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Par une froide nuit d'hiver, K. entre dans une auberge et, le patron n'ayant aucune chambre pour lui, accepte de passer la nuit à même le sol de la grande salle. Il est le nouvel arpenteur embauché par le château qui se tient au-delà du village, mais il est aussi un étranger qui attire immédiatement l'attention des autochtones. Or les règles sont différentes au village, et elles vont prendre un tour étrange dès cette première nuit.
Qui connaît vaguement Kafka et a entendu parler de ses romans a tôt fait de parler de critique de l'administration, de charge contre son poids, son opacité, son pouvoir démesuré et ses arcanes labyrinthiques... Mais rien n'est plus caricatural en ce qui concerne le présent roman.
Il convient tout d'abord d'observer l'humour omniprésent. S'il ne saute pas aux yeux du lecteur immédiatement, c'est que celui-ci est d'abord extrêmement dérouté par l'absurdité des situations. Voilà un homme qui entend passer une nuit au sol devant le comptoir d'une auberge ; qui reçoit de son autorité de tutelle deux « anciens assistants » qu'il ne connaît pas et qui se comportent comme des enfants ; à qui on apprend que son poste n'existe tout simplement pas mais qu'on va lui faire une fleur en essayant de trouver une solution ; qui insiste pourtant et qui est prêt à se marier quelques heures après son arrivée... Pour ne rien arranger, il fait lui-même preuve d'une arrogance qui confine parfois à la suffisance. L'identification à un quelconque personnage est difficile et tout ce beau monde fait tellement fi des bizarreries qu'on en vient à se demander si les mœurs de la Mitteleuropa peinte par Kafka sont effectivement si différentes des nôtres.
Mais les chapitres se succèdent en faisant fi de toute direction dans la narration et semblent les uns après les autres réinventer la réalité. L'histoire revêt les atours d'une rêverie. Si le héros ne cesse de protester et d'invoquer sa détermination et son courage pour obtenir gain de cause, l'enchaînement des situations s'avère rapidement tout à fait hors de son contrôle et échappe à tout motif. Comme dans un rêve, les actions du héros n'ont d'autre incidence que d'apporter de nouvelles rencontres, de nouveaux rebondissements.
Pourtant le regard se dessille lentement et un monde aux lois étranges mais d'une logique toute familière apparaît. Dans ce village où est arrivé K., tous vivent dans une crainte, une méfiance ou au contraire une exaltation qui semblent dues au château, c'est à dire au lieu de pouvoir, à ses habitants qui paraissent hors d'atteinte du commun des mortels. Mais à mieux y regarder, le sujet n'est pas tant la puissance de ce lieu régalien que la manière de chacun des habitants de vivre avec cette autorité ; les calculs des uns, la bassesse ou les mesquineries des autres. Et chaque déplacement de K. va l'emmener à la rencontre d'un nouveau personnage qui va apporter davantage de détails, mais aussi un point de vue différent, une manière de pensée tout aussi implacable que discordante de celle précédemment exposée.
Kafka dessine une microcosme dans lequel l'ombre seulement du pouvoir suffit à pousser les gens à la censure, à l'auto-surveillance et à la misère. Le tout avec un sourire au coin des lèvres qui finit par gagner le lecteur. La préface de l'édition 2007 du Livre de Poche fournit de précieuses clefs sur le moment de l'écriture du roman, sa forme et la traduction.
(3495 signes. Première publication le 10 juin 2022 sur NooSFere)