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2010-10-19 07:39:59
Denis Lacorne, directeur de recherches Sciences Po
L'origine du mouvement ultraconservateur de la Tea Party est surprenante parce
que improvis e : Rick Santelli, journaliste sp cialis dans l'analyse de l'
volution des cours de la Bourse de Chicago sur la cha ne de t l vision CNBC,
exprimait sa col re, le 19 f vrier 2009, contre les profiteurs des politiques f
d rales.
Ceux-ci, assurait-il, achetaient des maisons gr ce des cr dits immobiliers
subventionn s par l'Etat ; ils abusaient du syst me sans subir la moindre
sanction, au d triment des citoyens honn tes qui payaient leurs imp ts et
remboursaient temps leurs pr ts hypoth caires. Il tait donc temps de r agir
de la fa on la plus vigoureuse contre le pr sident am ricain, Barack Obama, et
sa politique d'acc s facile la propri t . Pourquoi, alors, ne pas organiser,
Chicago, une protestation du style de la Tea Party au mois de juillet ?
Les mots taient l ch s : Rick Santelli proposait de faire revivre, au XXIe si
cle, une meute comparable celle qu'avaient organis e les r volutionnaires am
ricains, en 1773, pour protester contre les taxes impos es par la monarchie
anglaise sur les exportations de th destin es aux colonies d'Am rique du Nord.
Cette meute, appel e ironiquement Tea Party, consistait, alors, vider, dans
le port de Boston, des sacs de th saisis par les insurg s am ricains sur des
navires britanniques.
R bellion patriotique
L'appel la Tea Party symbolisait, en 2010, une r bellion patriotique contre
les exc s de l'Etat f d ral, contre le "Big Government", la r incarnation
moderne d'une monarchie abusive et d pensi re.
Ce rappel farfelu de l'histoire am ricaine, cette r appropriation d'un pass
lointain lanc e tout hasard par un journaliste passablement nerv , fut
habilement saisi par des militants conservateurs, proches du Parti r publicain,
qui d cid rent d'utiliser le label de la Tea Party pour signaler leur col re
contre l'establishment washingtonien. Tr s d centralis , priv de t nors
politiques, compos d'amateurs qui voulaient faire de la politique autrement,
le mouvement apparaissait ph m re et vou l' chec cause de ses incoh
rences.
Pourtant, en six mois, cette organisation a acquis une l gitimit , fond e sur
de surprenants succ s lectoraux dans six Etats, lors des primaires s
natoriales, en ao t. La cr dibilit du mouvement fut renforc e par le
ralliement de personnalit s conservatrices comme Sarah Palin, l'ex-gouverneure
de l'Alaska, ou Jim DeMint, le s nateur r publicain de la Caroline du Sud, qui
ont cru se reconna tre dans un courant qui leur tait au d part tranger.
"Sortez les sortants" ; "Affamez la b te", tels sont les slogans cl s d'une r
volte qui s'inscrit plus directement encore dans la tradition historique de
l'"antif d ralisme" - tradition d fendue par les adversaires du projet de
Constitution f d rale, r dig Philadelphie, en 1787. La crainte des antif d
ralistes tait qu'un Etat central trop puissant ne porte atteinte aux libert s
individuelles des citoyens, menac s de ruine par de nouveaux imp ts f d raux
destin s maintenir au pouvoir des parasites, imbus de grandeur et d vor s de
pr tentions aristocratiques.
"Ce nouveau pouvoir f d ral, crivait "Brutus", le pseudonyme de l'un des
leaders du mouvement antif d raliste, s'introduira dans tous les coins de la
ville et de la soci t ... et son langage sera toujours le m me, quelle que soit
la classe d'hommes ou les circonstances. Il leur dira "PAYER, PAYER"" (27 d
cembre 1787).
Les militants de la Tea Party, comme leurs anc tres antif d ralistes et les
partisans de Ronald Reagan, dans les ann es 1980, ou ceux de Ross Perot (le
candidat ind pendant l' lection pr sidentielle de 1992), veulent moins
d'Etat, moins d'imp ts et le retour l' quilibre budg taire. Ils d noncent le
co teux plan de sauvetage des banques, le plan de relance de l' conomie de 787
milliards de dollars (556,7 milliards d'euros), les d penses induites par le
programme de r forme de l'assurance-maladie, les hausses d'imp ts pr vues pour
les plus riches, dont les revenus d passent 250 000 dollars par an. Le
programme politique des "insurg s" est manifestement d magogique et
contradictoire, car il pr ne en m me temps la baisse des imp ts, l'abolition
des droits de succession et la r duction du d ficit budg taire, tout en pr
servant un seuil lev de d penses militaires et les principaux acquis sociaux.
Les plus extr mistes pr nent la privatisation du retrait des aides aux ch
meurs, la suppression de toute progressivit fiscale, l'abandon du plan de
relance vot par le Congr s, la fermeture des minist res de l' ducation et de
l' nergie, bref, un chacun pour soi g n ralis , sans la moindre consid ration
pour les sujets les plus vuln rables de la soci t : les enfants, les ch meurs,
les malades, les personnes g es, les nouveaux immigr s... Reagan d non ait
jadis les "welfare queens", ces "reines de l'aide sociale" qui abusaient des
subventions de l'Etat dans les ghettos noirs en conduisant, pr tendait-il, des
Cadillac.
Les militants de la Tea Party s'imaginent entour s de "welfare queens" partout
et tout le temps ; ils vivent dans la hantise d'un "Big Government" omnipr sent
qui ruinera bient t l'Am rique. Mais ils n'offrent pas de mod le de sortie de
crise, bien au contraire : freiner brutalement les d penses de l'Etat, d s cet
automne, serait le meilleur moyen de prolonger la r cession.
Les candidats de la Tea Party sont des amateurs qui ignorent tout de la langue
de bois, leurs risques et p rils. Quelques exemples significatifs : Christine
O'Donnell, du Delaware, qui l'emporta dans les primaires s natoriales r
publicaines contre un homme chevronn de la politique, Mike Castle, soutenu par
les mod r s du parti de l' l phant (animal embl me des r publicains).
Opinions d lirantes
Christine O'Donnell, comme Sarah Palin, s'exprime avec spontan it sur tout et
n'importe quoi, sans faire preuve du moindre recul critique. D'o ces
affirmations recueillies par la presse : il faut interdire la masturbation
parce que c'est une forme d'adult re ; la preuve que Darwin a tort : on ne voit
pas de singes se transformer en tres humains ; les pr servatifs sont inutiles
: ils ne prot gent pas contre les maladies sexuellement transmissibles ; des
scientifiques ont cr des souris qui fonctionnent avec des cerveaux humains...
A force de trop en dire ou de d mentir des propos r ellement tenus dans le pass
, Mme O'Donnell devient la ris e des m dias, ce qui diminue ses chances de
succ s lors des lections de novembre. Sharron Angle, la candidate victorieuse
de la Tea Party lors des primaires s natoriales du Nevada, esp re l'emporter
contre Harry Reid, le leader de la majorit d mocrate au S nat.
Comme Mme O'Donnell, c'est une n ophyte de la politique. F roce critique de
l'establishment r publicain "aussi d pensier que le camp d mocrate", elle
souhaite abolir la plupart des r gimes d'assistance sociale. Elle s'oppose
aussi toute couverture m dicale obligatoire pour les enfants autistes ou les
femmes enceintes au pr texte que ces conditions ne sont pas des maladies.
Enfin, elle est convaincue qu'Obama est un dangereux "socialiste", dont le seul
objectif est d'instaurer un Etat-providence de style europ en.
Bien s r, les h ros de la Tea Party ne d fendent pas tous des opinions aussi d
lirantes. Des candidats tr s conservateurs au poste de gouverneur comme Joe
Miller, en Alaska, Rand Paul, dans le Kentucky, Marco Rubio, en Floride, et Rob
Portman, dans l'Ohio, ont de bonnes chances de r ussir. En fait, la vague de
fond du mouvement de la Tea Party est si forte que les r publicains peuvent esp
rer emporter la majorit des si ges la Chambre des repr sentants, d'apr s
les derniers sondages du mois d'octobre. Une telle victoire conduirait une
compl te paralysie l gislative, et elle compromettrait les chances de r
lection de Barack Obama, en 2012.
Certains journalistes influents utilisent le flambeau de la Tea Party pour
donner une nouvelle l gitimit leurs conceptions pour le moins bizarres de
l'histoire des Etats-Unis. Le plus visible aujourd'hui est Glenn Beck, un
collaborateur de Fox News, qui anime notamment une mission didactique intitul
e les "Vendredi des fondateurs". Lors de ces missions, Glenn Beck reconstruit,
de fa on hyst rique, l'histoire des Etats-Unis en utilisant tous les
rapprochements possibles et imaginables pour "d truire" ses adversaires
politiques.
Barack Obama est ainsi d crit comme le tra tre par excellence, celui qui a
rompu avec les P res fondateurs. Ses origines, disait Glenn Beck, le 28 ao t
sur Fox News, sont celles de tous les progressistes de gauche : "C'est 1848,
Karl Marx, le socialisme !" Sinistre Coluche, Glenn Beck laissait entendre, en
2009, d'apr s l'enqu te men e par Dana Milbank pour le Washington Post, le 3
octobre, qu'Obama tait un partisan de l'eug nisme, comme Woodrow Wilson et
comme Hitler, puisqu'il tait pr t mettre en place, avec sa r forme du syst
me d'assurance-maladie, des "tribunaux de la mort" : des m decins bureaucrates
qui d cideraient du droit de vie et de mort en fonction des fonds disponibles.
Le m me Glenn Beck se r appropriait la grande marche sur Washington de Martin
Luther King, pour en faire, quarante-sept ans plus tard, le 28 ao t, une
manifestation d di e aux militaires, aux patriotes et tous les conservateurs
de la Tea Party. Cette parodie du mouvement des droits civiques avait pour
titre : "Restaurer l'honneur de l'Am rique".
Le grand discours de King, "I have a dream", devenait, dans le remake de Beck,
un discours insipide consacr "aux bonnes choses qui ont t r alis es en Am
rique". Pas question d' voquer les "blessures de l'histoire", pr cisait Glenn
Beck ; il fallait se concentrer sur l'avenir, sur "l'histoire de l'Am rique qui
est l'histoire de l'humanit " tout enti re. Et surtout, expliquait-il, vitons
de transformer nos enfants en "esclaves des dettes de l'Etat f d ral". On ne
pouvait mieux travestir la pens e de Martin Luther King.
Ultraconservatisme
Quel a t l'effet du mouvement de la Tea Party sur le Parti r publicain ? Les
strat ges du Grand Old Party pouvaient craindre la scission d'un parti entre
une aile mod r e, compos e de la majorit des sortants, et une faction radicale
domin e par les tea partiers (partisans de la Tea Party). Il n'en est rien,
parce que les lites du parti et leurs conseillers ont su coopter l' nergie du
mouvement en l'ins rant dans des r seaux militants et financiers pr existants.
Les militants de la Tea Party sont ainsi incit s se former la bonne gestion
des campagnes lectorales dans des milliers de s minaires de cadres, organis s
par des fondations priv es comme Citizens for a Private Economy, Americans for
Tax Reform, Regular Folks United, Americans for Prosperity ou FreedomWorks.
Ces fondations, financ es par des partisans de l'ultralib ralisme - comme les
milliardaires du Kansas, les fr res David et Charles Koch -, utilisent tout le
savoir-faire de vieux professionnels de la politique. FreedomWorks, la plus
influente de ces fondations, est ainsi dirig e par Dick Armey, l'ancien chef de
la majorit r publicaine la Chambre des repr sentants. Mais l'int gration r
ussie des militants de la Tea Party au sein du Grand Old Party a un co t : la
droitisation de l'id ologie r publicaine et la marginalisation des candidats
les plus mod r s, oblig s d'adopter un discours r pressif pour rester dans la
course, ou de quitter un parti qui a cess de les appr cier.
A terme, la droitisation du Parti r publicain aura un effet probable sur les
candidatures d j officieusement annonc es pour l' lection pr sidentielle de
2012. Un mod r comme Mitt Romney sera s rieusement concurrenc par des
candidats qui recevront l'aval ou revendiqueront l'appui du mouvement de la Tea
Party. Les plus conservateurs, Newt Gingrich, Mike Huckabee et Sarah Palin,
sont d sormais les " toiles montantes" du Parti r publicain.
L'issue des lections du 2 novembre d pendra, en bonne partie, du degr de
mobilisation des lecteurs les plus motiv s du Parti d mocrate : les jeunes,
les Hispaniques, les Afro-Am ricains. Seront-ils plus nombreux voter que les
tea partiers, estim s plus du tiers des lecteurs du Parti r publicain ?
Les partisans de l'Etat-providence l'emporteront-ils contre les nouveaux anti-f
d ralistes ? L'enjeu est de taille, car il s'agit de savoir si la majorit des
lecteurs am ricains sera capable de surmonter cette maladie infantile de
l'ultraconservatisme que le grand historien Richard Hofstadter qualifiait jadis
de "style parano aque en politique am ricaine".
Denis Lacorne, directeur de recherches Sciences Po
A propos de l'auteur
Denis Lacorne, n en 1945, est historien et sp cialiste d'histoire am ricaine,
directeur de recherches au Centre d' tudes des relations internationales
(CERI-Sciences Po). Il a dirig l'ouvrage "Les Etats-Unis" (Fayard, 2006). Il
est l'auteur de nombreux livres, dont "La Crise de l'identit am ricaine. Du
melting-pot au multiculturalisme" (Gallimard, 2003), et "De la religion en Am
rique" (Gallimard, 2007).