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Les aventures de Morgoth 5 Par Asp Explorer
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— Voilà , c’est à toi maintenant, n’aie pas peur ! Tu es la plus légère, si nous avons traversé, alors tu peux le faire.
— Mais je n’ai pas peur, répondit Xyixiant’h, agacée.
Et elle s’engagea d’un pas ferme sur ce qu’il faut bien appeler un pont, car il servait à enjamber un précipice. Un pont des plus sommaires, certes. On avait attaché une corde à un pilier de la grande salle, puis lancé le grappin de l’autre côté, de façon à l’enrouler autour d’une des deux statues hiératiques posées depuis des siècles sur la corniche, de l’autre côté. Après avoir vérifié la qualité de sa prise, Vertu avait progressé, suspendue, jusqu’à prendre pied sur la corniche. Là , elle avait soigneusement enroulé la corde autour du piédestal de la statue, puis une deuxième, qu’elle avait autour de sa taille, autour de son cou puissant, l’autre extrémité étant fixée sur la même colonne, mais plus en hauteur. Peu rassurés, les Compagnons du Gonfanon avaient alors emprunté la malcommode passerelle, évitant de trop regarder le minuscule point rougeoyant qui mourait en contrebas, la torche qu’ils avaient lancé plus tôt pour s’enquérir de la profondeur.
La légende dit qu’en des temps si reculés que même les elfes en avaient perdu le souvenir, quelques membres du Beau Peuple pourchassés par les agents du Malin avaient trouvé refuge dans les boyaux courant sous la colline de Grob, sur laquelle la cité de Sandunalsalennar n’avait pas encore été bâtie. Lorsque les démons les y avaient débusqués, désespérés, ils avaient imploré Molkenaï, une divinité tellurique, de leur venir en aide. Et le dieu avait répondu à leurs suppliques, et ouvert devant les pas des démons un gouffre béant dans lequel ils furent engloutis, un gouffre qu’on disait ne finir qu’aux tréfonds des enfers.
En l’occurrence, l’enfer devait donc se trouver soixante-et-quelques mètres plus bas, mais c’est le symbole qui compte, et non la topographie exacte des lieux.
Pour commémorer ce miracle et honorer Molkenaï, la petite communauté d’elfes qui allait donner naissance au peuple de Sandunalsalennar prit pour habitude de se réunir autour du gouffre, puis d’en faire un vaste temple à la gloire du sauveur souterrain.
Vaste était bien le mot. Après avoir pénétré dans le vestibule, nos compagnons avaient traversé un labyrinthe de pièces bien mal en point que Sarlander appela “ complexe votif ”, toutes ornées de bas-reliefs dont on pouvait sincèrement douter qu’ils aient été réellement exécutés par des elfes tant leurs motifs semblaient sombres et emplis d’une violence retenue. Ils avaient ensuite débouché dans la Grande Salle aux parois courbes et au sol irrégulier, avec ses colonnes disposées sans ordre et figurant des troncs d’arbres. Ils crurent un instant marcher parmi une forêt pétrifiée et engloutie tant l’illusion était parfaite, il y avait même, dans les ramures sculptées, des nichées de grandes chauves-souris rousses, sombres reflets des volatiles de l’extérieur. La Grande Salle s’arrêtait net au bord du précipice. Comme ils avaient soigneusement exploré toute la partie en amont sans y trouver rien qui vaille la peine d’être rapporté ici, ils comprenaient que la nécropole des prêtres, qui donnait sur la sortie, devait se trouver de l’autre côté. Un pont de pierre avait bien dû enjamber le trou sans fond, mais il n’en restait que des rogatons soigneusement conchiés par des générations de chiroptères. Au moins indiquaient-ils où se déroulerait la suite de l’aventure.
Je parle, je parle, et voici que Morgoth le sorcier, dernier à passer, arrive à son tour sur la corniche. Il y avait deux statues, comme je l’ai signalé, de guerriers aux traits peu elfiques si l’on excepte les oreilles pointues et la forme des casques. Ils encadraient une double porte de pierre sous un arc boutant, haute comme deux hommes. La porte était fort peu originale, puisqu’elle portait deux colonnes de texte, formant énigme.
— Quelle surprise ! Sarlander, tu peux me dire ce qu’il y a écrit ?
— Euh… non, désolé, c’est du… euh… très vieux. Ces caractères sont d’une ancienne langue liturgique, et n’ont que peu de rapport avec la langue elfe moderne. Quoi ? Ne me regarde pas comme ça, je suis guerrier, pas linguiste !
— Bon, quelqu’un lit le “ très vieux ” ?
— Permettez, dame qui nous mène,
Qu’ici votre barde intervienne
L’empire des mots est son domaine
Jamais il n’y est à la peine !
Feu Clibanios se pencha alors sur les inscriptions, et sans peine en effet, traduisit le texte.
— Dans le lointain Naïl, je suis pour certains le rêve le plus fou, le prix de la vie.
Mais en ces terres grasses, je me vends vil prix, même un gueux peut m’avoir.
Ailleurs, des hommes ont tué pour me prendre, ma peau douce invite pourtant à partager !
Ma chair est fraîche, voyageur fatigué, arrête-toi un instant que je te comble.
— Oh, joie, la belle énigme comme on les aime, commenta Vertu. Creusons-nous la cervelle quelques heures, puisqu’on n’a que ça à foutre.
— Bien, commença Morgoth en se frottant les mains, voyons un peu de quoi il retourne. Je crois qu’il ne s’agit évidemment pas d’une quelconque courtisane, ce serait trop évident. Qu’est-ce qui est donc si prisé dans les terres du Naïl et commun par ici ? L’eau sans doute, car le Naïl est désertique. Toutefois, l’eau n’a pas de peau, et encore moins de chair. On parle d’une peau douce qui invite au partage, c’est sans doute un indice important…
— Laisse tomber l’ami, intervint Sarlander, car j’ai la solution. Sache en effet que les elfes n’ont jamais eu grande imagination dans leurs énigmes, et qu’il n’y a au bas mot qu’une demi-douzaine de solutions communes. Celui qui a enchanté cette porte a utilisé l’un de ces mots de passe.
— Lequel est-ce ?
— Melon.
À ce mot, un cliquetis se fit entendre dans le chambranle, et les panneaux de la porte, très lentement, se retirèrent dans les parois.
— Ah, voici une aventure qui commence sous les meilleurs auspices !
— Bommm…
Un coup bref, accompagné d’un léger tremblement, résonna dans la caverne, en présage à quelque sinistre terrible rencontre. La compagnie se tut, attentive.
— Oulà , c’était quoi ce…
— Bommm…
Un second coup avait résonné dans le souterrain, identique au premier.
— La reine des elfes n’avait-elle pas parlé de trois portes et de trois gardiens ? Qui gardait celle que nous venons d’ouvrir ?
— Bommm…
— On dirait plutôt que l’ouverture de la porte a mis en route quelque machine, dans les tréfonds, renchérit Monastorio, qui cherchait visiblement à se rassurer.
— Il a raison, ajouta Piété, c’est si régulier et si puissant… comme une horloge…
— Dont le lourd balancier va au pas
Sans prendre de repos, impavide,
Égrenant, mécanique stupide,
Les instants séparant du trépas.
— Merci de nous remonter le moral, Clibanios.
— Bommm…
— C’est curieux, s’emporta Ghibli que l’inaction irritait, mais j’ignorais m’être engagé dans une compagnie d’architectes paysagistes. On est des aventuriers ou pas ? On est nombreux, on a des armes, on connaît notre boulot, alors on y va et quoique ce soit, on le démolit !
— Bommm…
Mark, tacticien de maint batailles, s’inquiétait pour sa part d’un autre détail.
— J’attire votre attention sur le fait que nous sommes sur une étroite corniche, et que nous peinons à nous y maintenir tous les neuf. La position où nous nous trouvons est très malcommode à tenir, je suggère qu’on avance. Puisque notre ami barbu prône l’offensive, peut-être pourrait-il prendre la tête de notre groupe ?
— Lâche, cracha le nain à l’adresse du paladin.
— Et toujours en vie, rétorqua celui-ci. Après vous, mon ami.
Le nain brandit sa hache et passa la porte, avec un certain panache. À la lumière de sa torche, il découvrit un couloir rectiligne taillé avec soin dans la roche, assez large pour que deux guerriers en armes puissent l’emprunter de front. À son côté se plaça Sarlander, tenant lui aussi sa hache. Vertu, une flèche encochée, vint se poster derrière, imitée par Piété, puis vinrent Morgoth et Xyixianth, Monastorio, Clibanios, et enfin Marken formant arrière-garde. Ils progressèrent ainsi à bonne vitesse, la roche n’étant pas propice à la dissimulation de pièges. Ils constatèrent avec déplaisir qu’à mesure qu’ils avançaient, les coups se faisaient plus forts et plus précis, indiquant sans l’ombre d’un doute qu’ils s’approchaient de leur source. Et plus ils se rapprochaient, plus ils avançaient avec circonspection, puis crainte, laissant perler sur leurs fronts, malgré la fraîcheur de l’air, des gouttes de sueur. Une embrasure, un seuil, le couloir s’achevait après une trentaine de pas, donnant sur un espace obscur, une salle dont rien n’était discernable. Une odeur de vieille poussière venait piquer les narines de nos amis, comme si quelque chose venait de se mettre en branle, quelque chose qui avait attendu, immobile, durant de longues décennies.
— Mon… grmbl… montrez-vous !
Ghibli, que la tension excédait, avait décidé d’en finir. Poussant un rugissement peu discret, il fit un pas en avant et, prêt à tout, attendit.
Un nouveau coup lui répondit, plus rapproché, puis un second… on l’avait entendu. Les yeux écarquillés, les mains serrées sur les poignées des armes, leur belle résolution s’évanouissait de seconde en seconde.
Ils virent tous ensemble un mouvement, une forme grise qui venait d’apparaître d’un coup, au bas de l’entrée, accompagnée d’un nouveau coup. Puis un nouveau coup, et une nouvelle forme qui, sortant de la salle noire, se posa violemment au commencement du couloir. Ils pouvaient le voir maintenant, c’était un pied gigantesque, recouvert de fer… était-ce un géant en armure ? Il fit encore un pas, qui résonna comme les précédents dans le couloir dont il touchait presque le plafond. Il avait bien deux bras, deux jambes et une tête, mais ce n’était pas un géant, ni une quelconque créature vivante. Ses gestes puissants ne trahissaient qu’une détermination mécanique à obéir aux ordres donnés voici des éons par son créateur, aucun regard ne brillait dans ses orbites, aucune volonté ne l’animait.
— Golem de fer, cria Vertu. On décroche !
Mais Ghibli ne l’entendait pas de cette oreille, et brûlant de prouver ses qualités martiales, il courut sus au colosse métallique en hurlant une insulte naine. Se déplaçant avec une légèreté dont on ne l’aurait jamais cru capable, il fit une feinte pour éviter l’étreinte du géant, se détourna au dernier moment et parvint à lui planter dans l’avant-bras gauche sa courte hache magique, dont le tranchant affûté lançait maintenant des éclairs de magie sanglante. Las, le fer dont le géant était fait retint la lame que le nain ne put dégager malgré ses secousses vigoureuses. Le golem agita alors son bras blessé d’avant en arrière, tentant de jeter à bas le guerrier qui s’accrochait toujours à la hache. Sarlander ne voulut pas abandonner son ami, et à son tour donna de la hache, toutefois il retint son bras car il craignait, lors d’un coup malheureux, de blesser Ghibli au lieu du golem. Finalement, il attira l’attention du monstre qui tenta de lui décocher un coup de poing, donnant quelque répit au nain qui s’arc-bouta sur le manche de son arme, et parvint à dégager la lame. Alors, la bouche du golem s’ouvrit, et un mécanisme interne libéra une poche de gaz toxique que le concepteur avait incluse dans sa machine de mort. Une vapeur noire s’en échappa et jaillit soudain, repoussant de son odeur néfaste les deux combattants, provoquant chez eux une violente nausée. Ils se retournèrent alors, et virent que leurs compagnons avaient pris la fuite, ils décidèrent donc de les imiter et rebroussèrent chemin, poursuivis par le monstre dont les longues enjambées compensaient la lenteur du pas. Lorsque Sarlander déboucha, essoufflé, sur la corniche, il vit que les derniers des sept autres compagnons arrivaient de l’autre côté du précipice, et qu’ils avaient mis bien moins de temps à le traverser qu’à l’aller. Il s’apprêta à les imiter, mais au dernier moment, un scrupule le poussa à attendre Ghibli, qui n’était pas taillé pour la course, et que son avance sur le terrible adversaire était faible. Pour tout dire, rouge plus que jamais, le nain brinqueballait en émettant sporadiquement une grande variété de jurons et cliquetis d’armure. Il déboucha finalement dans le vaste espace découvert, et à la suite de Sarlander, se jeta sur les cordes qu’il agrippa frénétiquement.
Ils eurent peur un instant que le golem, trop sot pour comprendre que les cordes ne pourraient porter ses tonnes, ne tente de les suivre et les entraîne avec lui dans les ténèbres, mais il resta finalement au bord du précipice, bras ballants, à l’arrêt. Quelques secondes, ils se crurent tirés d’affaire. Puis, mû par quelque impulsion subite, il donna un coup de poing distrait dans la statue à son côté, qu’il pulvérisa sans effort. Aussitôt, les cordes lâchèrent, mais les deux guerriers parvinrent à s’agripper et à survivre au choc qui les secoua lorsqu’ils heurtèrent la paroi opposée. Finalement, ils remontèrent dans la salle des piliers, couverts de poussière et de sueur.
— Merci de votre soutien, gentils compagnons, persifla Ghibli. J’espère qu’on n’a pas trop dérangé votre fuite avec le bruit de notre combat.
— J’avais donné le signal de la retraite, répondit Vertu pour se justifier. Tu as sottement voulu rester pour jouer les héros, tu as failli perdre ta vie et celle de Sarlander, c’est ton choix, assume-le.
— Oh, mais nous avons une experte en tactique militaire je vois ! Et si moi et monsieur oreilles pointues, on avait fui avec vous au lieu d’occuper l’affreux, vous auriez eu le temps de traverser le pont ?
Un silence gêné accueillit ces propos. Effectivement, la traversée du précipice aurait probablement coûté la vie à plus d’un compagnon sans la diversion bienvenue de Ghibli et Sarlander.
— Bon, dit Morgoth pour calmer les passions qui commençaient à monter. Je ne sais pas qui a eu raison ou tort de faire ce qu’il a fait, toujours est-il que nous sommes tous en vie et bien portant, ce qui est l’essentiel. La question dont nous devrions débattre est la suivante : comment fait-on pour passer ?
— On attend qu’il dorme, et on le…
— Xy, on est sérieux là . Ce monstre ne se fatiguera pas, il n’aura besoin ni de manger ni de boire, il va rester là , comme nous le voyons, se contentant de nous empêcher de passer.
— Morgoth a raison, approuva Monastorio, les querelles ne servent à rien, il faut se débarrasser du golem. Qui a une idée ?
Vertu tira de son carquois une de ses flèches elfiques, l’encocha dans son arc neuf qu’elle n’avait pas encore eu le loisir d’essayer, et visa la forme massive et immobile du golem gris et rouille, là -bas, dans la pénombre. Le trait partit, trouva sa trajectoire exacte, puis son objectif. Vertu, à cette distance, ne pouvait manquer une telle cible. Mais le projectile se fracassa en vain sur le crâne d’acier, sans même que l’ennemi ne tressaille.
— Sans surprise. Apparemment, les projectiles ne sont d’aucune utilité contre lui, et je doute que nous puissions nous porter à son contact tant la position qu’il occupe est malcommode pour nous.
— Ouais, grogna Ghibli (avec toutefois un accent de subtile satisfaction dans le grognement), je vais encore devoir me taper le boulot. Regardez-moi bien, au lieu de bailler aux corneilles, et prenez-en de la graine ! Vous allez voir que Ghibli, fils de Grouïn et de Barnabulle, est un véritable aventurier et non un béjaune au pied tremblant et à la main moite ! Voici comment on se débarrasse d’un golem dans les mines de Raban !
Et sans que ses compagnons n’aient le courage de le dissuader, le nain s’avança jusqu’à un pied du précipice, brandit bien haut sa hache, visa le golem au loin, et jeta son arme de toutes ses forces. La hache, qui se révéla équilibrée pour le jet, fendit l’air avec une grâce mortelle et frappa le torse puissant du monstre, où elle resta plantée. Toutefois, le golem avait été blessé – si toutefois ce terme est adéquat à ce genre de créature – et pour quelque raison, il se remit à marcher de long en large, arpentant la corniche, sans songer à ôter l’arme.
— Je vois bien, commenta Mark, comment font les nains des mines de Raban pour se débarrasser de leurs armes. Mais ça ne résout pas notre problème.
— C’est là que tu te trompes, paladin de misère. Uroshnor !
À ce mot, la hache se tortilla dans la plaie ouverte au flanc du golem, s’en extirpa, puis revint tournoyer en sifflant jusqu’à rejoindre la main ouverte du nain Ghibli, qui gratifiait maintenant l’assistance d’un sourire satisfait.
— Et on recommence !
Et il recommença, encore et encore, ratant son coup plusieurs fois, mais en général touchant au but. Le golem aurait facilement pu échapper au mortel déluge de fer dont il était la cible en battant retraite dans le couloir, mais il est vrai que ces gardiens magiques n’ont jamais brillé par l’esprit, aussi resta-t-il sagement à porté de l’arme qui, petit à petit, le démembrait. Au bout d’un quart d’heure, et bien que sa résistance ait été des plus rudes, il gisait en morceaux épars, encore animés par moment de la magie moribonde qui si longtemps lui avait prêté un simulacre de vie.
— Et voilà comment Ghibli ouvre le concours de bourrins des donjons en frappant tout seul un golem de fer.
Par bonheur, il restait une seconde statue qui fournit un point d’ancrage au nouveau pont de corde qui fut lancé, comme le premier, au dessus du vide. Arrivés de l’autre, côté, Vertu conféra en ces termes avec ses féaux :
— Celui qui a construit ce repaire l’a semé de gardiens à l’épreuve du temps. Seule la plus grande prudence nous permettra de vaincre les prochains, d’autant plus qu’avec le vacarme causé par le golem, nous voilà sans doute privés de l’élément de surprise.
— Dans la pratique, ça veut dire quoi ? Demanda le nain.
— Dans la pratique, ça veut dire que je passe en premier et que vous attendez mon signal pour me rejoindre.
— Ah, bien parlé ! Je commençais à me demander si z’oreille et moi on allait se taper le donjon à nous tout seuls. Va, jolie madame, nous t’attendons.
— Oui, mais avant, j’avais pensé à découvrir par avance ce qui nous attend. Dis-moi Mark, tu pourrais faire un scan ?
— Un quoi ?
— Ben un scan. Tu sais, le truc de paladin là … Pour repérer les hostiles.
— Tu veux dire une détection du mal.
— Oui, quelque chose comme ça.
— Murbl. Oui, sans doute, je n’ai jamais essayé. Attends, je brandis bien haut mon gonfanon de quête, comme ça, de manière à avoir l’air con et niais propice à l’exercice de mes pouvoirs divins, je me prosterne devant la puissance de mon dieu, et je lance le machin. Taisez-vous, j’ai besoin de silence.
Ils firent silence. Les yeux clos, Marken se concentrait sur les effluves maléfiques émanant du donjon.
— Bien difficile est de détecter le mal en ces lieux, finit-il par dire. Tout est troublé.
— Ah ? Par quoi ?
— Par le fait que l’essentiel des effluves maléfiques du donjon provient, mais ce n’est pas une surprise pour moi, de la zone qui m’entoure à moins de trois mètres.
— Quoi ? S’insurgea Xy, consternée, tu veux dire qu’il y aurait un être parmi nous qui ne partagerait pas nos idéaux de justice, de paix et d’harmonie entre les peuples ? Un être sans éthique ni morale, animé de l’intention de nuire et de profiter d’autrui sans vergogne ? J’ai peine à le croire, nous sommes les Compagnons du Gonfanon !
— Ben… faut être honnête, il y en a peu parmi nous à être blanc-bleu. Tiens, Vertu par exemple, notre chef bien-aimée, je pourrais t’en raconter de belles à son sujet si elle n’était pas là à m’écouter avec son sabre à portée de main. Piété a l’air bien brave, mais si mes souvenirs sont bons, je l’ai rencontré la première fois alors qu’il faisait la profession de brigand et qu’il cherchait à m’occire. J’ignore quelles circonstances ont conduit Clibanios à la mort-vivance, mais cet état n’est pas réputé pour inciter à la bonté d’âme. Ghibli est, de son propre aveu, un mercenaire, c’est à dire une sorte d’assassin de groupe, et il a prouvé pas plus tard que tout à l’heure son penchant pour la violence. Ton gentil Morgoth qui roule des yeux de juge outragé a toujours été un loyal compagnon, mais je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi les Khazbûrns lui courent après avec tant d’acharnement. Je ne connais pas assez bien Sarlander ou Monastorio pour porter un jugement quant à leur probité, mais pour ce qui est de mon cas personnel, jusqu’à une date récente où je suis devenu paladin dans les tristes circonstances que tu connais, j’écumais Septentrion et pays Balnais sous le sobriquet de “ Chevalier Noir ”, que je n’avais pas volé. Et toi-même, douce Xyixiant’h, tu devrais éviter de donner trop hâtivement des leçons de morale, car tu pourrais bien un jour découvrir que tu ne vaux pas mieux que nous.
— Oh…
— Tout ça pour dire qu’à part nous, la principale concentration de mal à ce niveau se trouve à une cinquantaine de pas dans cette direction (il indiquait une zone à l’oblique, à droite du couloir). C’est assez diffus toutefois, je pense qu’il s’agit de plusieurs créatures. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que j’ai vu comme des zones d’ombre… comme si quelque chose m’empêchait de détecter…
— Je vois, résistance magique. Je pense que nous allons avoir affaire à de sérieux adversaires.
— On a signé, c’est pour en chier, commenta Ghibli, décidément en verve.
Vertu partit donc seul et disparut, seulement repérable à la pauvre lumière d’une braise rouge qui éclairait pauvrement son chemin. Ses compagnons attendirent, anxieux, dans le plus grand silence. C’est fou ce qu’une caverne peut faire comme bruit quand on y prête attention. Le vent siffle, les chauve-souris volettent, les gouttes gouttent, les gorges se raclent… Chacun tentait de tromper l’appréhension en se trouvant une occupation, Morgoth par exemple détaillait Xyixiant’h, qui elle-même examinait le cuir chevelu de Ghibli, qui s’était cogné lors de son combat contre le golem. Clibanios accordait son étrange instrument. Piété Legris, ne sachant à quoi s’occuper maintenant que sa dame s’en était allée, s’approcha du barde.
— C’est un bel instrument que vous avez là , qui s’accorde à son propriétaire. Euh… dites-moi, tout à l’heure, Mark évoquait les circonstances qui vous ont conduit à votre état. Vous allez sûrement trouver ma curiosité mal placée, mais comment êtes-vous… vous voyez…
— … Trépassé ?
Oh, c’est un triste lai qu’il me faut vous narrer.
Or donc en ces temps lĂ , joyeux, je divaguais
De val en collines et de campagne en marais,
Vivant, fort mal déjà , de ma lyre féconde,
Sans jamais avoir eu au côté bourse ronde.
Mais un jour, accusé pour le vol d’un poulet,
Dérobé par un tiers je dois le souligner,
On me mit au cachot, privé de liberté,
La peine est sévère pour un gallinacé.
Il advint que les dieux du destin, courroucés
Peut-être des mœurs cruelles de la contrée,
Y firent incontinent déverser les fléaux
Tels que guerres, famines, pestes et impĂ´ts
Tant étaient les misères frappant le pays
Que dans son cachot, on oublia le proscrit.
Ainsi, de faim, de froid, aussi de maladie,
Abandonné des hommes, solitaire, je péris.
Il accompagna la fin de son récit d’un accord doux-amer. À voir sa face toujours souriante, il était difficile de discerner ses sentiments à l’évocation de sa dernière expérience d’homme vivant.
Après de longues minutes, Vertu finit par revenir, pas spécialement affolée, et exposa la situation à ses camarades.
— La salle que gardait le golem n’était que l’atelier où il avait été confectionné. Il est vaste, mais vide d’ennemis. Toutefois, j’ai pu déceler la présence d’un passage dérobé que j’ai emprunté et après quelques tours et détours, j’ai entendu des voix indistinctes et sinistres devant moi. Redoublant de prudence, je suis arrivée devant une salle allongée, rappelant un jeu de paume par ses dimensions et sa forme, mais pas par l’odeur. C’était en fait un dépotoir puant, un temple d’immondices, au milieu duquel s’ébattaient les monstres gardant sans doute la seconde porte magique dont la reine des elfes nous a parlé.
— Elle n’avait pas évoqué un gardien par porte ? Demanda Morgoth.
— Ses mots exacts étaient “ trois portes gardées par des monstres ”, elle n’a pas précisé leur nombre.
— Bon, on s’en fout des détails, intervint Ghibli. Tout ce qui importe, c’est “ quels genres de monstres ” et “ combien ils sont ”.
— Ce sont des trolls, d’horribles trolls. Ils sont six.
— Quoi ? Six trolls ? C’est tout ce qu’il y a ?
— Et un gobelin.
— Je voulais dire, c’est tout ce qu’il y a comme monstres ?
— Ben, c’est déjà pas mal.
— Foutaise, c’est nul !
— Le nain a raison, abonda Mark, six trolls, c’est indigne de nous.
— Attention, dit Piété, le troll est sournois ! C’est un combattant infatigable et sans peur, qui a le don de guérir à vue d’œil de ses blessures. Notre compagnie est de taille à s’en sortir, je n’en doute pas, mais puisque nous avons la chance de connaître notre adversaire avant de l’affronter, peut-être serait-il utile de mettre sur pied un plan d’attaque.
Vertu en tomba d’accord.
— Je vois que malgré son jeune âge et son inexpérience, Piété a acquis une sagesse qui fait défaut à beaucoup d’entre vous. Le troll est fort, mais proverbialement stupide. Je propose que nous profitions de ce fait et de la conformation du terrain pour tendre un piège à ceux qui nous barrent la route. Voici comment nous allons procéder : je vais redescendre seule jusqu’à la salle en question, je m’approcherai d’un des monstres et je le poignarderai. Je doute de pouvoir le tuer d’un coup, mais lui et ses compagnons vont alors me poursuivre dans les couloirs. Une fois arrivée à la corniche, j’obliquerai alors pour me cacher derrière la statue. Les trolls poursuivront leur chemin tout droit, et n’auront pas le temps de s’arrêter avant de choir dans le précipice.
— C’est idiot ton plan, dit Mark. Ces trolls, pour stupides qu’ils soient, doivent savoir qu’il y a un gouffre ici, ils ne tomberont jamais dans un piège aussi grossier.
— Détrompe toi, je suis certaine qu’ils ignorent tout de ce trou, et ce pour une bonne raison : le golem ! Il était là depuis des siècles, et empêchait quiconque de passer, dans un sens comme dans un autre.
— Oui, possible que tu aies raison. De toute façon, c’est toi qui prends les risques, pas vrai.
— Je te remercie de ton soutien. Ah mais j’y pense, le piège sera encore plus efficace si vous passez une corde à quelques pouces de hauteur, entre la statue intacte et les restes de l’autre. Lorsqu’ils arriveront, vous n’aurez qu’à tirer pour la tendre pour les faire trébucher et nous serons ainsi débarrassés de pas mal de ces bêtes.
Et après avoir exposé son plan, Vertu le mit à exécution. On installa la corde, et la voleuse repartit dans le noir.
— Au fait, chuchota Ghibli à Mark tandis qu’ils s’installaient, bien calés contre la paroi, tu sembles la connaître depuis un bon moment, Vertu.
— Des années.
— Tu n’as pas l’air d’en avoir une haute opinion.
— Ah mais si, c’est une voleuse tout à fait capable, une aventurière qui connaît parfaitement son boulot, aucun problème de ce côté là .
— Et tu lui fais confiance ?
— Pour m’abattre dans le dos si jamais elle a un quelconque motif pour ce faire ? Pour vendre nos organes au plus offrant ? Oh oui, je pense que je peux tout à fait lui faire confiance. Vertu est quelqu’un d’admirable, mystérieux et mortel, qui a toujours quelques coups d’avance sur les autres.
— Non mais moi je disais ça, c’est que là , aucun de nous n’a vu ce qu’il y a après la pièce du golem, on est obligés de lui faire confiance.
— Tu crois qu’elle aurait pu discuter avec le gardien, et nous vendre ? J’en doute, sans nous, elle n’aura jamais l’anneau, ni surtout la récompense.
— Je pensais surtout que… ben on a vu une porte, on a vu un monstre, tu connais le dicton… Si jamais il y avait eu un trésor dans la salle du golem, tu crois qu’elle nous aurait appelés pour partager ?
— Bitencul, Ghibli, mais tu as raison ! Je me demandais aussi pourquoi elle mettait tant d’entrain à ouvrir la marche, il faudra lui demander des comptes lorsqu’elle reviendra.
Loin de ces considérations, leur sujet avait progressé dans les couloirs, cette fois parfaitement obscurs, car aucun soupçon de lumière ne devait la trahir. De toute façon, elle avait enregistré la conformation du terrain la première fois, et le connaissait par cœur. S’approchait de la salle en question, dont la puanteur emplissait l’air avec de plus en plus d’insistance. Les trolls étaient là , exactement comme elle les avait décrits, s’affairant stupidement. Des braseros donnaient une lueur rougeoyante à la scène, soulignant les contours anguleux et verruqueux de ces grands monstres redoutés dans toutes les contrées. Elle en avait déjà combattus, et contrairement à Ghibli, s’en méfiait fort. Mais, étaient-ils cinq maintenant ? Où était le dernier ? Elle écarquilla les yeux, à la recherche du bipède manquant. Elle étouffa un cri lorsqu’une grande ombre passa dans l’embrasure de la porte, juste devant elle, d’un pas pesant. Elle se figea, il ne l’avait pas vue. Le troll, armé d’un gourdin trop lourd pour un homme, obliqua, retournant rejoindre ses compagnons au centre de la pièce. Il lui tournait le dos, c’était l’occasion qu’elle attendait. Depuis longtemps, son sabre maudit était sorti du fourreau, elle sortit du couloir obscur pour entrer dans la très relative clarté de l’antre, prenant bien soin de ne marcher que sur les endroits où les dalles étaient encore visibles entre les macules et les excréments divers déposés là depuis des temps immémoriaux. Courbée, elle s’approchait de sa proie qui, non contente de ne pas la voir, la dissimulait de sa haute stature aux yeux de ses congénères. Plus qu’un pas, il fallait qu’elle s’approche encore un peu pour être sûre de son coup. Encore un peu et elle pourrait…
BIDIBIDIBIDI
Un son lisse et aigrelet déchira le silence, Vertu manqua de lâcher Ryunotamago, son sabre, tant la surprise était grande. Le coup de gourdin la cueillit en pleine poitrine. C’avait été un réflexe du troll, qui s’il avait eu le temps d’ajuster son coup lui aurait probablement brisé l’échine, toutefois la puissance fut suffisante pour la jeter à plusieurs mètres, non loin de l’entrée de la salle. Le son provenait de son sac, elle en avait la certitude, et il recommençait par intermittence… Mais elle avait autre chose à faire qu’en chercher la provenance exacte, le troll immense s’était approché, ses yeux gris et morts la dévisageaient avec une lueur maléfique, sa main descendait maintenant vers elle. L’éclair bleu jaillit malgré elle, la main caoutchouteuse de l’humanoïde se détacha, tranchée net par le sabre magique. Le hurlement du troll couvrit sans peine le son strident émanant du paquetage de la voleuse. Du coin de l’œil, elle vit les autres s’approcher à toute vitesse… Bien qu’elle eut le souffle coupé, elle se leva, échappa à un nouveau coup de gourdin, puis courut dans le refuge offert par les ténèbres familières.
Les trolls furieux lui emboîtèrent le pas, émettant des borborygmes dont on pouvait douter qu’ils constituent un langage. Vertu courait vite, qualité appréciable dans sa profession, mais elle était blessée et avait du mal à distancer ses poursuivants. Elle passa en clopinant par l’atelier puis s’engagea dans la dernière ligne droite, le couloir qui remontait jusqu’à la faille, croyant sentir sur ses talons les souffles fétides des géants idiots qui la poursuivaient. Elle déboucha sur la corniche, puis se jeta de côté et se dissimula derrière la statue encore intacte. Souffle coupé, les flancs meurtris, elle n’était pas loin de perdre connaissance, aussi ne vit-elle pas le résultat de son plan, tout juste entendit-elle le fracas des armes mordant les os, les cris de trolls s’éloignant à toute allure, l’écho leur répondant.
Le plan avait fonctionné à merveille, et si deux trolls attardés avaient pu s’arrêter à temps avant de choir dans le précipice, ce ne fut que partie remise et les lames de Ghibli, Mark et Sarlander, ainsi que le gourdin de Piété avaient eu raison de leur résistance, et les avaient envoyés rejoindre leurs frères dans les obscures profondeurs.
— Morgoth, achève-les !
Le sorcier savait quoi faire, car il connaissait la réputation de ces monstres. Son maître de tératologie avait un jour fait une démonstration de la faculté qu’ont les trolls de régénérer, une leçon difficile à oublier. Il savait que la chute pouvait leur broyer les os et les chairs, qu’on pouvait les démembrer, les décapiter, mais que quelle que soit la gravité de la blessure, les morceaux finissaient toujours par ramper les uns vers les autres, et quelques minutes plus tard, c’était un troll tout neuf qui vous poursuivait. Il n’y avait qu’un seul moyen économique de se débarrasser de cette engeance maléfique, tous le savaient. Morgoth se concentra et lança son plus puissant sortilège vers le fond du précipice, dans la direction approximative de la chute. La boule de feu éclaira fugitivement la paroi verticale qu’elle longea, puis explosa, illuminant brièvement les tréfonds jusque là obscurs.
— Bien ouèj, commenta Marken. En voilà six qui ne reviendront plus nous emmerder. Finalement tu avais raison, c’était un bon plan. Vertu ? Oh putain, elle s’est fait mal. Xy, qu’est-ce qu’elle a ?
La prêtresse ôta avec peine le pourpoint de Vertu, puis sa chemise. Elle nota avec inquiétude qu’une écume sanglante s’écoulait de sa bouche. Un hématome irrégulier s’était développé depuis le nombril jusqu’à l’aisselle, formant la carte d’un pays qui devait forcément exister quelque part dans le multivers.
— C’est pas joli, quatre côtes cassées, une perforation de la plèvre, je me demande comment elle a fait pour remonter. Mais dites-moi, qu’est-ce que vous regardez comme ça ?
— Mais… rien rien, affirma Mark avec aplomb. On profite de l’occasion pour prendre quelques leçons de secourisme, ça peut toujours servir dans notre métier de connaître les gestes qui sauvent. Pas vrai les gars ? C’est absolument pas mon genre d’observer deux nénettes se tripoter les nichons, oh non oh non.
— Vous êtes des pervers.
Et sur cette constatation, elle lança un sortilège de guérison particulièrement puissant, dont les échos résonnèrent longtemps dans la caverne.
L’hématome disparut aussitôt, mais Vertu n’en mit pas moins plusieurs minutes avant d’être en état de narrer sa mésaventure.
— Et alors ce truc dans mon sac s’est mis à faire bidibidi, je ne sais pas pourquoi.
— Bidibidi ? Demanda Sarlader. Alors, je crois j’ai compris, tu n’as pas éteint ton parloin.
— Je n’ai pas éteint quoi ?
— Ton parloin. Tu sais, celui que la reine t’a donné.
— Mais de quoi parles-tu, de ce petit machin là  ?
Elle fouilla dans sa besace, et sortit l’objet mystérieux, dont la reine de Sandunalsalennar avait confié un exemplaire à chacun des membres de la compagnie avant qu’ils n’entrent dans le donjon, un petit objet tenant à l’aise dans une main. La voleuse observa que sur la face portant de petites gemmes ornées de runes mystérieuses, dans le coin d’un espace dégagé, clignotait un petit glyphe mystérieux.
— Observe, fit Sarlander d’un ton doctoral en sortant son propre objet pour faire la démonstration. Tu appuies ici, et deux fois là , et tu peux ainsi déchiffrer le message qui t’est envoyé. Vois, les runes s’assemblent pour former un texte en clair.
— En clair, en clair… je pratique fort peu l’elfique.
— Ah c’est vrai, ce détail est gênant, attends, je vais te traduire. Il est inscrit ici, dans la langue ancienne du Beau Peuple, “ Un prélèvement automatique de votre forfait avec report de vos minutes non-consommées d’un mois sur l’autre et un tarif préférentiel sur les appels internationaux ? C’est possible dès aujourd’hui grâce à la formule MODULETTO© d’Elfic Telecom™. Contactez maintenant votre conseiller Elfic Telecom™ en composant le 2622 (0,17pc/mn). Elfic Telecom™, Now Again It’s Time To Playing Into Of The World Of Tomorrow® ”.
— C’est quoi cette connerie?
— Ben… de la pub. C’est vrai qu’on est un peu envahis…
— Tu veux dire que j’ai manqué de me faire bouffer par un troll à cause d’une pub ?
— Tu n’avais qu’à l’éteindre aussi. Tu appuies sur la touche du haut… non, du haut… voilà , et maintenant sur la grosse au centre. Faites tous pareil vous autres, si vous ne voulez pas que la même mésaventure vous échoie. En général, ils arrosent tous leurs clients en même temps. En tout cas je vous assure que c’est vachement pratique, on peut s’appeler à distance…
— Oui oui, sans doute, fit Vertu, peu convaincue.
— Mais dites-moi, Sarlander, ajouta Morgoth, qui était curieux de tout ce qui était magique, on dirait que le votre est différent des nôtres… Je suppose qu’il a des propriétés singulières…
— Oh, non, c’est exactement le même modèle, sauf qu’il fait Wap et qu’on peut mettre plus de numéros dans le répertoire. Mais sinon, c’est juste la coque qui change.
— Et cette jeune fille au regard énergique et toutefois mélancolique d’un monde passé qui plus jamais ne reviendra, est-ce votre bonne amie ?
— Ben… non, c’est Buffy. Ah mais c’est vrai que dans le tiers-monde, vous n’avez pas la télé.
— Bon, nous discuterons des raffinements de la civilisation elfique au coin du feu quand nous aurons le temps, pour l’instant on a la porte à ouvrir. Allons, compagnons, le devoir nous…
— Houlà , une minute, intervint Ghibli. Sauver le monde du mal ancestral et toutes ces conneries, c’est bien joli, mais on n’ira nulle part tant qu’on n’aura pas discuté sérieusement d’une question vraiment importante, qui est celle du partage du trésor.
— Et bien… je suppose que comme nous sommes neuf, nous pouvons faire neuf parts égales, telle est la coutume et la manière la plus simple de procéder.
— D’accord. Alors on veut un neuvième de ce que tu as pris dans la salle du golem, s’te plait. Et qu’ça saute.
— Quoi ? Mais je n’ai rien pris ! Tu m’accuses d’avoir volé quelque chose à la compagnie ?
— Je veux, t’es restée toute seule un sacré bon moment, c’était sûrement pas pour cueillir des cerises.
— Tu oses… Mais je te rappelle que je suis ton chef, nain. Ton espèce n’est pourtant pas connue pour trahir et contester l’autorité.
— C’est parce que mon espèce se laisse guider par des guerriers probes et droits et pas par des voleuses.
— Ah et bien bravo, la confiance règne. Vous voulez du trésor ? Et bien, allez-y donc tous seuls, dans la salle du golem. Allez, je vous suis. Et au fait, où je l’aurais mis, le trésor ? Vous m’avez tous vus à poil il y a cinq minutes. Putain, je fais mon possible pour mener ce groupe de brelles, je manque de me faire étendre pour que ces messieurs n’aient pas trop à salir leurs jolies armures, je me fais broyer les os, et voilà comment je suis récompensée, quelle ingratitude, quelle… quelle… ah, vous me dégoûtez tiens. Déçue ! Je suis déçue.
— Allez, Vertu, ne boude pas, je suis sûr qu’il ne pensait…
— Filez, vous dis-je. Ah, j’m’en souviendrai de ce donjon. Compagnie du Gonfanon, tu parles… Tel que c’est parti, si vous arrivez seulement à sortir d’ici, ce sera déjà un miracle, alors pour l’anneau maléfique... Allez vous le faire défoncer, l’anneau, et votre gonfanon, vous pouvez vous le visser dans le…
Mais les huit autres membres de la Compagnie étaient partis, torche au poing, histoire d’explorer enfin cet atelier des golems. Entrant dans la salle qui sentait la poussière humide et très vieille, ils virent tout un bric-a-brac de mobilier de bois moisi effondré en un magma difficilement identifiable, des fioles et des cornues dont les débris jonchaient le sol, un grand four pouvant servir à quelque travail de métallurgie, et dont la cheminée étroite faisait office d’autoroute à taupes, une forge, et une grande table de pierre sur laquelle était allongée, chose intéressante, un deuxième golem, que son créateur n’avait pas eu le temps de terminer. Il y manquait en effet tout le bras gauche, le blindage du droit, et de son cou ne sortait qu’une rotule articulée, comme une grotesque tête réduite. Des machines compliquées achevaient de rouiller, il était impossible d’en deviner l’usage exact. Tout ceci était des plus déprimant.
— Mon dieu, mais où sont donc les coffres éventrés ? Les bourses vidées ? Les cadavres détroussés ? Où diable ai-je bien pu voler ce trésor ?
— Oui, oui, bon, ça va, on a compris…
— Non mais puisqu’on en est là , on va faire les choses équitablement. Moi je me suis farcie les trolls pour empocher un butin sans doute mirifique dans votre dos, alors comme vous êtes de fiers guerriers, je vous laisse affronter le puissant gobelin qui garde dieu sait quelles richesses chatoyantes dans son antre sinistre ! Allez allez, sus à la bête, le passage secret est par là . Et appelez-moi si vous avez besoin d’aide hein, n’hésitez pas !
Ainsi, penauds, ils s’en furent. Vertu les regarda s’éloigner en soupirant, puis, énervée, se mit à mimer Ghibli avec arborant une moue dédaigneuse.
— Vertu ci, Vertu ça, et regardez ma grosse hache, et je suis un gros nain bourru, oh oh oh… Mais dites-moi madame Vertu, c’est un beau golem de fer ça, on dirait qu’il est presque terminé hein ! Tiens mais c’est bizarre, je ne vois pas les deux rubis qu’il faut pour faire les yeux, d’une valeur minimale de 5 000 ducats chacun. Oh, sûrement qu’un sorcier qui aurait fait ce golem les auraient cachés quelque part dans les environs… voyons, peut-être dans cette anfractuosité discrète, au ras du plafond, que j’avais repérée à l’aller… Oh tiens, quelle surprise, ce n’est pas de la pierre mais de la terre séchée qui s’effrite sous les doigts, dévoilant une cache… Mais si j’en crois mes petits doigts boudinés, c’est une bourse, mais oui, avec dedans… Ben ça alors, j’en tombe à la renverse, deux énormes rubis ! Mais dis-moi Vertu, va-t-on partager avec nos indignes compagnons ? Le méritent-ils après être tous passés à côté d’un trésor si mal caché sans même se douter de son existence et après nous avoir traitée de tous les noms ? Oh non oh non, ils ne le méritent sûrement pas, ce sont des idiots.
Et elle glissa doucement la bourse dans un endroit où personne n’aurait l’idée de fouiller¹.
— Enfin je dis ça, eux au moins, ils ne parlent pas tous seuls quand ils sont énervés. Holà , mais ils en font un de ces foins pour un malheureux gobelin, on ne s’entend plus soliloquer !
— …Tim Bombardillon, ohé Tim Bombardiééé…
— Courtecuisse et Malebranche, mais qu’est-ce qu’il a, ce gnome?
Morgoth s’étonnait à juste titre, il y avait en effet de quoi. Dans la salle, au milieu des immondices, s’égayait le gobelin promis par Vertu. S’égayer était le mot juste d’ailleurs, puisque, tout en chantant à tue-tête une chanson assez stupide, il se livrait aux joies de l’onanisme, debout devant une statue dont l’attrait érotique était des plus contestables. Elle représentait Judhurgath, un esprit protecteur des arbres, qui n’était pas de forme humanoïde.
— Ben, ce qu’il fait, ça me semble évident, commenta Piété. J’ai l’impression que ce pauvre gobelin a totalement perdu l’esprit. J’ai eu le loisir d’en observer beaucoup du temps où je vivais dans la forêt, celui-ci n’a pas du tout un comportement normal, c’est sûr. Sans doute a-t-il été capturé par les trolls, qui lui auront fait subir divers sévices, et il en sera devenu fou. Pauvre diable.
— En somme, opina Mark, nous allons lui rendre service. Nous agissons quasiment par charité. On se le fait de loin ? De près ? Allez, la charge héroïque, ça nous changera. Taïaut!
— Taïaut!
Lorsque le gobelin tourna sa face de batracien maladif vers la meute hurlante qui déboulait dans son antre, il ouvrit tout grand ses yeux jaunes bouton d’or. Il y avait de quoi, car huit aventuriers armés et armurés de pied en cap sont une force que nul monstre ne peut impunément ignorer. Sans doute l’humanoïde savait-il qu’il y avait un puissant golem de fer qui gardait la porte précédente, et le fait que malgré cela les fer-vêtus soient passés auraient dû, en toute logique, l’inciter à fuir à toutes jambes.
Or, il n’en fit rien.
Dans la précipitation, il lâcha ce qu’il tenait à la main et se mit en garde, tremblant de peur. Arrêtés par Mark, que ce manège amusait, les compagnons firent halte à dix pas de la créature, qui s’adressa à eux dans leur langue, qu’il maîtrisait fort bien.
— Holà , aventuriers, craignes mon courroux car vous venez de pénétrer dans le domaine du puissant Tim Bombardier, adepte des six disciplines mentales de Goob, héritier de la tradition de la Porte du Nord, disciple des plus grand maîtres d’armes d’Orient et d’Occident.
— Qui ça ?
— Tim Bombardier. C’est moi.
— Et bien, tu ne manques pas d’air, moustique.
— Quoi ? Tu ne me crois pas ? Prends garde, car je pratique au plus haut niveau le Nin-Tua-Viet-Tao-Dao, ce qui signifie “ la Voie du Pied et du Poing dans ta Gueule ”. Je peux casser des briques avec ma tête !
— Non ? Sans blague ? Alors tu vas nous faire une petite démonstration, je suis curieux de voir un tel prodige. Tiens, ce mur là …
Le gobelin eut une mine ennuyée qui réjouit Mark, lequel se plaisait à se jouer de la pauvre créature tremblante.
— Euh… je ne peux pas car… un puissant sorcier a jeté un sortilège sur cet endroit pour m’y tenir prisonnier, et je ne peux pas en détruire les murs. Mais si c’était de la pierre ordinaire, alors là oui, je pourrais la briser, rien qu’à coups de tête.
— Mais oui, bien sûr. Marmotte, papier alu… OK minus, comme tu me plais bien, je te propose un marché. Tu nous dis tout ce que tu sais sur ce donjon, les portes, les gardiens et les trésors, et nous, on te laissera vivre. On va même te donner du travail, on a besoin d’un porteur ! Hein ? On est sympas non ?
— Vous proposez un poste subalterne au grand Tim Bombardier ? Quelle injure ! Je ne me joindrais à vous qu’en tant que chef, pas moins.
— Comme tu veux. Allez, va porter mes salutations au dieu des gobelins.
Et impitoyable, Mark leva son grand espadon béni avant de l’abattre avec force sur l’humanoïde qui fit mine de se protéger avec les bras.
Ce fut comme si le paladin avait frappé une vieille souche. L’onde de choc se propagea douloureusement dans son bras, mais ce qui le sonna réellement, ce fut la surprise de découvrir que le gobelin, frêle et lâche créature, avait bloqué son attaque en immobilisant la lame entre ses mains jointes. Mais quelle était cette étincelle de malice dans l’œil de la bête ?
Poussant un piaillement désagréable, le gobelin arracha l’arme des mains du paladin stupéfait pour la jeter derrière-lui, puis lui plaça un coup de pied au mollet droit qui lui fit perdre l’équilibre. Mais avant qu’il ne touche le sol, la petite créature lui asséna une volée de coups puissants au plastron qui à chaque fois le firent reculer de plusieurs dizaines de centimètres, avant de l’achever d’un direct à la mâchoire.
— Et maintenant, mes jeunes amis, je vais vous montrer pourquoi on m’appelle Tim Bombardier !
— Tous dessus, hurla Ghibli.
Mais il n’eut pas le temps de joindre le geste à la parole. Tim Bombardier avait étendu devant lui sa main grande ouverte, et aussitôt nos amis s’étaient sentis soulevés du sol et projetés avec violence vers le fond de la salle. Monastorio, Sarlander et Morgoth perdirent connaissance un instant, Ghibli, sans doute en raison de son centre de gravité, fut le premier à se relever, mais ce fut pour voir fondre sur lui le lutin sautillant qui, un grand sourire sur le visage, le roua de coups de la même façon qu’il avait fait avec Mark. Clibanios entama un air destiné à soutenir le moral des combattants tandis qu’à son côté, Xyixiant’h, un instant hébétée, commença à incanter un sortilège protecteur. Le gobelin ouvrit alors tout grands ses yeux jaunes et globuleux, ses pupilles fendues se dilatèrent jusqu’à devenir presque rondes, il y eut un éclair bref. Xy se retourna pour voir, ce qui lui causa un hoquet de surprise, que le barde squelette avait été pétrifié dans son attitude musicale. Alors, le gobelin lança simultanément deux sortilèges, chose inconcevable selon les lois ordinaires de la magie, et tandis qu’il faisait taire la prêtresse en l’emprisonnant dans un enchevêtrement de ronces magiques qui poussèrent en un instant et s’emparèrent de ses membres, il suscita une violente déflagration parmi le groupe des guerriers qui ne s’étaient pas encore totalement remis de leur vol plané. Puis il jeta à la malheureuse elfe, qui se débattait sans autre résultat que de s’écorcher de toute part, un nouveau sortilège, une brume soporifique qui la plongea immédiatement dans un profond sommeil. Morgoth, qui venait de se relever, fut témoin de la scène et, légitimement furieux, lança le plus puissant sortilège qui lui restait, un éclair ravageur qui traversa la salle dans un tonnerre assourdissant. Or Tim Bombardier était plein de ressources, et étendant devant lui sa main griffue et sale, il parvint (avec cependant quelque peine, à en croire son expression), à contenir la terrible décharge d’énergie en une boule bleutée, qui se dissipa en quelques secondes. Morgoth, bouche bée, ne put même pas émettre un cri lorsque la créature, à son tour, le changea en statue de pierre. Puis ce fut le tour de Piété, qui avait tenté de contourner le terrible humanoïde pour le surprendre, sans savoir que l’oreille de son adversaire était restée attentive au son de ses pas. Son gourdin levé, tenu des deux mains, c’est ainsi qu’il se figea. Puis, les quatre autres guerriers, l’un après l’autre, subirent le même terrible sort.
Et le silence retomba sur l’antre de Tim Bombardier.
C’est avec insouciance que Vertu pénétra dans la salle, quelques minutes plus tard, croyant y trouver ses compagnons occupés à fouiller la salle et le cadavre du gobelin. La situation n’était pas tout à fait celle à laquelle elle s’attendait, elle était même alarmante. Toutefois, des années d’expériences violentes l’avaient armée pour faire face à l’imprévu. Elle comprit tout de suite que le gobelin qui faisait mine de ne pas l’avoir vue arriver était un redoutable combattant, le gardien de la deuxième porte. C’était logique en y repensant, comment un gobelin ordinaire aurait-il pu survivre parmi six trolls ? Sans doute ses sots camarades avaient-ils sous-estimé la puissance de leur adversaire, une erreur aux conséquences funestes. Mais elle-même valait mieux qu’eux, elle en était convaincue, et là où ils avaient lamentablement échoué en usant de la force, elle se proposait de triompher par la ruse.
— Et bien, messire Gobelin, je vois que vous avez vaincu tous ces pendards. Je n’ai fait qu’entendre le fracas des armes, ça a dû être un combat de toute beauté.
Le gobelin prit un air surpris et effrayé, auquel Vertu ne se laissa pas prendre.
— Pitié, pitié, ne fais pas de mal au pauvre Tim Bombardier !
— Je crois que même si je le voulais, j’en serais bien incapable.
La face du gobelin se modifia, un large sourire plein de dents sales l’illumina et ses yeux se plissèrent de fierté.
— Ah, on ne te la fait pas à toi hein ? Tu m’as l’air d’une autre trempe que ces rigolos. Oui en effet, comme tu l’as deviné, la puissance de Tim Bombardier est incomparablement supérieure à la tienne.
— La puissance, mais aussi la ruse, si j’en crois la scène que vous m’avez jouée tout à l’heure. Je suppose qu’avec mes compagnons aussi, vous avez usé à votre avantage des préjugés que beaucoup ont à l’encontre de votre race pour les surprendre dans une position qui leur était défavorable, c’est remarquable.
— Oh, tu comprends cela ! Comme tu me fais plaisir, je désespérais de rencontrer un jour une personne capable de saisir et d’apprécier la beauté d’une ruse habile.
— L’intelligence tactique est la qualité d’un grand général, qui saura ainsi économiser ses forces.
— Tes compliments me vont droit au cœur. Et puis-je savoir ce qui a conduit tes pas et ceux de tes infortunés amis dans l’antre de Tim Bombardier ? Ils ont été distraits sans doute, ils ne l’ont pas expliqué.
— Nous ne sommes entrés dans ces souterrains, non dans le but de vous nuire ou de vous voler, je vous l’assure, mais pour quitter le bois de Grob sans nous faire remarquer par des forces qui l’assiègent.
— Ah oui… je vois, tu souhaites franchir les trois portes. Tu en avez déjà passé une, la seconde est juste derrière moi. J’en suis le gardien, peut-être l’as-tu déjà compris. Cependant, à quoi bon garder cette porte, n’est-ce pas, alors que celui qui m’a confiée est mort depuis des siècles ? Quelle loyauté dois-je à un trépassé dont le nom est perdu dans la poussière des siècles, et qui n’a pas même songé à me libérer de ma tâche avant de disparaître ?
— Aucune, sans doute. Nul ne vous blâmera en toute bonne foi de nous laisser passer.
— Certes, certes. Voici pourquoi Tim Bombardier consent bien volontiers à ton transit, te souhaite bon voyage et accompagne tes entreprises de ses prières, gente dame.
Et sans même que le gobelin n’ai fait un geste dans sa direction, une grande porte de pierre, jusque là fondue dans le vieux décor de bas-reliefs, dissimulée dans le mur du fond de la pièce s’ouvrit, dans un silence total.
— Messire gobelin, votre sagesse et votre bonté font honneur à votre race, et s’il advient que je survive à cette aventure, j’irai en tout lieu répandre louanges et flatteries sur votre nom, et nul jamais ne pourra plus insulter la gent gobeline devant moi sans en être vertement chapitré.
— Tim Bombardier s’en trouve heureux, tout est bien qui finit bien donc !
— Certes. Enfin, si bien sûr je survis à cette aventure, comme je vous l’ai dit.
— Tu sembles en douter ?
— Hélas, je ne suis qu’une faible femme, la ruse est mon arme bien plus que l’arc ou le sabre. Que puis-je faire contre les forces aveugles et stupides lancées contre moi par 1’esprit maléfique qui, implacable, me persécute ?
— Triste histoire.
— En effet, car si en votre compagnie je me sens en parfaite sécurité, ma position sera des plus préoccupantes dès que je sortirai. C’est bien pour cela que je m’étais entourée de ces compagnons qui, pour maladroits et impulsifs qu’ils puissent être, me faisaient une escorte passable.
Le gobelin se dandina sur ses courtes jambes arquées et cracha par terre. Il tentait de dissimuler un sourire amusé. Vertu poursuivit.
— Mais j’y songe, peut-être m’est-il permis d’espérer que parmi vous grandes qualités d’âme, dont j’ai eu un inestimable aperçu, vous soyez en outre doté de cette vertu rare qui distingue les grands guerriers, et qui est la magnanimité ?
— La magnanimité ? Ah j’y suis, tu parles de tes compagnons. Mais supposons, je dis bien supposons, que Tim Bombardier ait le pouvoir de les libérer des chaînes qui sont désormais les leurs, je me demande pourquoi il le ferait. Ce n’est pas moi qui suis allé les chercher, ils ont surgi dans cet antre avec l’intention de tuer Tim Bombardier, ils ont bien mérité le sort qui est le leur.
— Certes, certes, vous êtes tout à fait dans votre droit. C’est pourquoi je fais appel non à votre sens de la justice, car mes compagnons sont inexcusables, mais à votre bienveillance. Ce ne sont que des idiots, des brutes sans beaucoup de cervelle comme vous avez pu le constater. Toutefois, peut-être accepteriez-vous de les libérer contre une modeste compensation qui, sans bien sûr égaler le préjudice que vous avez subi, serait en quelque sorte une preuve de bonne foi de ma part, un gage d’attachement et de sincère repentir, pour tout dire un présent.
— Um… continue…
— J’ai ici dans ma besace un joyau précieux, un rubis gros comme le pouce… voyez à la lumière la pureté de cette pierre splendide qui…
— Oui, oui… Mais Tim Bombardier ne s’intéresse pas à de telles richesses. Il a des aspirations plus nobles et plus élevées. Il recherche non pas la simple valeur vénale des choses, mais leur valeur esthétique. Voyez le triste endroit où je vis depuis si longtemps, quelle pitié, quelle décrépitude… Il me faut, pour l’agrémenter, de jolies choses. Tenez, puisqu’on parle de joyaux, j’ai eu vent d’une certaine breloque…
Nous y voilà , se dit alors Vertu, sans cesser toutefois d’arborer son air niais des grands jours.
— … J’ai eu autrefois en ma possession un bijou dont j’ai été injustement spolié voici bien des années par le mage qui a bâti ce donjon, puisse son âme pourrir pour l’éternité dans les chaudrons de Nyshra. Après sa chute, les elfes de Sandunalsalennar s’emparèrent du bijou et, à ce qu’on m’a raconté, le conservent depuis lors dans un temple dédié à un de leurs dieux, Ankhénabos, le Père des Os. Le bijou en question est facile à reconnaître, il s’agit d’un simple bracelet fait de petits ossements de rats, incrusté de douze pierres fines. Il n’a pas grande valeur, je le crains, si ce n’est que j’y tiens car il me rappelle l’heureux temps où, libre et heureux, j’errais à la surface de la terre.
— Voilà qui est très légitime. Mais dites moi, est-il gardé, ce temple ?
— Je le crains. Le bracelet est en outre, toujours d’après ce qu’on m’en a dit, enfermé dans une châsse d’or, gardée dans le saint des saints, une petite crypte dont l’entrée est derrière l’autel. Il y a des pièges, des protections magiques, des gardiens peut-être.
— Ah. C’est ennuyeux. Il y a plusieurs obstacles qui se dressent devant moi. Tout d’abord, nous sommes venus par l’entrée du donjon qui donne à l’extérieur de Sandunalsalennar, et je me vois mal revenir seule à la cité des elfes et frapper à la porte en demandant qu’on m’ouvre pour que je puisse piller un temple.
— Ce problème n’en est pas un. Il se trouve en effet que cette salle est équipée d’un autre passage secret menant à un labyrinthe, dont une issue débouche dans la cité de Sandunalsalennar, précisément dans le quartier voisin du temple.
— Voilà une bonne nouvelle. En revanche, un second point est plus ennuyeux. En effet, je connais un peu l’art de dérober ce qui est précieux, et mon expérience m’incite à penser que ce temple est hors de ma portée si je m’y aventure seule. Il me faudrait m’assurer le concours de mes compagnons pour avoir de bonnes chances de réussite.
— Vraiment ? Je ne serais pas avisé de vous laisser repartir avec vos amis, je crois.
— Alors, avec trois d’entre eux seulement, vous conserveriez ici les autres. J’attire votre attention sur le fait que mon échec dans ce vol ne vous rapporterait rien, alors que ma réussite vous assurerait le retour d’un bien auquel vous tenez.
— Soit, je consens à faire revenir un de tes compagnons pour t’aider, mais un seul. Fais ton choix.
— Voilà une sage décision, Tim Bombardier.
Vertu considéra ses huit compagnons. Lequel serait le plus à même de la seconder ? De quelles capacités avait-elle besoin dans son entreprise ? Le choix fut vite fait.
— Réveillez Morgoth je vous prie, c’est le jeune sorcier. Ses sorts me seront précieux.
— Bien, un choix intéressant, c’est en effet un courageux combattant qui complète merveilleusement tes propres capacités.
Et le gobelin lança une complexe conjuration, déployant autour de lui des volutes de vapeur noire et poisseuse qui, irrésistiblement attirées, s’enroulèrent autour du sorcier pétrifié. Il fallut quelques secondes pour qu’il reprit ses couleurs et sa molle texture, puis s’effondre, choqué.
— Un malaise qui disparaîtra bien vite. Voici la porte qui mène à la cité des elfes (il désigna un espace noir entre deux colonnes, qu’un promeneur distrait n’aurait sans doute pas remarqué). N’oubliez pas, le temple d’Ankhénabos, la crypte, la châsse, le bracelet, c’est tout ce que je veux pour libérer vos compagnons, sans quoi pour l’éternité, leurs corps resteront inertes, hi hi hi !
Et pour appuyer son propos, il se gratta vigoureusement l’entrejambe.
— Xy !
Le cri de Morgoth, qui laissait peu de doutes sur les sentiments qu’il éprouvait pour l’elfe, dont il prit le corps ensanglanté dans ses bras. Elle respirait faiblement, mais ses blessures semblaient sans gravité.
— Elle n’est qu’endormie, jeune homme, le rassura le gobelin. Ne crains pas pour sa santé ni pour celle de tes autres compagnons. Ton amie ici présente t’expliquera par quel moyen tu peux l’éveiller. Pars avec elle maintenant, et remercie tes dieux d’avoir placé à tes côtés une si habile personne pour te guider.
— Et donc, le blanc chevalier se précipita au chevet de la belle endormie…
— Quoi ? Qu’y a-t-il ?
— Oh je ne te reproche rien, après tout tu es un homme, et Xyixiant’h est une elfe particulièrement jolie. Ne fais donc pas cette tête, j’ai remarqué que tu avais des tendres sentiments à son égard, ne nie pas, ton attitude tout à l’heure était parlante.
— Et bien oui, je l’avoue.
— C’est beau la jeunesse. Tu as raison, profites-en tant que tu peux. Cependant, je voudrais te mettre en garde.
— Contre quoi ?
— Contre les illusions que tu pourrais te faire Ă son Ă©gard. Enfin, tu es bien conscient que ce n’est pas une fille pour toi, n’est-ce pas ?
— Comment cela ?
— Et bien… enfin, elle est trop bien pour toi, pour dire les choses franchement. Que ça ne t’empêche pas d’essayer, ça vaut le coup, mais bon, honnêtement, tes chances sont maigres de… enfin, d’arriver à tes fins avec elle. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Kof kof… Rien, j’ai dû attraper froid dans ces couloirs. Dis moi, pour en revenir à nos moutons, crois-tu qu’on puisse lui faire confiance à ce gobelin ?
— Pas le moins du monde. C’est un salopard de la pire des espèces : celle des balèzes malins. Il va essayer de nous rouler, c’est certain.
— Mais heureusement, tu as un plan.
— Ben… disons, des éléments de plan. Tiens, n’as-tu pas remarqué quelque chose d’étrange dans la manière dont il vous a tous mis hors de course ?
— À part le fait qu’un gobelin aplatisse huit aventuriers en trente secondes ? Je ne vois pas.
— Songes-y, il vous a tous pétrifiés…
— …Sauf Xy…
— Très juste. Et qu’est-ce qu’elle a donc de particulier, ta Xy ?
— C’est une elfe ?
— Ben ça, ça reste à prouver. D’ailleurs, Sarlander aussi est un elfe, ça ne l’empêche pas d’orner l’antre du gob de si artistique façon. Non, je pensais à autre chose, en fait, tout ce qu’elle a de particulier, ta copine, c’est son armure. Tu te rends compte, de l’écaille de mordoré ! C’est pas banal.
— Oui, ça protège bien, mais quel rapport ?
— Ah là là , et c’est moi qui suis obligé de t’apprendre ça à toi le sorcier… Sache que l’écaille de dragon mordoré ne se contente pas de protéger celui qui la porte contre les attaques magiques, elle peut aussi, dans une certaine mesure, les réfléchir ! Si ce que tu m’as raconté est vrai, l’attaque pétrifiante de Tim Bombardier est semblable à celle du basilic ou de la méduse, c’est un regard, une sorte de lumière magique.
— Je comprends, et selon toi, il a craint de lancer son attaque sur Xy car il risquait de se la voir renvoyée…
— …ce qui implique qu’il n’est pas immunisé contre son propre pouvoir !
— Tu as raison, voilà un élément qui peut nous redonner espoir. Mais dis-moi, sais-tu comment un misérable gobelin a pu se retrouver avec une telle puissance ? Ces créatures sont généralement lâches et faibles, et n’attaquent que par surprise et avec un considérable avantage numérique, on ne m’avait jamais parlé de représentants d’une telle puissance.
— C’est vrai, c’est très suspect. Peut-être s’agit-il d’une créature surpuissante, telle qu’un dragon ou un démon, qui aura pris cette forme pour tromper son monde. Ou bien alors tire-t-il sa puissance de quelque…
— Oui ?
— Nyshra Vengeresse, le bracelet ! Voilà pourquoi il y tient tant, c’est sans doute ce bracelet qui lui donne son pouvoir. Et je pense que s’il souhaite tant le retrouver, c’est pour quitter enfin cet endroit qui doit être pour lui une prison. Réfléchis, s’il avait le pouvoir d’en sortir, il serait allé lui-même chercher le bracelet au lieu de nous envoyer faire ses courses. Il s’y intéresse bien plus qu’il a bien voulu me le dire, car il savait très bien où se trouvait sa breloque, ce qui implique que d’une manière ou d’une autre, il a cherché à se renseigner. Nous ne sommes que les derniers éléments d’un plan qu’il a dû mûrir de longue date. Les trolls qu’il avait dans son antre étaient bien trop stupides pour faire des voleurs efficaces, il lui fallait des gens comme nous.
— Je ne peux qu’admirer ta logique.
— Toute cette histoire commence à prendre une cohérence. Poursuivons, et nous trouverons peut-être en route un bon moyen de le vaincre et de rendre leur liberté à nos compagnons. Mais… attends, je crois que… Vite, derrière ce rocher !
Une volée de projectiles claqua là où Vertu et Morgoth se trouvaient un instant plus tôt. Ils trouvèrent refuge dans une anfractuosité du tunnel irrégulier qu’ils suivaient depuis quelques minutes.
— Une embuscade, j’aurais dû m’y attendre. Un tel labyrinthe sans monstre, c’était trop beau !
— C’est quoi ?
— Je ne sais pas, ils sont plusieurs… Regarde ce qu’ils nous ont lancé, des cailloux, des flèches sans pointe, ce ne sont pas de vrais projectiles de guerre mais un vague rebut. Je pense que ce n’est pas trop dangereux, mais soyons prudents. Je vais tenter une sortie pour en apprendre plus.
Et avant que Morgoth n’ai pu l’en dissuader, la voleuse, sabre au clair, sortit dans le couloir en opérant un roulé-boulé. Elle se retrouva face à la direction dont étaient venus les traits meurtriers. Il n’y avait rien que le noir le plus absolu. Soudain, une petite créature se laissa tomber sur elle depuis le plafond où elle s’était tapie, et tenta de la poignarder d’une lame qui n’était plus que rouille et ébréchure. C’est ce moment que choisirent ceux qui étaient embusqués pour sortir à la lumière, avec d’évidentes intentions. La situation serait devenue préoccupante si Morgoth n’avait alors surgi de son réduit. Maniant avec dextérité la lourde boule de sa chaîne de combat, il frappa le crâne osseux de la bête étique qui chût par terre, sans vie. Puis il s’adossa à sa collègue faisant tourner sa chaîne devant lui tandis qu’elle rengainait son sabre pour encocher une flèche. La meute braillante des créatures emplissait maintenant le tunnel, grimpant aux murs, sautant les uns par-dessus les autres dans une pagaïe qui aurait été risible en d’autres circonstances. Vertu décocha ses traits aussi vite qu’elle put, car l’ennemi était proche, et soudain on eut dit qu’il pleuvait du bois et du fer les premiers rangs de ces répugnantes créatures qui s’effondrèrent en grand nombre, formant bientôt un monticule sanglant. Voyant cela, les plus avisés de ces humanoïdes se débandèrent, suivis par les autres, qui laissèrent sur le champ de bataille leurs armes et les corps de leurs frères.
— Ben finalement, il est pas mal du tout mon petit arc.
— Tu as tiré tout ça comme flèches ? Bravo, bel exploit. Ce sont aussi des gobelins non ?
— Oui, ça c’est des gobelins comme je connais. Vite, fouillons les cadavres avant que les autres ne rappliquent. Et bien, aide-moi donc, ne reste pas planté là  !
— Tu crois qu’ils ont quelque chose qui puisse nous intéresser ?
— Oh ça m’étonnerait, cette engeance accorde plus de valeur à ses excréments qu’à l’or. Il n’y a qu’à voir l’état de leurs pauvres vêtements et de leurs armes. Celui-là rien, celui-là non plus… Tiens, en voilà un qui avait trois pièces d’argent. On dirait de la monnaie elfique… je pense que ces gobs sont en rapport avec Sandunalsalennar, nous sommes sur la bonne voie. Poursuivons. Eh mais… celui-là , il fait le mort ! Viens ici mon petit bonhomme, et raconte moi un peu ce que tu sais.
— Vrittaï dagobaï ! Ritti ritti ritti !
— Oui, je connais tout ça. Arrête tes singeries et dis moi où est la sortie de ce labyrinthe.
Le petit gobelin cessa d’agiter ses membres sales et griffus, voyant que ça ne menait à rien, et retrouva un semblant de calme.
— Euh… vous promettez de ne pas me taper ?
— Oui, oui. La sortie, c’est où ?
— Plein plein il y en a, des sorties. Partout. Mais seuls les rusés gobelins les connaissent !
— Et elles donnent où, ces sorties ?
— Dans la forêt, dans les égouts de la cité des elfes… nombreuses les sorties. Mais Nobnob les connaît toutes, c’est certain.
— Et je suppose que c’est toi, Nobnob ? Pas la peine de répondre. Nous cherchons l’issue qui se trouve dans la cité des elfes, non loin du temple d’Ankhénabos, peut-être connais-tu cet endroit ?
— Oh oui, Nobnob y est allé souvent ! Caché, il a observé les elfes, il a discuté avec eux, il a même vu l’intérieur du temple !
— Eh, mais tu m’as l’air d’un débrouillard toi ! Et que dirais-tu d’un marché ?
La langue des elfes était parlée sur la terre bien avant que l’humanité ne bredouille ses premiers grognements postillonneux, et si elle avait subtilement évolué au cours des millénaires, ce n’était que pour s’approcher toujours un peu plus d’un idéal de pureté du vocabulaire et d’équilibre dans la grammaire, dans le souci d’offrir aux aèdes et aux troubadours le plus doux des outils pour exercer leur art. Dans la nuit sans lune de Sandunalsalennar, assemblés autour d’un carrosse d’or et de bois précieux, trois elfes conféraient en cette langue fleurie aux accents emplis d’une nostalgie évoquant les temps à jamais révolus qui pour les hommes ne sont que rêves et légendes à demi oubliées.
— ’culé, sur la vie d’ma mère, c’est trop une tassepé c’te meuf !
— J’te parle pas d’ça, j’te dis qu’elle est bonne avec son p’tit uc qu’elle s’trimballe, là …
— Eh bouffon, t’as vu sa tronche de biais? C’est miss thon, j’peux pas sortir avec ce camion, sans dec, c’est trop la tehon !
— Qu’est-ce qu’y m’raconte ce ouf, c’est pas pour te marier avec, tu t’la bouillaves et puis c’est tout! Qu’est-ce tu t’en fous la gueule ?
— Ben, j’préfère encore la gueule à ma main si c’est juste pour ça.
— Va niquer ta mère, bââââtard !
— Oh, les deux glands, c’est bientôt fini les histoires de grognasses ? On s’la repeint cette caisse oui ou merde ?
— Ah ouais, OK Nothoriel.
— Escuse Nothoriel. Oh putain, ça bouge là -bas ! 22, cassos !
— T’as vu jouer ça où Einstein? Y z’embauchent pas des gobs chez les condés. Eh, mais c’est le p’tit père Nobnob! Viens là mon gars, ramène ta fraise.
— Dagobaï!
— Comme tu dis. Alors mec, qu’esse tu racontes ? T’amènes le nouveau lot de champignons gris ? Tu sais, les p’tits champignons, miam miam.
— Oh non, c’est autre chose que je ramène. De l’or, j’en ai pour vous. Cinquante ducats chacun, si ça vous intéresse.
— Un peu ! C’est quoi le plan ?
— Juste un objet à voler, un simple petit objet...
— Où ?
— Dans la crypte du temple d’Ankhénabos.
— Facile! C’est presque vide la nuit.
— Alors voilà …
À cent pas de là , abrités sous le porche lépreux d’une maison délabrée dont le propriétaire légitime avait depuis longtemps renoncé à percevoir le loyer, Morgoth et Vertu se tenaient dans l’ombre, observant de loin le marché qui se concluait.
— Ah là là , tous les deux, tous seuls, à l’aventure… ça ne te rappelle pas le bon vieux temps ?
— Tu as raison, Galleda, notre petit numéro de théâtre, tout ça, que de souvenirs… j’étais naïf et bien gentil alors. On s’amusait bien mine de rien, c’était la belle époque.
— Oui, tu l’as dit, la belle époque.
Vertu se tut un instant.
— C’était il y a trois mois.
— C’est tout ? Perceventre et pain d’ergot, mais tu as raison… j’ai l’impression d’avoir passé toute une vie sur les routes !
— Et moi qu’est-ce que je devrais dire, ça fait vingt ans que je crapahute de donjon en château et de guilde en auberge.
— Tu as quel âge ?
— J’ai commencé très jeune, répliqua la voleuse sur un ton qui coupait cours à la conversation.
— En tout cas, je ne comprends pas pourquoi on n’y va pas nous mêmes.
— Il se trouve que je ne connais pas les lieux, et que je n’ai pas le temps de faire une reconnaissance. Les cambrioleurs qui partent à l’aveuglette finissent rarement leur carrière avec leurs mains aux bouts de leurs bras, vois-tu. Nobnob prétend que ce ces types sont parmi les meilleurs voleurs de Sandunalsalennar et qu’ils traînent dans le quartier depuis leur plus jeune âge. Si c’est vrai, ils n’auront aucun mal à ramener le bracelet, et si c’est faux, c’est eux qui se feront prendre et pas nous.
— Je ne pensais pas que tu étais du genre à gaspiller ton or. Quatre cent pièces, c’est une somme !
— Je ne le gaspille pas. J’achète de la sécurité. En outre ce n’est pas mon or, c’est celui des autres imbéciles. Je ne vois pas pourquoi JE devrais payer pour réparer LEURS conneries, je compte donc bien défalquer ces menus frais de leurs parts et pas de la mienne. Faudrait voir à pas trop me prendre pour une conne.
— Et… tu vas peut-être me trouver un peu naïf, mais pourquoi voler ce bracelet ? Nous en avons besoin pour libérer nos amis, je suis sûr que la reine des elfes nous en aurait volontiers fait cadeau si cela pouvait nous aider à accomplir une quête qu’elle nous a confiée.
— Si j’ai bien compris, tu voulais qu’on retourne pleurnicher dans les jupes de la reine moins d’une nuitée après l’avoir quittée, pour lui avouer que notre groupe est essentiellement constitué de pauvres béjaunes qui se sont fait taper par un vilain gob ?
— Euh…
— Je suis sûre que ça l’aurait fait marrer cinq minutes. En revanche, je ne suis pas convaincue que ça l’aurait incitée à nous donner un objet comme ce bracelet, qui est sans doute de quelque valeur puisqu’on le garde dans un temple. Voici pourquoi, pour plus de sûreté, j’ai décidé de le lui emprunter sans lui demander son avis.
— Je comprends. Attention, j’ai l’impression qu’on vient…
En effet, une forme hésitante progressait vers nos héros, pas très droit. Une forme menaçante et contrefaite qui ne cherchait pas à se dissimuler. Ils retinrent leurs souffles et se figèrent, mais trop tard, ils avaient été repérés. La créature vint vers eux, s’arrêta près, trop près, et dans un remugle pestilentiel, émit une série de borborygmes que l’on pourrait ainsi retranscrire :
— Eh… avez pas une petite pièce ? Hein ? Pour bouffer ?
— Non.
— Juste une toute petite pièce ? Allez quoi…
— Non, chuchota Vertu, partez !
— Ben d’accord, enfoirés va…
L’elfe aviné tourna casaque, repartit dans la nuit, fit trois pas, s’arrêta soudain, puis leva au ciel un poing encombré d’une amphore et rugit :
— SALAUDS D’BOURGEOIS !
Nobnob le gobelin revint plus tard en se dandinant, porteur de bonnes nouvelles. Les marauds elfes avaient, selon ses dires, accepté l’affaire pour le prix convenu. Ils allèrent dissimuler sous quelque bâche le carrosse que, de toute évidence, ils avaient volé dans les quartiers riches, puis se dirigèrent d’un pas extrêmement louche et suspect vers le temple d’Ankhénabos.
Ce quartier de Sandunalsalennar avait pour nom « Coulefleury », appellation toute administrative car ceux qui avaient le contestable privilège d’y être nés, ainsi que ceux qui n’y avaient jamais mis les pieds et faisaient de longs détours pour l’éviter, l’appelaient tous « The Hood » ce qui, en Énochien Archaïque, signifiait « La Zone ». Dans un vallon ombragé, pour ne pas dire obscur et humide, autour d’une végétation pisseuse et contrefaite, s’étaient assemblés tout ce que la glorieuse cité elfique comptait de laissés pour comptes, de miséreux, d’inadaptés sociaux, de fripons de toutes sortes. Il était heureux que la nuit fut noire et l’éclairage public inexistant (les elfes ont une excellente vision nocturne), car cela empêchait nos héros d’avoir un aperçu trop explicite des lieux, du linge troué pendant aux fenêtres, des habitants édentés et sales pataugeant dans la boue, des ordures amassées en monticules autour desquels patrouillaient celles des mouches qui n’étaient pas occupées à butiner la crasse des elfes endormis le long des caniveaux, calés dans les ruelles ou, pour les plus chanceux, occupants d’un tonneau. Tous, ici, ne vivaient pas dans la rue cependant, la majeure partie des habitants du Hood trouvaient à se loger dans les nombreux immeubles de pierre et de mortier du quartier, hauts parfois de cinq ou six étages, entassés les uns contre selon un agencement qui avait plus à voir avec le rendement de l’investissement immobilier qu’avec le bon sens. De l’intérieur, des conditions de vie qu’on y trouvait, de l’insalubrité et de la promiscuité, Vertu et Morgoth ne pouvaient que se faire une vague idée, qu’ils ne s’empressèrent pas de confronter à l’expérience.
Le temple d’Ankhénabos était planté là , sans allée monumentale, sans parvis, sans même une rue qui en fasse le tour, tout juste posé au milieu des immeubles qu’il dominait et qui s’adossaient à ses flancs de granite gris, ouvrant ses trois arches sacrées dans une rue des plus quelconques. Nos aventuriers virent les trois voleurs passer devant l’entrée sans lui prêter attention, puis tourner dans une ruelle voisine. Lorsqu’ils y furent eux-mêmes, ce fut pour apercevoir une porte qui se fermait, celle d’un immeuble particulièrement banal mitoyen de l’édifice consacré.
— Dagobaï! Ils vont passer par la cave, ça communique.
— J’avais compris. Combien de temps ça va prendre ?
— Au moins une heure. Le chemin est long, il faut le faire lentement pour éviter les nombreux pièges.
— Ben dis donc, tu connais bien les lieux toi, j’ai l’impression. Où leur as-tu donné rendez-vous à tes trois pendards ?
— Devant le temple, devant le temple. Oui, devant les trois portes.
— C’est pas bien malin, mais bon… Tu m’avais parlé d’un fourgue ouvert la nuit, qui vend de tout…
— Oui oui, pas loin…
— Bien, voici cinq pièces d’or. Va le voir, et ramène moi ce dont nous avions convenu. Tu te souviens ?
— Oh oui madame, Nobnob se souvient. Je pourrais garder la monnaie ?
— Si tu veux. Fais vite, avant que les autres ne sortent.
Et derechef, le gobelin s’en fut dans la nuit, tandis que nos héros attendaient, en silence dans le noir.
Il revint moins d’une demi-heure plus tard, essoufflé, portant sur son dos bossu un objet plat plus haut que lui, emmailloté dans une étoffe grossière. Vertu jeta un œil au contenu, puis flatta le crâne ridé et chauve de l’humanoïde d’un air satisfait.
Bien que nous fussions à la saison où les nuits commencent à se faire longues, l’aurore commençait à poindre lorsque les trois brigands sortirent de la ruelle et vinrent s’asseoir devant les marches des trois portes. Nobnob partit à leur rencontre. Il les aborda, ils discutèrent brièvement, ils échangèrent quelque chose dans la pénombre. Puis ils se séparèrent, chacun partant de son côté.
— Voici, madame, le bracelet.
Vertu le prit et l’examina. Malgré le peu de lumière, il correspondait à la description de Tim Bombardier.
— Alors, madame est satisfaite ? Nobnob aura sa récompense ?
— Oh oui, répondit-elle d’un air sinistre, je vais te la donner. Tourne-toi, que je délie ma bourse à l’abri de ton regard.
— Oh oui madame.
Sans un bruit, la lame du sabre maudit sortit du fourreau, prĂŞte Ă mordre la chair. Mais Vertu interrompit soudain son geste et empoigna la bourse qui pendait Ă la ceinture du gobelin, qui Ă©tait lourde et sonnait bien plein.
— Mais… mais dis donc mon cochon, qu’est-ce que c’est que ça ?
— Euh… Nobnob a toujours un peu de monnaie sur lui.
— Dis moi pendard, tu as bien donné cent pièces d’or à chacun des trois voleurs comme je te l’avais dit, non ?
— Oh oui madame, oh oui. Quasiment.
— Quasiment ?
— Moins une petite commission servant à couvrir les frais…
— Tu leur as volé combien ?
— Ben… euh… cinquante.
— Cinquante en tout, ou cinquante chacun ?
— Chacun.
Et Vertu, Ă©clatant de rire, rengaina sa lame.
— Tiens, Nobnob le riche, en voici cent de mieux, comme prévu, tu les as bien méritées. Et que je ne revoie plus jamais ton vilain museau de crapaud malhonnête !
— C’est curieux, je n’ai pas l’impression de t’avoir été très utile dans cette histoire.
Nos héros étaient retournés dans le labyrinthe gobelineux, où cette fois les cousins de Nobnob s’étaient tenus à distance prudente. Ils avaient fait halte à quelque distance du coude après lequel on entrait dans l’antre de Tim Bombardier, afin de se reposer avant la confrontation avec le redoutable gobelin, toutefois l’inaction commençait à peser à Morgoth, que le sort de sa compagne inquiétait fort légitimement.
— C’est normal, lui répondit Vertu. Je n’avais aucun besoin de tes services pour récupérer le bracelet, mais c’est maintenant que tu vas m’être utile.
— En quoi, grands dieux ?
— Tu as toujours ce sort d’invisibilité si pratique ?
— Oui.
— Voilà donc comment on va faire : déballe la marchandise.
Le sorcier défit les linges crasseux qui protégeaient ce que le gobelin était parti acheter un peu plus tôt, et examina l’objet à la lueur de sa torche. Il s’agissait d’un grand miroir ovale, long comme le bras, cerclé de bois sombre.
— Et que veux-tu en faire ?
— Tu vas lancer ton sort sur ce miroir, qui va donc devenir invisible. Je vais passer devant, en le maintenant devant moi à l’aide de ces cordes. Comme ça, si notre ami Bombardier essaie de faire le coup de la statue, il aura une méchante surprise.
— L’idée me semble douteuse. Tu es sûre qu’un miroir invisible renvoie les regards paralysants ?
— Je l’ai déjà fait. C’est toi le sorcier, tu devrais savoir ça non ?
— Je ne suis pas sûr que cet emploi du sortilège d’invisibilité soit inclus dans le contrat de garantie.
— Si tu as un meilleur plan, je t’écoute.
— Murmble.
— C’est bien ce que je pensais. Allez, courage, tâchons de libérer nos pauvres compagnons.
Ils retrouvèrent Tim Bombardier en train de faire les cent pas dans la grande salle pleine de détritus, au milieu de leurs amis pétrifiés. Ils surprirent l’espace d’un instant une expression inquiète sur sa figure, qui laissa place à un grand sourire lorsqu’ils se montrèrent.
— Ah, revoici mes bons aventuriers, quel plaisir de vous revoir ! Notre affaire a-t-elle progressé ?
— Mais oui, réjouissez-vous, car je vous ramène le juste prix que vous demandez pour la libération de nos camarades. Voici le bracelet, si toutefois c’est bien celui dont nous avions convenu.
— Exactement ! C’est lui, je le reconnais !
Tim Bombardier sautillait sur place, très impatient, mais retenu visiblement par une grande crainte. Ses grands yeux jaunes écarquillés allaient frénétiquement du bracelet à Vertu, puis à Morgoth, puis au bracelet. Redoutait-il que quelque chose ne tourne mal à la dernière minute ? Cette attitude conforta Vertu dans l’idée que le Bracelet était réellement quelque chose de très précieux pour le gobelin, et qu’elle était maintenant en position de force.
— Puis-je espérer la libération de mes compagnons, dans ce cas ?
— Certes, certes. Donne-moi le bracelet.
— Oh, messire Bombardier, si je ne peux me mesurer à vous en matière de ruse, mais ne me croyez pas pour autant plus bête que je ne suis.
— Sais-tu que je pourrais te le prendre de force ?
— J’en suis consciente, toutefois j’ai soudain l’intuition que vous n’en ferez rien. Il y a quelque chose qui retient votre bras, n’est-ce pas ? Sans quoi il y a longtemps que vous m’auriez tuée.
— Sois maudite !
Brusquement, la face du gobelin avait perdu toute trace d’amitié feinte, elle n’était plus que haine. Sans préavis, le regard paralysant jaillit des yeux jaunes en direction de Vertu qui, d’instinct, tenta de se protéger avec son bras. Toutefois, elle n’en eut pas besoin, car son stratagème se révéla efficace. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, ce fut pour voir devant elle la statue grise d’un hideux gobelin aux yeux exorbités, la tête lancée dans sa direction.
— Victoire ! S’écria-t-elle.
— Mais nos compagnons ? Ils sont toujours pétrifiés, nous ne sommes pas plus avancés.
— Mais si nous sommes plus avancés. Réfléchis, nous voilà débarrassés de notre ennemi, nous avons maintenant tout le temps pour étudier le sort dont ils ont été les victimes. En tant que sorcier, tu peux peut-être voir ce qu’il en est, il doit bien exister un contre-sort.
— C’est plus facile à dire qu’à faire, figure-toi. Peut-être pourrais-je réveiller Xy, mais pour les autres… il faudrait que je cherche le sort adéquat dans les livres.
— Sinon, on peut toujours retourner à Sandunalsalennar et voir avec les elfes. Tant pis, on passera pour des cons. Comme tu vois, l’affaire a progressé, la deuxième porte est ouverte, son gardien est hors d’état de… euh… ça dure longtemps, la pétrification ?
— C’est permanent, jusqu’à ce qu’on lance un contresort, pourquoi ?
— Le… le gob là , il bouge…
En effet, l’aspect de Tim Bombardier s’était imperceptiblement modifié. La grise livrée se craquelait par endroit, se colorait à d’autres, et tandis que des cailloux et des cascades de poussière s’échappait de sa masse et tombaient sur le sol. Et effectivement, ses membres commençaient à bouger, tandis que son visage affichait maintenant une grimace de douleur et de haine mêlées.
— Tirons-nous ! Vite, dans le couloir !
Morgoth ne se le fit pas dire deux fois, et emboîta le pas à Vertu, qui avait détalé à une vitesse surprenante. Le jeune sorcier osa jeter un œil derrière lui, pour constater que le nabot maléfique avait recouvré ses vilaines couleurs et qu’après quelques instants de désorientation, il vociférait des imprécations et sautillait de plus belle. Il faillit heurter Vertu, qui avait fait halte quelques pas plus loin, à proximité du tournant derrière elle aurait dû s’abriter, et restait ostensiblement en vue de Tim Bombardier. Il la dépassa, et l’enjoignit de le suivre, mais elle lui fit signe de rester à couvert. Morgoth vit alors qu’elle tenait toujours à la main, bien en évidence, le bracelet d’os et de pierres fines, objet de la convoitise du gobelin.
— Et bien messire Bombardier, on dirait que nous voilà revenus à notre point de départ.
— Pas vraiment, humaine, les affaires de Tim Bombardier s’arrangent. Le bracelet s’est considérablement rapproché de moi, alors que tes amis ne sont pas plus animés qu’avant.
— Plus proche, mais pas assez à votre goût, je crois. J’avais vu juste, ce bijou de pacotille vous est précieux, et vous êtes prêt à payer un bon prix pour l’obtenir. Mais je n’abuserai pas de cette situation, et je me contenterai de réitérer ma demande : honorez votre parole, laissez repartir mes compagnons. Nous ne sommes pas vos ennemis, et pour ma part, ce bracelet ne m’est d’aucune utilité. En outre, vous ne risquez pas grand-chose à me rendre mes amis, votre force est telle que vous pourriez sans peine les vaincre de nouveau si d’aventure nous vous trahissions. Voyez comme le marché vous est propice et combien il vous coûte peu.
— Et si je refusais ? Qu’est-ce qui m’empêche de te paralyser et de prendre le bracelet ? Rends-le moi, te dis-je, et dans ma mansuétude, je te laisserai vivre.
— Peut-être votre regard pétrifiant peut-il franchir les limites de cette pièce, mais je pense que vous-même en êtes incapable. Quelque sortilège vous emprisonne là , et nous, nous sommes ici, à l’abri. Pétrifiez-moi autant qu’il vous plaira, combien de siècles s’écoulera-t-il avant que quelqu’un ne passe par ici pour prendre le bracelet et, imprudemment, vous le donner ? Sans compter que mon ami sorcier, qui se tient à l’abri, trouvera bien un procédé pour me tirer de cet embarras. Enfin, votre plan a un troisième inconvénient : j’ai déjà renvoyé une fois votre regard paralysant, je puis recommencer. Et cette fois, je me précipiterai pour briser la pierre que sera devenue votre chair avant même que vous ne retrouviez votre mobilité.
Le gobelin, visiblement, ne s’attendait pas à une telle résistance. Il tenta une nouvelle fois d’intimider Vertu.
— Puisque tu parles de briser Tim Bombardier, tu me rappelles que j’ai une autre solution. Peut-être, je dis bien peut-être, que je ne peux pas t’atteindre, mais tu reconnaîtras que je puis faire subir à tes compagnons le sort dont tu me menaces. Allons, par lequel vais-je commencer ?
— Si on en est là , il ne me reste plus qu’à briser le bracelet.
— NON!
Le cri strident avait jailli de la gorge contrefaite du gobelin, qui s’était rapproché du tunnel et se tenait maintenant à deux pas de l’entrée. Il se mordait les lèvres et roulait des yeux fous. Puis, se reprit partiellement, sans toutefois pouvoir dissimuler le tremblement de ses mains.
— Oh, après tout, brise le ! C’est la clé du sortilège, la seule chose qui me retienne dans cette pièce. Oui, je le voulais pour le détruire, ça t’étonne ? Vas-y, casse-le, et je jure, par le grand Nighur, dieu des gobelins, de te laisser partir avec tes amis. Craché.
— D’accord, cochon qui s’en dédit.
Et la voleuse arma son bras pour Ă©craser le bracelet contre la paroi de pierre humide.
— NON ! Non, ne fais pas ça… Tu as gagné, je vais libérer tes compagnons. Oui, tu es la plus forte, regarde, je les libère, je les libère. Ah là là , pauvre Tim Bombardier, toujours il perd, toujours il est misérable. La chance n’est pas avec lui, oh non.
Et tout en babillant comme un enfant pris le doigt dans le pot de confiture, il dissipa sans effort les sortilèges qui retenaient les membres de la compagnie, qui se retrouvèrent chancelants, mais libres de leurs mouvements.
— Venez, mes camarades, venez nous rejoindre.
Clopin-clopant, sans vraiment comprendre ce qui leur était arrivé, les sept infortunés accoururent auprès de leur chef, ravie de les accueillir.
— À moi maintenant, à moi ! Tim Bombardier a accompli sa part du marché, oh oui, il a droit à son prix ! Le bracelet, s’il te plait, belle dame, le petit bracelet de Tim Bombardier.
— Tu y tiens donc tant, à ton bracelet ? Et pour cause, je pense que sans ton bracelet, tu n’es plus rien, rien qu’un pitoyable gobelin.
— Oh oui, pitoyable, comme tous les gobelins. Pitié, gentille dame, rends-moi mon joli bracelet !
— Désolé Tim, n’y vois rien de personnel.
Et sans hésiter, elle écrasa le bracelet contre la dure pierre, et broya les fins ossements entre ses doigts. Et le hurlement déchirant de Tim Bombardier s’éleva et résonna dans tout le donjon.
— Boooooooh Booooooooooh !
— Allons, Vertu, était-ce bien nécessaire ? S’enquit Morgoth.
— Que serait-il advenu de nous si je le lui avais donné ? Crois-tu qu’il nous aurait laissé passer ? Lui faisais-tu confiance ? Vois, il ne représente plus une menace, ni un obstacle.
— Booooooooooh Booooooooooooooooh ! Se lamentait le gobelin prostré qui, tout espoir perdu, n’attendait plus que la mort.
— Tu as raison sans doute, Vertu. J’aurais pourtant aimé qu’il y ait un autre moyen.
— Boooh ooh… ooh… Bouh. Eh eh eh. Ah ah. Ah AH AH AH !
— Mais qu’est-ce qu’il a encore, ce gnome.
Et Tim Bombardier se releva. L’affliction avait quitté son visage. Aussi droit que le permettait sa condition gobeline, il toisa Vertu, sans un regard pour les compagnons assemblés, puis, sans subir le moindre désagrément, il franchit avec délectation le seuil du couloir.
— Il y avait tant d’années que j’attendais ce moment…
Il se planta devant la voleuse, dont le visage Ă©tait devenu livide et le front perlait de gouttes de sueur.
— Mais qu’est-ce qui t’étonne, fillette ? Ne te l’ai-je pas dit, ce bracelet me retenait prisonnier, et sitôt en ma possession, je l’aurais détruit, et vous avec. Il n’est pas né, l’humain qui se jouera de Tim Bombardier, celui dont la rouerie le font craindre des dieux eux-mêmes. Grâce à toi, me voici libre à nouveau. Ne devrais-je pas vous éliminer tous, pour prix de votre bêtise et de votre naïveté ? Sans doute. Non, ne crains rien. Au cours de notre affrontement verbal, j’ai juré devant mon dieu de te laisser passer avec tes compagnons, et par chance pour toi, Tim Bombardier est pieux et respectueux les vœux faits à son créateur. En outre, l’air frais me manque, ainsi que la cruelle lumière du soleil. Je n’ai que trop attendu, et j’ai perdu assez de temps avec vous. Adieu donc, et que je ne revoie jamais plus ta face plate et blafarde sur mon chemin.
Et sans se presser, Tim Bombardier passa devant les neuf compagnons du Gonfanon, avant de disparaître dans le dédale, chantant à tue-tête la chanson qu’il s’était consacrée.
Une salle de classe, dans le style communale des années 50, sentant bon « le tour de France par deux enfants », le chiffon crayeux et la leçon de vocabulaire. Figurant notamment aux murs, le tableau noir, une gravure évoquant la vie et l’œuvre du regretté président Carnot, la carte des départements Français, Alsace et Lorraine présentés en vert-de-boche. Quarante élèves en culottes courtes et cheveux ras assis à leurs pupitres, dans le silence le plus angoissant, les yeux plongés dans l’étude détaillée de la surface du bois et des graffitis laissés ici par leurs aïeux. Le carreau brisé d’une fenêtre laissant entrer à grands flots l’air glacé d’un sinistre mois d’octobre. La maîtresse, debout devant son estrade, tenant dans sa main droite un ballon de football. Elle attend la réponse à la question « À qui appartient ceci ? ».
Vous voyez la scène ?
Vous avez maintenant une idée assez juste de l’ambiance qui régnait dans l’ex-antre de Tim Bombardier tandis que Vertu, l’air peu amène, toisait ses féaux.
— Bon, alors je suppose que je n’ai aucun besoin de vous dire ce que je pense de votre conduite scandaleuse et indigne à mon égard, ni quelle opinion j’ai de votre consternante performance face à , je vous le rappelle, un gobelin. Tout ce que j’ai à vous dire, c’est que vous êtes nuls.
Elle garda le silence plusieurs secondes pour accueillir les protestations. Il n’y en eut pas.
— Ceci étant bien clair entre vous et moi, nous allons passer à la suite du programme. Mark, un scan.
— Oui, tout de suite.
Et le paladin, de nouveau, se mit à prier Hegan, son dieu (qu’il détestait chaque jour un peu plus) afin qu’il lui accorde clairvoyance et qu’il le mette en garde contre les créatures maléfiques qui traîneraient alentours.
— Le mal est présent, dans cette direction. Je ne perçois qu’une seule entité, mais le mal est puissant.
— Mouais. Le dernier gardien.
— Très bien, on y va, et pas de quartier ! On n’est pas des pédés !
— Hardi compagnons, partons au combat,
Pour notre patrie et pour notre roi,
Hardi les amis, plus d’un périra,
Mais aucun jamais ne perdra la foi…
— Holà , minute les gars, vous allez où comme ça ? On va se trouver une petite caverne bien tranquille, on va soigner les blessés, récupérer les sorts et dormir un bon coup.
Ainsi exhortés par Vertu, dont la devise était « prudente mais pas téméraire », ils ne firent pas trop de manière pour rebrousser chemin. L’atelier à golems était un excellent endroit pour faire halte, car il était équipé de deux issues, particularité appréciable en cas d’attaque. En outre, il se trouva qu’elle était suffisamment aérée pour permettre d’y faire un petit feu, ce qui permit de réchauffer des provisions. Les bons soins de Xyixiant’h furent prodigués à ceux qui en avaient besoin, puis les compagnons, après avoir convenu d’un tour de garde, prirent quelques heures de sommeil.
Ils ne furent pas dérangés, la zone ayant été convenablement sécurisée, et après ce repos, ils reprirent la route. L’antre de Tim Bombardier, désert, était maintenant sinistre. Tout au fond, la grande porte de pierre s’ouvrait sur des ténèbres peu engageantes.
— À moins qu’un courageux ne se déclare, je suppose que je passe la première, proposa Vertu avec fatalisme.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient…
— Oui Piété ?
— Me permettrez-vous de vous accompagner ?
— Toi aussi tu as peur que je barbote le trésor avant tout le monde ?
— Oh non bien sûr, j’ai totalement confiance en vous. C’est simplement que… comment dire, la dernière fois que vous êtes partie en avant-garde, vous avez couru de grands périls. Je n’aime pas trop vous savoir seule face au danger. En cas de problème, je pense que je pourrais vous apporter un soutien précieux, en outre la vie dans les bois m’a appris l’art de me déplacer en silence, je ne serais donc pas une trop grande charge pour vous.
— D’accord, je suis curieuse de voir ce que tu sais faire.
Ils pénétrèrent donc tous deux dans le couloir, qui était très haut de plafond. Bien qu’il portât une armure et qu’il fut d’un beau gabarit, Piété Legris ne faisait effectivement pas plus de bruit que la voleuse, qui s’en trouva bien aise. Les yeux exercés de Vertu étaient à même de déceler, dans l’obscurité presque totale qui régnait dans ce lieu, les reliefs sculptés dans les parois rocheuses, et elle s’en inquiétait fort car de telles sculptures souvent recelaient des pièges mortels. Le sol était dur, dallé sans doute, ce qui n’était pas vraiment à son goût, et le plafond résonnait d’une façon curieuse. Elle en découvrit rapidement la raison : le couloir finissait en biseau, et le plafond descendait selon une pente assez raide, jusqu’à rejoindre le sol, formant un cul-de-sac des plus étranges. Après s’être assurée qu’aucune dalle n’était piégée, et n’ayant observé aucune activité suspecte, Vertu ralluma sa lanterne et éclaira largement la scène.
Les murs latéraux auraient supporté de rester dans l’ombre : ils s’ornaient de serpents enlacés dont les écailles de céramique craquelée luisaient encore de vives couleurs, des motifs déplaisants. Le plafond était pour sa part laissé à la couleur naturelle de la pierre, toutefois les bâtisseurs avaient gravé, profondément et avec grand soin, un assez long texte en gros caractères Énochiens, qui évoquaient des griffes et des crocs hérissés de virgules.
— Blablabla… Blablabla when the Age of Darkness blablabla prophecy blabla eternal doom blablablabla The Chosen One blabla to thus who shall… Merde, y’a des thus… blablabla… Thou, pagan and… Oh putain, y’a des thou maintenant. Eh Morgoth, viens lire ça, y’a des thou et des thus tout plein là -dedans, ça craint.
— Hein ? Que se passe-t-il ?
Le sorcier accourut à toutes jambes, le ton de Vertu n’annonçait rien de bon.
— Non mais regarde moi ça, y’a des thou et des thus partout. Tiens, là un verbe en « th », je ne te mens pas !
— Et alors ?
— Ben… ça craint, c’est tout. Tout ça ne me dit rien qui vaille, c’est signe d’ancestrale malédiction, un truc de sorciers. En général quand on trouve ça, c’est dragon, démon, liche et tout le merdier. Eh, vous autres, ne touchez à rien.
— C’est bizarre, rêvassa Xyixiant’h tout haut, j’ai comme une impression confuse de déjà vu…
— Xy, laisse ce serpent tranquille.
— Oh, mais regarde, c’est tout doux, ça brille, c’est coloré, ça fait clic quand on appuie dessus. C’est sûrement une sorte de bouton, regarde, clic.
— Clic ?
— Ben oui, quand j’appuie ici, ça fait clic, regarde. Clic clic clic…
— Ah ouais, renchérit Ghibli, c’est rigolo regardez, clic clic cloc. Cloc ?
— …
— AAAAHHHH !!!
Par la suite, Morgoth n’eut que de très vagues souvenirs des secondes tumultueuses qui suivirent, qui lui semblèrent se fondre dans un magma de bleus, de bosses, et de cris étouffés. Plus tard, confrontant son expérience à celle des autres, il parvint à comprendre que le sol s’était dérobé sous leurs pas, basculant d’une seule pièce jusqu’à se placer parallèlement au plafond (et donc, pour former une forte pente). Ils avaient donc chu et roulé sur une distance de plusieurs kilomètres (selon ses estimations du moment, une quarantaine de pas selon celles de Ghibli dont les avis en la matière étaient plus réalistes). Ils finirent par atterrir dans une salle qui, à première vue, semblait grande, et avant même d’avoir eu le loisir de se désempiler, ils entendirent :
— Huuuûû… zzzvvvVVBBBBBBRRRRRAAAAA !
C’est une transcription approximative, car la bête qui était responsable de cette cacophonie épouvantable était garnie de plusieurs organes phonatoires, ainsi que d’une étonnante variété d’appendices plus ou moins bruyants qui lui poussaient partout. Elle se leva sur ses multiples pattes aux aspects divers et, de guingois, se mit dans la position qui lui sembla la plus adaptée à la bataille. La chose était d’une taille déraisonnable, longue comme trois éléphants, lourde sans doute comme une douzaine. Son corps bouffi, dont tout un côté adipeux traînait par terre, était recouvert d’un patchwork de touffes d’énormes poils noirs et huileux, de plaques de cuir squameux et d’écailles difformes dont la violente polychromie était par bonheur atténuée par l’éclairage que fournissaient les torches et lanternes de la compagnie. Deux grandes ailes de chauve-souris garnissaient son dos, l’une parfaitement formée, l’autre réduite à un moignon tremblotant. Il y avait aussi une longue queue coudée ornée d’une sorte de voilure semblable aux nageoires dorsales de certains poissons, qui fouettait l’air avec hostilité. Plusieurs bouches, ornées pour certaines de becs tordus, pour d’autres de rogatons de dents, pour d’autres enfin des deux, s’ouvraient à même son corps répugnant et douloureux, mais les orifices les plus menaçants semblaient être ceux des deux têtes, puisqu’il fallait les appeler ainsi, dont l’abomination pouvait se prévaloir. L’une n’était qu’une masse de chair et d’os, comme un poing garni de crocs triangulaire, aveugle et hurlant, au bout d’un cou trapu et ridé, l’autre, plus grosse, arborait trois yeux d’aspects divers, ainsi qu’une langue bovine qui pendait sur trois pieds de long, un nez busqué à narine unique et un long maquis de cheveux blonds et très sales, comme si quelque dieu taquin avait décidé de singer les traits humains de la plus risible des façons. Plusieurs palpes annelés sortaient du corps difforme et se dirigeaient vers nos héros meurtris, pointant en avant des rangées de pointes suintant d’une huile claire. Les circonstances étaient telles que la conduite à tenir apparut clairement à tous, et la négociation n’était pas à l’ordre du jour.
Ghibli fut le premier à réagir, et sa hache la première à vrombir, mais elle fut dépassée en l’air par la flèche de Vertu qui se perdit dans le corps du monstre avec un bruit mou. En quelques secondes, le projectile disparut dans la masse jusqu’à l’empennage. De même, lorsque le fer de la hache naine mordit la chair torturée, il en jaillit un sang noir chargé de caillots, mais la blessure se referma rapidement et, s’il n’avait rappelé son arme sur le champ, il est vraisemblable que le guerrier l’aurait perdue à tout jamais dans les entrailles de la bête. Crânement – mais ils n’avaient guère le choix puisqu’ils étaient acculés – Mark, Sarlander se portèrent à l’assaut du colosse improbable, suivis de Monastorio qui avait troqué sa rapière pour son lourd bâton. Piété allait les imiter lorsque, sur l’injonction de Vertu, il se retint. Sans cesser d’arroser sa cible de ses traits, la voleuse commanda à Xyixiant’h de bénir le jeune guerrier d’un sort protecteur, car son armure était bien moins bonne que celles des autres. Pendant ce temps, Morgoth ne resta pas inactif, car dès qu’il se fut relevé et qu’il eut évalué la situation, il comprit à quoi il avait affaire.
Car la chimère qui lui faisait face ne lui était pas totalement inconnue, son aspect lui évoquait en effet irrésistiblement une autre monstruosité qu’il avait combattue, voici plusieurs semaines, un autre habitant des royaumes souterrains appelé « le Divisé », et qui était sans le fruit doute d’une expérience de nécromancie ayant mal tourné, un amalgame de chairs, d’âmes et de fluides magiques corrompus, tout juste apte à hurler sa souffrance et sa haine. Avec Vertu et Mark, ils l’avaient terrassé, et avaient ainsi libéré Xyixiant’h.
Donc, le sorcier, se prépara à lancer son sortilège d’éclair, car cette tactique avait bien réussi contre le précédent Monastorio avait atteint le voisinage du monstre, et le frappait avec son bâton qu’il tenait à bout de bras, pour ne pas trop s’approcher. Il ne paraissait pas vraiment habile à cet exercice, mais il y mettait du cœur. Ghibli, voyant qu’il n’obtiendrait pas de résultat avec sa méthode, se décida à rejoindre la mêlée et à user de sa hache au contact. Vertu concentrait ses efforts sur les tentacules, ayant noté que chaque coup au but à cet endroit provoquait un spasme de douleur. Ainsi, elle parvint à écarter ces membres mortels de ses compagnons qui purent se concentrer sur le corps flasque, que, tous unis, ils bûcheronnaient maintenant plus vite qu’il ne se régénérait. Soudain, la tête aux trois yeux jaillit et mordit Mark à la taille, lui infligeant une cruelle blessure malgré son armure noire. Soulevé dans les airs et transpercé par les crocs maladifs, il parvint toutefois à poursuivre le combat et frappa plusieurs coups de sa grande épée contre le long cou du monstre, qui lâcha sa proie. La bête ivre de rage tentait maintenant de piétiner ceux qui lui faisaient face, mais nos guerriers étaient habiles, et parvenaient à éviter les pattes massives et nombreuses, dont les assauts restaient maladroits. La queue monstrueuse fouetta alors l’air, frappant le nain et le paladin par surprise.
C’est alors que Morgoth lança son sortilège, qui illumina crûment les contours de la grotte et du monstre avant de frappe l’épiderme squameux. Mais si une partie de l’énergie se propagea comme prévu dans le corps de la bête, ravageant sa physiologie et le faisant bondir violemment vers le fond de la caverne, une autre partie du flux électrique fut expulsé par quelque phénomène de résistance magique, et une onde de choc frappa Piété et Monastorio, qui se trouvaient à proximité, et les sonna.
Clibanios, alors, révéla un talent caché. Prenant son luth à un instant où la musique était incongrue, il le retourna, pointant le manche vers le monstre qui déjà recouvrait quelques forces, puis actionna quelque mécanisme dissimulé dans la caisse de résonance en os. Il y eut comme un bref gémissement, et quelque chose d’invisible, impalpable, mais dont tous pouvaient sans peine attester de l’existence, frappa l’adversaire, dont brusquement les mouvements parurent plus gourds, plus lents. Vertu abandonna alors son arc et tira son sabre, elle coupa un tentacule qui la séparait de son ennemi, bondit à sa rencontre, trancha presque la tête aveugle qui expira dans un mugissement grave. À son tour, Xyixiant’h produisit un sortilège d’attaque, un complexe signe divin se forma au-dessus de sa tête, flamboyant, tournoya un instant, puis un mince rayon en sortit et frappa la tête restante en produisant un sifflement suraigu. Un autre rayon, de glace celui-là , sortit de la paume ouverte de Morgoth pour toucher le flanc du monstre qui, blessé, tomba enfin à terre. Vertu s’approcha alors de la tête restante, prenant appui sur un pied au sabot monstrueux, leva son arme pour achever l’abomination.
Un œil énorme s’ouvrit, un bel œil d’un vert profond, et qui la considérait, sans haine. Elle frappa, et le monstre mourut.
Le silence retomba aussi soudainement qu’il avait disparu, seulement troublé par la les gémissements des blessés. Sarlander porta secours à Ghibli et Mark, lequel était assez gravement touché. Piété, de constitution robuste, releva Monastorio et entreprit de lui prodiguer quelques soins, car il avait sur lui quelques herbes médicinales et la science des choses naturelles lui permettant de les utiliser. Vertu s’assurait du décès définitif de la créature, quant à Morgoth, il était auprès de Xy, laquelle, bien qu’elle n’ait été touchée en aucune façon, restée prostrée, assise à même le sol, le regard dans le vide.
— Prenez-garde, madame, prévint Piété. Une diablerie sort de la bête ! On dirait des spectres…
— Tu te trompes, répondit Morgoth, ce n’est pas un maléfice mais au contraire le triomphe du bien sur le mal. Cette créature malsaine n’a que trop longtemps retenu les âmes immortelles de ses victimes, dont elle se nourrissait. La bête morte, voici les âmes libérées qui s’envolent, rejoignant chacune le lieu de son repos éternel. Ce spectacle magnifique ne t’inspire-t-il pas de mystiques interrogations sur la nature de l’homme, la finalité de son existence et sa place au sein de l’univers ?
— Ben, ça m’inspire surtout l’envie de m’éloigner en courant.
— Ah. Enfin, quoiqu’il en soit, si j’ai raison, nous ne devrions pas tarder à voir surgir de ce corps difforme et pourrissant une lueur plus belle encore, le fragment d’âme qui fut volé jadis à ma chère Xyixiant’h, et qui devrait lui revenir. Vois, ce feu qui commence à s’extraire, il s’élève et hésite, puis trouve le chemin de son enveloppe charnelle. Voici le genre de miracle qui nous dépasse et nous émerveille, nous autres sorciers. Comme je l’avais supposé, il s’agissait bien du Divisé, dont le nom s’explique maintenant logiquement. Tandis qu’une partie de cette pauvre créature moisissait dans le précédent donjon où nous l’avons occise, attachée qu’elle était à la machine qui l’avait vue naître, l’autre partie avait pu s’échapper et, par quelque procédé, avait rejoint ce lieu. Sans doute le sorcier créateur de cette forteresse souterraine l’avait-il invoqué pour garder la troisième de ses maudites portes.
— Alors c’est une bonne nouvelle, se réjouit le jeune guerrier. Cela signifie que nous avons vaincu les trois gardiens, et que nous sortirons bientôt de ce trou à rat.
— Espérons-le, il ne manque plus qu’à trouver la porte.
— Je suppose, dit Vertu, qu’il s’agit de ce curieux porche en arc brisé où trois hautes marches conduisent à deux battants de pierre ornés de runes, rappelant furieusement les deux précédentes portes. Si la reine des elfes a dit vrai, et force nous est de constater que ça a été le cas jusqu’à présent, nous devrions trouver derrière le repaire du nécromancien auteur de ce donjon.
— Et le trésor, soupira Mark, qui malgré ses blessures parvenait encore à marcher. Au fait, et si quelqu’un me soignait ? Hein ?
— Mais tu vois bien qu’on est en panne de prêtresse, l’informa Vertu, t’as qu’à te finir à la main.
— Hein ?
— Imposition des mains, c’est un pouvoir du paladin, c’est livré dans le pack. Tu aurais dû lire un minimum le manuel avant de t’engager.
— Ah ouais, je suis con. Alors attends, comment on fait déjà ?
— Qui c’est qui veut imposer les nains ? Demanda Ghibli, soucieux de ces menaces fiscales.
— Oh, Xy, y’a quelqu’un ?
L’elfe avait repris une partie de ses esprits, et bien que ses mouvements fussent lents, elle parvint à se relever.
— Comment vas-tu ? S’enquit son amant, inquiet.
— …euh… bien. Bien. J’ai eu un accès de faiblesse, mais ça passe. C’était le Divisé…
— Oui, un autre fragment du Divisé. J’espère bien que c’était le dernier.
— J’ai des souvenirs… il me semble… ils sont encore emmêlés avec ceux du Divisé… quelle horreur que sa vie.
— Et tes souvenirs à toi, ceux de ta vie passée, te reviennent-ils ?
— Certains… oui, je crois que certains reviennent. Comme la reine l’avait prédit.
— À la bonne heure !
— Eh ! Oh !
Ils se retournèrent vers Ghibli, renfrogné.
— Si la dame a retrouvé ses facultés, elle pourrait peut-être voir à soigner les blessés, vu que c’est pour ça qu’on la paye.
— Oh oui, bien sûr, excuse ma distraction, compagnon. Montre tes blessures, et que la bénédiction de Melki les referme.
— Ouais, ouais. Et je vous préviens, le premier percepteur qui s’approche pour me taxer mon or au taux marginal de 52,5% hors CSG et RDS, je lui fais les tiers provisionnels à la hache, façon naine !
— Ah, tu aimes donc tant l’or ?
— Bien sûr, car je suis un nain. Le nain aime l’or, c’est atavique et tout le monde sait ça. Mais je ne peux espérer que tu comprennes ça, les elfes sont réputés pour aimer d’autres choses dans la vie.
— Oh, mais détrompe toi, j’aime beaucoup l’or. J’aime l’idée d’en avoir pleinplein et de crouler sous son poids. Lève le bras comme ça…
— Ah, voilà qui est bien parlé ! Je craignais un peu que tu sois de ces elfes gnangnan genre nostalgie monde perdu machin-bidule.
— Et pourquoi les elfes ne pourraient-ils pas aimer l’or ?
Ce fut Vertu qui répondit.
— Je suis mal placée pour te reprocher ton avidité, ma chère amie. Je suis pour ma part issue du peuple, et je ne crache pas sur les richesses, mais je ne suis qu’une pauvre humaine, ne trouves-tu pas que la cupidité est une passion un peu vulgaire pour un peuple raffiné comme le tien ?
— Et en quoi l’or serait-il vulgaire ? C’est un superbe métal, évoquant la gloire éternelle de l’astre du jour, et dont on fait de merveilleux bijoux. Et puis, l’or est utilisé pour payer les gens, pour récompenser leur travail. Si tout le monde estime que le travail est une noble chose, comment l’or, qui lui est équivalent, serait-il vulgaire ? Saviez-vous que c’étaient les humains qui avaient inventé l’usage de la monnaie ? J’ai toujours considéré que c’était un des principaux titres de gloire de votre race.
— Euh… oui, sans doute. Enfin ça, c’est le point de vue de quelqu’un qui n’en a jamais manqué. Bon, si tout le monde est sur pied, on se la fait cette lourde ?
La lourde donc, que je m’abstiendrai de décrire à nouveau, narguait nos héros de ses deux battants sournois. Vertu s’en approcha avec prudence, torche à la main, cherchant à éloigner quelque petit animal qui aurait pu se cacher dans l’ombre du chambranle. Puis elle s’intéressa à la porte elle-même.
— Morgoth, il y a marqué quoi là ?
— C’est de l’ancienne langue elfique, inscrite dans les caractères vénérables de…
— M’en fous de ta vie, ça raconte quoi ?
— Il est écrit ici que la porte est ouverte à qui veut la franchir. C’est plutôt une bonne nouvelle je trouve.
— Et que penses-tu de ce grand ovale blanc et plat, soigneusement poli, à cheval entre les deux battants ?
— Ben, c’est un… ovale…
— Tsss… mon pauvre Morgoth, pas encore prêt tu n’es. Allez, détecte-moi la magie.
— Tu crois ? Bon…
Il sortit donc son cristal de détection, tous les magiciens en avaient un, qu’en général ils considéraient comme un porte-bonheur, une sorte de fétiche. Celui de Morgoth était sans fioriture, juste retenu par une chaîne et un sertissage de cuivre ouvragé avec retenue. Le sorcier lança son sortilège, puis observa au travers du cristal la surface de la porte.
— Par les rhumatismes du chanoine Bidard ! Tu avais raison de te méfier, il y a un puissant glyphe de protection sur cette porte. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Les rhumatismes de qui ?
— Le chanoine Bidard. Un saint homme qui vivait dans un village non loin de là où je suis né… euh…
— Mais c’est quoi ces jurons ? Tu veux passer pour un couillon toute ta vie ou quoi
— Vertu a raison, renchérit Mark, j’ai connu des moniales qui auraient eu honte d’employer un vocabulaire aussi châtié. Mais lâche-toi donc, bougre d’âne, fais-nous des jurons qui aient de la gueule, quoi !
— Mais c’étaient de violents rhumatismes… tous ceux qui en ont été témoins ont été impressionnés…
— Allez, vas-y, jure un bon coup ! Allez, on t’écoute, sois un homme que diable !
— Euh… Tournelait de mauvais-œil ?
— Pfff…
— Charançon et ivraie d’août !
— Na-vrant.
— Vil faraud ! Pendard ! Triste sire !
— Mais merde, parle un peu d’organes génitaux, maudis les dieux, que sais-je !
— Euh… par les… par les…
— Oui ?
— Par les couilles de Nyshra !
Un silence glacé s’abattit sur la pièce. Ghibli jeta un regard inquiet au plafond.
— Bon, alors deux choses. D’une part, Nyshra est une déesse, elle est donc a priori réputée ne pas avoir de couilles. Et deuxièmement, c’est la déesse de la vengeance et de la destruction, et s’il est commun que l’on jure par elle, on évite autant que possible de l’insulter.
— Ah ?
— Laisse tomber, déplombe la porte.
Derrière la porte se trouvait, comme prévu, le laboratoire du sorcier qui, bien que défunt depuis longtemps, les avait bien éprouvés. Les aventuriers envoyés naguère par la reine des elfes avaient bien fait leur travail, et avaient tout nettoyé. Il ne restait rien, rien de rien. Non seulement tout ce qui avait de la valeur avait disparu, mais les marauds avaient emporté le mobilier, le matériel de laboratoire, et jusqu’aux fresques et bas-reliefs qui avaient orné les murs. Ils avaient même sorti les poubelles.
— Quel navrant panorama. Enfin, il faut voir l’aspect positif des choses, s’il y avait des pièges, ils les ont désamorcés ou déclenchés pour nous.
— Les salauds, ils ont tout piqué.
— À défaut de trésor, ce donjon nous aura été riche d’expériences. Xy ? Qu’est-ce que tu fous plantée là , viens, la sortie est par là . Xy ?
Mais Xy préférait rester plantée là , les yeux écarquillés, au milieu d’une des pièces désertes. C’est que depuis qu’on l’avait réveillée, dans l’autre donjon, aux côtés de l’autre Divisé, elle avait l’impression d’avoir oublié un détail. Bien sûr, elle avait oublié tout un tas de détails, puisqu’elle avait tout oublié de sa vie passée, mais celui-là , elle avait le sentiment diffus autant qu’irritant que c’était quelque chose d’assez important, voire d’assez fondamental.
Or, le détail en question venait de lui revenir, avec tout le reste de ses souvenirs.
Lorsque Morgoth tendit la main pour attraper son bras, elle poussa un cri strident et sortit en courant.
— Attrapez-la, ordonna Vertu, elle va finir par se faire mal.
— Ok, fit mark laconiquement avant d’étendre Xy en lui pratiquant le « coup de la corde à linge » lorsqu’elle parvint à sa hauteur.
— Mais t’es cinglé ? Réalisa soudain Morgoth.
— Ben quoi, je l’ai arrêtée.
— Mon dieu, la pauvre… Vite, faites quelque chose.
— Fais voir ? Intervint Vertu. Bah, elle n’a rien, elle est juste un peu sonnée, elle a le cuir épais. Mark va la porter, pour sa peine.
— Pfff…
— Voilà , c’est la dernière porte.
— Regardez, nota Piété, on entrevoit le jour par les interstices.
Tous étaient soulagés de quitter les entrailles de la terre pour retrouver le soleil.
— Voyons la clé de la reine. Préparez-vous, une mauvaise surprise est toujours possible.
La voleuse introduisit la clé dans la serrure et l’actionna. L’ancien mécanisme elfique, empreint de sortilèges subtils, joua sans problème, et la porte s’ouvrit toute grande, sur une scène qui frappa nos héros de surprise et d’horreur.
La porte s’ouvrait sur un panorama grandiose, dans un bosquet alpestre à flanc de colline, qui s’ouvrait largement sur un paysage spectaculaire de moyenne montagne. Dans les feux oranges du soleil se couchant sur les contreforts du Portolan, dont les crocs blancs déchiquetaient au loin les cieux pommelés, une grande forme noire se détachait, fièrement campée sur ses pieds bottés de cuir, à moins d’une dizaine de pas de là . C’était un de ces cavaliers sinistres, un Khazbûrn comme les appelait Ghibli, qui donc, contre un buisson, urinait en sifflotant « la Marche Impériale » (John Williams). Voyant arriver les aventuriers, il ouvrit deux grands yeux rouges et surpris.
Mark fut le premier à réagir et, oublieux de son fardeau, il brandit son épée flamboyante et se jeta sur le sombre ennemi. Les deux adversaires se ressemblaient, et s’il avait eu le temps de chausser son heaume, on aurait eu du mal à distinguer le bon de la brute (on considèrera ici que Mark est le bon). Le coup terrible mordit le bouclier ovale du maléfique cavalier, qui lui fut arraché. Un deuxième coup fut paré par le trident noir de la créature. Les deux combattants restèrent ainsi un bref instant, les armes emmêlées, se jaugeant, puis une flèche de Vertu passa à un pouce de la hanche de Mark pour se planter dans la cuisse de son ennemi. Il recula, un flot de vermine, d’insectes et de vers, jaillit sous ses pas, la hache de Ghibli vrombit et se planta dans le plastron de son armure. Piété et Monastorio se lancèrent en soutien de Mark, mais le trident les tenait à distance tandis que la légion des bestioles remontait le long de leurs jambes. Cependant, Sarlander avait utilisé ses talents d’elfe pour se faufiler rapidement dans les buissons et contourner le combattant à la triste figure. Celui-ci avait arraché l’arme de Ghibli et, maintenant, se battait à deux armes. Il parvint ainsi à parer les coups de Mark et Piété, puis les abattit, l’un après l’autre, de ses coups d’une puissance surnaturelle. Il avançait maintenant sur Monastorio, insensible aux traits que Vertu lui adressait, tandis que Ghibli, désarmé, était réduit à l’impuissance. Le guerrier Malachien vit alors que son bâton ne ferait pas le poids face à un si terrible ennemi. Il recula alors de quelques pas, avec précipitation, dévissa d’un geste sec une bague argentée qui sertissait son long et lourd bâton, puis éjecta ce qui se révéla être un fourreau recouvrant un bon tiers de la longueur, et dégagea ainsi une lame de deux pieds de long, sur laquelle courraient des flammes nerveuses et mortelles. Voyant cela, le cavalier noir eut une hésitation, et c’est à cet instant que Sarlander le frappa par derrière, de toute la puissance dont sa hache hurlante était capable. Le monstre se cabra, et Monastorio en profita pour planter sa lance dans l’abdomen, si fort qu’elle transperça doublement l’armure maléfique et ressortit de l’autre côté d’un bon pied. Très gravement blessé, il recula, trébucha, se releva, emportant les armes de ses ennemis. Sans se presser, Mark arriva et pensa achever le travail, faisant rouler la tête casquée dans l’herbe rase avec un gémissement de bûcheron. Mais le grand guerrier restait obstinément debout, et sans qu’on puisse savoir où il puisait sa force ni comment il s’orientait pour trouver ses proies, mais il continuait à brandir son trident de façon menaçante, et ne manifestait aucune envie de cesser le combat pour trouver le repos dans la mort.
— Écartez-vous de lui, fit alors Xy, d’une voix blanche.
Elle s’était relevée, éveillée par le fracas des armes, et se dressait maintenant, un peu à l’écart. Les mouvements lents et gracieux qui accompagnaient le lancement de son sortilège exprimaient maintenant une force nouvelle, ainsi qu’une grande lassitude. L’air se chargea progressivement d’une énergie bienfaisante, et toutefois terrible, et soudain, une colonne de feu sembla tomber du ciel et immola le cavalier sans tête, qui sans un cri, mit genou en terre, puis tomba sur le sol, pour ne plus se relever cette fois. Mark fut le premier à oser s’approcher du cadavre fumant, pressé de faire l’inventaire des trésors.
— Ben au moins on est fixés, ils ne sont pas du tout invincibles. Oh, mais regardez tout ce qu’on trouve ici… Quelqu’un a l’usage d’un trident magique ? Je crois que l’armure est irrécupérable hélas, un paysan pourrait en faire un épouvantail… Quelqu’un a retrouvé le bouclier ? Ah oui, le heaume, je suis curieux de savoir quelle tête avait ce monsieur…
Il prit donc le heaume, et le trouva vide. L’armure s’était affaissée, et à l’exception des flots de sang qui avaient irrigué l’herbe verte de la plaine, il n’y avait plus rien pour témoigner qu’un corps de chair l’avait occupée.
— C’est pas banal ça, commenta Ghibli qui avait récupéré le bouclier.
— Son âme torturée a rejoint les enfers, expliqua sentencieusement Sarlander, et notre mère la Terre ne veut plus porter son corps.
— Oh dites donc, il y a un truc qui cliquette dans le gantelet... Eh, venez voir, un anneau magique ! Serait-ce qu’on l’aurait déjà trouvé, ce fameux anneau ? Ah non, il ne correspond pas à la description.
— À quoi tu vois qu’il est magique, demanda Piété ?
— Ben, il est en jade poli orné de runes, il brille, il fait cling… Morgoth, tu peux nous dire ce que fait cet anneau ?
— Il fait cling. Je n’ai plus mon sortilège d’identification, mais vu que ce monsieur le portait au doigt, il est peu probable qu’il soit maudit, n’est-ce pas ?
— C’est l’évidence même.
— Donne, je vais l’essayer.
Un silence respectueux se fit autour de Morgoth, qui allait prendre là un grand risque. Pourquoi le prenait-il ? Rien ne le pressait, il aurait tout aussi bien pu attendre le lendemain, sans doute voulait-il impressionner ses compagnons, en particulier Xyixiant’h. Toujours est-il qu’il mit l’anneau à son majeur droit.
Aussitôt, sa bouche s’emplit d’un goût de fer et il fut pris d’une violente nausée, mais aussi d’un sentiment grisant. D’un coup, tout lui semblait plus facile, ses gestes étaient plus lourds, son cerveau plus rapide, tous ses sens lui paraissaient aussi plus aiguisés. Oh non, il n’était plus ce pitoyable petit sorcier, ce minable dont tous se moquaient, grâce à l’anneau, il savait qu’il pourrait bientôt faire de grandes choses, abattre les obstacles, écarter de sa route ceux qui l’avaient toujours méprisé, écrasé de leur supériorité. Il jeta un regard à ses compagnons, les pauvres compagnons, ils ne comprendraient sans doute pas, ils ne verraient jamais la grandeur, la gloire, la puissance à portée de main. Il fallait les écarter, ça lui apparaissait clairement maintenant, il fallait les sacrifier à l’œuvre pour qu’ensuite, le Maître soit satisfait. Il leva sa main, son cerveau bouillonnait d’une énergie magique bien au dessus de ce qu’il connaissait jusque là , ce serait facile…
Dun geste rageur, il arracha l’anneau de son doigt. Pourquoi n’avait-il pas succombé ? Comment avait-il résisté à une tentation qui en avait brisé de plus forts et de plus expérimentés que lui ? Peut-être était-il foncièrement bon et cette étincelle de bonté qui était en lui ne pouvait être éteinte par aucune force mystique. Peut-être sa loyauté envers ses compagnons lui avait-elle insufflé la force nécessaire. Peut-être avait-il réussi un save. Peut-être, simplement, était-il si fondamentalement lassé d’avoir été floué, berné et manipulé toute sa vie durant par des gens sans scrupules qu’il avait acquis une sorte d’immunité naturelle contre les belles promesses du mal.
Toujours est-il qu’en cet instant, Morgoth l’Empaleur accomplit un exploit digne d’admiration, dont lui seul connaissait la valeur, mais dont il tira jusqu’à la fin de sa vie une légitime fierté.
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1. Dans une poche interne de son pourpoint. Vous avez l’esprit mal tourné vous savez ?
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