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Construire et réparer

Quand je fais la vaisselle, j’aime Ă©couter les podcasts de France Culture. Je ne le fais pas toujours : il faut que les bonnes conditions soient rĂ©unies (pas d’enfant au lit, assez de vaisselle pour que ça dure une petite heure
), du coup je ne « suis » aucune Ă©mission en particulier, mais je regarde dans l’appli (bourrĂ©e de pisteurs d’aprĂšs exodus au passage) si je trouve un titre qui me tape dans l’Ɠil et je l’écoute.

Hier, quand j’ai vu que *La Conversation scientifique* avait une Ă©mission sur la rĂ©paration, je l’ai tout de suite lancĂ©e. J’imaginais que cela parlerait de sociĂ©tĂ© du tout-jetable, de droit Ă  la rĂ©paration, etc. Eh bien, pas *du tout* (je dois ĂȘtre trop influencĂ© par ma bulle informationnelle libriste).

[HTTPS] « La réparation dans tous ses états » (émission de *La Conversation scientifique* du 29/05/2021)

[HTTPS] Wikipédia, article « Droit à la réparation »

Les invité·e·s Ă©taient Laurence Decreau (une professeure de lettres classiques engagĂ©e dans la rĂ©habilitation des filiĂšres techniques), François Besse (un ancien lieutenant de Mesrine qui a Ă©tĂ© « rĂ©paré » par la philosophie en prison et devenu travailleur social), et Julien Lecarme (un charpentier responsable d’un institut au sein des Compagnons du devoir).

Avec un tel panel, vous pouvez commencer Ă  voir le vĂ©ritable angle d’attaque de l’émission : l’image de l’acte manuel et son importance dans la construction de soi. Bulle informationnelle ou pas, je trouve le titre trompeur ; nĂ©anmoins, l’émission a Ă©tĂ© vraiment passionnante, alors je leur pardonne.

J’ai toujours eu un travail plutĂŽt intellectuel. MĂȘme si aucun d’entre eux n’a Ă©tĂ© un de ces *bullshit jobs* (c’est-Ă -dire un mĂ©tier qui n’a pas de sens, ou dont le sens n’est pas perçu par celui qui le pratique) qui poussent certain·e·s Ă  abandonner leur carriĂšre pour devenir artisan·e·s, j’ai toujours ressenti le besoin de faire, de construire. Mais Ă  l’exception du vĂ©lo que j’aimais entretenir quand je vĂ©lotaffais (il est dans un sale Ă©tat en ce moment
) ces exutoires crĂ©atifs ont toujours Ă©tĂ© virtuels.

[HTTPS] Wikipédia, article « Bullshit jobs »

Un exemple : j’ai passĂ© un temps important lorsque je rĂ©digeais ma thĂšse Ă  gĂ©rer trĂšs finement la typographie. Ce n’était pas un hobby puisque c’était une partie de mon travail de jeune chercheur, mais ce n’était pas le cƓur de mĂ©tier non plus. Lorsque je rĂ©flechissais au choix de *supersubstantialem* Ă  la place de *quotidianum* pour traduire le grec ጐπÎčÎżÏÏƒÎčÎżÎœ (*Ă©piousion*) dans les traitĂ©s du XIIe siĂšcle, je ne *crĂ©ais* rien, ma production bien que rĂ©elle Ă©tait impalpable, ce qui est psychologiquement Ă©reintant. Nous avons besoin de voir notre travail progresser.

[HTTPS] Wikipédia, article « Epiousios »

C’est un peu la limite de l’angle choisi par cette Ă©mission. Oui, il faut d’urgence rĂ©habiliter les mĂ©tiers manuels. Oui, crĂ©er, construire, rĂ©parer, est essentiel pour le bien-ĂȘtre psychologique. Mais lorsque je m’occupe de mon petit serveur domestique, lorsque je mets en page mon gemlog, je crĂ©e aussi, je construis aussi, je rĂ©pare aussi.

Et il ne faut pas non plus tomber dans l’angĂ©lisme. Charpentier c’est un beau mĂ©tier, mais c’est aussi un mĂ©tier dangereux et Ă©puisant. Les statistiques sont claires : les mĂ©tiers manuels sont occupĂ©s par des gens dont l’espĂ©rance de vie est moindre que celle des cadres. Dans une mĂȘme CSP, faire les 3-8 (tour-Ă -tour travailler le matin, l’aprĂšs-midi, la nuit) rĂ©duit aussi cette espĂ©rance de vie. L’homme, certes, comme l’écrivait Hannah Arendt, est un *homo faber*, un ĂȘtre qui, qu’on le veuille ou non, est dĂ©fini par son travail. Mais le salariat a profondĂ©ment dĂ©naturĂ© (si tant est que l’on puisse parler de nature ici) la relation entre l’individu et son travail : sans sortir du salariat, les problĂ©matiques posĂ©es justement dans cette Ă©mission resteront insolubles.

La société est elle aussi à réparer.

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Auteur : Adou (CC BY-SA 4.0)

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Date: 2021/06/02

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