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Surfer sans entraves

2012-01-09 09:01:16

| 07.01.12 | 13h13 Mis jour le 09.01.12 | 11h26

Une r union de hackers Las Vegas.ASSOCIATED PRESS/Jae C. Hong

New York Envoy sp cial - Un caf la mode, dans un quartier fr quent par les

tudiants de Manhattan. En cette fin de matin e, la salle est bond e, mais pas

trop bruyante, car la moiti des clients lisent ou crivent sur leur ordinateur

portable. David Darts, responsable du d partement d'art de la New York

University, entre discr tement, avec la main une lunch box d' colier - une

petite bo te en fer noire, d cor e d'une t te de mort.

Discr tement, il va la poser sur une table, dans un coin. Aussit t, plusieurs

clients, qui cherchent le r seau WiFi du caf pour aller sur Internet, voient

appara tre sur leur cran une ic ne in dite : " Pirate Box, Share Freely !"

(partagez librement). Ils se connectent en un clic, mais au lieu d'arriver sur

un site Internet, ils se retrouvent face une t te de mort, accompagn e d'un

menu qui leur propose de participer une messagerie en direct, de t l charger

des textes et des musiques, ou de d poser leurs propres fichiers pour les

offrir aux autres clients connect s.

Sur la messagerie, la conversation part tr s vite dans tous les sens. David

Darts intervient pour expliquer le fonctionnement de la Pirate Box, mais les

clients du caf l'ont d j compris, intuitivement : la bo te pos e sur la table

cr e autour d'elle un minir seau sans fil autonome, permettant aux ordinateurs

du voisinage de s'interconnecter gratuitement, hors de tout contr le. En

quelques minutes, les fichiers commencent circuler. David Darts ignore

combien de personnes sont connect es : "C'est expr s, la Pirate Box ne comporte

aucun outil permettant de pister ou de recenser les utilisateurs. Si des gens

mal intentionn s - ou la police - entrent ici et s'emparent de ma bo te, ils ne

pourront jamais savoir qui s'en est servi."

Il a choisi de mettre en partage des oeuvres musicales base de sampling (

chantillonnage) consid r es par leurs auteurs comme tant "hors copyright".

Cela dit, si quelqu'un d pose un fichier prot g par copyright, il n'a aucune

objection : dans ce petit univers clos, chacun agit sa guise, sans peur d'

tre espionn ni puni. Au-del de son aspect ludique, la Pirate Box a t con ue

pour donner r fl chir : "La protection de notre vie priv e et de notre

anonymat est intimement li e la pr servation de nos libert s fondamentales.

Or, sur Internet, nous acceptons d' tre espionn s en permanence par Google ou

Facebook, et par des agences d'Etat. En change, nous recevons des services tr

s pratiques, mais, mon sens, c'est trop cher pay ."

Quand on ouvre la bo te, on d couvre un assemblage d'appareils banals co tant

une centaine d'euros : un "plug server" (module de gestion de p riph riques)

faisant office d'unit centrale, un routeur WiFi, une cl USB contenant le site

et les fichiers, plus une batterie. L'ensemble fonctionne gr ce au syst me

d'exploitation libre et gratuit Linux.

Au d part, fin 2010, David Darts s' tait lanc seul dans l'aventure : "J'avais

emprunt le logiciel libre Droopy, crit par un Fran ais, et j'avais commenc

l'adapter mes besoins." Mais tr s vite, il s'aper oit qu'il a besoin d'aide.

Il ouvre alors un site Internet et lance un appel vers la communaut du

logiciel libre, qui fonctionne sur le principe de l'entraide et du partage. En

quelques semaines, des experts lui envoient b n volement des solutions et des

suggestions, qui lui permettent d'achever son travail.

Pour v rifier l'attrait de sa Pirate Box sur diff rents publics, David Darts

fait des tests un peu partout : sur le campus, dans des bars, des soir es, des

parcs, dans le m tro, dans son immeuble... A ce jour, l'accueil a toujours t

positif. Il distribue aussi son logiciel gratuitement sur Internet, avec un

mode d'emploi qui permet aux bricoleurs de fabriquer leur propre box. Fid le

ses principes, il ne veut rien savoir sur eux, mais il devine qu'ils sont

nombreux : "Sur Amazon, le plug server tait brad 20 dollars (15 euros),

mais, d'un seul coup, la demande a explos , il est mont 60 dollars (46

euros). D'ailleurs, Amazon indique que ceux qui l'ont achet ont aussi achet

une bo te d cor e d'une t te de mort..."

En dix mois, son site a re u plus d'un million de visiteurs, dont quelques-uns

se sont associ s au projet. Une hackeuse allemande s'est aper ue que le plug

server tait en fait inutile, car les logiciels de la Pirate Box peuvent tre

install s directement sur certains routeurs, comme le Buffalo AirStation.

Parall lement, une communaut de geeks a entrepris de transformer un smartphone

en Pirate Box, tandis qu'une autre en fait autant avec un ordinateur portable.

Un troisi me groupe construit une Pirate Box plus puissante, en utilisant

uniquement des composants dont les plans sont en libre acc s (open source).

Un passionn fabrique des Pirate Boxes pour ceux qui n'y arrivent pas tout

seuls, et leur revend prix co tant. Renseignements pris, il s'appelle Joseph,

et se pr sente comme un gar on de 15 ans habitant en Virginie. Il ne sait pas

s'il va continuer longtemps, car cela ne lui rapporte rien, mais pour lui, pas

question d'en faire un business : "Le principal attrait du projet est d' tre

contre-courant, hors du syst me marchand." Joseph teste sa propre Pirate Box,

l' cole, en ville, chez des copains : "Les jeunes discutent comme sur Facebook,

sauf que a reste entre nous. On s' change des photos, des vid os, des

enregistrements de groupes locaux, des livres comme Harry Potter, et aussi de

la documentation sur des sites pirates."

A New York, David Darts re oit pr sent des messages l'incitant se lancer

dans la cr ation d'un r seau parall le, compos d'une s rie de Pirate Boxes

interconnect es : "Mon petit projet fait partie d'un vaste mouvement. Des tas

de gens r vent de cr er une version alternative de l'Internet actuel, dont ils

ne veulent plus, car il est devenu mercantile, centralis et surveill de

partout."

D'autres New-Yorkais, plus politis s, travaillent la r alisation de cette

utopie, avec des variantes. Les militants de l'Internet libertaire ont compris

que pour toucher le grand public, ils devaient fournir des appareils pr ts

l'emploi. La petite ONG Access Now, qui se consacre la d fense des "libert s

num riques", a entrepris de transformer un routeur Internet ordinaire en

machine anonymiser le trafic Internet. Son directeur technique, Gustaf Bj

rksten, install dans un immeuble v tuste du sud de Manhattan, a lui aussi

choisi le routeur Buffalo AirStation, sur lequel il s'efforce d'installer une

version modifi e du syst me TOR (The Onion Router).

Mis au point par une quipe de hackers am ricains et allemands, TOR est un r

seau de serveurs anonymes, qui cryptent les donn es Internet et les font

transiter par plusieurs relais pour brouiller les pistes. Access Now esp re

mettre en vente d s 2012 un outil simple et bon march pour ceux qui ont besoin

d'utiliser Internet discr tement - militants cologistes ou humanitaires,

dissidents politiques, syndicalistes...

A quelques kilom tres de l , au 17e tage d'un gratte-ciel, dans un quartier

d'affaires de New York, une autre quipe s'est lanc e dans une aventure plus

ambitieuse : la conception d'une Freedom Box, qui combinera dans un seul bo

tier une large gamme de fonctions permettant de prot ger la confidentialit des

communications sur Internet. Le projet est h berg par le Software Freedom Law

Center (SFLC), un cabinet juridique but non lucratif, qui fournit

gratuitement des services juridiques aux cr ateurs de logiciels libres. Le

patron du SFLC, Eben Moglen, militant de longue date de la d fense des libert s

individuelles, par ailleurs avocat et professeur de droit l'universit

Columbia, a compris qu'en mati re de protection des droits des citoyens sur

Internet, la loi est une arme insuffisante. Il a donc d cid de passer

l'action directe : "Nous allons produire un quipement qui permettra chaque

citoyen de prendre en main personnellement la protection de sa vie priv e sur

Internet, sans s'y conna tre vraiment en informatique."

Pour mettre au point ses logiciels, l' quipe de la Freedom Box a choisi le

Dream Plug de Globalscale, un mini-ordinateur fonctionnant sous Linux et co

tant 150 dollars (115 euros). La mont e en charge se fera par tapes, en commen

ant par une messagerie crypt e. Puis, si tout se passe comme pr vu, partir

de 2013, le possesseur d'une Freedom Box pourra consulter Internet et t l

charger des fichiers anonymement, contourner des firewalls d'entreprise, t l

phoner gratuitement en mode crypt , changer des sons et des images en direct

et en diff r , d poser des fichiers sensibles en lieu s r dans une autre

Freedom Box.

Ce r seau alternatif permettra aussi de publier des documents sur Internet tout

en restant anonyme : chacun poss dera ainsi son propre WikiLeaks. Enfin, la

communaut des Freedom Boxes pourra cr er un r seau social offrant les m mes

fonctions que Facebook, mais dont l'architecture sera horizontale et d

centralis e : les donn es personnelles de ses membres ne seront jamais stock es

en un seul lieu, et chacun en gardera le contr le.

Conform ment l'esprit de la communaut du logiciel libre, l' quipe travaille

en partie partir de programmes existants, et s'appuie sur une cinquantaine

d'experts, dont beaucoup de b n voles - parmi eux, Jacob Appelbaum, cofondateur

de TOR, par ailleurs proche de WikiLeaks.

Eben Moglen r ve d j de voir sa box se vendre sur Internet des millions

d'exemplaires, gr ce des accords commerciaux avec des fabricants et des

distributeurs. Cela dit, il sait que ses efforts n'auront jamais de fin : "Des

hackers et des services secrets vont attaquer notre r seau, et certains r

ussiront le compromettre. Nous devrons donc trouver chaque fois de

nouvelles parades. Il faudra aussi sans doute n gocier avec certains Etats,

accepter des compromis..." En bref, s'imposer comme un nouvel acteur sur le r

seau mondial.

Yves Eudes