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Publié le 11 septembre 2022 et modifié le 7 avril 2023
Devant l'immense diversité des langues du monde, le francophone ne se doute peut-être pas que le catalan, langue avec laquelle le français partage pourtant de nombreux traits linguistiques, est rempli de curiosités capables de l'émerveiller. Il est vrai que les deux langues se ressemblent beaucoup. Non seulement sont-elles toutes deux issues de la même mère, le latin, mais leur évolution a pris un cours semblable : bon nombre des changements linguistiques qui ont modelé l'une ont aussi modelé l'autre.
C'est d'ailleurs avant tout en raison d'intérêts d'ordre politique que j'ai moi-même commencé à apprendre le catalan : la Catalogne vit en effet une période fort intéressante sur ce plan. Son histoire ne manque pas d'intérêt non plus. Et bien que j'étudie la linguistique, c'était moins en sa qualité de langue que comme porte d'entrée vers sa culture que le catalan m'attirait. Cependant, dès le premier jour de mon apprentissage, et régulièrement par la suite, j'ai découvert une foule de faits sur la langue, anecdotiques ou fondamentaux, qui n'ont pas cessé de m'enchanter. Cette langue ne présente peut-être pas l'exotisme des médiatifs de l'aymara, des tons du cantonais ou des racines trilitères de l'hébreu, mais ce n'est pas pour autant que le francophone n'a rien à y trouver d'intéressant. Au contraire, la proximité du catalan et du français permet justement d'explorer plus facilement et plus profondément des caractéristiques qui auraient demandé de longues explications eussent-elles été présentes dans une langue aux structures plus dépaysantes et au vocabulaire moins familier. Le regard sur une langue sœur permet en outre la comparaison et peut ainsi servir à exposer des pans peu connus de l'histoire de notre propre langue.
Je veux présenter quatre aspects du catalan qui risquent d'intéresser le francophone : l'auxiliaire « anar » du passé périphrastique, le forclusif de négation « pas », l'influence de l'accent tonique dans la phonologie catalane et une manière unique de dire l'heure.
À l'image de la plupart des autres langues, le catalan n'est pas homogène et fédère un ensemble de variétés parlées notamment à Andorre, à Valence[1], aux Îles Baléars, en Catalogne et à L'Alguer. Si elles partagent toutes les mêmes traits fondamentaux qui témoignent de l'appartenance à une même langue, elles divergent en certains points. Mais, je n'en dirai pas plus, car la dialectologie catalane est un thème trop vaste pour cet article. Je me contenterai d'avertir le lecteur que c'est à la variété centrale, parlée en Catalogne[2], que la plupart de traits que j'exposerai ici s'appliqueront.
Article de Wikipédia sur la dialectologie catalane
Avant de poursuivre, je tiens à insister sur le fait que le catalan n'est pas ma langue maternelle. Je me suis appuyé sur des ouvrages de référence et sur des œuvres de la litérature catalans, mais il n'est pas impossible que des erreurs se soient malencontreusement glissées dans ce texte. Si ce devait être le cas, je prie le lecteur de me le faire savoir.
En français et dans plusieurs autres langues, l'auxiliaire du verbe correspondant à « aller » marque le futur. Nous avons ainsi « Je vais manger », « Voy a comer » (espagnol), « I am going to eat » (anglais), etc. En catalan, c'est toutefois le passé que l'auxiliaire « anar » exprime : « Vaig menjar » ne signifie pas « Je vais manger », mais bien « J'ai mangé. »
Le passé périphrastique relate une action passée, réalisée au sein d'un cadre temporel envisagé comme un tout. En ce sens, il s'oppose à l'imparfait (imperfet), qui a la même valeur que son équivalent français. Là où l'imparfait installe le contexte (« quan l'Alba ja _deixava_ el cistellet… »), le passé périphrastique le meuble par les actions qui s'y produisent (« …el cel i la terra _van començar_ a vibrar »).
Le passé périphrastique s'oppose également au passat d'indicatiu, plus ou moins analogue au passé composé français. Ces deux temps verbaux s'utilisent pour présenter comme un tout insécable une action passée. La différence qui les distingue réside dans la distance temporelle entre cette action et son énonciation. Si l'action et l'énonciation font partie d'une même période temporelle du point de vu du discours, il faut employer le passat d'indicatiu ; sinon, c'est du passé périphrastique qu'il faut se servir. Notons au passage qu'on utilise toujours le passat d'indicatiu lorsque que l'énonciation à lieu le même jour que l'action qu'elle relate.
Le fait que le catalan utilise ainsi l'auxiliaire « aller » (« anar ») ne manque pas d'étonner ; puisqu'il désigne étymologiquement un mouvement vers quelque chose, on l'imagine plus facilement récupéré comme marqueur du futur que comme marqueur de passé. Cette particularité catalane n'est pourtant pas complètement étrangère à l'usage français. On rencontre en effet souvent, dans les narrations d'historiens notamment, des verbes conjugués au présent et au futur qui expriment indubitablement le passé.
Voici la transcription d'un extrait de l'épisode d'Aujourd'hui l'Histoire du 3 mars 2020, Félix Leclerc, le militant :
Mais vers la fin des années 60, il va rencontrer sa nouvelle épouse, Gaëtane Morin, il va beaucoup fréquenter les cercles péquistes et on sent qu'il se remet à l'écriture de chansons.
Dans cet extrait, la forme aller + infinitif exprime le passé. À la place, on aurait très bien pu dire : « il a rencontré sa nouvelle épouse », « il a beaucoup fréquenté les cercles péquistes », etc. Cet usage du futur simple pour exprimer le passé s'appelle futur historique.
Remarquons finalement que le futur historique est un effet de style que se distingue de la manière standard d'exprimer le passé parfait en français, le passé composé. En catalan, il n'est pas question de style, car le passé périphrastique est la manière standard d'exprimer le passé parfait.
Le processus qui a mené au futur historique en français est peut-être complètement étrangé à celui qui a mené au passé périphrastique catalan. Je veux simplement montrer que la voie catalane n'est pas complètement étrangère à l'usage français. Peut-être augmenterai-je un jour cet article de précisions diachroniques.
L'accent tonique joue un rôle bien plus important en catalan qu'en français. D'abord, il est pertinent sur le plan phonologique, c'est-à -dire qu'il peu servir à distinguer deux mots autrement identiques[3].
Note : dans les transcriptions suivantes, le point (.) sépare les syllabes ; l'apostrophe (') précède la syllabe accentuée et remplace, s'il y a lieu, le point. Lorsque la prononciation est donnée entre des barre-obliques (//), il s'agit d'une transcription phonémique, c'est-à -dire qu'elle représente les sons tels que les locuteurs pensent intuitivement les prononcer ; lorsqu'elle est donnée entre crochets ([]), il s'agit d'une transcription phonétique, c'est-à -dire qu'elle représente les sons tels qu'ils sont prononcés[4].
De plus, la distinction entre /o/, /ɔ/ et /u/ s'efface en syllabe non accentuée : dans ce contexte, tous se prononcent [u].
Voici d'autres exemples, tirés de (IEC, 2018).
Un phénomène analogue se produit avec /a/, /e/ et /ɛ/, qui se centralisent tous en [ə] en syllabes non-accentuées.
Voici d'autres exemples, tirés également de (IEC, 2018).
Utiliser deux mots plutôt qu'un pour marquer la négation est un trait caractéristique du français : nous disons « Je _ne_ veux _pas_ ». J'ai été très surpris d'apprendre que catalan lui aussi possède cette double marque de la négation. Seulement, à la différence du français, le « pas » y est facultatif. Les phrases « No vull » et « No vull pas » sont toutes deux grammaticales.
Ces deux phrases n'ont cependant pas exactement le même sens. La première est équivalente à la phrase en français ; la seconde met davantage l'accent sur le fait de ne pas vouloir. Elle est plus près de « Je ne veux pas du tout. »
Le français réservait il y a fort longtemps un usage bien différent au forclusif « pas ». Cette particule servait à renforcer la négation et était à l'origine beaucoup plus chargée sémantiquement. Dire « Je ne marche pas. » signifiait alors « Je ne marche pas même un pas. » et dire « Je n'écris point. » signifiait « Je n'écris pas même un point. » L'inventaire de forclusifs était alors beaucoup plus riche, et l'on disait volontiers « Je ne bois goutte. » et « Je ne mange mie. »
Avec le temps, « pas » et « point » se sont généralisés et les autres forclusifs sont tombés en désuétude. Leurs sens se sont aussi progressivement effacés, jusqu'à ce qu'ils deviennent interchangeables et qu'ils ne gardent plus rien du pas qu'on marche et du point qu'on écrit.
À cette époque ces forclusifs avaient à peu près le même usage que celui qui prévaut en catalan. On ne les employait que pour renforcer un affirmation et on les laissait de côté le reste du temps.
En quête d'expressivité plus grande, les francophones se mirent à employer ces forclusifs de plus en plus souvent, en particulier « pas ». Mais leur sens ternissait de plus en plus à mesure que leur utilisation s'intensifiait, la force d'une expression venant beaucoup de la parcimonie avec laquelle on l'emploie ; c'est un principe d'économie. Avec le temps, « pas » en est venu à être si fréquent qu'il est devenu obligatoire. On appelle grammaticalisation ce processus par lequel un simple mot de vocabulaire entre dans la grammaire.
Et maintenant, c'est le marqueur de négation originel « ne » qui est devenu facultatif et qui est en voie de disparition, car on entend plus souvent « Je veux pas » que « Je ne veux pas ».
Les Catalans ont su rester parcimonieux, et dans leur langue « pas » conserve encore toute sa force[5]. Il est vrai que le catalan septentrional (aussi appelé roussillonnais), parlé en Catalogne-Nord, a tout comme le français supprimé la particule de négation originelle correspondant à « ne » et que « pas » y est obligatoire.
Plusieurs façons de dire l'heure cohabitent dans les pays catalans, mais la plus traditionnelle est appelée « sistema de campanar ». Elle doit son nom aux clochers des églises dont les tintements, à tous les quarts d'heure, servent de repère.
Contrairement au français, l'expression des heures requiert l'article défini. Le mot « hora » (« heure ») n'est pas prononcé, mais étant sous-entendu, l'article est féminin. De plus, l'article est singulier lorsque l'heure en question est 1h et pluriel dans les autres cas.
Le sistema de campanar admet deux subdivisions de l'heure. D'abord le quart d'heure. Il s'additionne aux heures, mais le fait d'une manière assez singulière. Mieux vaut d'abord présenter quelques exemples.
Nous voyons que l'heure exprimée est systématiquement décalée d'une heure par rapport à ce qu'aurait donné une simple addition des heures et des quarts d'heure. C'est que pour savoir ce que signifie « Un quart de vuit », il ne faut pas additionner 1 quart d'heure à 8h, mais 1 quart d'heure à la huitième heure, qui est 7h. En effet, à minuit commence la première heure, à une heure la deuxième, à deux heures la troisième, etc. Ainsi, la calcul qu'il faut faire est le suivant.
Afin d'être plus précis, le système permet l'addition et la soustraction de minutes.
La deuxième subdivision de l'heure est le mig quart (demi quart d'heure), équivalent à sept minutes et demie.
Le site internet Softcatala, qui propose une foule d'outils en lien avec le catalan, rend disponible en ligne un programme permettant de convertir l'heure sous la forme HH:MM en mots, et ce pour trois systèmes différents, dont le sistema de camapanar.
Voici donc quatre faits du catalan que je trouve très intéressants et qui contribuent à en faire une langue unique. Il y en a bien entendu beaucoup d'autres, et je n'exclue pas d'augmenter au jour cet article d'autres curiosités.
[1] Certains affirment que la variété de catalan parlée à Valence est une langue distincte, le valencien. Je crois cependant que cette distinction n'est pas justifiée sur le plan linguistique.
[2] Il y a d'autres variétés parlées en Catalogne, la nord-occidental, par exemple.
[3] Je ne parle pas ici de l'accent graphique qui sert à distinguer à l'écrit deux homophones (« es », le pronom réflexif « se » et « és », « il est », par exemple). Je parle de l'accent tel qu'il est prononcé.
[4] La différence entre les représentations phonétiques et phonémiques s'illustre bien par l'exemple suivant. La plupart des locuteurs du français québécois, bien qu'ils remarquent à peu près tous une différence par rapport aux autres variétés de français, n'ont pas conscience de prononcer spécifiquement [pətsi] plutôt que [pəti] le mot « petit ». Il s'agit d'une différence phonétique, mais pas phonémique. La transcription phonétique de ces deux prononciations est la même, /pəti/.
[5] J'ai entendu à deux reprises, dans une vidéo d'Easy Catalan, une même personne dire « gota » (goute) : la première fois seule, avec le sens de « pas du tout », et la deuxième fois au sein d'une phrase, pour renforcer la négation (« Que no hom som gota. »). Je ne sais pas si le phénomène est courant ; c'est la première (et seule) fois que j'ai remarqué un tel usage. En tout cas, ça témoigne de la conservation d'un élément que le français a délaissé. Belle richesse.
— Selve