneur. Tu nâas visiblement rien retenu de mon enseignement. Bon, alors sache que la situation nâest pas si dĂ©sespĂ©rĂ©e. Jâai un peu observĂ© ton adversaire pendant quâil pĂ©rorait, et voici quelques Ă©lĂ©ments positifs. Tout dâabord, il est fin saoul. Ne compte pas le voir sâĂ©crouler devant toi, il nâen est pas encore Ă ce point, et lâexcitation du combat se chargera de le dĂ©griser assez vite, toutefois mĂȘme alors, ses rĂ©flexes seront un peu plus lents quâĂ la normale, sa vision moins aiguĂ«, et son jugement pourra ĂȘtre troublĂ©. TĂąche de le mettre en colĂšre, il nâen aura que plus de difficultĂ© Ă lancer ses sortilĂšges. En outre, il ne porte aucun insigne de grade, comme aiment Ă en arborer les Ambrins. Ă son Ăąge, câest curieux, sans doute nâest-il pas le meilleur Ambrin qui soit. Enfin, tu as vu son stylet, câest une arme redoutable, mais de courte portĂ©e, et toi tu as une chaĂźne Vantonienne, tu peux donc le tenir Ă distance quelques temps. Sers-t-en.
ââŻMerci Vertu, tu me remontes un peu le moral.
ââŻOh pitiĂ© Morgoth, implora lâelfe, ne te bats pas avec lui, il va te tuer !
ââŻIl le faut Xy, il le faut. Allons, sachons ĂȘtre brave. OĂč est cette arĂšne, quâon en finisse ?
On lâappelait « les Piliers dâAgonie ». On lâavait amĂ©nagĂ©e au deuxiĂšme niveau des sous-sols du bĂątiment, sous les caves, Ă une Ă©poque oĂč ce genre de combats Ă©tait interdit (peut-ĂȘtre Ă©tait-ce toujours le cas, nul ne le savait). Il sâagissait dâun enclos rectangulaire de vingt pas de long sur quinze de large, creusĂ© quatre pieds sous le niveau gĂ©nĂ©ral du sol, et ceint dâune balustrade de briques et de pierres taillĂ©es ornĂ©e de crĂąnes humains innombrables, peut-ĂȘtre ceux des perdants dont les familles nâavaient pas rĂ©clamĂ© les corps. Trois rangĂ©es de lourds piliers de pierre soutenaient la voĂ»te basse, dont deux sortaient du sol boueux de la fosse. Ces deux piliers qui donnaient son surnom au lieu, on avait pris soin de les protĂ©ger des mauvais coups de masse en les habillant de plaques de cuivre bosselĂ©, luisant dâun Ă©clat sanglant Ă la flamme des torches. Autour de la fosse, le tavernier avait disposĂ© des gradins surĂ©levĂ©s sur deux niveaux concentriques, assez mal conçus du reste car les spectateurs debout sur la marche extĂ©rieure devaient, sâils Ă©taient de robuste constitution, se baisser pour ne pas heurter le plafond. Sans perdre une minute, voyant quâun combat se prĂ©parait, le tenancier avait dĂ©pĂȘchĂ© un acolyte Ă la petite buvette qui avait Ă©tĂ© opportunĂ©ment amĂ©nagĂ©e Ă lâentrĂ©e de la salle, et qui faisait pour lâinstant des affaires dâor. Quelques filous prenaient dĂ©jĂ les paris tandis que, dans la fosse, le vantard Ă la livrĂ©e rouge nâavait pas attendu son adversaire et esbaudissait lâassistance enthousiaste Ă grands renforts de lestes passes dâarmes et moulinets. Morgoth nota avec un plaisir trĂšs mitigĂ© quâil comptait se battre avec deux stylets, un dans chaque main.
ââŻMorgoth !
ââŻOui douce Xyixiantâh ?
ââŻMes larmes ne tâaideront pas, alors reçois ma bĂ©nĂ©diction. Puisse Melki te protĂ©ger des coups de ton adversaire.
Et la prĂȘtresse posa gravement sa main sur le cĆur du magicien, qui sâen trouva empli dâun courage nouveau et dâune vigueur renouvelĂ©e qui effaça dâun coup les fatigues de la journĂ©e.
ââŻĂ mon tour gamine, fit Vertu lorsquâelle eut terminĂ©. Tu voulais de lâaction, en voilĂ Â ! Garde bien Ă lâesprit ce que je tâai appris, protĂšge-toi le plus longtemps possible, et si une ouverture se prĂ©sente, frappe vite et fort, sois sans pitiĂ©, ce type nâa pas lâair du genre Ă sâarrĂȘter au premier sang.
ââŻSois sans crainte, je nâai aucune intention de pĂ©rir ce soir.
ââŻBien, bien.
ââŻPour ma part, intervint Marken, je nâai pas grand chose Ă te dire, si ce nâest que lâheure est venue pour toi de devenir un homme. Ou un cadavre, mais au moins un cadavre honnĂȘte. Bats toi avec fiertĂ©, ne tremble pas, va bravement au devant de la mort car dans cette situation, câest ta seule chance de lâĂ©viter, toute couardise te perdrait. Allez sorcier, fais-nous honneur !
Pour lâinstant, Morgoth entretenait un Ă©tat dâesprit volontaire et martial, mais il se connaissait et savait que la peur allait venir. Il priait pour quâĂ lâinstant fatidique, son bras ne reste pas paralysĂ© par la terreur, il priait pour que la force ne lui fasse pas dĂ©faut. Il regarda sa main, dĂ©jĂ elle tremblait. Il serra son poing, dĂ©plia sa chaĂźne, puis sans se retourner, sans prĂȘter attention aux clameurs de la foule quâil traversait, il franchit les piliers qui marquaient lâentrĂ©e de lâarĂšne, descendit lâescalier raide qui menait au sol de sable, de boue et de sang, et lorsque la grille de fer forgĂ© ornĂ©e de mĂąchoires humaines descendit derriĂšre lui, malgrĂ© le nombreux public aux cris stridents et les encouragements de ses amis, il se retrouva seul face Ă son provocateur.
Le sorcier rouge se dandinait dâun pied sur lâautre, pointant ses armes en direction de Morgoth, de la gorge de Morgoth pour ĂȘtre prĂ©cis, tout en arborant une moue Ă la fois amusĂ©e et dĂ©daigneuse. Il sautillait prestement, passant derriĂšre un des piliers, se moquant ouvertement du jeune magicien qui lui faisait face. « Il se fatigue », se dit Morgoth pour se rassurer. Il nâavait, bien sĂ»r, aucune expĂ©rience des duels de sorciers. Il avait bien quelques sorts tout prĂȘts Ă lâemploi, mais nâavait pas prĂ©vu de devoir se battre ce soir, tout ça avait Ă©tĂ© si soudain. Il avait Ă sa disposition un sortilĂšge dâEclair, le plus puissant quâil connaissait, mais il ne pouvait lâemployer dans lâespace rĂ©duit de lâarĂšne. Il avait aussi tout prĂȘt une InvisibilitĂ©, sans utilitĂ© car ses empreintes dans le sol meuble trahiraient sa prĂ©sence, une Dague dâAlozaro qui pourrait lui ĂȘtre utile, une volĂ©e dâEtoiles de Mage, un sortilĂšge de LumiĂšre, un Entrelacement⊠Soudain il vint Ă Morgoth un plan de bataille quâil mit en pratique sur le champ.
Il entonna entre ses lĂšvres serrĂ©es une mĂ©lopĂ©e, et de ses mains dessina dans lâair les symboles quâil connaissait, il sâagissait dâun sortilĂšge de pĂ©trification. Ă vrai dire, Morgoth ne comptait pas pĂ©trifier son adversaire, il nâavait de toute façon pas prĂ©parĂ© ce sort, il se contenta de mimer le sortilĂšge, de le contrefaire. LâAmbrin, bien sĂ»r, reconnut le sort, et Ă son tour se lança dans lâincantation que Morgoth attendait de lui, une Protection contre la PĂ©trification. Or ce dont notre sorcier avait besoin, ce nâĂ©tait que de temps, et lâincantation de la Protection demandait un bon moment. Sans cesser une seule seconde de brasser lâair en marmonnant, il inflĂ©chit le ton de sa voix, donna libre cours Ă lâĂ©nergie magique qui lâanimait et sâapprĂȘta Ă lancer son sortilĂšge dâEntrelacement. Or, lâAmbrin nâĂ©tait pas nĂ© de la derniĂšre pluie, et avait quelques duels derriĂšre lui, certains perdus, dâautres gagnĂ©s. Peut-ĂȘtre abandonna-t-il son sortilĂšge en cours, peut-ĂȘtre avait-il anticipĂ© la ruse de Morgoth et mimĂ© lui aussi son sortilĂšge protecteur, on ne le sut jamais, mais dâun coup il changea dâoptique et lança un sortilĂšge Ă©lĂ©mentaire, que tous les sorciers et la plupart des non-sorciers connaissaient, les Etoiles de Mage. Un mot suffit, cinq Ă©tincelles de lumiĂšre jaillirent de ses cinq doigts et en un instant franchirent lâespace qui sĂ©parait les deux combattants, serpentant entre les piliers, et frappĂšrent Morgoth en pleine poitrine. Dâatroces brĂ»lures le crucifiĂšrent sur place, ses jambes tremblĂšrent, et lâAmbrin se vit le combat gagnĂ©.
Mais les vivats de la foule saluĂšrent le courage de Morgoth, lâexploit surhumain et lâextraordinaire dĂ©monstration de volontĂ© et de maĂźtrise de soi dont ils furent tĂ©moins. Car chassant peur et douleur de son esprit, le jeune sorcier un instant troublĂ© parvint Ă reprendre le fil de son dĂ©licat sortilĂšge. Voyant quâil nâavait plus le temps de lancer un autre sort, lâAmbrin bondit, dagues en avant, avec la ferme intention dâen finir au corps Ă corps. Il nâen eut pas le temps, car jailli de la base du pilier dont il Ă©tait proche, des filaments dâĂ©nergie pourpres et or claquĂšrent dans lâair empuanti de la cave et se mirent Ă danser dans lâair jusquâau plafond, accueillis par des cris mi-terrifiĂ©s, mi-admiratifs de lâassistance. Le sortilĂšge Ă©tait parfait, sa puissance Ă©tait maximale, et sa zone dâeffet si Ă©tendue quâelle recouvrit bientĂŽt Morgoth et une bonne partie des spectateurs eux-mĂȘmes. Les filaments dansant dans lâair sâenroulaient autour des chevilles, des torses, des bras de tous ceux qui Ă©taient concernĂ©s, en une Ă©treinte qui sans ĂȘtre brutale, nâen Ă©tait pas moins ferme et gĂȘnait quiconque dĂ©sirait bouger. Impossible dans de telles conditions de lancer un sortilĂšge. Et câĂ©tait bien le plan de Morgoth qui, bien quâentravĂ© Ă lâĂ©gal de son ennemi, se retrouvait maintenant avec un avantage considĂ©rable, procurĂ© par lâallonge supĂ©rieure de son arme. Il fit avec difficultĂ© un pas vers lui, et lorsquâil sâestima Ă distance raisonnable, dĂ©cocha de toutes ses forces la pointe de son arme. Mais les filaments dâĂ©nergie se collĂšrent autour des maillons et arrĂȘtĂšrent la course meurtriĂšre de lâarme. Il la retira de lâentrelacs dorĂ©, attentif aux mouvements de son adversaire qui tĂąchait dâatteindre sa botte de sa main gauche. De nouveau, il lança son arme, cette fois-ci en envoyant la lourde boule de fer en avant. Elle frappa lâĂ©paule de lâAmbrin, qui gĂ©mit de douleur, mais la force du coup avait Ă©tĂ© amoindrie lĂ encore par lâaction du sortilĂšge, sans quoi il aurait eu la clavicule brisĂ©e. Lâintention du soudard Ă©tait maintenant claire, il avait tirĂ© une dague de sa botte et sâapprĂȘtait Ă la lancer Ă son adversaire. Il aurait fallu Ă Morgoth un bouclier pour se protĂ©ger efficacement, et il ne pouvait fuir Ă lâabri, il vit avec horreur le malandrin le viser, lancer le bras⊠mais il fut retenu au dernier moment par un des filaments enroulĂ© autour de son coude, et le projectile se perdit dans la poussiĂšre. LâAmbrin hurlant de rage prit le parti de se rapprocher de Morgoth, qui Ă son tour recula, dĂ©placement qui eut lieu Ă une vitesse ridicule tant ils Ă©taient lâun et lâautre handicapĂ©s par le sort dâEntrelacement. Notre ami parvint ainsi Ă conserver une distance de sĂ©curitĂ©, et tout arc-boutĂ© quâil Ă©tait vers lâarriĂšre, il put encore porter deux attaques, dont lâune atteignit le sorcier rouge Ă la poitrine avec quelque force.
Il sentit soudain dans son dos un contact ferme et glacĂ©, la pierre humide qui entourait lâarĂšne, il Ă©tait adossĂ© au mur. Triste situation, lâautre arrivait avec ses stylets, ivre de colĂšre. Il dĂ©cida de se dĂ©caler vers sa gauche en longeant la paroi, peut-ĂȘtre parviendrait-il Ă mettre un pilier entre eux deux, ce qui lui offrirait un rĂ©pit. Mais il fut brutalement arrĂȘtĂ© dans ses considĂ©rations stratĂ©giques par le brusque arrĂȘt du sortilĂšge dâentrelacement, dont la durĂ©e avait expirĂ© et qui venait de se vaporiser comme sâil nâavait jamais existĂ©. Morgoth perdit lâĂ©quilibre et trĂ©bucha, mais ce fut son adversaire qui, sâĂ©tant arc-boutĂ© plus que de raison, se retrouva propulsĂ© vers lâavant et chut mollement par terre. AussitĂŽt, Morgoth lança ses propres Etoiles de Mage sur lâadversaire qui se redressait, trois Ă©tincelles partirent dans un sifflement strident et frappĂšrent lâAmbrin, ce qui nâeut pas dâautre effet apparent que dâattiser sa furie. Il bondit vers Morgoth, dagues en avant, comme un lĂ©opard. Notre sorcier se jeta de cĂŽtĂ© pour lâĂ©viter, et parvint Ă mettre la colonne entre lui et les charges meurtriĂšres dont il Ă©tait victime. Alors il chancela, et sentit un trait de feu dĂ©chirer son flanc.
Il croyait avoir Ă©vitĂ© lâattaque, et câĂ©tait en partie vrai, mais en partie seulement. Dans un Ă©clair, la pointe acĂ©rĂ©e de lâAmbrin avait pĂ©nĂ©trĂ© la robe de zibeline grise et la chemise du magicien, lui causant une longue et profonde estafilade au cĂŽtĂ©. Le sang dĂ©gouttait maintenant sur le sol de lâarĂšne. Morgoth invoqua son sortilĂšge le plus rapide, la Dague dâAlozaro. Un flamboiement dâĂ©nergie jaillit de son poing droit dans le prolongement de son bras, un sortilĂšge simple mais mortel. Il prit sa chaĂźne dans sa seule main gauche, en deux endroits Ă la fois, laissant entre les deux une longue et lourde boucle quâil fit tournoyer autour de sa tĂȘte pour se dĂ©fendre. Lâautre, dĂ©jĂ , arrivait, lâĂ©cume aux lĂšvres. Rapide comme le guĂ©pard, il feinta sur la droite, puis plongea sur la gauche pour passer sous la chaĂźne. Morgoth fut plus rapide, encore une fois il plongea, et cette fois il Ă©vita bel et bien lâattaque. Il pivota sur son talon droit pour suivre la course de son ennemi, et soudain il vit lâoccasion. Lâouverture dont lui avait parlĂ© Vertu, elle Ă©tait lĂ . Tout Ă©tait rĂ©uni, lâarme dans son poing, lâennemi sans dĂ©fense durant une fraction de seconde, tout Ă©tait soudain clair dans sa tĂȘte, tout sâassemblait en une mortelle mĂ©canique. Le sorcier lança la boucle de chaĂźne qui sâouvrit dans les airs avant de retomber devant lâAmbrin. Il tira alors de toutes ses forces, les maillons impitoyables se refermĂšrent sur le cou du sorcier rouge, les pointes cruelles de lâarme faisant jaillir un collier de sang. Morgoth ramena son ennemi Ă lui dâune main ferme et lui dĂ©cocha un vigoureux coup de pied dans lâĂ©chine, qui le fit tomber Ă genoux, une main tendue vers les spectateurs, une autre Ă son col.
Tout Ă©tait simple maintenant pour Morgoth, lâautre Ă©tait Ă sa merci. Il leva son poing droit pour porter le coup de grĂące. Il hĂ©sita. Le temps sâenglua, sâĂ©coulant avec une lenteur prodigieuse, la foule se tut. Etait-ce nĂ©cessaire ? Peut-ĂȘtre ainsi rĂ©duit Ă lâimpuissance, lâAmbrin sâavouerait-il vaincu ? Peut-ĂȘtre non ? Etait-il en train de gĂącher sottement sa seule chance de gagner le combat ? Pouvait-il prendre un tel risque ? Ă en croire Vertu, il devait frapper, telle Ă©tait la loi des combattants. Et il devrait vivre toute sa vie en sachant ĂȘtre un assassin, une telle pensĂ©e le remplissait de dĂ©goĂ»t.
Il sentit que le sortilÚge, lentement, décroissait dans son poing.
Son adversaire se débattit avec vigueur.
Et la clameur de la foule Ă©clata.
Lâhomme Ă la cape noire serra la rambarde de sa main, puis recula calmement pour se fondre dans lâombre.
C'est une fois qu'ils furent revenus Ă lâauberge du Chamois Sautillant que Morgoth reprit tous ses esprits. Il nâavait que quelques images floues de ce qui sâĂ©tait passĂ© aprĂšs la fin du combat. Il avait vaguement le souvenir quâon lâavait portĂ© en triomphe, que Xyixiantâh lâavait soignĂ©, puis quâils Ă©taient rentrĂ©s tous quatre dans la nuit glacĂ©e. Mais ce nâest quâune fois attablĂ© avec ses compagnons autour dâun bol de lait chaud aux herbes quâil redescendit plus ou moins sur terre.
ââŻJe suis un meurtrier, fit il dâune voix blanche en contemplant ses mains meurtries Ă force dâavoir serrĂ© les maillons de sa chaĂźne.
ââŻExact, tu es un meurtrier vivant, et lâautre, câest un mort, et câĂ©tait probablement aussi un meurtrier. Songe bien quâĂ tout prendre, il vaut mieux ĂȘtre Ă ta place quâĂ la sienne. En tout cas tu tâes remarquablement comportĂ© au combat, je suis fiĂšre de toi. Esprit dâĂ -propos, rapiditĂ© et prĂ©cision dans lâexĂ©cution, câĂ©tait remarquable, tu nâas pas volĂ© ta victoire, que tu peux savourer Ă juste titre. Câest seulement dommage que tu te sois laissĂ© entraĂźner dans ce duel stupide. Ă lâavenir, tu devras songer Ă te maĂźtriser un peu mieux.
ââŻSois sans crainte, jâai pris une bonne leçon. La prochaine fois, je laisserai dire, crois moi !
ââŻĂ la bonne heure. Bois ton lait, ça va te calmer.
ââŻMais au fait, demanda Mark, pourquoi donc ce type voulait-il tant te tuer ?
ââŻJe nâen ai aucune idĂ©e, je ne le connaissais mĂȘme pas.
ââŻJe pense, hasarda Vertu, quâil voulait te prendre ce que tu possĂšdes, ton or, tes armes, tes objets magiques⊠Sans doute, en voyant ton jeune Ăąge, a-t-il cru que ce serait facile pour lui de dĂ©pouiller ton cadavre.
ââŻMais⊠Câest stupide, vous lâauriez empĂȘchĂ© de me voler, nâest-ce pas ?
ââŻNon Morgoth, telle est la coutume. Celui qui survit Ă un duel prend tout ce que son adversaire malheureux porte sur lui. Un usage aujourdâhui un peu dĂ©suet veut quâavec cet argent, il paye la sĂ©pulture du perdant. Câest dâailleurs ce que nous avons fait en ton nom, aprĂšs le duel. Nous avons payĂ© lâaubergiste pour quâil enterre lâAmbrin, et nous avons mis ses affaires dans ce baluchon. Il nây avait pas grand chose, de toute façon.
ââŻPauvre homme, je ne savais mĂȘme pas son nom !
ââŻOui, il aurait pu avoir la politesse de se prĂ©senter. Bah, allons nous coucher, la journĂ©e a Ă©tĂ© riche en Ă©motions, tu y verras plus clair demain.
Ils finirent leurs boissons reconstituantes et montĂšrent Ă leurs chambres. Morgoth sâaffala sur son lit, qui Ă©tait agrĂ©ablement mou et dont il commençait Ă connaĂźtre chaque puce. Il allait sâendormir ainsi sans mĂȘme se dĂ©chausser lorsquâil fut tirĂ© de son sommeil par un Ă©trange bruit de ferrailles qui sâentrechoquent, provenant de la chambre voisine, que Xyixiantâh occupait. Il se demandait de quoi il Ă©tait question lorsquâun grattement discret Ă©mana du mur.
ââŻMorgoth ? Chuchota lâelfe.
ââŻOui, aimĂ©e ?
ââŻPeux-tu venir deux secondes, si tu nâes pas trop fatiguĂ©Â ?
ââŻCertainement.
Il trouva la force de se relever, entrebĂąilla la porte pour jeter un Ćil dans le couloir, livrĂ© aux tĂ©nĂšbres les plus profondes et aux ronflements des autres clients. Il Ă©teignit sa chandelle, sortit dans le couloir et Ă tĂątons trouva la porte de sa compagne, quâil ouvrit.
Elle avait rĂ©pandu sur le lit une grande quantitĂ© de piĂšces dâor et dâargent luisant dâun Ă©clat discret. Nue, elle sâĂ©tait allongĂ©e sur le mĂ©tal prĂ©cieux et sâen Ă©tait en partie recouverte, les bras ramenĂ©s au-dessus de sa tĂȘte exquises, les yeux mi-clos, le plus innocent des sourires sur les lĂšvres. Jamais ses boucles dorĂ©es, qui sâĂ©talaient parmi son trĂ©sor en un continuum flou, nâavaient paru aussi abondantes et resplendissantes.
ââŻViens Ă moi, mon beau guerrier, toi qui a fait de moi une femme riche.
ââŻDiable, et en quoi ? Demanda Morgoth qui, dâun coup, oublia ses scrupules moraux et lâhomme quâil avait tuĂ© une heure auparavant.
ââŻEt bien, dâune part, tu es ressorti vivant de lâarĂšne, et ta prĂ©sence Ă mes cĂŽtĂ©s constitue une grande richesse. Et ensuite, jâavais pariĂ© tout mon or sur ta victoire, et nous Ă©tions peu nombreux dans ce cas ce soir (elle laissa filer entre ses doigts menus une pluie dâor). Cent trente ducats jouĂ©s Ă vingt contre un, mon bel ami, fais le calcul toi-mĂȘme. Ce haut fait vous vaudra, monsieur, une haute rĂ©compense.
Marken sâĂ©veilla de bon matin et dâexcellente humeur, et aprĂšs quelques ablutions, descendit dans la salle pour y prendre un petit dĂ©jeuner, mĂ©prisant par lĂ lâusage local qui voulait quâon nâen servĂźt point. Il fut bientĂŽt rejoint par Vertu, plus baillante que pimpante, qui lâimita. Puis, comme ils avaient des affaires Ă rĂ©gler en ville, notamment retrouver le marchand tĂ©moin revenant du Cygne AnĂ©mique, le Chevalier Noir remonta Ă lâĂ©tage afin de rĂ©veiller ses jeunes compagnons.
ââŻHolĂ , gladiateur, debout, câest lâheure deâŠ
Vide.
Perplexe, il sortit voir Xyixiantâh.
ââŻDis-donc Xy, le sorcier nâest pas dans sa piaule, tu nâas rien enten⊠oups, excusez moi. Bon, on nâattend que vous en bas.
ââŻEuh⊠Oui oui, cinq minutes, on arrive.
Puis, hilare, le paladin redescendit et se commanda une chope dâhydromel.
Les jeunes gens descendirent et se restaurĂšrent avec dâautant plus dâentrain quâils avaient omis de le faire la veille au soir. On fĂ©licita encore chaleureusement Morgoth de sa victoire, rien dans lâattitude de Vertu nâindiquait quâelle avait eu connaissance des dĂ©couvertes de Marken, lequel ne pouvait sâempĂȘcher de glisser de fines remarques du genre « câest vrai que lâexercice ouvre lâappĂ©tit, ah ah ah ! ». Toutefois, ils lui surent grĂ© de sa discrĂ©tion, et Morgoth sâempressa dâaborder dâautres sujets.
ââŻDonc, nous avions convenu dâemployer la matinĂ©e Ă rechercher ce fameux marchand.
ââŻBonne idĂ©e, fit Mark, ça nous fera une petite sortie.
ââŻEuh, dis moi Xy, ce gros sac lĂ âŠ
ââŻOui ?
ââŻJe suppose quâil sâagit bien de ce dont il sâagit.
ââŻBen, câest mon or.
ââŻOui, câest bien ça. Tu comptes te le trimballer comme ça toute la journĂ©e ?
ââŻEt pourquoi pas ?
ââŻEt bien, dâune part parce que toute la ville sait maintenant que tu es scandaleusement riche et que tout le monde va tenter de te voler, et dâautre part parce que tu vas mourir dâĂ©puisement avant midi, vu que ce sac pĂšse Ă vue de nez la moitiĂ© de ton poids.
ââŻOh, tu exagĂšres, je ne suis pas si grosse. Mais que veux-tu que jâen fasse ? Je ne peux pas le laisser dans ma chambre, tout de mĂȘme.
ââŻAh non en effet, ce serait encore plus bĂȘte. Je pensais que tu pourrais par exemple le confier aux Gougiers.
ââŻLes quoi ? Tu veux dire les Gougiers de Banvars, ces gens louches qui Ă©taient mĂȘlĂ©s Ă notre prĂ©cĂ©dente aventure ?
ââŻJe mettrais la main Ă couper que le type qui nous a engagĂ©s nâa jamais mis les pieds chez les Gougiers, et quâil sâest prĂ©valu dâeux indĂ»ment pour se procurer une couverture prestigieuse. En fait, les Gougiers de Banvars sont une vieille et honorable compagnie marchande, qui a des comptoirs dans de nombreuses villes de MisĂšne et des pays avoisinants.
ââŻCâest bien ça, mais pourquoi leur donner mon or ?
ââŻEt bien parce que câest plus pratique. Contre ton or, ils te donneront un parchemin certifiant que tu as dĂ©posĂ© chez eux la somme en question. Contre ce parchemin, ils pourront te rendre ton or sur simple demande, que ce soit Ă Banvars ou Ă nâimporte lequel de leurs comptoirs. Et ce parchemin, nul nâa intĂ©rĂȘt Ă te le voler, puisquâil indiquera ton identitĂ© et ta description, et possĂšdera une marque magique impossible Ă contrefaire, dont un double te sera confiĂ©. De la sorte, tu voyageras en toute confiance.
ââŻComme câest astucieux !
ââŻEn effet, en outre ton or, confiĂ© aux Gougiers, sera Ă lâabri, puisquâils disposent de coffres et de chambres fortes, gardĂ©es par des mercenaires compĂ©tents, des crĂ©atures voraces et des sortilĂšges dissuasifs. En plus, ils sont trĂšs liĂ©s avec lâHonorable SociĂ©tĂ©, tu nâas donc rien Ă craindre.
ââŻAh je comprends, donc si un voleur dĂ©robe leur or, lâHonorable sociĂ©tĂ© leur rembourse !
ââŻOui, enfin, en thĂ©orie. Dans la pratique ça nâarrivera jamais.
ââŻPourquoi ?
ââŻAh lĂ lĂ , jeunesseâŠÂ Bon, alors je conduis la petite dĂ©poser sa fortune, pendant ce temps vous Ă©cumez le marchĂ©, on fait ça ?
ââŻDonc moi je me suis fait du souci pour ta santĂ© toute la nuit, et pendant ce temps, Monsieur avait le nez dans la touffe !
ââŻQuel langage ! Jâai Ă son endroit les intentions les plus honorables !
ââŻĂ son endroit je nâen doute pas, mais Ă son envers ?
ââŻNon mais je tâen prie, nous parlons de Xyixiantâh, qui est une jeune fille de qualitĂ© et non une des catins avinĂ©es que tu as lâhabitude de frĂ©quenter.
ââŻAllons, ne prends pas la mouche compagnon, de toute façon, pour en avoir visitĂ© de toutes les variĂ©tĂ©s, jâai eu le loisir de constater que toutes les femmes Ă©taient plus ou moins constituĂ©es de la mĂȘme façon, quelles que fussent leurs rang et qualitĂ©.
ââŻPeu me chaut ton expĂ©rience des filles de mauvaise vie, je compte bien, lorsque notre situation sera assurĂ©e, mâĂ©tablir avec elle comme un honnĂȘte homme.
ââŻĂ ton Ăąge ? Quelle pitiĂ©. Cela dit, il est vrai que tu auras du mal Ă trouver mieux. Jâai moi mĂȘme pas mal vĂ©cu et errĂ© Ă droite et Ă gauche, je croyais savoir ce quâĂ©tait la beautĂ© et la grĂące fĂ©minine, mais je dois confesser que les plus belles princesses de Malachie et les plus douces courtisanes de Pthath font figure de laiderons flĂ©tris Ă cĂŽtĂ© de ta douce et tendre.
ââŻOui, câest vrai quâelle a jolie figure.
ââŻAh ça tu peux le dire. Des veinards de premiĂšre jâen ai connus, mais de lĂ Ă se fourrer la plus belle fille du Septentrion⊠Heureux Morgoth. Bon, trouvons notre marchand avant quâil ne me vienne lâenvie de te la piquer.
ââŻOui, oui. Euh, Ă part ça, nous avons un peu discutĂ© elle et moi, et nous nous demandions sâil Ă©tait rĂ©ellement indispensable de parler de toutes ces choses Ă Vertu. Tu la connais mieux que moi, quel est ton avis ?
ââŻMon avis rejoint le tien, ce nâest absolument pas nĂ©cessaire. Il est difficile de dire quâon connaĂźt jamais quelquâun comme Vertu, qui est une personnalitĂ© complexe, toutefois jâai dans lâidĂ©e que votre liaison ne lâenchanterait guĂšre. Câest plutĂŽt le genre dâindividu avec lequel, comment dire, la franchise est rarement payante. Elle se doutera bien de quelque chose un jour ou lâautre, Ă©videmment, mais je te conseillerai plutĂŽt de la laisser dĂ©couvrir ces choses par elle mĂȘme.
ââŻCâest bien ce quâil me semblait.
ââŻCar vois tu, au premier abord, on a tendance Ă considĂ©rer que Vertu est une machine Ă backstab qui aime beaucoup sâĂ©couter parler, mais quand on la frĂ©quente suffisamment longtemps, on sâaperçoit avec surprise quâau fond, câest une femme. Tout au fond.
ââŻOui, et ?
ââŻUne femme qui vient de se rendre compte quâelle nâĂ©tait plus toute jeune, et qui apprĂ©cie la compagnie des jouvenceaux Ă la figure avenante, un peu comme toi. Oh ne fais pas cette tĂȘte, je ne pense pas quâelle ait rĂ©ellement des vues sur toi, mais il est une chose importante Ă savoir au sujet des femmes, et qui est aussi valable pour les hommes pour autant que jâai pu en juger, câest que la jalousie peut naĂźtre avant lâamour. Bref, mĂ©fie toi dâelle, Ă tous points de vue.
ââŻJe ne te connaissais pas cette science des cĆurs. Mais pourquoi une telle mĂ©fiance Ă son endroit ? Câest notre amie, elle ne nous a jamais trahie ! Et toi particuliĂšrement, tu lui dois la vie, sans son insistance, nous ne tâaurions pas sauvĂ© de la pendaison, souviens-t-en.
ââŻDĂ©cidĂ©ment, tu lâaimes bien Vertu. Pour ma part, je ne serais pas surpris si elle avait Ă©tĂ© au courant de ma pendaison bien avant que jâaie la corde au cou, ce qui ne lâa que trĂšs peu intĂ©ressĂ©e, jusquâau moment oĂč elle sâest rendu compte quâelle avait besoin dâun guerrier. Dis moi, nâavait-elle pas pressĂ© le pas plus que de raison ce jour lĂ Â ? Vous ĂȘtes-vous arrĂȘtĂ©s pour manger ?
ââŻTu⊠oui, mais comment aurait-elle su que nous allions te trouver sur notre route ?
ââŻElle a des yeux et des oreilles dans tout le pays, câest une voleuse de grand renom. Tiens, encore un truc bizarre, quand vous mâavez trouvĂ©, vous aviez une Ă©pĂ©e en trop Ă me confier ! Quel hasard !
ââŻOh.
ââŻEh oui, Vertu est un ĂȘtre sournois dont jâignore quasiment tout des motivations, qui ne dit pas le dixiĂšme de ce quâelle sait, et lorsquâelle parle, câest uniquement parce que ça sert ses intĂ©rĂȘts. Jâai pleinement confiance en elle tant quâelle a besoin de mon bras et de mon Ă©pĂ©e, pas plus.
ââŻCompris. Merci de tes conseils.
ââŻĂ ton service. Mais dis moi, nous voici arrivĂ©s au marchĂ©Â !
AprĂšs bien des recherches, il sâavĂ©ra que le vendeur dâobjets en buis Babal ou Bobal sâappelait Sormonel et vivait du nĂ©goce de dĂ©s et cartes Ă jouer. CâĂ©tait un bonhomme voĂ»tĂ© quoiquâil ne fut ĂągĂ© que dâune bonne quarantaine dâannĂ©es, les cheveux gris, de mĂȘme que son impressionnante moustache qui formait deux rouleaux pendant de part et dâautre de ses lĂšvres lippues. Dâun naturel craintif, Morgoth et Marken nâeurent aucune peine Ă le faire parler.
ââŻOh non, je nâĂ©tais pas exactement Ă Melokko le soir oĂč câest arrivĂ©. Car voyez vous, les gens de ce village aiment Ă recevoir les colporteurs durant la journĂ©e, mais les trouvent bien importuns dĂšs que la nuit tombe, câest hĂ©las devenu courant de voir un tel manque dâhospitalitĂ© dans les campagnes de lâouest. Mais jâai lâhabitude de cette vie, voyez vous, et jâai trouvĂ© un toit au moins aussi bon que les pauvres chaumiĂšres de ce hameau oubliĂ© des dieux, dans les basses et larges branches dâun chĂȘne centenaire qui bordait la route.
ââŻMalĂ©diction, le mystĂšre se dĂ©robe Ă nous. Et vous nâavez rien vu ni rien entendu ?
ââŻOh mais si, et de mon perchoir, jâen ai mĂȘme vu bien plus que si jâavais trouvĂ© asile Ă Melokko ce soir lĂ .
ââŻAh oui ? Mais quâas-tu donc vu ?
ââŻEt bien voilĂ , les derniers feux du jour sâĂ©taient Ă©loignĂ©s depuis deux heures environ, et aux travers des branches nues, sous mes couvertures, je tĂąchais de lire mon avenir dans les Ă©toiles pour trouver le sommeil. Câest alors que jâentendis une cavalcade venant de la route en contrebas. Au bruit, je sus quâil sâagissait dâun parti assez nombreux de cavaliers menant leurs montures au grand galop, mais quelles affaires pressantes pouvaient nĂ©cessiter une telle hĂąte ? Je compris alors que jâaurais tout intĂ©rĂȘt Ă me dissimuler et, avant quâils ne tournent au coin du chemin, je me cachais en hĂąte, ne laissant dĂ©passer de ma sombre couverture que mes yeux. Je les vis dĂ©bouler lâun aprĂšs lâautre, jâen comptais neuf. Neuf formes humaines noires sur des chevaux noirs, chacune tenant un flambeau crĂ©pitant. Je remerciais alors les dieux de mâavoir inspirĂ© des mesures de prudence, car de ces hommes Ă©manait une aura de mal, de violence et de meurtre, sans doute Ă©taient-ils en route pour commettre quelque crime horrible. Je crus un instant quâils se dirigeaient vers le village pour se livrer au pillage, mais plus tard, jâaperçus le dĂ©filĂ© de leurs flambeaux le long du chemin qui gravissait la colline et qui, Ă ce quâon mâavait dit, menait Ă une Ă©cole de magie voisine. De toute la nuit, je nâosais faire un mouvement tant jâĂ©tais saisi de terreur, et bien sĂ»r je ne trouvais pas le sommeil. Puis le soleil perça, et desserra quelque peu lâĂ©treinte de la peur. Je redescendis alors de mon arbre, je retournais au village en longeant la route car je ne voulais pas croiser la route de ces cavaliers, et une fois arrivĂ©, jâappris quâeffectivement, lâĂ©cole de magie avait Ă©tĂ© dĂ©truite et ses occupants tuĂ©s jusquâau dernier. Inutile de vous dire que je ne me suis pas rendu sur les lieux pour constater les faits, jâai quittĂ© cette rĂ©gion maudite aussi vite que jâai pu.
ââŻEt bien, voici qui nous est prĂ©cieux mon ami. Voici un ducat pour ton histoire, et un autre pour ta discrĂ©tion.
ââŻOh, mais jây songe, fit le commerçant en voyant que nos compĂšres Ă©taient cousus dâor, il se peut que si cette histoire vous intĂ©resse, vous prĂȘtiez attention Ă un article sây rapportant.
ââŻUn⊠article ?
ââŻEn revenant de Melokko, pour nây jamais retourner jâespĂšre, je suis repassĂ© par la route quâavaient empruntĂ© ces maudits cavaliers, et jâai trouvĂ© par terre ce curieux objet mĂ©tallique. Il nâĂ©tait pas encore sali de poussiĂšre ni enfoncĂ© dans la boue, voici pourquoi je pense quâil aurait pu Ă©chapper Ă un de ces sinistres personnages.
Sormonel sortit de son sac Ă malice un objet long de deux tiers de pouces. Un examen plus minutieux permit de voir que le mĂ©tal avait Ă©tĂ© trĂšs finement ouvragĂ©, sans ornement aucun mais avec une prĂ©cision de maĂźtre-orfĂšvre. Une armature cubique, de bronze plein Ă priori, assujettissait Ă©troitement une petite sphĂšre dont lâĂ©clat mĂ©tallique diffĂ©rait subtilement, et qui ne portait aucune marque visible. En revanche, de petits orifices et des picots garnissaient lâarmature.
ââŻJâen demande⊠cinq ducats, câest cela.
ââŻUn objet bien curieux. Câest sans doute un indice. Tiens, brave homme, voici la somme que tu demandes.
ââŻMille mercis, messire, que vos pas soient semĂ©s de miel etâŠ
Mark et Morgoth sâĂ©loignĂšrent bien vite, et Ă mi-voix, commentĂšrent ce quïżœïżœïżœils venaient dâapprendre.
ââŻLes cavaliers noirs ! Sans doute ceux que PiĂ©tĂ© a croisĂ©s !
ââŻEh ?
ââŻAh, mais on ne tâa peut-ĂȘtre pas racontĂ© tout ça. Alors voici ce qui sâest passĂ©.
(Morgoth relate ici le récit fait par Piété Legris au cours du cinquiÚme chapitre, que je vous épargne)
ââŻVoilĂ qui est troublant, acquiesça Marken. Toute cette histoire sent mauvais, trĂšs mauvais. En fait, jâai lâimpression que ce que ces cavaliers cherchent, câest toi, et rien que toi.
ââŻMais je ne les connais pas ces mecs moi !
ââŻTu es sĂ»r ? Tu nâas pas une marque de naissance quelconque ?
ââŻMais non !
ââŻTu ne te transformes pas en loup quand vient la pleine Lune ou un truc du genre ?
ââŻTu tâen serais aperçu.
ââŻTu nâas jamais Ă©tĂ© pris Ă partie par une vieille bohĂ©mienne qui tâaura fait une prophĂ©tie ?
ââŻJamais.
ââŻTes parents ne sont pas princes dâune lointaine contrĂ©e ?
ââŻJe viens dâune famille de drapiers du Vantonnois.
ââŻTu nâavais pas un vieux truc que tâavait confiĂ© un parent sur son lit de mort ?
ââŻMon amulette en or qui est en cuivre et qui me vient de ma mĂ©mĂ©, ma dague de sacrifice que voici, et qui comme tu le vois est impropre au sacrifice de toute crĂ©ature dotĂ©e dâun corps plus rĂ©sistant que celui dâune mĂ©duse. Et câest tout.
ââŻEt tu nâas pas pris quelque chose de prĂ©cieux en partant de ton Ă©cole ?
ââŻJâavais volĂ© trois sandwiches Ă la cuisine.
ââŻOuais, un crime impardonnable. Bon, ben je sĂšche. Enfin câest pas grave, je parie quâon les reverra ces encapuchonnĂ©s.
ââŻJe nâirai pas jusquâĂ dire que je mâen rĂ©jouis. Bon, on retourne voir les filles ?
Ils les trouvĂšrent Ă lâauberge, en grande conversation avec un individu maquillĂ© et pomponnĂ©, portant perruque, collerette bouffante, bas de soie, culotte, chemise Ă jabot et gilet Ă clochettes, et je vous fais charitablement grĂące des couleurs, qui Ă©taient Ă lâavenant.
ââŻOh oui câest vrai ? Mais quel honneur ! Tu te rends compte Vertu, quelle chance on a !
ââŻOui oui, je mâen fais toute une joie. Tiens, mais voici nos joyeux compagnons.
ââŻMais ils sont invitĂ©s aussi, bien sĂ»r !
ââŻHein ? Fit Mark, dubitatif ?
ââŻSa TrĂšs Gracieuse MajestĂ©, lâAuguste Fulbert le QuatorziĂšme, LĂ©gitime Souverain de MisĂšne, vous convie au Grand Bal donnĂ© pour le JubilĂ© de Saphir de son rĂšgne bienveillant.
ââŻHein quâon sâen fait une joie ? Demanda Vertu dâun air moyennement enjouĂ©.
ââŻOh oui, tout Ă fait, fit Mark sans desserrer les dents.
ââŻĂ la bonne heure. Je cours prĂ©venir le Grand Chambellan de votre venue, et vous prie en attendant de bien vouloir croire en son estime.
ââŻNous nây manquerons pas.
Et lorsque le factotum se fut éloigné, ils obtinrent de Vertu quelques explications.
ââŻCe zigue a fait irruption dans la salle en disant vouloir voir « lâelfe divine qui en quelques jours seulement avait enchantĂ© la citĂ© de Banvars de sa grĂące ». Evidemment, Xy nâa rien trouvĂ© de mieux Ă faire que se dĂ©noncer, et voilĂ comment on se retrouve invitĂ©s Ă je ne sais quelle sauterie au Palais Royal. Pas question de refuser, bien sĂ»r.
ââŻOn dirait que ça ne te fait pas trĂšs plaisir.
ââŻCâest que le Palais Royal de Banvars, plus on en est loin, mieux on se porte. La moitiĂ© des plats quâon y sert sont assaisonnĂ©s Ă la ciguĂ«, et câest dague dans le dos Ă tous les coins de couloir. Enfin, ça nous fera au moins une sortie pour ce soir.
Vertu et Xyixiantâh avaient passĂ© lâaprĂšs-midi Ă sâacheter des vĂȘtements pour lâoccasion, laissant Marken et Morgoth sâentraĂźner Ă la chaĂźne. Le jeune sorcier y constata avec satisfaction que son combat lui avait Ă©tĂ© profitable, et quâil nây a en la matiĂšre de meilleure Ă©cole que la souffrance, le danger et lâexcitation dâun vĂ©ritable combat. Marken lui fit quelques remarques sur la maniĂšre dont le duel sâĂ©tait dĂ©roulĂ©, lui indiqua des passes et des parades utiles que, la veille, il nâaurait pu seulement comprendre. Pour tout dire, il avait lâimpression dâavoir franchi une Ă©tape importante dans la connaissance des armes. Il prenait maintenant de lâassurance, et avait du plaisir Ă dĂ©couvrir et maĂźtriser des subtilitĂ©s qui nâĂ©taient pas Ă la portĂ©e dâun dĂ©butant.
Les filles les rejoignirent en fin de journĂ©e, mais nâavaient pas envie de tirer la rapiĂšre. Ils partirent plus tĂŽt que les jours prĂ©cĂ©dents, et rejoignirent leur auberge pour y faire un brin de toilette et revĂȘtir des effets en rapport avec la situation.
Morgoth revĂȘtit donc sa robe de mage de soirĂ©e, grise et sobre, qui lui convenait fort bien. Marken loua un habit du plus bel effet, tout de satin noir, avec un grand lion issant brodĂ© sur la poitrine au fil dâargent et une cape dans les mĂȘmes teintes, ce qui irrita profondĂ©ment Vertu, engoncĂ©e dans son fourreau (toujours de chez Melliflus) de vison coticĂ©4 aux manches bordĂ©es dâhermine hivernale. Ce qui lâagaçait, câest que la correspondance des coloris pouvait laisser entendre que Mark et elle entretenaient des rapports intimes. MalgrĂ© tout, le vĂȘtement moulait gentiment sa mince silhouette, lâĂ©paisseur de la fourrure dissimulant avec indulgence les endroits de sa personne oĂč saillaient ses muscles et ses os de machine Ă tuer bien huilĂ©e. Xyixiantâh pour sa part Ă©tait entiĂšrement dissimulĂ©e sous son nouveau manteau, dâĂ©paisse fourrure marron bordĂ©e de rouge vif, retenu par une ceinture noire piquetĂ©e dâor et au col par une broche dâor.
Il faisait dĂ©jĂ nuit noire lorsquâils sortirent dans la rue. Ils avaient mandĂ© pour lâoccasion les services dâun fiacre, et câest dans cet Ă©quipage quâils traversĂšrent la Maruste, franchirent le pont fortifiĂ©, et remontĂšrent la Grand-Rue avant dâobliquer dans la Rue du Roy qui, comme son nom lâindiquait, menait au grand baldaquin de pierre qui marquait lâentrĂ©e du palais, et sous lequel dĂ©jĂ la noria des coches et des palanquins dĂ©versait de pleins fourgons de hobereaux, bourgeois, courtisans et autoritĂ©s diverses en un embouteillage comique, peu digne dâune telle concentration de hauts personnages.
Ă lâintĂ©rieur, un vestibule monumental Ă©clairĂ© par un candĂ©labre de cuivre dorĂ© supportant des sphĂšres lumineuses magiques, semblait entiĂšrement rempli par un escalier de marbre roux, lourd et large, dĂ©ployant deux langues en Ă©lĂ©gantes courbes jusquâĂ un balcon oĂč se pressait la belle sociĂ©tĂ© de Banvars, bavardant et mĂ©disant avec une joyeuse Ă©nergie. LĂ , un huissier Ă lâair bovin contrĂŽlait les cartons dâinvitation, Ă©paulĂ© par une demi-douzaine de gardes qui pour ĂȘtre chargĂ©s de fanfreluches colorĂ©es nâen Ă©taient pas moins impressionnants.
Puis ils pĂ©nĂ©trĂšrent dans la Salle du TrĂŽne, amĂ©nagĂ©e pour lâoccasion en salle de bal, qui Ă©tait aux dimensions dâune cathĂ©drale. Trois puissants globes magiques jetaient sur lâassistance des feux si crus quâon y voyait comme en plein jour, et faisait ressortir avec acuitĂ© les coloris et les mille nuances des riches toilettes. Les colonnades interminables de marbre noir, aux chapiteaux et aux socles dorĂ©s, se perdaient dans la lumiĂšre surnaturelle, et on ne pouvait que deviner la voĂ»te et ses fresques glorieuses tant les luminaires Ă©taient aveuglants. Dâimmenses tentures reproduisant les armes des grandes maisons de MisĂšne cascadaient du second des trois niveaux de balcons, mĂ©nageant sur les cĂŽtĂ©s des espaces de pĂ©nombre complice oĂč pouvaient se nouer les intrigues du commerce, du pouvoir ou de lâamour. Un orchestre entiĂšrement composĂ© de musiciens muets â de sorte quâils ne puissent trahir les secrets et intrigues quâils pourraient glaner en tendant lâoreille â jouait une mĂ©lopĂ©e languissante, Ă©voquant la boisson, la dĂ©bauche et la dĂ©cadence dâune civilisation trop vieille. Lâassistance de plus de mille personnes se dĂ©plaçaient avec une grĂące aristocratique, comme les piĂšces dâun gigantesque jeu dâĂ©checs sur le sol alternativement dallĂ© de rouge et de noir, sous les regards Ă©nigmatiques de ceux qui, depuis la Loge Royale, observaient et calculaient. LĂ , en haut dâun escalier tout entier recouvert de velours rouge, sur son trĂŽne de fer haut et Ă©troit, entourĂ© de ses ministres et conseillers les plus proches, plus impassible que ses statues, le roi Fulbert XIV toisait lâassistance avec dĂ©dain, de ses yeux gris et usĂ©s enfoncĂ©s dans ses orbites osseuse.
ââŻDevons-nous aller prĂ©senter nos hommages au roi ? Demanda Morgoth, soucieux dâĂ©tiquette.
ââŻTu nây penses pas voyons, sâoutra Vertu, nous nâavons aucunement le rang requis pour nous prosterner devant le trĂŽne, dâailleurs du strict point de vue protocolaire, nous ne sommes autorisĂ©s Ă paraĂźtre en Sa prĂ©sence quâĂ titre exceptionnel et tout Ă fait temporaire. Vois les autres invitĂ©s, ils Ă©vitent soigneusement de trop sâapprocher du fond de la salle, et sâils le font, ils Ă©vitent de se faire remarquer, ce en quoi je vous engage Ă les imiter.
ââŻPromis, fit Xyixiantâh tout en enlevant son manteau et le confiant Ă un factotum idoine, dâun geste ample et gracieux.
Les conversations se turent. Les yeux se tournĂšrent en un bel ensemble et convergĂšrent dans la mĂȘme direction. Quelques verres se brisĂšrent Ă terre. AprĂšs de grinçantes fausse notes inspirĂ©es par la surprise, lâorchestre fit silence. Et soudain la chose se dĂ©ploya avec ampleur, remplissant jusquâaux trĂ©fonds reculĂ©s de la salle. Nul aprĂšs lâincident ne trouva les mots pour dĂ©crire le phĂ©nomĂšne, nul ne put dire prĂ©cisĂ©ment de quoi il sâagissait, mĂȘme parmi les plus Ă©rudits des professeurs prĂ©sents, mais tous en cet instant furent proprement soufflĂ©s par la puissante radiance qui Ă©manait de la jeune elfe. Elle sâavança sans crainte parmi la foule, et tous sâĂ©cartĂšrent de son passage sans sâen apercevoir, dĂ©gageant une large voie devant ses pieds. MĂȘme le baron de Jalol, cĂ©citeux depuis sa naissance, sut par quelque mystĂ©rieux sens la splendeur de Xyixiantâh, et fit place. De son pas menu et lĂ©ger, elle sâavança droit vers le trĂŽne oĂč le souverain de MisĂšne et ses conseillers, pĂ©trifiĂ©s, ne pouvaient sâabstraire une seconde du spectacle. ArrivĂ©e devant les marches pourpres, elle sâinclina longuement en une simple et gracieuse rĂ©vĂ©rence.
ââŻXyixiantâh, pour vous servir MajestĂ©.
Un grand sourire illumina alors la face du vieux roi, une larme perla sur la peau parcheminĂ©e de sa joue hĂąve, il se leva, sâappuyant lourdement sur les accoudoirs du trĂŽne ancien, sâavança de deux pas, inclina sa tĂȘte ceinte de la couronne dâargent, la main portĂ©e Ă son cĆur, et rendit Ă Xyixiantâh son salut.
Vertu qui semblait ĂȘtre la seule Ă ne pas avoir succombĂ© au charme de lâelfe, tira ses deux camarades par la manche sous la colonnade proche en chuchotant :
ââŻRestez pas dans la zone dâeffet, bougres dâandouilles !
ââŻLa vache, commença Mark, puissant ! Mais comment elle fait ça ?
ââŻCâest⊠Ah oui, câest un effet pour le moins Ă©tonnant. Sans doute est-ce sa nature elfique qui lui confĂšre un tel ascendant sur les races infĂ©rieures telles que la notre.
ââŻOuais, dit Vertu, câest sans doute un truc du genre. Bon, mieux vaut ne pas traĂźner en sa compagnie ce soir.
ââŻTu ne penses pas quâelle aura besoin de protection ?
ââŻCâest une grande fille. Et puis aprĂšs son petit numĂ©ro, elle ne manquera pas de chevaliers servants qui donneraient leur vie pour la dĂ©fendre, elle nâaura donc pas besoin de nous. Profitons-en pour visiter, je nâai jamais eu le loisir de voir toutes les merveilles du palais.
La plupart des gens de qualitĂ© Ă©taient dans la salle de bal, aussi ne croisĂšrent-ils que la valetaille empressĂ©e du chĂąteau, ainsi que quelques officiers et militaires de rang infĂ©rieur qui traĂźnassaient dans les couloirs. Si de lâextĂ©rieur le bĂątiment prĂ©sentait encore lâaspect vigilant dâune puissante forteresse fĂ©odale, des souverains de jadis, plus soucieux de confort que de dĂ©fense, lâavaient peu Ă peu transformĂ© en lieu dâart et de plaisante distraction, abattant ici les tours, perçant lĂ de vastes fenĂȘtres, remplaçant les hourds de bois par dâĂ©lĂ©gants balcons de marbre aux fines colonnades Ă la mode Balnaise.
ââŻVoyez comme nombre de salles sont Ă©clairĂ©es par ces globes magiques, pourtant si chers, quel luxe ! Comme vous vous en doutez, ça ne facilite pas vraiment le travail des gardes chargĂ©s de la sĂ©curitĂ© du Palais, car un ennemi de lâextĂ©rieur, voyant de loin la citadelle illuminĂ©e de lâintĂ©rieur, repĂšrera sans peine les meurtriĂšres et les merlons, et pourra en dĂ©duire lâarrangement de lâintĂ©rieur. NĂ©anmoins, quelle splendeur ! Observez ces plafonds peints Ă la façon Bardite, de Phlemnos si je ne mâabuse, les motifs figurĂ©s dans cette salle reprennent avec esprit ceux que lâon a dĂ©jĂ vus au plancher du scriptorium, et que je vous avais dĂ©jĂ fait remarquer. Ces panneaux, ici, doivent leur couleur si particuliĂšre au bois de chargounier dont ils sont faits. Ils sont trĂšs anciens sans doute, je pense que chacun pourrait valoir dans les cinq-cent ducats. Oh mais attendez, si je ne me trompe pas, je connais la salle suivante, qui est trĂšs intĂ©ressante. Mais oui, câest la fameuse Galerie des Indignes ! Câest iciâŠ
Vertu comptait manifestement faire toute la visite guidĂ©e du chĂąteau, emportĂ©e par son amour des belles choses (car un bon voleur se doit naturellement de reconnaĂźtre lâobjet prĂ©cieux de la camelote) et des interminables bavardages. Marken avait pour sa part une autre conception dâune soirĂ©e intĂ©ressante, et aprĂšs avoir ostensiblement bĂąillĂ© Ă plusieurs reprises, finit par abandonner ses amis en marmonnant quâil avait un truc Ă faire, et se mit en quĂȘte dâune salle de garde dont on lui avait soufflĂ© mot et oĂč, paraĂźt-il, lâon jouait aux dĂ©s.
ââŻBref, reprit Vertu, câest ici que sont exposĂ©s les portraits des souverains de MisĂšne.
Il sâagissait dâune collection interminable de personnages louches et contrefaits, dĂ©peints sans complaisance avachis sur leur trĂŽne, se livrant Ă la dĂ©bauche ou Ă la torture.
ââŻDans lâordre chronologique, voici Org Ier le Sauvage, fondateur du royaume, Org II lâIconoclaste, Org III le MĂ©prisable, Pilastre Ier le TraĂźtre, Auguste ZĂ©ro le Nul dont il est dit que lorsque ses gardes l'annonçaient, ils ne pouvaient s'empĂȘcher de pouffer, Fulbert Ier le Rustre, Fulbert II le Sombre, Alexandre Ier le FlĂ©au de Dieu, Anselme Ier le BĂątard, Pilastre II le Malodorant, Joseph Ier le Pervers, Auguste Ier le Pustuleux, Fulbert III le Maudit, Jacques Ier le BenĂȘt, Jacques II le Nain dâEsprit, Anastasia IĂšre la Repoussante, Jacques III Porte-Bubons â dont la fille aĂźnĂ©e Piedegonde Ă©pousa le prince Filibert, futur roi de BrĂąme, et donna naissance Ă la lignĂ©e des Bubon-BrĂąme, Fulbert IV le Contrefait, Auguste II lâAvaricieux, Fulbert V le Pitoyable, Anselme II le Bref, qui fut poignardĂ© lors des fĂȘtes donnĂ©es pour son couronnement, Anselme II virgule V le TrĂšs Bref, sur lequel il faut sâarrĂȘter quelques instants : il poignarda son frĂšre aĂźnĂ© pour monter sur le trĂŽne, le carreau d'un arbalĂ©trier royal lui fit aussitĂŽt Ă©clater le crĂąne, de telle sorte que techniquement, son rĂšgne dura environ quatre secondes. Anselme II,V est aujourd'hui encore le plus aimĂ© des rois de MisĂšne, car d'une part c'est celui qui dura le moins longtemps, et d'autre part il occit un autre roi de MisĂšne, ce qui assure toujours une vive sympathie parmi le peuple. Joseph II lâInverti, qui rĂ©gna moins de six mois, c'est dâailleurs de cette Ă©poque que date l'expression "durer comme les rois de MisĂšne" pour qualifier un mauvais matĂ©riau, une piĂštre Ă©toffe, un bĂątiment branlant qui ne tiendra guĂšre. On continue avec Joseph III le Mal AimĂ©, Gustave Ier le Pieu (ce nâest pas une faute dâorthographe), Azanachias Ier le MĂ©crĂ©ant, Fulbert VI le CrĂ©tin, Jacques IV lâIncestueux, Anselme III lâIrrĂ©cupĂ©rable, fils de Jacques IV et de sa mĂšre Ăvoline dite "La Grand'Folle", Zolthar Ier le Non-GĂątĂ©, Pilastre III le Cruel, Alceste Ier lâInsupportable, Zolthar II le Terrible, Enguerrand Ier le Gueux, Alexandre II le Relaps, NoĂ©mie IĂšre la Catin â tu connais peut-ĂȘtre cette chansonnette fameuse : "Homme ou femme, vieillard ou bien petit enfant, qu'il soit nĂ© chatelain, gueux, vilain ou manant, en terre de MisĂšne on serait bien en peine, de dĂ©nicher quiconque n'ait sailli la reine." (Tetinus, la Chanson de Geste ObscĂšne). Les pĂšlerins viennent de loin pour se recueillir en la basilique Saint-ThĂ©ron de Maniche sur son curieux cĂ©notaphe en forme de Y. Le fameux Anthanagoras Ier et Dernier le Boucher, on dit quâĂ sa mort, la population totale de MisĂšne se montait Ă 13 personnes, la plupart agonisant dans les cachots. Anastasia II la FainĂ©ante, Fulbert VII le Souffreteux, Fulbert VIII le TarĂ©, Fulbert IX Violeur de Nonnes, Enguerrand II le Piteux, Enguerrand III le Grossier, Jacques V le Consternant, Enguerrand IV lâAnimal, François Ier le Moyen, Joseph IV le Sale, Joseph V le MĂ©chant, Fulbert X le Belliqueux ââŻbelliqueux mais pas douĂ© : il perdit les trois batailles qu'il mena, et fut d'ailleurs occis au cours de la derniĂšre. Azanachias II le FĂ©lon de Makassar, fils indigne du prĂ©cĂ©dent, il renseigna l'ennemi pour que son pĂšre perde la bataille et le trĂŽne, Azanachias III lâInterminable, souverain dotĂ© dâune remarquable constitution, qui accĂ©da au trĂŽne Ă deux ans et pĂ©rit Ă cent dix-sept, les conjurĂ©s durent le poignarder cinquante-trois fois, le pendre, le noyer, le dĂ©pecer et brĂ»ler vif ses morceaux pour y parvenir. Son surnom lui fut donnĂ© vers la moitiĂ© de son rĂšgne. Fulbert XI le Sodomite, Auguste III lâInfanticide, Gustave II le Mort, unique mort-vivant Ă avoir accĂ©dĂ© au trĂŽne de MisĂšne, Jacques VI le Porc, Jacques VII le Mol, si gros et gras qu'Ă sa mort, miracle, il se liquĂ©fia, Fulbert XII le Mauvais, Pilastre IV le Bourreau des Manants, Pilastre V le CrĂ©mateur, Fulbert XIII le DĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, Fulbert XIV le Tueur dâAmis, Fulbert XV le Gnome MalĂ©fique, Xaleb Ier la Hache, qui aimait tant la justice que non content de la rendre, il la faisait lui-mĂȘme, et enfin Fulbert XVI le Sinistre, souverain actuel.
ââŻEt bien, soupira Morgoth, quelle belle galerie deâŠ
ââŻâŠde nobles rois et reines, en vĂ©ritĂ©, acheva un homme qui sâĂ©tait glissĂ© sans bruit derriĂšre eux, attirĂ© par le babil de Vertu.
Sa voix nâĂ©tait pas trĂšs forte, assez monocorde. Son visage bistre et lĂ©gĂšrement poupin, auquel on pouvait donner une quarantaine dâannĂ©es, sâornait dâun bouc clairsemĂ© et dâun sourire un peu forcĂ©, quâon aurait pu attribuer Ă la timiditĂ©. Assez corpulent sans toutefois cĂ©der Ă lâobĂ©sitĂ©, vĂȘtu avec goĂ»t mais sans luxe, tout en lui semblait calculĂ© pour dĂ©tourner les soupçons, pour faire songer Ă un ĂȘtre mĂ©diocre, sans ampleur et inoffensif. Toutefois, il ne pouvait dissimuler le feu de son regard noir et fiĂ©vreux, fenĂȘtre ouverte sur une Ăąme torturĂ©e, complexe et redoutablement retorse.
ââŻJe ne pense pas avoir eu le plaisir de vous avoir dĂ©jĂ vu au palais monsieur, je suis Jaffar CĆurnoir de VilfĂ©lon, Gonfalonier de MisĂšne, Maire du Palais, SecrĂ©taire du Ministariat et Grand-Vizir auprĂšs de Sa MajestĂ©.
ââŻQuel honneur dâavoir affaire Ă un si haut personnage, je suis pour ma part Morgoth lâEmpaleur, sorcier et aventurier, et voici mademoiselle VertuâŠ
ââŻâŠLancyent, mais oui, je croyais bien vous avoir reconnue, bien que je ne vous aie jamais su ce talent dâhĂ©raldiste. Je vois avec plaisir que vous prospĂ©rez.
Morgoth jeta un Ćil Ă Vertu et Ă©touffa un hoquet : elle Ă©tait grisĂątre, la mĂąchoire serrĂ©e, la sueur perlant sur son front, comme sous le coup dâune Ă©motion intense et dĂ©plaisante.
ââŻMais dites moi, vous mâavez dit ĂȘtre magicien nâest-ce pas ? NĂ©cromancien peut-ĂȘtre ?
ââŻCâest en effet Ă la nĂ©cromancie que je me destinais avant de quitter mon Ă©cole.
ââŻVoici une noble science, trop souvent dĂ©voyĂ©e.
ââŻEn effet, je vois que vous ĂȘtes un homme ouvert et sans prĂ©jugĂ©. Il nây a hĂ©las que trop de personnes sectaires promptes Ă condamner sans connaĂźtre.
ââŻĂ qui le dites-vous. Euh⊠je pense⊠comment dire sans paraĂźtre impoli ? Serait-il possible que je vous emprunte Vertu un instant ? Il faut que nous discutions quelques temps de vieilles affaires qui restent Ă rĂ©gler.
ââŻMais, bien sĂ»r, hasarda le sorcier. Je vous attends ici.
Ils sâĂ©loignĂšrent hors de portĂ©e dâoreille, Vertu suivant humblement Jaffar. Faisant mine de sâintĂ©resser aux Ă©toiles par une fenĂȘtre, Morgoth les observa de loin. Ils Ă©changĂšrent quelques phrases, sans bouger un cil, Vertu adoptait une attitude de dĂ©fĂ©rence trĂšs inhabituelle. Elle finit par acquiescer Ă quelque propos de son interlocuteur, qui lui donna congĂ©. EstomaquĂ©, Morgoth crut la voir esquisser une gĂ©nuflexion devant le Vizir, qui lâarrĂȘta dâun geste discret. Il la salua, puis prit congĂ©. Vertu resta un moment interdite au milieu du couloir, le sorcier vint la voir pour obtenir quelques explications. Elle tremblait.
ââŻIl mâa lâair bien sympathique, ce Jaffar CĆurnoir de VilfĂ©lon !
Elle se tourna vers lui en ouvrant de grands yeux outrés.
ââŻToi et tes conneries !
ââŻBen, quâest-ce que jâai dit ?
Le reste de la soirĂ©e ne prĂ©senta pas dâintĂ©rĂȘt particulier. Vertu ne sembla pas spĂ©cialement disposĂ©e Ă sâamuser, et tentait de dissimuler sa nervositĂ© sans y parvenir. Ils traĂźnĂšrent encore un peu dans les coulisses du Palais, puis revinrent dans la Salle de Bal pour danser un peu et boire quelques verres. Xyixiantâh Ă©tait fort occupĂ©e Ă papillonner de petit groupe en petit groupe, riant Ă telle plaisanterie, sâĂ©tonnant de telle tenue, flattant Ă droite et Ă gauche, et recevant Ă son tour mille compliments. La soirĂ©e Ă©tait dĂ©jĂ fort avancĂ©e lorsque Marken fit sa rĂ©apparition, ayant manifestement trouvĂ© Ă boire et Ă se quereller, et nos hĂ©ros fatiguĂ©s jugĂšrent quâil Ă©tait temps de rentrer. Morgoth alla donc trouver son elfe, lui glissa un mot Ă lâoreille, elle sâexcusa alors auprĂšs des convives qui faisaient cercle autour dâelle. Lâaura de splendeur qui lâentourait, et qui avait bien pĂąli depuis son apparition dans la salle, se dissipa soudain comme un rĂȘve. Elle Ă©tait toujours belle, certes, mais normalement belle.
Les Ă©toiles Ă©taient splendides. En retournant Ă la Maruste, marchant dans les rues dont la boue et le pavĂ© avaient gelĂ©, ils eurent tout loisir de les admirer. Il rĂ©gnait un silence Ă©tonnant, et une fois quâils se furent Ă©loignĂ©s des beaux quartiers, ils ne croisĂšrent plus Ăąme qui vive. Voleurs et assassins Ă©taient partis se coucher, les chiens errants avaient tous trouvĂ© un asile quelconque. La fatigue et le froid nâincitaient pas Ă la confidence, aussi gardĂšrent-ils le silence. Ils parvinrent sans encombre Ă leur auberge, et voyant que Sparkan lâaubergiste Ă©tait moyennement disposĂ© Ă leur servir une boisson chaude, ils montĂšrent se coucher. Vertu fit une derniĂšre recommandation :
ââŻCâest demain soir que lâĂ©preuve aura lieu, aussi il est inutile que nous nous levions de trop bonne heure. Reposez-vous autant quâil vous plaira, nous ne savons pas ce que lâavenir nous rĂ©serve. Bonne nuit, mes compagnons.
Ils se quittĂšrent sur ces mots et regagnĂšrent chacun sa couche.
Mais Morgoth avait le sommeil lĂ©ger en ce moment, et câest peu aprĂšs le lever du soleil quâil sâĂ©veilla, le cĆur battant. CâĂ©tait donc le jour de lâĂ©preuve. Il se leva avec dâinfinies prĂ©cautions pour Ă©viter de rĂ©veiller sa compagne, et descendit dans la salle. Il avait constatĂ© quâaprĂšs avoir bu une tisane dâherbes amĂšres appelĂ©e « Khwar », il avait certes envie de vomir, mais surtout son esprit Ă©tait plus aiguisĂ©, plus apte Ă se concentrer sur une tĂąche prĂ©cise. CâĂ©tait fort utile, car il comptait bien mettre la matinĂ©e Ă profit pour prĂ©parer quelques sortilĂšges soigneusement choisis, en vue de lâaventure qui lâattendait. Donc, parmi les clients qui sâattardaient au Chamois Sautillant, il commanda son breuvage.
ââŻEt voici jeune homme, de quoi vous rĂ©veiller un mort !
ââŻMerci Sparkan (ne dormait-il donc jamais cet aubergiste, se demanda Morgoth). Jâen ai grand besoin, car je pars Ă lâaventure ce soir !
ââŻAh oui, câest ce que mâa dit votre amie tout Ă lâheure.
ââŻMon amie ? Vertu ?
ââŻOui, levĂ©e avant les poules.
ââŻAh tiens, câest curieux. Elle est remontĂ©e ?
ââŻOh, mais vous savez, je nâai pas lâhabitude de vĂ©rifier les allĂ©es et venues de mes clients. Je crois cependant quâelle est sortie. Dans sa tenue noire, lĂ , avec un capuchon.
ââŻCâest Ă©trange. Je me demande oĂč elle a bien pu aller.
ââŻDans le quartier des temples.
ââŻAh ?
ââŻEnfin, je dis ça, câest parce quâun de mes fournisseurs qui est passĂ© tout Ă lâheure y a croisĂ© quelquâun correspondant Ă la description.
ââŻOuiiii⊠bien sĂ»r. Et je suppose que vous nâavez aucune idĂ©e de ce quâelle allait faire dans ce quartier non ?
ââŻAucune. Toutefois on mâa dit quâelle tournait autour du temple de Hima.
ââŻHima ? Diable, jâignorais quâil y avait un temple de Hima Ă Banvars.
ââŻIl nây en a plus, depuis quâil a Ă©tĂ© incendiĂ© sur ordre du roi Pilastre V, mon pĂšre avait votre Ăąge Ă lâĂ©poque, ça ne nous rajeunit pas. Les ruines ont encore de lâallure cependant, et personne nâa encore osĂ© les raser pour bĂątir dessus. Le culte de Hima est interdit Ă MisĂšne, le saviez-vous ?
ââŻJe lâignorais.
ââŻCela dit, diverses personnes que jâai pu entendre au cours de leurs beuveries, ont parlĂ© devant moi dâun culte secret, plus ou moins, qui se perpĂ©tuerait dans les catacombes situĂ©es sous le temple. Il y aurait, Ă ce quâon dit encore, un passage menant Ă ce temple secret dissimulĂ© dans un lavoir dĂ©saffectĂ©, pas trĂšs loin.
ââŻAh oui ?
ââŻMais ça me fait penser, votre amie, Ă ce quâon mâa dit, serait entrĂ© dans un lavoir du quartier. Et elle nâen est pas ressortie. Câest curieux non ?
ââŻTout Ă fait. Je vous mets un gros pourboire je suppose ?
ââŻMa foi, ce serait civil.
Il lui versa quelques ducats. Ah, se dit-il, douce Vertu, que diable fais-tu donc dans notre dos ? Les mots de Mark, la veille, lui revenaient maintenant en mĂ©moire. Bien sĂ»r, il se doutait depuis un bon moment que la filoute expĂ©rimentĂ©e qui lâavait recueilli Ă Galleda alors quâil Ă©tait aux abois ne lâavait pas fait par pure bontĂ© dâĂąme. Il la savait depuis longtemps prompte Ă sortir la dague, et il fallait lui rendre cette justice, elle ne faisait nullement mystĂšre de sa philosophie. Mais la discussion quâil avait eue avec celui quâil croyait ĂȘtre lâami intime de la voleuse avait, en quelque sorte, rendue cohĂ©rente la vision quâil avait dâelle. Oui, il devrait sâen mĂ©fier. De Mark aussi dâailleurs, car tout paladin quâil Ă©tait maintenant, il nâavait visiblement rien perdu de ses maniĂšres de rustre, ni de ses penchants pour la violence. Peut-ĂȘtre faudrait-il quâil remonte dans sa chambre, quâil prenne Xyixiantâh par la main, et que tous deux fuient au loin pour sâĂ©tablir et pratiquer un honnĂȘte mĂ©tier. AprĂšs tout, ils en avaient largement la facultĂ©. Oui, mais Xy ? Parviendrait-il jamais Ă lui rendre sa mĂ©moire perdue ? Parviendrait-il Ă venger ses maĂźtres et ses compagnons ? Au fond, souhaitait-il vraiment les venger, ou alors nâĂ©tait-ce pas plutĂŽt un prĂ©texte pratique pour partir Ă nouveau Ă lâaventure ?
Il se rendit compte Ă ce moment quâil nâavait aucune intention dâabandonner ses indignes compagnons. Il Ă©tait aventurier, il resterait avec eux jusquâĂ ce que le mystĂšre soit rĂ©solu, le bien triomphant et lâarchitecte du mal terrassĂ©. Ainsi devaient se dĂ©rouler les choses.
Au fond du lavoir, un porteur de torche pouvait voir une grille de fer rouillĂ©, dont toutefois les gonds Ă©taient entretenus avec soin. Plus loin, un large escalier voĂ»tĂ© menait Ă une salle circulaire autour dâun large bassin. Cinq arches aveugles, qui pouvaient ĂȘtre des portes murĂ©es, Ă©taient disposĂ©es autour du bassin. Une seule renfermait un passage secret. Il nâĂ©tait pas difficile de la trouver dâailleurs, un panonceau apposĂ© au-dessus annonçait :
Temple Secret de Hima -oOo- mariages, communions, obsĂšques sur demande auprĂšs du Diacre offices quotidiens : 9:00-9:15 Matines 17:00-17:30 VĂȘpres le Jour de la CrĂ©pinette 11:00-12:00 CĂ©lĂ©bration Solennelle -oOo- Les fidĂšles souhaitant communier par le sang selon le rite Irithyaque Orthodoxe sont invitĂ©s Ă prĂ©venir le Diacre au moins trois jours Ă lâavance
Vertu connaissait le loquet Ă dĂ©bloquer, qui de toute façon nâĂ©tait pas bien difficile Ă trouver, elle poussa le panneau de bois peint, pĂ©nĂ©tra sans hĂ©sitation et referma derriĂšre elle. Elle sâenfonça rapidement dans un corridor humide, tournant Ă gauche Ă tel coin, Ă droite Ă tel embranchement, disparaissant dans telle zone dâombre pour emprunter un raccourci invisible, sans prĂȘter attention aux piles dâossements rangĂ©s avec soin ni aux crĂąnes entassĂ©s qui semblaient sourire Ă la vue dâun tel sens de lâorientation. Elle dĂ©boucha enfin dans une salle souterraine de taille impressionnante, creusĂ©e Ă mĂȘme la roche Ă ce quâil semblait. Ă la lumiĂšre de sa torche, Vertu admira lâentassement de mobilier prĂ©cieux et dâoffrandes somptueuses, les tentures, les grands candĂ©labres pendants du dĂŽme monumental, le tout lui rappelant de cuisants souvenirs. Elle admira surtout comme ces Ă©lĂ©ments Ă©taient disposĂ©s afin de dissimuler autant que possible les sculptures des contreforts et les bas-reliefs quâils encadraient, et qui parlaient de tout autre chose que de paix et de beautĂ©. Car lorsque le roi Pilastre, pris de folie mystique, eut lâinspiration funeste de mettre le feu au temple de Hima qui faisait la gloire de Banvars, les prĂȘtres, prĂ©venus en songe par la dĂ©esse5, nâavaient eu que le temps de dĂ©mĂ©nager les objets du culte dans lâoratoire de Nyshra, situĂ© juste en dessous. Ă la suite de quoi, ils avaient bouchĂ© les voies de communication entre les deux temples, et attendu sous terre que la folie du roi se calme. Mais comme il ne fut plus jamais possible aprĂšs ça de rĂ©tablir lâancien Ă©difice dans sa splendeur passĂ©e, il fut dĂ©cidĂ© que lâancien oratoire serait amĂ©nagĂ© en temple de Hima, Ă la guerre comme Ă la guerre.
Des voix Ă©touffĂ©es Ă©manaient dâun passage dissimulĂ© derriĂšre une colonne, ainsi quâun rai de lumiĂšre tremblotant. Notre hĂ©roĂŻne sâapprocha Ă pas de loups, et jeta un oeil. Loin des ors et des splendeurs du grand-temple, il y avait lĂ une modeste dĂ©pendance sans ornementation superflue, qui faisait partie des appartements rĂ©servĂ©s aux prĂȘtres. On avait amĂ©nagĂ© la piĂšce en atelier, entassĂ© les outils les plus divers, comme si lâon avait tentĂ© de monter en hĂąte un musĂ©e de lâartisanat sans y apporter grand souci de cohĂ©rence. Autour dâun instrument de fer et de cuivre, trois personnes sâactivaient. Deux Ă©taient des enfants, un garçon nâayant pas dix ans, une fille un peu plus ĂągĂ©e, les deux Ă©tant vĂȘtus Ă lâidentique de lourdes robes grises passĂ©es et diversement maculĂ©es. Un homme, courbĂ© en avant, les observait avec attention sâactiver autour dâun appareil de fer et de cuivre, dans lequel ils versaient un liquide translucide Ă lâaide dâun creuset maintenu par des pinces. Ce dernier personnage Ă©tait chauve, si lâon exceptait une frange de cheveux gris en fer Ă cheval qui lui faisaient comme une couronne de laurier. Ă voir son visage, on lui donnait une quarantaine dâannĂ©es, ainsi que le bon dieu sans confession. Il portait une sorte de soutane noire, ornĂ©e dâune belle ceinture rouge dont les pans flottaient Ă©lĂ©gamment sur le devant de sa personne. Ă son cĆur, une discrĂšte broche dâor reproduisait les trois mains de Hima, symbole bĂ©ni du culte.
ââŻEt nâoubliez pas de bien laver et graisser le moule avant de couler la cire, sinon elle colle aux parois, les cierges perdent tout leur lustre, et plus personne ne veut les acheter.
ââŻHum hum, fit Vertu.
Lâhomme en noir se retourna, jaugea lâintruse une demi-seconde, puis arbora son plus grand sourire.
ââŻBienvenue au Temple Secret de Hima, ma fille, et que lâInspiration te conduise au Divin.
ââŻEt que nul ne lâentrave, car elle provient des cieux, mon pĂšre. Excusez-moi, je cherche le pĂšre Durganton.
ââŻHĂ©las, ma fille, voici prĂšs dâun an et demie que le pĂšre Durganton foule les Jardins du Ciel en compagnie de la DĂ©esse. Jâai Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ© pour le remplacer, pĂšre Noober, de lâOffice de Baentcher.
ââŻQuelle tristesse ! Mais câĂ©tait un juste, il avait bien mĂ©ritĂ© le repos Ă©ternel. Cependant vous pouvez mâaider peut-ĂȘtre.
ââŻSans doute.
ââŻVoilĂ , je suis Vertu Lancyent, jâai Ă©tĂ© en contact avec votre culte il y a quelques annĂ©es. Jâaimerais discuter un peu⊠avec vous.
ââŻJe nâai aucun secret pour mes apprentis.
ââŻPuisque vous ĂȘtes le Diacre de Hima pour la DiacrĂ©ture de Banvars, je suppose que vous avez aussi, euh⊠dâautres attributions.
ââŻDâautres⊠Euh, dites les enfants, continuez sans moi, câest trĂšs bien comme ça.
Puis il fit signe Ă Vertu de le suivre dans son bureau. CâĂ©tait plus un rĂ©duit quâun bureau dâailleurs, mais il bĂ©nĂ©ficiait dâun mince rai de lumiĂšre du jour, provenant dâun trĂšs long conduit dâaĂ©ration dĂ©bouchant dans le caniveau dâune rue voisine. Quelques parchemins y traĂźnaient, pas assez pour quâon puisse dire que câĂ©tait en dĂ©sordre, mais en quantitĂ© suffisante pour quâon comprenne quâil y travaillait avec conscience.
ââŻIl va de soi, ma fille, que malgrĂ© son histoire, on ne pratique plus ici certains cultes, auxquels on reproche parfois au clergĂ© de Hima de prĂȘter un concours actif. Le culte en question est dâailleurs interdit.
ââŻLe culte de Hima aussi, je crois.
ââŻCâest vrai que câest quelque chose qui mâa Ă©tonnĂ© lorsque je suis arrivĂ© ici, il semble quâil y ait en quelque sorte des gradations dans lâinterdiction.
ââŻCertes, certes. De toute maniĂšre, si je souhaitais mâentretenir de Nyshra avec quelquâun dans cette ville, ce ne serait pas avec vous, nous nous comprenons.
Le sourire du prĂȘtre se figea quelque peu.
ââŻPlus ou moins, rĂ©pondit-il prudemment.
ââŻEn fait, je suis intĂ©ressĂ©e par le culte de Melki.
ââŻAh, mais il fallait le dire tout de suite. Je suis ravi de pouvoir mâentretenir de ce sujet avec vous.
ââŻConnaissez-vous bien ce culte ?
ââŻComme tout prĂȘtre de Hima. Je ne suis pas spĂ©cialiste, bien sĂ»r, mais avant de venir ici, jâai reçu un enseignement concernant la dĂ©esse de la beautĂ©, ainsi que certaines prĂ©rogatives Ă titre exceptionnel, car je suis son seul reprĂ©sentant dans la rĂ©gion. Quel misĂšre de devoir exercer son ministĂšre dans de telles conditions, tout de mĂȘme.
ââŻBah, avec un peu de zĂšle missionnaire⊠En fait, jâavais quelques questions sur lâhistoire du culte de Melki.
ââŻJe vous Ă©coute.
ââŻLes prĂȘtres de Melki disposent, je crois, des pouvoirs surnaturels que leur accorde la dĂ©esse, comme les prĂȘtres des autres divinitĂ©s.
ââŻUniquement les plus mĂ©ritants, mais oui, en effet.
ââŻDes pouvoirs de guĂ©rison, entre autre ?
ââŻParfaitement, Melki est une dĂ©esse bĂ©nĂ©fique, qui nâa aucune raison de refuser son aide Ă ceux qui sont dans le malheur, mĂȘme si en dĂ©finitive, ses buts sont plus Ă©levĂ©s que dâinfluer sur le destin de tel ou tel mortel.
ââŻEn a-t-il toujours Ă©tĂ© ainsi ?
ââŻEt bien⊠ma foi, pour autant que je sache, oui.
ââŻIl nây a pas eu⊠comment dire⊠une interruption de service ?
ââŻUne quoi ?
ââŻEt bien, je ne sais pas, une indisponibilitĂ© des pouvoirs confĂ©rĂ©s par la dĂ©esse, qui aurait durĂ© des annĂ©es.
ââŻIl me semble quâon sâen serait aperçu.
ââŻOui, câest logique.
Le prĂȘtre semblait surpris par les questions, mais Vertu ne trouvait dans son attitude ou dans sa voix nulle trace de dissimulation. Ă moins que ce ne fut le plus douĂ© des menteurs, il Ă©tait sincĂšre.
ââŻVous nâavez pas eu vent dâun Ă©vĂ©nement troublant, une prophĂ©tie, un signe divinatoire quelconque ayant rapport avec Melki, et qui aurait eu lieu il y a, disons, environ un mois ?
ââŻJâavoue que je ne vois pas de quoi vous voulez parler⊠Ah, mais je comprends, vous ĂȘtes une aventuriĂšre !
ââŻOui, câest cela, comment lâavez-vous devinĂ©Â ?
â Il arrive parfois que des collĂšgues Ă vous viennent me rendre visite pour me poser des questions du genre « savez-vous oĂč se trouve lâOrbe SacrĂ©e de Bidule ? » ou « quel sortilĂšge permet de terrasser telle crĂ©ature ? », ou bien « comment peut-on contacter Ravel Puits-de-Machin ? ». Je me demande bien pourquoi ils viennent me voir, vous savez, moi, je ne sors quasiment jamais du templeâŠ
ââŻVous avez raison, câest une habitude dĂ©testable que nous avons, je ne vais pas abuser plus longtemps de votre temps. Oh mais jây songe, avez-vous ici des archives ? Je cherche une liste de prĂȘtres ayant exercĂ© leur ministĂšre voici plus dâun siĂšcle.
ââŻLes archives, malheureusement, ont brĂ»lĂ© avec le temple en surface. Vous devriez plutĂŽt aller au temple de Baentcher, si cela vous intĂ©resse, je pense quâils ont probablement ce que vous cherchez.
Ce fut tout ce que Vertu put tirer du Diacre de Banvars. Lâintuition quâelle avait eu sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ©e fausse, il ne lui restait plus quâĂ laisser un peu au tronc, et Ă retourner au Chamois Sautillant, lĂ©gĂšrement dĂ©pitĂ©e.
Lorsquâelle parvint Ă lâauberge, Morgoth Ă©tait retournĂ© dans sa chambre pour mĂ©diter ses sorts, et les deux autres aventuriers poursuivaient leur somme conformĂ©ment aux consignes. Elle resta donc seule Ă ruminer tous ces faits curieux qui sâĂ©taient produits depuis sa fuite de Galleda avec Morgoth. Elle se creusa longuement la cervelle, mais elle eut beau retourner ça dans tous les sens, il lui manquait encore pas mal de piĂšces pour parvenir Ă un rĂ©sultat cohĂ©rent. Une chose lui apparaissait acquise cependant, la suite des Ă©vĂ©nements sâannonçait pleine de surprises et de dangers, et pas mal de nuages sâamoncelaient au-dessus de leurs tĂȘtes. De leurs tĂȘtes ? Mais au fait, Ă quoi bon rester avec les trois autres ? Elle avait assez dâor pour fuir Ă bride abattue jusquâĂ lâOrient mystĂ©rieux, franchir le Portolan pour gagner le sauvage Septentrion, Khneb peut-ĂȘtre, galoper vers le couchant, la Malachie turbulente ou la chaotique Shegann, ou bien encore vers le sud, les nations Bardites, la mer Kaltienne, Sembaris, Pthath lâantique⊠Elle ne manquait pas de ressource, et trouverait partout matiĂšre Ă prospĂ©rer. Ă quoi bon prendre le risque de se mettre Ă dos les sombres puissances qui rĂŽdaient autour de ses compagnons ?
Mais bien sûr, la curiosité fut la plus forte. Vertu était une aventuriÚre.
Mark se leva peu aprĂšs. Il fit sa toilette devant le miroir, sans se regarder comme Ă son habitude. Il se rasa avec son Ă©pĂ©e sainte-justiciĂšre (qui nâavait certes pas Ă©tĂ© forgĂ©e dans ce but) en Ă©vitant son propre regard, sâhabilla, puis se pencha, pour une fois, sur son visage. Il fit quelques grimaces, du genre de celles quâil prenait gĂ©nĂ©ralement pour charger un ennemi.
ââŻPaladin de mes couilles, oui !
Lâoiseau blanc voleta dans la piĂšce et se posa sur le bord de lâĂ©vier, lui lançant un regard oblique de reproche. Aujourdâhui, câĂ©tait une colombe.
ââŻEt arrĂȘte de te marrer, volatile stupide.
Bon, foin de billevesĂ©es, la journĂ©e allait ĂȘtre longue.
Xyixiantâh se leva, ouvrit les volets sur une matinĂ©e superbe, sâĂ©tira longuement en saluant le soleil, Ă la grande joie des quelques badauds qui la remarquĂšrent, puis se vĂȘtit en songeant Ă cette histoire dâĂ©preuve. Si elle avait bien suivi, câĂ©tait ce soir lâinstant de vĂ©ritĂ©. Quelque chose lui soufflait quâelle ne craignait rien pour elle-mĂȘme, appelons ça de la confiance en soi, mais quid du jeune Morgoth ? Câest que mine de rien, elle sây Ă©tait attachĂ© Ă son sorcier. Il est vrai quâen ce monde, elle nâavait plus beaucoup de relations, pour ainsi dire trois, dont deux faisaient montre de qualitĂ©s morales pour le moins discutables. LâidĂ©e de perdre le troisiĂšme lui Ă©tait insupportable. Mais encore pire Ă©tait la perspective de dĂ©couvrir qui elle Ă©tait rĂ©ellement. JusquâĂ prĂ©sent, elle avait rĂ©ussi Ă faire bonne figure, Ă dissimuler certaines de ses envies, mais les curieuses idĂ©es qui lui traversaient lâesprit, parfois, lui laissaient craindre que la Xyixiantâh dâavant nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas quelquâun dont elle aurait apprĂ©ciĂ© dâĂȘtre lâamie. Que ferait-elle si elle se dĂ©couvrait un jour une Ăąme sournoise, un cĆur noir et un esprit vil ? Elle se regarda encore une fois dans la glace. Elle Ă©tait belle, il nây avait pas de doute. Elle se faisait envie. Et elle avait la dĂ©sagrĂ©able impression dâavoir une Ă©trangĂšre en face dâelle.
Ils se rejoignirent de bonne heure pour manger, allĂšrent sâentraĂźner un peu Ă la salle dâarmes, puis traĂźnĂšrent dans la Maruste pour faire quelques emplettes, acheter les menues fournitures des aventuriers, des provisions, des flĂšches, des torches et toutes ces choses. Ils montĂšrent ensuite sâhabiller et sâarmer de pied en cap. De retour dans la grande salle, ils firent leurs adieux Ă Sparkan, puis rejoignirent les Ă©curies oĂč leurs montures les attendaient. AssurĂ©ment, ils avaient fiĂšre allure en traversant la Maruste dans cet Ă©quipage, Marken ouvrait la marche, faisant flotter dans la bise le gonfanon de quĂȘte aux armes du CĆur dâAzur, ils firent forte impression. Ils passĂšrent devant les Crocs de Lembar avec quelque nostalgie, puis sans sâarrĂȘter, franchirent la Porte dâAirain, et prirent la route de lâest.
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1. Ah, un dĂ©tail tout de mĂȘme : Morgoth trouva un prĂ©texte quelconque pour frapper Ă la porte de Xyixiantâh. Celle-ci trouva un prĂ©texte quelconque pour lây faire entrer et le retenir la nuit durant.
2. Les lois du royaume de MisĂšne prĂ©voyaient lâĂ©cartĂšlement pour quiconque Ă©tait surpris en train de pratiquer la profession de nutritionniste. Et sâil mâest permis ici dâexprimer mon point de vue, les MisĂšnais avaient bien raison.
3. Il faut quatre maravĂ©dis de bronze pour faire une sapĂšque dâargent, douze sapĂšques pour faire un ducat dâor. Il existe aussi une monnaie dâĂ©lectrum dâun demi-ducat. Cinq ducats font un quint, grosse piĂšce de prestige peu utilisĂ©e en dehors des transferts de fonds. Six quints font une palette (improprement appelĂ© demi-lingot), quatre palettes font un lingot.
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