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L'Effet coccinelle

Si les voyages dans le temps sont un <em>topos</em> de la science-fiction, éminemment casse-gueule au demeurant, celle-ci offre également des manières plus originales de jouer avec la chronologie. D'abord bien sûr par le biais d'uchronies grâce auxquelles elle la réinvente. Mais aussi en prenant du recul, beaucoup de recul, afin de voir la frise temporelle comme une sorte de tableau. Il en va ainsi de <em>La fin de l'éternité</em> d'Isaac Asimov, où l'Éternité du titre est

une société sise dans un futur tel qu'elle semble hors du temps, et qui envoie ses agents tout au long de l'Histoire afin de garder celle-ci sur les rails que nous connaissons, et ce faisant permettre son existence. Fritz Leiber, dans le cycle <em>La guerre des modifications</em>, (ou <em>La guerre uchronique</em>), décrit quant à lui un univers dans lequel deux camps, celui des serpents et celui des araignées, se battent tout au long du temps pour faire pencher la victoire de leur côté. Des humains, comme des membres de toutes les races de l'univers, sont extraits de leur propre trame temporelle pour servir de fantassins à un camp ou à l'autre.

Cette vision du monde est en quelques sortes aussi la toile de fond de <em>L'effet coccinelle</em> de Yann Bécu. Ici, une société extra-terrestre à peu près omnipotente, la Ruche, va de planète en planète afin d'y créer des mondes et de nouvelles espèces évoluées. Cette société est structurée comme une société bien humaine, avec ses dirigeants, ses ingénieurs et ses ouvriers. Ces derniers, dits les boueux, mouillent la chemise pour faire avancer les projets, ou plutôt prennent possession de corps dans le monde en construction afin de donner les coups de pouce nécessaires pour aller dans le bon sens de l'évolution. Les cols blancs, loin de ces considérations pratiques, planifient, ordonnent et sont récompensés si le résultat est satisfaisant.

Or le projet Homo Sapiens a du plomb dans l'aile. Et du gros calibre. Chez les ingénieurs et les boueux de la Ruche, c'est le branle-bas de combat pour rattraper le coup, si possible avec discrétion tant les infractions vont être nombreuses pour parvenir à un résultat satisfaisant.

À travers la description de services plus ou moins iconoclastes (service prévisions, service des fraudes, service juridique, ressources humaines, etc.) Yann Bécu dégomme joyeusement les archétypes du monde entrepreneurial. Mais son humour vachard se penche sérieusement sur une autre forme de société, fortement liée à la raison pour laquelle le projet est en train de capoter : la religion. La religion dans son principe et toutes les religions dans leur forme ; c'est à dire les entreprises qui exploitent les interrogations intimes de chacun, qui cherchent à asseoir leur puissance monopolistique, qui s'affrontent à coup de Vérités, de menaces voilées et de guerres si cela ne suffit pas. Et à travers elles, sont visées la suffisance, le mépris, le calcul mesquin de chacun.

Le récit est structuré selon deux fils. Le premier d'entre eux suit les pas de trois boueux débarqués à notre époque, trois êtres abîmés par des siècles de labeur et par les émotions engrangées au contact des humains sur une si longue durée. Trois trognes à la gouaille particulière, d'autant qu'ils sont capables de jurer en araméen ou dans d'autres dialectes encore plus oubliés. Et entre chaque chapitre, quelques pages apportent un contre-champ franchement drôle avec des scènes de la trajectoire d'un jeune policier qui essaie de mettre le grappin sur ces personnages bizarres et si dissemblables, apparemment échappés d'une sorte d'asile breton.

Entre humour grinçant, poésie et rêveries autour du monde antique et des amours perdues, le roman se lit facilement d'une traite. S'il comporte bien un ventre mou une fois le premier tiers du récit déroulé, la plume de l'auteur n'est jamais insistante ; ses descriptions sont fluides, les chapitres courts, et le texte est émaillé de clins d'œil (certes parfois faciles) sur les épisodes les plus connus de l'Histoire ou sur les télescopages entre les différentes époques vécues par les boueux. Yann Bécu enfin, offre la démonstration hilarante que de <em>Baudelaire</em> aux <em>Feux de l'amour</em>, il ne saurait y avoir de hiérarchie entre les cultures pour des êtres millénaires.

(4397 signes. Première publication le 7 décembre 2021 sur NooSFere)

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