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Bis repetita placent pas toujours

2007-06-15

Brasserie

La Brasserie est un endroit bien.

Le genre d’endroit où la nourriture, préparée par un grand chef, est, comme le service, irréprochable. Et comment pourriez-vous trouver quoi que ce soit à reprocher à un pavé grand comme une pièce de monnaie surmonté d’un brin de persil, le tout servi dans une assiette format Arecibo ?

Oui, la Brasserie est de ces restaurants où l’on réserve une ère glaciaire à l’avance, où les seuls moyens de paiement acceptés sont les cartes Gold Partners Platinium 2 en 1, où le pourboire consiste généralement à rajouter un zéro au montant de l’addition.

La Brasserie est un endroit bien.

C’est donc tout naturellement, au milieu des luminaires art-déco et dans une ambiance tamisée, que nous retrouvons Monsieur le Directeur Général, « cher Armand » pour les intimes. Car Monsieur le Directeur Général est quelqu’un de bien.

Ce soir, Monsieur le Directeur Général est en galante compagnie. Malgré son corps alourdi par la cinquantaine qui s’enfonce en grinçant dans le cuir lie-de-vin de la banquette, Monsieur le Directeur Général sait encore plaire aux femmes. La posture parfaitement droite et sûre dans son complet 3 pièces aux fines rayures blanches, il fait tinter en souriant son verre de cristal contre celui de son invitée, lissant machinalement d’un revers de l’index sa fine moustache parfaitement entretenue.

Son regard brille encore de cette lueur d’intelligence désormais célèbre. Son sourire est détendu. Le temps d’une soirée il a oublié les stocks-options, les grèves, les fluctuations boursières, les conventions fiscales obscures. Monsieur le Directeur Général sait pertinemment que son porte-feuille lui permettrait d’être en permanence entouré de jeunes créatures splendides totalisant à peine la moitié de son âge. Mais Monsieur le Directeur Général est de la vieille école. Seule Madame veuve la Vicomtesse pouvait apprécier la représentation exceptionnelle du Polyeucte de Gounod suivi d’une collation à la Brasserie. Car à la Brasserie, on sert des collations. Monsieur le Directeur Général aime les collations car Monsieur le Directeur Général est quelqu’un de bien.

– Cher Armand, cette soirée est tout simplement sublime. Je me sens rajeunie de 10 ans, je ne m’étais plus amusée autant depuis fort longtemps.

– Madame, la vision de votre sourire me ragaillardit comme un adolescent. Votre compagnie me transporte et m’enjoue. Garçon ! L’addition s’il vous plaît !

– Cher Armand, comment se fait-il qu’un homme si agréable, si galant et attentionné soit resté célibataire. Votre notoriété doit pourtant attirer plus d’une prétendante !

– Madame, vous me flattez. Mais je dois avouer que, durant ma jeunesse, j’ai épousé le monde des affaires et de l’entreprise. Aujourd’hui, je commence cependant à ressentir une certaine lassitude. Enfin, pour tout avouer, je suis loin d’être parfait.

– Vous auriez donc des défauts, très cher ?

– Bien entendu Madame. Vous ai-je déjà dit, par exemple, que j’ai une sainte horreur de la répétition ? J’en deviens parfois grossier et je ne peux alors plus me contrôler.

– C’est très étonnant. Peux-être est-ce la raison qui vous a fait réussir toutes vos entreprises du premier coup ?

– Peut-être, en effet…

Serveur

Un jeune serveur en livrée impeccable, les cheveux plaqués par la brillantine, s’approche de la table et s’adresse à Monsieur le Directeur Général de son plus beau sourire :

– Monsieur désire ?

– Bon sang, ça te trouerait ton petit trou du cul de bébé de m’effacer se sourire répugnant de ta face de rat et d’aller me chercher cette putain d’addition de merde ?

Surpris, le garçon tourne les talons en bredouillant :

– Euh.. tout de suite Monsieur.

Monsieur le Directeur Général se prend la tête dans les mains et se retourne vers Madame veuve la Vicontesse. Madame veuve la Vicomtesse est quelqu’un de bien. Pas un de ses sourcils n’a bougé durant l’altercation mais elle ne peut réprimer un sourire amusé. Sensiblement du même âge que Monsieur le Directeur Général, Madame veuve la Vicomtesse a perdu son illustre époux très tôt. Elle n’en a pas moins assuré la succession de Monsieur le Vicomte à la tête de la Compagnie. Sa sévérité n’a d’égal que sa droiture et son sens de la justice. Son col en renard vient doucement rehausser son port digne et altier. Madame veuve la Vicomtesse mange sans que ses petits doigts touchent les couverts. Madame veuve la Vicomtesse est quelqu’un de bien.

– Je suis confus pour ce désagrément très chère, je vous prie d’excuser mon attitude.

– Il n’y a pas de mal mon cher Armand. Je sais que vous êtes quelqu’un de bien. Trinquons à cette soirée délicieuse et à nos défauts respectifs.

– Délicieuse soirée, en effet, si seulement elle pouvait se prolonger…

– Cela ne tiendrait qu’à vous qu’elle se prolonge mon très cher Armand.

Monsieur le Directeur Général saisit délicatement la main que Madame veuve la Vicomtesse a subrepticement posé sur la table.

– Madame, accepteriez-vous de renvoyer votre chauffeur et de venir prendre un dernier verre dans mes appartements ?

À cet instant, un garçon affairé trébuche et se rattrape de justesse, dans le tintement des verres vides qu’il tient à la main.

– Pardon ? Excusez-moi cher Armand, je n’ai pas bien entendu votre question.

Monsieur le Directeur Général soupire et réprime un tic nerveux :

– Très chère, je vous en prie, ne me forcez pas à me répéter.

Un sourire glacial éclaire alors le visage de Madame veuve la Vicomtesse. Ses ongles s’enfoncent profondément dans la paume de Monsieur le Directeur Général qui réprime un cri de surprise. Elle approche son visage et murmure, d’un air sévère :

– Écoute moi bien mon petit salopard. Si tu veux me satisfaire, va falloir que t’apprennes à faire les choses bien plus qu’en double et que tu agites tes putains de couilles deux fois plus vite. C’est compris mon petit cochon ?

Monsieur le Directeur général déglutit mais, une fois la surprise initiale passée, un large sourire illumine son visage. Mal assuré, il hésite, bredouille. Puis, prenant une grande inspiration, il se penche et murmure une phrase à l’oreille de son convive.

Celle-ci, interloquée, interroge :

– Quoi ? Que dîtes-vous très cher ?

– Je t’ai demandé si tu voulais m’épouser, OUI OU MERDE ?

Madame veuve la Vicomtesse et Monsieur le Directeur Général sont des gens biens.

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