💾 Archived View for library.inu.red › file › david-vial-stop-consommation.gmi captured on 2023-01-29 at 09:24:34. Gemini links have been rewritten to link to archived content
➡️ Next capture (2024-06-20)
-=-=-=-=-=-=-
Title: stop consommation Author: david vial Date: 2001 Language: fr Source: https://librairiemobile.wordpress.com/2014/12/19/david-vial-stop-consommation/
Le type a l’air jeune, la trentaine, grand, les cheveux châtains presque
roux, en bataille sur le crâne. Il descend d’une voiture du passé, prend
l’angle de la rue et remonte vers l’est. La patrouille continue sa
route, laissant Ă une autre le soin de poursuivre la filature. Alex, le
type, pousse la porte d’un drugstore. Il demande si son tampon est prêt.
Commandé la veille par téléphone, l’objet a bien été livré, avec un box
d’encre offert. Pour vérifier le motif, il réclame une feuille au
commerçant, qui lui en sert une à l’effigie de coca. Alex presse le
caoutchouc contre le box et vise le logo rouge. STOP apparaît en
majuscules, police : charter one. Content du résultat, il froisse la
feuille et la balance dans le poêle, qui brûle au milieu de la boutique.
« Pas chaud hein !? » lâche-t-il en sortant.
Direction nord-est – secteur fluvial.
Se laissant porter par le trafic, Alex se roule une cigarette. Il sourit
mais son visage est quand même grave, décidé. Quelques instants plus
tard, il se gare devant un nouveau drugstore.
47 ème rue droite – n° 356
Alors qu’il entre là , un flic en civil entre dans le précédent.
S’approchant du comptoir, il montre sa carte et pose des questions sur
le type, qui vient de sortir. Le commerçant livre aussitôt le bon de
commande, et révèle l’empreinte demandée par le client : STOP en
majuscules, police : charter one. De son côté, Alex fait quelques pas
vers un présentoir rouillé. Il interrompt un employé occupé à le garnir
de chargeurs de tous modèles, qui finit par poser son portable, pour
consulter l’écran tactile. « Oui, c’est fait. » Il fouille alors, et
sort une caisse en bois de sous le comptoir. Dedans, il trouve le
paquet. LĂ , Alex se sert : il prend un prospectus sur une pile et essaye
le tampon. S’inscrit en majuscules : CONSOMMATION. Satisfait, il laisse
le prospectus. En ressortant il inspire à fond avant de s’engouffrer
dans une voiture. Puis il repart tranquille, se fondant dans le flot,
respectant les limites. Toutes les voitures du passé, comme celle que
conduit Alex, sont tenues de circuler sur un axe parallèle, non équipé
de rails électros. Les routes d’asphalte ne sont d’ailleurs plus
entretenues depuis plusieurs années. Il arrive qu’un véhicule abandonné
reste là des mois avant d’être enlevé par les services de voirie, mais
cela ne gĂŞne que les utilisateurs de ces routes, ceux qui vivent encore
dans le passé, ceux qui conduisent des vieilles bagnoles. Sur le
périphérique, Alex songe à semer la patrouille. Il sait qu’il est filé
chaque fois qu’il vient en ville, et il s’en fout. Les flics se
contentent de le suivre, après l’avoir repéré sur un écran. C’est une
sorte de contrat tacite entre ceux du dehors et les Brigades Municipales
: si tu te tiens à carreaux, ils ferment les yeux. Ce qu’ils détestent,
c’est la nouveauté, l’inconnu. Il vaut donc mieux utiliser le même
véhicule auquel ils s’habituent, et qu’ils surveillent de loin, pour
s’occuper. Alex file vers le sud. Il lui reste une dizaine de bornes Ă
parcourir, avant de franchir la porte de la ville. Sur sa droite, les
vaisseaux Ă©lectriques glissent Ă vive allure, sans bruit, sans heurt,
car le flux automobile est dense mais cependant régulé. Chaque véhicule,
privé ou public, est en effet équipé d’une borne, le reliant au réseau.
Cette borne multifonctions donne la position géographique, et reçoit des
instructions qui font varier la vitesse, en fonction du trafic. Le
conducteur ne s’occupe plus que du guidage. C’est un fameux progrès !
Une avancée technologique qui conduirait à grands pas les intégrés vers
un futur toujours plus pratique, toujours plus efficace. Toutefois,
l’attribution des bornes reste à ce jour soumise à certaines conditions
: toute demande doit s’accompagner d’un justificatif de domicile en
ville, la voiture Ă Ă©quiper doit avoir moins de cinq ans et surtout, il
faut une carte créditée. Or Alex n’a pas de carte. Pour l’adresse en
ville, il pourrait s’arranger. Mais pour la voiture, une carte est
nécessaire. Pas de carte, pas de crédit ; pas de crédit, pas de voiture.
Et pour avoir une carte, il faut d’abord vendre son temps. C’est cela
qu’ils appellent être intégré : disposé à vendre son temps en échange
d’une carte, qui permet d’accéder à tout ce que le progrès produit comme
confort, comme distractions. Cela fait maintenant sept ou huit ans qu’on
est passé à cette carte unique. L’objet devait être le nouveau symbole
de la liberté individuelle. Personnelle, elle contient les
renseignements suivants, saisis sur le plastique :
état civil – nom – prénom – date et lieu de naissance
adresse – téléphone – e-mail
formations – compétences – savoir-faire – emplois exercés
permis de conduire – laisser-passer
données bancaires – judiciaires – notariales
bilan de santé – groupe sanguin – compatibilités tissulaires
Viennent s’y ajouter les contrats d’assurances et de location, les
crédits en cours, la fonction de clef universelle et bien sûr de carte
de paiement. Toute la lourdeur administrative levée d’un coup, par la
mise en cohérence de données fragmentées ; la liberté retrouvée pour des
millions de citoyens perdus dans cette société libérale post-Kafkaïenne
du début du siècle ; une révolution, censée reconstituer le tissu social
en gommant les apparences de l’inégalité. On avait voté le passage à la
carte par référendum. L’état devait ensuite les fabriquer : une par
individu, une par citoyen légal du pays. Mais les banques bloquèrent le
processus. Elles refusèrent de cautionner les endettés et ceux qui
avaient eu un accident bancaire récent. Selon elles, ces personnes n’ont
pas conscience de la valeur de l’argent et cette forme de déficience met
en danger la sociĂ©tĂ©. On ne peut faire confiance Ă ceux qui prennent Ă
la légère les fluctuations de leur compte, et même, dans la mesure où
l’on mettait en commun l’ensemble des réserves d’argent, il leur
paraissait acquis qu’un seul faux mouvement pourrait mettre en péril
tout l’édifice. Les banquiers étaient tombés d’accord pour gérer les
comptes de tous les habitants du pays, mais il fallait auparavant
exclure ceux qui risquaient de déclencher une catastrophe, en
déséquilibrant les flux par leurs frasques. L’état avait cédé, malgré
les soulèvements populaires. C’est comme ça que les interdits bancaires,
les faillitaires, les sur-endettés furent sacrifiés sur l’autel de
réformes fatales, menant à une mondialisation globale pilotée par les
tenants des bons modèles économiques. Ils furent de facto exclus des
villes et vinrent grossir les rangs de ceux qui n’avaient plus ni carte
ni chéquier, depuis déjà longtemps ; Alex avait fait partie de la
charrette. Environ deux kilomètres avant le check-point se trouve une
aire de repos accessible uniquement par la vieille route. La station a
brûlé lors des événements et la végétation reprend le dessus, soulevant
le bitume et brisant le béton. L’endroit est désert. Alex ralentit un
peu et laisse passer la patrouille, sur l’autre axe. Elle l’attendrait
plus loin sur la bande d’arrêt d’urgence mais il ne réapparaîtrait pas,
et finalement, ils n’auraient qu’à mettre dans leur rapport : trace
perdue à hauteur de l’aire du Volvestre à dix-sept heures vingt-quatre.
Cela justifierait leur incompétence. Cette aire était vite devenue un
passage privilégié, pour entrer en ville ou en sortir discrètement.
Derrière le rideau de végétation part une route secondaire, un ancien
accès de service qui permet de rejoindre les routes départementales.
Cela mène bien loin du périmètre d’intervention des Brigades Municipales
qui doivent, pour continuer Ă suivre une voiture sans borne, utiliser un
hélico ou une visée satellite : très coûteux, très peu utilisé. De toute
façon, les flics se fichent pas mal de savoir où il va. Il peut bien
aller au diable pourvu qu’il dégage le secteur sans faire de vague. Leur
seule préoccupation est que les non-intégrés ne fassent pas d’histoire
le temps de leur présence en ville, et qu’ils y restent le moins
longtemps possible. Ils ont comme consigne de signaler les déplacements
et les endroits fréquentés par tout individu venu de l’extérieur,
ensuite d’autres se chargent d’analyser et de recouper ces informations.
Jugeant s’être assez éloigné du fracas de la ville, Alex se gare le long
de la route déserte. Il s’étire, fait quelques pas sur la chaussée et
remarque en contrebas, un verger. D’un bond il saute le fossé et se
retrouve alors dans une allée de pommiers. Redevenus eux-mêmes, les
arbres avaient donné des fruits bosselés et rabougris, des pommes
petites comme des poings de bébé, à la peau rouge et fripée. Alex en
cueille une et la croque, curieux. La saveur acidulée lui laisse un
arrière goût sucré et délicat, un goût du passé, inconnu des jeunes
intégrés. Tout en mangeant, il continue de marcher dans l’herbe haute,
en exploration. L’allée d’arbres s’enfonce loin devant lui vers une
rivière, et de chaque côté se trouvent d’autres allées parallèles,
sĂ©parĂ©es par des peupliers. Sans doute devait-on jadis cultiver lĂ
toutes sortes de fruits. Etonnant que personne n’ait encore pillé
l’endroit, déserté et abandonné depuis les événements. En retournant
vers la route Alex se charge d’une petite provision de pommes rouges,
puis il note avec précision sur une carte routière la position du
verger. Car ce genre de renseignement est rare, pour lui et les siens
cela peut être quelque chose de très précieux.
A hauteur de Sainte-Croix, Alex allume une radio de campagne, un ancien
modèle de l’armée espagnole. Elle crache un son tordu, rapide,
électronique. Il reconnaît le style de Pierre et sourit. Il l’imagine,
perché sur ses machines, le corps battant le rythme, les mains mêlant
les sons, malmenant les boutons. Dans une heure environ, il l’aura
rejoint, lui et les autres membres de la tribu qu’ils forment tous
non-intégrés associés pour occuper une baraque isolée juchée sur un
sommet. Ils avaient tout de suite installé une radio pirate dont le
rayon d’émission délimitait leur champ d’influence. Alex savait donc en
entendant ce son qu’il arrivait, qu’il était en territoire ami.
« Alors, comment ça c’est passé ?
Bien, j’ai les tampons. En rentrant, j’ai découvert des fruitiers. ça
vaudrait le coup de faire un stock de pommes ou de poires, Ă mettre en
compote. » Valérie éclate de rire. « Méfie-toi, on risque de te prendre
au mot. »
Ils sont assis à table, dans une cuisine ouverte sur l’extérieur. Au
sol, des carreaux multicolores composent des motifs réguliers,
hypnotiques. Jean entre, au moment où Alex déballe son butin de pommes.
Il s’exclame ravi, et d’une bouchée en avale une entière, tout heureux
de la surprise. En mâchant il farfouille dans les boîtes pour sortir et
essayer les tampons. STOP CONSOMMATION.
« – Parfait, dit-il, ça va faire un malheur ! On s’y met ? »
L’idée d’Alex est simple : il s’agit de découper des milliers de
rectangles de papier, d’y apposer le slogan puis, quand il y en a assez,
d’aller les tracter en ville. Pour cela, ils avaient mis au point un
ingénieux système d’aile volante, qui permettait de hisser les tracts au
dessus de la ville. Il suffisait de tirer un loquet pour qu’ils
s’échappent, et tombent en pluie à des dizaines de mètres à la ronde.
C’est comme ça qu’ils faisaient leur propagande révolutionnaire.
L’astuce est d’ailleurs très efficace et peu dangereuse, car quand une
patrouille repère un cerf-volant en l’air, c’est trop tard : déjà les
tracts dégringolent et les types ont disparu, abandonnant l’engin au
vent. Jean et Alex s’installent dans l’atelier, pour massicoter des
bandes de papier.
« Comment c’était en ville ?
Comme d’hab, les intégrés ont toujours le regard aussi vide, ils ne
voient rien ni personne ; ça me fout le cafard. Je me demande si ce que
nous faisons en touche un sur mille, en tout cas, ceux qui nous
soutiennent ne se montrent pas trop.
Ils aimeraient ĂŞtre Ă notre place. Loin de tout, tranquilles et
autonomes…
Ouais …
Ils n’ont qu’à se bouger le cul. »
Après quelques minutes, Alex reprend.
« Et ici, quoi de neuf ?
Un convoi est passée, ils viennent de Prague et descendent au Portugal.
Ils voulaient se poser lĂ ?
Oui, c’est Valérie qui les a eus. Elle les a guidés par radio jusqu’au
plateau du Plantaurel. Pour quelques jours, ça ira.
Tu sais ce qu’ils ont ?
Ils ont des champis et les troquent contre de la viande ou des Ă©pices.
Mais je crois qu’on est à sec – ou limite.
Et contre des fruits ? Des pommes ?
A voir, j’en sais rien. »
Ils mettent trois bonnes heures à découper méticuleusement des carrés de
dix sur dix puis quand c’est fait, ils retournent dans la maison où
Pierre et Valérie cuisinent en chantant Boris Vian. A leur arrivée, dans
la cuisinière de fonte, le feu soudain siffle si fort qu’il finit par
l’emporter. Tous les quatre éclatent de rire et le bois crépite, pour
conclure.
« Vous en êtes où, demande Pierre ?
On a le papier, on a les tampons. On mange et on s’y remet. C’est quoi ?
réclame Jean en soulevant un couvercle.
Pas touche ! dit Valérie. Mettez donc la table, je vous sers. C’est du
sanglier aux cèpes, une recette de sa grand-mère.
De ma grand-tante, rectifie Pierre. Elle s’appelait Nina, une vraie
sorcière dans l’âme.
Une sorcière ?
Oui. En fait, on la surnommait ainsi car c’était la seule à la ronde qui
savait encore utiliser les plantes, les champignons. Quand elle mangeait
des truffes ou qu’elle dépeçait un de ses lapins, on la traitait de
sauvage, de barbare. N’empêche, le jour où c’est parti en live, ils
étaient tous comme des gamins perdus. Plus d’électricité, plus de plats
surgelés, plus de coupe-faim ni de quick-eat. Fallait les voir se
lamenter ! Y en a pas mal dans le village qui sont morts de faim : trop
fiers pour venir voir Nina. Les autres lui valent une fière chandelle,
remarque. C’est elle qui m’a transmis tous ces petits secrets qui font
de moi un ĂŞtre si exceptionnel !
Tu parles ! T’as surtout eu du bol de connaître des paysans. Bon, on
mange, propose Valérie. »
Chacun avait loué Nina et ses formules magiques, puis ils avaient mangé
avec plaisir, dans la bonne humeur et l’odeur de festin. Cela
ressemblait Ă une vieille carte ou une photo, sur laquelle on voit
encore des gens assis ensemble Ă une table, pour partager un repas. Ici,
les convives sont jeunes, débraillés et tatoués mais comme sur les
images d’antan, on sait à leurs yeux qu’ils sont vivants et heureux de
vivre. Une joie non feinte, sans sourire de convenance ni rire forcé.
Seul Alex semble plus taciturne, moins enclin à s’amuser. C’est parce
qu’il ne peut s’empêcher de penser à ce que vivent les intégrés. Au
moment des événements, il avait un peu plus de vingt ans, comme Valérie
et Pierre, mais lui habitait en ville. Et il y retourne trop souvent
pour oublier la vie qu’ils mènent là -bas. Cela le rend triste de savoir.
Pierre et Valérie ont été élevés ensemble par toute une troupe de
théâtre de rue. Leurs parents sentirent le battement d’aile du papillon,
et en prévision de la tempête à venir ils avaient opté pour une
occupation sensée de leur temps : ils crachaient du feu, jonglaient et
déambulaient à dix mètres du sol, au lieu de fabriquer des conneries. A
l’époque les autres, ceux qui croyaient dur comme fer à la réalité des
marchés et de la télé se foutaient de leur gueule. C’étaient des
saltimbanques modernes, les amuseurs d’un public exigeant et souvent
ignorant. Mais ce choix de vivre délib��rément en marge s’avéra
salvateur, car quand ça a commencé à déconner, les liens solides qu’ils
avaient tissés dans toute l’Europe servirent de base au premier réseau
d’organisation parallèle. Valérie et Pierre ont toujours connu la
liberté. Ils sont conscients de ce que cela signifie et savent
d’ailleurs à merveille disperser alentour la force et l’amour qui les
animent. Alex les admire. Près d’eux, il sait que l’humanité persiste,
et résiste à l’assaut des ego. Mais il peut aussi estimer la marge qui
les isole des intégrés, et cette marge est telle que cela provoque en
lui une tension parfois insoutenable. Il a du mal Ă croire que son
action, que leurs actions, aient quelques chances d’amener une intégrée
à être, après tant d’années passées à paraître. Il désespérait devant la
lutte à mener, il savait qu’il n’en récolterait pas les fruits, et cela
le minait. Pour Jean, c’était encore différent. Plus âgé qu’eux, il
vivait son sort comme la grande aventure de sa vie. Lui, se foutait des
intégrés et de leur vie merdique. Un beau jour, il avait tout balancé
d’un coup pour repartir à zéro, et après huit ans de galères, il était
enfin tombé sur les bonnes personnes. C’est pour ça que lorsqu’Alex se
morfond sur le devenir de ses contemporains, ça l’agace. C’est ce qu’il
appelle le syndrome de l’intégration, comme un mal du pays. Selon lui,
si Alex refuse de vivre sa liberté, c’est parce qu’il n’a pas bien
tranché ses anciens liens. Il considère, pour l’avoir fait lui-même, que
si réellement les intégrés le veulent, ils peuvent tout changer. Mais il
est aussi conscient que tout le monde n’est pas prêt en même temps, pour
vivre libre. Il sait bien que de nombreux humains ont encore besoin de
se référer à une autorité qui les dépasse. Qu’elle soit religieuse,
politique ou économique. Cela les rassure de savoir que quelqu’un sait
ce que eux ne savent pas. Ils délèguent leur responsabilité et se
contentent de consommer. Sous prétexte de payer, ils exigent que l’on
s’occupe d’eux, qu’on les conseille, qu’on les soigne, qu’on les
nourrisse, qu’on les distrait, qu’on les flatte, qu’on leur raconte des
histoires le soir, avant d’aller au lit. Pour Jean, Alex est un
romantique, un solaire attiré par la Lune qui souffre de la dualité du
monde. Mais au fond il l’aimait bien, et parfois, il racontait au micro
ses souvenirs d’intégré. C’est le moyen qu’Alex avait trouvé pour donner
du sens à leur passé : archiver, fixer leur mémoire, et témoigner devant
les générations à venir de ce qu’ils avaient vu, et vécu.
La fabrication des cerfs-volants est le domaine réservé de Jean. C’est
le plus habile de ses mains, le plus habitué à manier la scie et la clef
de dix. Par souci de légèreté il utilise de fins roseaux liés ensemble
pour former l’armature. Il tend dessus la toile, découpée dans un
parachute ensuite il fixe la boîte à chaussures qui contient les tracts.
Une trappe fermée par du velcro permet l’ouverture à distance grâce à un
filin indépendant. Il suffit d’attendre que le vent porte l’engin à une
dizaine de mètres du sol pour déclencher le mécanisme. La pluie de
papier inonde alors la zone, en quelques secondes. Quand tout est prĂŞt,
ils chargent la voiture. Alex s’installe au volant, seuls Pierre et
Valérie l’accompagnent. Pour Jean, il est hors de question de retourner
en ville pour le moment, il s’y sent trop mal et de toute façon a autre
chose à faire. Au passage, Alex signale le verger à Valérie et promet de
s’arrêter au retour. Le brouillard qui monte du ruisseau camoufle encore
les arbres. Pierre reste silencieux, se concentrant sur ce qu’il allait
faire. Car c’est peut-être leur vingtième tractage et ils s’en sortent
toujours, mais en réalité, tout dépend de lui. S’il estime mal la
vitesse du vent ou sa direction, le cerf-volant peut s’écraser en une
seconde sur les passants, ruinant l’opération et les forçant à un départ
précipité. Alors pour se concentrer, il respire doucement, sentant son
diaphragme se soulever, tendant son corps et son esprit pour préparer
l’action tout à l’heure. Ils rejoignent le réseau par l’aire du
Volvestre, et s’engagent sur l’antique autoroute. L’asphalte est
déserte. Le soleil réchauffe le sol humide et l’on entend en dessous les
flaques, affolées, effrayées par l’effet des roues. Sous le premier pont
Alex remarque les caméras, braquées sur la circulation. A l’arrière,
Pierre déplie la capote. Dans le ciel soudain dégagé ils voient alors
courrir à vive allure de beaux nuages blancs, signe d’une éclaircie
durable. Valérie ne peut s’empêcher de rire à leur barbe pour les
saluer. ContrĂ´le 212 Ă centrale. ContrĂ´le 212 Ă centrale. VĂ©hicule non
borné repéré. Type : Peugeot 404. Couleur : beige. Direction nord. Je
répète : direction nord.
L’air leur frictionne les oreilles. Pierre vérifie la boîte, sa fixation
sur l’armature et enfin l’attache velcro. Tout est en place. PrĂŞt Ă
l’emploi. Ils approchent. Alex choisit de contourner le centre ville
pour remonter vers le lieu de tractage derrière une zone pavillonnaire.
Il roule lentement, pour éviter les ornières. Des grillages isolent la
vieille route d’un environnement hostile. Vue d’en haut, elle fait comme
un trait de verdure, taillant de travers un puzzle géométrique. Dans ce
quartier, toutes les maisons préfabriquées sont disposées en lignes
régulières délimitant pour chacun un carré de pelouse en rouleau.
Certains ont creusé un trou d’eau : signe de prospérité, d’autres ont
construit des garages pour protéger leur véhicule. L’ensemble est
desservi par de larges allées de goudron rouge, sur lequel il est plus
aisé de s’exercer à la trottinette. Les arbres sont absents, remplacés
par des réverbères et les enfants jouent sagement, presque sans bouger,
sans crier, sans gesticuler ni rire, ni mĂŞme pleurer.
Centrale Ă toutes les voitures. Centrale Ă toutes les voitures. VĂ©hicule
non borné identifié. Type : Peugeot404. Couleur : beige. Immatriculation
: 3486 ATJ 09. Ordre de filature secteur nord-est. Je répète ordre de
filature secteur nord-est.
Ils arrivent en vue du pont. L’ouvrage, long de près d’une centaine de
mètres constitue la meilleure piste d’envol qu’ils aient trouvée pour le
moment. De lĂ , le vent pousse toujours les tracts vers les rues
commerçantes des quais, parfois certains glissent même jusqu’à la gare.
Cette fois-ci, le message est clair. Le slogan est destiné à montrer aux
spéculateurs que le marché reste dépendant des consommateurs. C’est
aussi une injonction mesurée, un conseil promulgué, une règle révélée,
censée faire cesser les attaques insensées menées par l’ego contre une
Terre, fatiguée de supporter les caprices d’un genre humain. STOP
CONSOMMATION.
Voiture 62 Ă centrale. Voiture 62 Ă centrale. Patrouillons dans le
secteur. Ordre bien reçu. Je répète ordre bien reçu.
Pierre évalue le vent, le hume, le caresse pour s’en faire l’ami. Puis
il rabat complètement la capote et libère le cerf-volant. Valérie l’aide
en soulageant l’avant de l’appareil pendant qu’il s’installe assis, le
dos calé par la banquette. Ils posent l’engin sur l’air et Pierre
s’habitue à le maintenir, à un ou deux mètres de la voiture. Quand il le
sent bien gonflé, pressé de s’élever, il lâche un peu de mou. L’aile
blanche part en flèche. En un instant, elle est à dix mètres du sol. Des
rafales brèves et fortes la poussent alors hors de l’axe de la route,
Pierre tente de l’accompagner en pivotant pour ne pas croiser les
commandes, mais le vent, trop irrégulier malmène l’engin. C’est en
accélérant un peu qu’Alex le replace au dessus d’eux, parallèle au pont.
Valérie comprend qu’ils ne pourront l’amener plus haut sans risquer de
le perdre elle tire d’un coup le fil déclencheur. Voiture 62 à centrale.
Voiture 62 à centrale. Repérons cerf-volant, je répète : cerf-volant
repéré. Secteur fluvial. Point d’attache au sol évalué à moins d’un
kilomètre. Nous dirigeons sur zone. Je répète : nous dirigeons sur zone.
Au même instant, les tracts inondent le ciel. L’essaim de papier fond
sur les passants Ă la fois surpris et Ă©bahis que quelque chose vienne du
ciel. Eux qui d’ordinaire marchent en lustrant le sol du regard, les
voilà qui présentent soudain au soleil un visage radieux et enfantin.
Cela ne dure pas. Après s’être échangé quelques regards incrédules, ils
baissent Ă nouveau la tĂŞte pour lire :
Peu osent cueillir un bout de papier, mais tous ont l’inconscient
impressionné comme un négatif, par le slogan salvateur. Et dans la
journée la plupart se vanteront d’avoir vécu quelque chose
d’extraordinaire. C’est sans doute ainsi que les messages circulent le
mieux : inconsciemment d’esprit à esprit.
« Opération réussie, je répète opération réussie » Pierre avait failli
lâcher prise au moment du largage : moins lourd, le cerf-volant prenait
le large ; mais il mettait un point d’honneur à le maintenir en prise
jusqu’à la libération du dernier tract. Alors seulement il pouvait
laisser les commandes et sa joie s’échapper, relâchant enfin la tension
accumulée. Arrivés en bout de pont, ils s’engagent dans une rue
fréquentée pour s’éclipser. Le toit est en place, rien ne les signale,
si ce n’est leur mine rĂ©jouie. Voiture 62 Ă centrale. Voiture 62 Ă
centrale. Véhicule repéré, je répète : véhicule repéré. Trois individus
Ă bord. Rien d’anormal Ă signaler, je rĂ©pète : rien d’anormal Ă
signaler. Demande d’interception ?
Valérie repère la patrouille sur la droite, débouchant à vive allure.
Elle se met à leur hauteur, sur le réseau parallèle. Aucun des trois ne
regarde dans sa direction, pour éviter de croiser l’oeil de la caméra. «
Centrale à voiture 62. Centrale à voiture 62. Négatif, je répète
négatif. Ordre de filature. A vous.
Voiture 62 à centrale, message bien reçu. Début de filature : treize
heures quarante-neuf. Direction sud-est. »
Sans les lâcher, la patrouille ralentit un peu pour se placer derrière,
Ă quelques dizaines de mètres. Alex sait qu’ils n’ont plus rien Ă
craindre jusqu’à l’aire de sortie. Il reprend le périphérique, et roule
à vitesse autorisée vers le sud. Valérie passe alors à l’arrière, où
Pierre roule une cigarette en commentant son exploit. Ils se chamaillent
pour l’allumer, gigotant d’un bord à l’autre de la banquette. Cela
pourrait passer pour un enfantillage de plus, mais Alex leur rappelle
que la patrouille les filme en permanence. En réaction, ils se baissent
complètement, disparaissant derrière les sièges. Cela ne les empêche pas
de rire à l’étouffée, alternant baisers et longues inspirations. Ils
n’acceptent de remonter qu’une fois sortis de la ville, quand Alex se
gare enfin, dans l’herbe.
« Voilà donc ton verger ? Tu sais que je suis venue pour ça. J’espère
que les oiseaux n’ont pas tout bouffé. »
Valérie plonge vers les fruitiers, débarrassés de l’ouate du matin. Elle
court dans l’allée par sauts de biais, comme le font les enfants
heureux. Puis elle s’arrête, les laissant la rejoindre. Elle cueille une
pomme jaune. Un instant, elle hésite à rejouer la scène du péché, puis
se ravisant préfère citer Twain avec style, pour les accueillir dans ce
nouveau monde, ce paradis :
« Tout parait mieux que ça ne l’était hier. Dans la précipitation de
l’achèvement, on avait laissé les montagnes déchiquetées et quelques
plaines si encombrées d’ordures et de débris que leur aspect était fort
inquiétant. La hâte ne va pas aux belles et nobles oeuvres d’art ; or ce
monde neuf et majestueux est assurément un ouvrage très noble et beau.
Et il est sûrement très proche de le perfection, malgré la rapidité de
sa réalisation. On compte trop d’étoiles à certains endroits et pas
assez à d’autres, mais on va sans doute y remédier un de ces jours. La
Lune s’est détachée hier soir, elle a glissé, est sortie du cadre –
c’est une très grave perte ; j’en ai le coeur brisé rien que d’y penser.
Il n’y a pas d’autres ornements ni de décoration qui lui soient
comparables pour la beauté et le lustre. On aurait dû mieux l’accrocher.
Si seulement on pouvait la récupérer … »*
stop consommation range ta tĂŞte
stop consommation range ta planète
stop consommation range ta tĂŞte
stop consommation range ta planète
stop consommation range ta tĂŞte
stop consommation range ta planète
stop consommation range ta tĂŞte
stop consommation range ta planète
stop consommation range ta tĂŞte
stop consommation range ta planète
stop consommation range ta tĂŞte
stop consommation range ta planète
stop consommation range ta tĂŞte