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2009-12-22 08:38:12
Michel Serres, philosophe
Professeur l'universit de Standford, Acad micien, Michel Serres est l'un des
rares philosophes contemporains proposer une vision du monde qui associe les
sciences et la culture. Dans son dernier essai en date, Temps des crises ( d.
Le Pommier, 84 p., 10 euros), il retrace les bouleversements qui ont r cemment
transform notre condition humaine, et soutient que la plan te doit devenir un
acteur essentiel de la sc ne politique. Nous lui avons demand sa version du
sommet de Copenhague.
Douze jours de n gociations pour aboutir un accord a minima : la montagne a
accouch d'une souris. Pourquoi un bilan si d cevant ?
Copenhague est la g opolitique ce que les accords de Munich, en septembre
1938, ont t la politique : un compromis l che et dilatoire. Mais la
comparaison s'arr te l . Si le sommet sur le climat a t un chec, c'est
d'abord parce que mettre 192 personnes autour d'une table rel ve de la
grand-messe plus que de n gociations v ritables. Le probl me vient surtout de
ce que ces 192 personnes sont des hommes d'Etat, dont la mission premi re est
de d fendre les int r ts de leur gouvernement et de leur pays. La politique,
c'est son r le, examine les relations humaines, fussent-elles conflictuelles.
Or, l'enjeu de Copenhague n' tait pas les relations humaines, mais le r
chauffement de la plan te, la fonte des p les, la mont e des eaux, la
disparition des esp ces. Il s'agit d'un objet qui d passe l'horizon classique
du politique. Ce que montre avant tout le sommet de Copenhague, c'est que les
limites du politique, au sens traditionnel du mot, sont aujourd'hui atteintes
un point sans pr c dent dans l'histoire.
L' chec tait donc crit d'avance ?
Il tait en tout cas probable, et pour une raison simple : on a oubli
d'inviter Copenhague un partenaire essentiel, compos d'air, de feu, d'eau et
d' tres vivants. Cette absente, qui n'a encore jamais si g dans aucun
Parlement, je l'appelle la "Biog e", pour dire en un seul mot la vie et la
Terre. C'est un pays dont nous sommes tous issus. Qui va repr senter ce pays-l
? Quel sera son ambassadeur, quelle langue parlera-t-il ? Cela reste
inventer. Mais nos institutions ne peuvent plus d sormais se contenter de jeux
deux. Le jeu de demain doit se jouer trois : nous ne pourrons plus rien
faire sans tenir compte de la Biog e.
Jouer trois, que voulez-vous dire ?
Il y a un tableau de Goya, Duel coups de gourdin, qui l'explique tr s bien.
On y voit deux hommes se battre avec des b tons. De ce jeu deux, qui va
sortir gagnant ? Quand Hegel met aux prises le ma tre et l'esclave, il donne le
r sultat de leur lutte (l'esclave devenant le ma tre du ma tre), mais il oublie
de dire o se d roule la sc ne. Goya, qui est peintre, ne peut pas se permettre
cet oubli, et il situe cette bagarre... dans les sables mouvants. A mesure que
les deux hommes se tapent dessus, ils s'enfoncent ! Et voil pourquoi le jeu
trois, aujourd'hui, devient indispensable.
Les hommes politiques peuvent continuer de g rer leurs conflits de fa on strat
gique, guerri re ou diplomatique : tant qu'ils oublieront de repr senter la
Biog e, ils s'enfonceront dans les sables mouvants. A Copenhague, j'aurais
voulu que ce tableau soit au milieu de l'amphith tre !
"Si le climat tait une banque, on l'aurait d j sauv ", a ironis le pr sident
du Venezuela, Hugo Chavez, durant le sommet. Que vous inspire cette remarque ?
Ce que souligne Chavez, c'est la supr matie qu'a prise l' conomie dans la
gestion de notre monde. Depuis cent cinquante ans, il est entendu, aussi bien
par la gauche extr me marxiste que par la droite la plus pure, que l' conomie
est l'infrastructure essentielle des soci t s. D s lors, il suffit qu'arrive un
gros nuage dans ce domaine pour que tous les politiques se mobilisent. Mais je
soutiens depuis longtemps que l' conomie n'est qu'un param tre parmi d'autres.
Et que la crise financi re qui bouleverse aujourd'hui le casino de la banque
n'est que le r v lateur de ruptures autrement plus profondes, pour lesquelles
les termes de "relance" ou de "r forme" sont hors de propos.
Ces ruptures que vous d crivez dans "Temps des crises", quelles sont-elles ?
La premi re, la plus profonde sans doute, c'est la disparition de la majorit
paysanne. Au d but du XXe si cle, il y a en Occident 60 65 % de paysans ; en
l'an 2000, il en reste 1,8 %. Cette chute brusque des populations rurales, qui
va gagner rapidement les autres parties du monde, marque la fin d'une p riode
qui a commenc ... avec le n olithique.
Or, la nouveaut d'un v nement est toujours proportionnelle la longueur de
l' re pr c dente. C'est donc un bouleversement consid rable qui vient de se
produire, dont les cons quences commencent seulement se faire sentir. La b te
rurale n'est pas la m me que la b te urbaine, ce n'est pas le m me " tre au
monde"... Et notre poque conna t bien d'autres ruptures. Dans des domaines
aussi vari s et importants que l'habitat, l'esp rance de vie, la d mographie,
les communications, tout est v ritablement en train de se transformer. Mais il
y a une chose qui n'a pas chang , ce sont nos institutions. Et vous voudriez
que cela n'explose pas ? Avec des instances gouvernementales pr vues pour un
milliard d'habitants quand nous sommes six milliards et demi ; pour des paysans
quand nous sommes tous dans la ville ; pour des gens qui mouraient 30 ans
quand nous devenons centenaires ?
Comment faudrait-il modifier ces institutions pour tenir compte de "l'invit e
manquante" de Copenhague ?
Je disais tout l'heure que le sommet sur le climat a montr les limites du
politique, mais il faudrait aussi parler du scientifique. Jamais ces 192
personnes ne se seraient r unies s'il n'y avait eu derri re elles les travaux
du Groupe d'experts intergouvernemental sur l' volution du climat (GIEC),
c'est- -dire les savants. Deux groupes de personnes sont donc en jeu : un
groupe d'experts qui savent mais qui ne sont pas lus, et un groupe d' lus qui
ne savent pas. Pour avancer, il faudra inventer une reconfiguration de ces deux
profils. Celui du politique comme celui du scientifique, dont l'implication
dans la vie de la cit est aujourd'hui absolument n cessaire.
Propos recueillis par Catherine Vincent