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2013-10-04
â Georges Farreck ? ArrĂȘte Nellio, tu dĂ©connes !
La chambre est Ă©troite, minuscule. Lâentassement de cĂąbles et de matĂ©riel Ă©lectronique donnerait Ă nâimporte quel tĂ©lĂ©-passif un Ă©crasant sentiment de claustrophobie. Mais pour les geeks comme Max et moi, la piĂšce est au contraire chaleureuse, rassurante. Seule source de lumiĂšre, la fenĂȘtre polarisĂ©e donne lâimpression dâune porte vers lâimmeuble dâen face. Je nâaurais quâĂ tendre le bras pour le toucher, quâĂ prendre mon Ă©lan pour passer dâun balcon Ă lâautre. Effet dâoptique trompeur qui mâenverrait rĂ©asphalter la ruelle quatre-vingt-trois Ă©tages plus bas, comme le font rĂ©guliĂšrement des adolescents qui dĂ©couvrent, un peu trop tard, la diffĂ©rence entre les lois de Newton et la physique hollywoodienne.
â Tâes certain dâavoir coupĂ© toutes les sources de streaming ? Je te lâavoue franchement, jâai peur ! Je pense que je suis embarquĂ© dans une histoire qui me dĂ©passe.
â Nellio, depuis combien de temps se connaĂźt-on ? Tout est blindĂ© ! Jâai tapissĂ© la chambre dâun maillage Faraday. Si je coupe le routeur principal, plus rien ne passe. Je te rappelle que jâadministre un nĆud Tor2 et que jâai tout intĂ©rĂȘt Ă faire profil bas.
Il a raison. Trois mois dĂ©jĂ depuis que jâai Ă©tĂ© embauchĂ© par une sociĂ©tĂ© Ă©cran appartenant Ă Georges Farreck et jâen deviens paranoĂŻaque. En rĂ©alitĂ©, je ne travaille quâavec Eva. Sur lâorganigramme officiel, elle est ma directrice marketing. Amusant. Je suis tenu au secret le plus strict. Mais Max, ce nâest pas pareil. Si je ne peux plus lui faire confiance, alors autant arrĂȘter tout de suite ce cirque et se jeter du balcon. Max, câest mon mentor, mon frĂšre virtuel. Sauf pour la coupe de cheveux. La crĂȘte dâIroquois, mĂȘme courte, câest dĂ©passĂ© depuis prĂšs dâun siĂšcle.
â Jâai peur Max ! Je ne comprends pas la raison de ce secret. Ce que nous faisons est extraordinaire dâun point de vue technologique. Ă partir dâatomes, nous pourrions un jour ĂȘtre en mesure de recrĂ©er nâimporte quel objet, y compris de la nourriture ! Le recyclage ultime ! Pourquoi se cacher ?
â Quelle naĂŻvetĂ©, Nellio ! Te rends-tu compte des intĂ©rĂȘts en jeu pour les producteurs actuels ?
â Et bien les usines de la zone industrielle sont dĂ©jĂ entiĂšrement automatisĂ©es, non ? AprĂšs tout, ce nâest quâune Ă©tape supplĂ©mentaire, une optimisation.
â Chaque optimisation de lâhumanitĂ© revient Ă rendre inutile un travail jusquâalors exercĂ© par un humain. Cela crĂ©e une friction de la part de tous ceux qui vont voir leur vie bouleversĂ©e par ce changement. Et cela mĂȘme si cette transformation est Ă©minemment positive ! Le changement est perçu comme une agression. La souffrance continue est bien plus tolĂ©rable que la guĂ©rison car cette derniĂšre implique dâaffronter la nouveautĂ©, la crainte dâune rechute. Ces sentiments sont habituellement inhibĂ©s par la douleur. DĂ©livre lâhomme de la douleur et il dĂ©couvre la pensĂ©e. Une pensĂ©e que bien peu sont prĂȘts Ă affronter. Souviens-toi de la difficultĂ© de la rĂ©forme des armĂ©es ! Les pays fusionnent ? La terre devient une seule et unique fĂ©dĂ©ration ? La guerre disparaĂźt totalement, une Pax Universalis sâinstaure. Et qui sâen dĂ©sole ? Les militaires, qui nâauront plus le loisir de jouer Ă sâentre-tuer. Les vĂ©tĂ©rans qui ne veulent pas accepter lâabsurditĂ© de leur souffrance et qui, malgrĂ© ce quâils ont endurĂ©, prĂ©fĂšrent plonger lâhumanitĂ© dans le carnage plutĂŽt que de reconnaĂźtre le vain sacrifice qui fut le leur. Et encore, je ne parle pas de ceux qui ont construit leur pouvoir sur la situation actuelle !
â Mais dans le cas prĂ©sent, quels sont les intĂ©rĂȘts Ă lâĆuvre ?
â Les usines, dont nous savons si peu de choses. Sans compter le conglomĂ©rat de lâintertube ! Une infrastructure mondiale mise en place depuis des dĂ©cennies et qui deviendrait obsolĂšte avant mĂȘme son inauguration ? Ce serait une insulte jetĂ©e Ă la figure de tous ces pseudos visionnaires, ces riches dĂ©cideurs.
â Ăa existe encore ce projet dâintertube ? Il a pris tellement de retard, je pensais quâil ne sâagissait que dâarguties entre politiciens. Je ne pense pas le voir un jour rĂ©ellement mis en Ćuvre !
â DĂ©trompe-toi ! Jâai assistĂ© Ă une dĂ©monstration grĂące Ă un contact dans le conseil municipal. La zone industrielle est dĂ©jĂ entiĂšrement Ă©quipĂ©e pour lâenvoi. Les tuyaux rĂ©cepteurs ne sont actifs que dans quelques mĂ©gapoles pilotes mais câest assez impressionnant. Tu commandes ton produit sur le net, il est automatiquement extrait du dĂ©pĂŽt le plus proche et est routĂ© Ă travers les tubes souterrains jusquâĂ ton immeuble. Les nouvelles constructions seront dâaillleurs Ă©quipĂ©es de rĂ©cepteurs dans chaque appartement.
â Câest rapide ?
â La majeure partie du tubage se fait sous vide avec propulsion magnĂ©tique. Dans la plupart des cas, tu es livrĂ© en moins dâune heure. Ce qui ne plait guĂšre au lobby des auto-transporteurs. Ils ont fini par capituler mais on leur doit quand mĂȘme une bonne dizaine dâannĂ©es de retard. Bref, le paroxysme de lâefficacitĂ© selon le capitalisme moderne.
La mise en place de lâintertube fait partie de ces sujets rĂ©currents qui occupent tellement les discussions quâils en deviennent abstraits, une ArlĂ©sienne politique qui engouffre les budgets, qui suscite de nombreuses discussions financiĂšres dâoĂč les ingĂ©nieurs ont Ă©tĂ© subtilement exclus. Mais Max vient de raviver mon intĂ©rĂȘt. Le fait quâun projet confisquĂ© par les politiques puisse devenir une rĂ©alitĂ© me semble particuliĂšrement incongru.
â Cela a lâair gĂ©nial !
â ⊠me dit le mec qui bosse sur lâimpression atomique. Est-ce que tu te rends compte du gouffre qui te sĂ©pare des politiciens et autres financiers ? Tu es en train de construire une fusĂ©e interstellaire Ă lâheure oĂč nos Ă©lus se targuent de faire voler un cerf-volant ! Tu construis la Sagrada Familia Ă cĂŽtĂ© de huttes en torchis qui font la fiertĂ© de brutes Ă peine sorties de la prĂ©histoire.
â Ă vrai dire, je me fous un peu de toutes ces considĂ©rations Max. Ce qui me fait peur câest ce qui est arrivĂ© aux autres.
â Quels autres ?
â Tu penses bien quâEva nâavait pas tout crĂ©Ă© toute seule. Des dizaines de gĂ©nies ont dĂ©veloppĂ© des outils, des modĂšles. Jâai rĂ©cupĂ©rĂ© un algo qui me permet de faire le mapping dâune structure atomique avec un scanner multi-modal et de le compresser efficacement en quelques gigaoctets.
Jâattrape un relief de repas qui traĂźne dans un emballage en polystyrĂšne. Une mouche, dĂ©rangĂ©e en plein festin, sâenvole dâexaspĂ©ration.
â Je te fais tenir dix hamburgers dans une simple carte mĂ©moire. Mais je nây suis pour rien. Je nâai eu quâĂ connecter les diffĂ©rentes piĂšces du puzzle.
â Câest extraordinaire !
â Sauf que chaque contributeur est dĂ©cĂ©dĂ© de mort violente. Jâai pu retracer les noms et lâhistorique. Une fois leur contribution achevĂ©e, leur taxi fait une embardĂ©e, un gang de dĂ©linquants les agresse, un drone sâĂ©crase par accident sur leur chemin ou un court-circuit dansâŠ
Max mâinterrompt dâun geste de la main.
â Une seconde, tu veux dire que Georges Farreck seraitâŠ
â Georges Farreck ? Non ! Quel serait son intĂ©rĂȘt ? Il est riche, puissant et il prend des risques. Câest lui le principal commanditaire. Mais il y a Eva. Elle est une des premiĂšres participantes du projet. Elle est toujours indemne.
â Quoi ? Mais bon sang Nellio, tu es bleu de cette nana ! Ne me dis pas que tu es en train de me faire une crise de parano parce quâelle a repoussĂ© tes avances !
â Elle ne mâattire plus. Peut-ĂȘtre les pubs nâont-elles quâun effet temporaire ? Elle me fait peur.
Max rĂ©flĂ©chit. Il prend son ordinateur, un vieux combinĂ© Ă©cran-clavier bardĂ© dâautocollants qui, malgrĂ© son Ăąge, garde la cote dans les communautĂ©s underground. Il tapote quelque chose.
â Nellio, je pense que ce que tu fais est vraiment important. Un jour, tu risques dâavoir fichtrement besoin dâaide. Genre un vrai coup de pouce pour te sauver les miches. Si tu te trouves dans une merde noire, incapable de surnager plus longtemps, esseulĂ©, trouve-toi une connexion Tor2 sĂ©curisĂ©e et connecte-toi sur IRC ! Tiens, voilĂ lâadresse du chan !
Il me tend un bout de papier oĂč est griffonnĂ©e, au crayon, la phrase « ClĂ© Wifi maman » suivi dâune longue sĂ©rie hexadĂ©cimale.
â La clĂ© hexa est lâadresse du chan, en rot13. Il y a cet op, FatNerdz. Tu le contactes en privĂ© et il pourra tâaider.
â Tu le connais ? En quoi puis-je lui faire confiance ?
â Personne ne lâa jamais vu. Il doit probablement vivre complĂštement reclus dans une cabane ou un bunker en HelvĂ©tie fasciste. Mais je peux te garantir que, sans lui, je serais probablement en train de me dĂ©battre sous les traitements Ă©lectriques anti-terroristes. Dâailleurs, je vais te le prouver ! Fais attention Ă ce que tu dis, je rebranche le routeur.
Il appuie sur un interrupteur. Les ampoules du plafond sâallument, les lumiĂšres commencent Ă clignoter sur les Ă©quipements connectĂ©s. Une publicitĂ© apparaĂźt dans mon champ de vision, le rĂ©seau est revenu. Max pianote sur son portable. Les lignes dĂ©filent.
â Salut FatNerdz, tâes dispo ?
â Salut mec, âsup ?
â Je cherche des infos sur le profil psychologique dâune nana. Je sais pas si je peux lui faire confiance. Officiellement enregistrĂ©e sous le nom de EvaâŠ
Max se tourne vers moi : « Câest quoi son nom de famille ? » Je le lui dis, Max lâencode. LâĂ©cran semble sâarrĂȘter. Pas de rĂ©ponse.
â FatNerdz: ping
â Sorry mec, jâĂ©tais occupĂ©. Bien reçu ta requĂȘte, je te transmets son profil dĂšs que je lâai.
Refermant son antique laptop, Max se tourne vers moi.
â Et voilĂ . Bon, câest mieux quâon en reste lĂ . Je tâappelle dĂšs que jâai la rĂ©ponse.
Alors que lâascenseur me projette vers le sol Ă la vitesse dâune balle de fusil, je tente de mettre de lâordre dans mes sentiments. Jâai menti Ă Max. Eva ne me laisse pas indiffĂ©rent. Jâessaie, tant bien que mal, de faire la part des choses. La phrase de Georges rĂ©sonne dans mes oreilles : « Regarde avec tes yeux, ton intelligence; pas avec tes souvenirs ni tes sentiments. » Ă lâextĂ©rieur, la ruelle est sombre, encombrĂ©e de taxis, de tĂ©lĂ©-passifs et de vendeurs Ă la sauvette. Sale quartier. Un bruit sourd, violent. Mon estomac se retourne, mes tympans sifflent, des hurlements. Je suis au sol, abasourdi, le nez dans un flaque aux relents infĂąmes. Mon cerveau bourdonne, des pieds mâĂ©crasent, des corps sâenfuient. Une explosion ! Il y en a souvent dans ce quartier. Ăquipement vieillot, peu entretenu. Grands risques de courts-circuits. Des dĂ©bris Ă©pars tombent, des vendeurs sâabritent. Court-circuits dans⊠Non ! Je lĂšve les yeux. LĂ -haut, une fumĂ©e Ă©paisse sâĂ©lĂšve dâune fenĂȘtre du quatre-vingt-troisiĂšme Ă©tage. Max !
Photo par Kyp. Relecture par Pit, Florian Judith, galex-713 et François Martin.
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