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Les Aventures de Morgoth 4 Par Asp Explorer
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Ils ont quitté la grande ville
Et chevauché dans la contrée
Déjà sombre, froide et hostile,
Début d’une morne soirée.
(Ploïnk ploïnk)
Ils étaient plus de vingt, dirais-je,
Rusés filous ou guerriers preux,
Mages aux noirs sortilèges,
Prêtres sages et valeureux.
(Ploïnk ploïynk)
Par petits groupes ils arrivèrent
Là où ils avaient rendez-vous.
Ils firent un feu dans la clairière
Pour éloigner esprits et loups.
(Plonk plonk)
Passèrent les minutes, les heures
Mais nul ne vint à Tombe-Helyce,
Hormis le vent, et puis la peur,
Quelle était donc cette malice ?
(Plink Ploïnk)
Quand viendra donc un messager
Une dryade, un elfe, un faune
Pour m’expliquer ou s’excuser
De m’avoir pris pour un béjaune ?
(Plink plink pliyonk)
— Merci brave Clibanios, tu résumes bien l’opinion générale, mais ne serait-il pas plus utile de nous distraire plutôt que de nous rappeler à notre triste état ? Je ne sais pas, une geste guerrière, une chanson courtoise, quelque chose de ce genre ? Ou bien, même s’il y a des dames parmi nous, une chanson à boire ?
Dans le patois d’aventure, on accorde dédaigneusement le qualificatif de béjaune à un quidam ordinaire, sans talent véritable, en tout cas sans talent qui puisse le rendre utile au cours d’une aventure. Lancé à un autre aventurier, ce terme était une insulte mortelle, il sous-entend en effet que la victime de ce quolibet n’était qu’un vantard, tout juste bon à se gargariser d’exploits imaginaires ou à s’approprier ceux d’autrui pour se faire offrir une chopine par un auditoire crédule, bref, une personne du commun. L’auteur des reproches ci-dessus exprimés n’était certes pas un béjaune, puisqu’il s’agissait de Thomar de Gorlenz, le célèbre magicien albinos. Si la légende disait vrai, il aurait dû avoir plus de cent ans, et pourtant ni son corps ni son visage ne semblaient marqués par la moitié de cet âge. Peut-être était-ce dû aux charmes mystérieux de sa cape magique, aussi légendaire que lui-même. Ce n’était ni un vantard ni un lâche, et s’il avait prouvé à l’occasion que les scrupules ne l’étouffaient pas, il avait une solide réputation de compétence et de loyauté envers ses camarades.
Le fait est que dans la clairière recouverte par endroit des plaques de la première neige de la saison, autour du grand feu allumé sous l’immense rocher vaguement parallélépipédique rappelant un sarcophage de géant et qu’on avait pour cette raison appelé « Tombe-Helyce », du nom d’un géant légendaire de la région, et bien là donc, on n’en comptait guère des béjaunes. Au contraire, maints éminents personnages, héros et modèles des enfants de tout le septentrion, avaient répondu à l’appel d’un mystérieux et prodigue commanditaire, qui avait en outre promis cinquante ducats d’or – une belle somme – à quiconque participerait à une épreuve dont nul ne savait encore rien. Clibanios le barde avait pêché par modestie, sans doute pour respecter les contraintes de la versification, car il y avait pas loin d’une cinquantaine d’aventuriers rassemblés là , de force et de renommée fort variables, ainsi qu’un nombre équivalent d’écuyers, porteurs de torches, comparses, apprentis et faire-valoirs divers. On pouvait voir pas moins de cinq barbares, dont trois étaient en train de se quereller ou de plaisanter, difficile à dire, à propos de leurs armes respectives (respectivement hache double, masse d’armes et marteau de guerre, tout dans la dentelle). Un hallebardier du nom de Binsek, morne et long de figure, se morfondait dans son armure rutilante, sans doute magique, appuyé sur son arme qui devait l’être tout autant. Un moine impassible du nom de Galfo était en grande discussion avec un volubile quadragénaire que certains dans l’assistance avaient appris à connaître et à éviter, un voleur et assassin curieusement appelé Lulu Van Zooïte. Un sorcier pubère depuis peu, une courtisane et un guerrier ogre se passionnaient pour un jeu de carte animé par un très jeune filou enthousiaste, qui ne manquerait pas de les escroquer avant la fin de la partie. Un prêtre de Miaris et un paladin, debout, à l’écart, devisaient de points d’honneur complexes, un magicien irascible près du feu tentait d’obtenir un peu de silence afin de lire en paix son livre de sorts, à ceci s’ajoutaient les ris et cavalcades des comparses partis chercher du bois ou se livrer à quelque tâche annexe, ainsi que les hennissements des chevaux affolés par la proximité d’un lézard géant du Naïl, qui servait de monture à l’un des guerriers venus du sud.
Tous ces éminents pilleurs de donjons étaient venus isolément ou par petits groupes, à l’exception de quatre d’entre eux, qui étaient les héros de notre aventure. Portant sa terrible armure noire qui faisait bien des jaloux, brandissant sa lame sainte, venait Marken-Willnar Von Drakenströhm, surnommé ici « le Boucher », ailleurs « le Faiseur de Veuves », par endroits même « la Mort qui Marche », et un peu partout « le Chevalier Noir », paladin malgré lui. À son côté se tenait Vertu Lancyent, voleuse, meurtrière, courtisane empoisonneuse, plus discrète mais non moins redoutable que le précédent, dont le sabre maudit brûlait déjà de trancher membres et têtes. Bien que ses traits et sa silhouette fussent masqués par un épais manteau de fourrure grise, Xyixiant’h l’elfe, prêtresse de Melki (du moins le supposait-elle, car elle était frappée d’amnésie), parvenait néanmoins à capter l’attention des hommes par sa seule démarche et la finesse de ses mains gantées. Enfin Morgoth, jeune nécromant encore idéaliste, s’était éloigné de ses compagnons pour discuter avec le fameux Thomar, dont il avait bien sûr entendu moult fois chanter les louanges. Il l’assaillait de compliments ainsi que de questions auxquelles le grand mage, quoiqu’un peu agacé par tant d’empressement, répondait volontiers, vu qu’il n’y avait rien d’autre à faire dans cette forêt, et qu’en outre il était assez vaniteux et ne résistait jamais à la tentation de briller aux yeux d’un jeune collègue.
— Non mais regardez le, si ça continue comme ça il va lui proposer de lui cirer ses bottes.
— Je ne pense pas, rectifia Xyixiant’h, le sorcier porte des bottes en fourrure.
— C’est une expression, expliqua Vertu avec un sourire faux. J’aurais pu aussi dire « lui lécher le cul ».
— Je ne crois pas que Morgoth ait ce genre de goûts, répliqua l’elfe d’un ton pincé qui n’échappa pas à la voleuse.
— C’est aussi une expression. Au fait, et on est bien d’accord que ça n’a aucun rapport, quelqu’un a vu Piété Legris, il m’avait dit qu’il viendrait.
— Non, pas…
— Je suis là , fit une voix basse derrière le groupe.
Ils se retournèrent d’un bond, le grand guerrier était là . Comment avait-il pu se faufiler derrière eux sans qu’ils l’entendent, une voleuse expérimentée, un guerrier surentraîné et une elfe aux fines oreilles ? Brun, la peau hâlée par la vie au grand air, un physique naturellement massif qui s’était encore épaissi ces derniers temps grâce à une meilleure alimentation, après des années de disette. Il s’était procuré une masse à clous, arme bon marché mais redoutable dans les mains d’un homme suffisamment fort, comme c’était son cas, et portait une tunique de peau épaisse et renforcée, offrant quelque protection contre les coups, ainsi qu’un bouclier de bois cerclé de fer couvrant largement son avant-bras.
— Ah, enfin, tu en as mis un temps !
— Pas du tout, dame Vertu, je suis même arrivé le premier dans la clairière, en début d’après-midi. Et j’y ai vu des choses bien graves, voici pourquoi je ne me suis pas montré jusque là .
— Houlà , tu m’inquiètes ! Raconte, vite.
— Et bien voilà , j’ai quitté Banvars assez tôt et j’ai coupé par les bois pour venir jusqu’ici, comme j’en ai l’habitude. J’étais presque arrivé lorsque j’ai vu descendre de la montagne deux ombres terrifiantes, des cavaliers galopant à une allure surnaturelle en direction d’ici. Je me suis pressé, et depuis l’orée du bois, j’ai été le témoin d’une scène horrible. Il s’agissait de deux de ces cavaliers noirs dont je vous ai déjà parlé.
— Encore !
— Mais ce n’est pas tout, il y avait aussi dans la clairière notre commanditaire, ce Paimportes, ainsi qu’un personnage qui m’a semblé être un elfe habillé richement. Ils discutaient apparemment en bons termes lorsque les cavaliers noirs ont fait irruption. L’elfe a alors tiré un glaive scintillant et attendu l’assaut, l’autre a tenté de s’enfuir. Mais ce lâche n’a pas pu aller bien loin, un des cavaliers a lancé un sortilège, la terre s’est ouverte sous ses pas et l’a englouti jusqu’au cou, ne laissant que sa tête hurlante en dehors. Le courage de l’elfe n’a pas été mieux récompensé, le deuxième cavalier l’a chargé, maniant une lame qui semblait fait de feu pur. Il est tombé, a tenté de se relever, mais le cavalier noir l’a alors mortellement blessé.
— Quelle horreur. Et ça s’est passé ici même, il n’y a que quelques heures ?
— Exactement, mais ce n’est pas fini. Les cavaliers se sont approchés de la tête de Paimportes, qui était juste ici, vous voyez, ce monticule de terre fraîchement retournée.
— Oui, je vois.
— Ils n’ont pas dit un mot, ni fait un geste, mais l’homme semblait souffrir énormément. Jamais je n’ai entendu de cris aussi pitoyables. Je pense qu’ils l’ont interrogé, mais entre les sanglots du supplicié, je n’ai pas entendu ce qu’il leur a dit. Puis, celui des cavaliers qui était magicien a recouvert la tête de pierres et de terre, il l’a enterré vivant, parfaitement !
— C’est épouvantable ! Et l’elfe, qu’en ont-ils fait ?
— L’un des cavaliers a pris son cadavre en croupe, puis ils sont repartis vers la montagne au triple galop. Je l’avoue, j’ai été lâche moi-même, et plutôt que de porter secours à Paimportes, j’ai attendu que les cavaliers se soient éloignés. Lorsque j’ai osé venir dans la clairière et dégager son visage, il était mort.
— Que Nyshra me tripote, fit Mark, tout ça sent l’entourloupe à plein nez.
— Le guet-apens, oui ! Il ne risquait pas de venir, le Paimportes. J’ignore ce que cherchaient ces cavaliers, mais s’ils ont assassiné notre commanditaire, c’est que la mission qu’il voulait nous confier était d’importance. Ou bien ils recherchent l’un d’entre nous, ou quelque chose que nous possédons, ou que nous savons. En tout cas, nous sommes en danger ici.
— Quoi, fit Marken, tu crois que deux cavaliers attaqueraient cinquante des meilleurs aventuriers de la région ?
— Ils ont bien attaqué et détruit une école de magie entière en une nuit.
— Ah oui, j’oubliais. Je me demandais justement si ce qu’ils recherchent, ce n’est pas notre ami Morgoth, là .
— Mais pourquoi, s’enquit Xy, inquiète ? Il est gentil, Morgoth !
— Il a sûrement un truc que nous ignorons, et qu’il ignore sans doute lui-même, mais que ces gens cherchent. Allons le prévenir, il faut partir d’ici tout de suite, ça sent mauvais toute cette histoire !
Ils se levèrent donc pour héler leur compagnon, toujours en grande conversation avec Thomar, qu’il en était à appeler « maître Thomar », et qui lui narrait les souvenirs de sa lointaine jeunesse.
— …et donc, c’est ainsi qu’à la tête de mon équipe, je remportais la coupe de squidditch¹ pour la troisième fois consécutive pour l’école de Pwalafrir.
— Incroyable ! Quelle chance vous avez eu, et quelle habileté ! Je me souviens que moi-même, je n’ai jamais pu faire partie de l’équipe de l’école, on me trouvait trop grand. Mais c’était mon rêve de…
— Hum… Morgoth, on peut te parler cinq minutes ?
— Ah, mes amis, venez que je vous présente…
— On le connaît, on le connaît. Enchanté, sire Thomar. Tu viens, il y a un problème.
— Un problème ? Rien de grave j’espère ?
— Rien de grave, sauf qu’on se tire vite fait avant…
Mais ce fut la longue lame bleue de Vertu qui acheva sa phrase en sifflant, tandis que de derrière le grand rocher rectangulaire provenait le bruit d’une cavalcade échevelée. Deux cavaliers, apparemment hors d’haleine autant que leurs montures, apparurent alors à la lumière. L’un était un elfe blond, très grand et particulièrement vigoureux selon les critères de sa race, portant une grande hache et un arc elfique. Ses vêtements étaient ceux d’un elfe des bois, tissés avec soin et goût dans des tons verts, sans sacrifier à l’ornementation inutile. L’autre était un homme longiligne, la trentaine bien passée, ses cheveux longs et noirs retenus par un catogan, son visage osseux et sombre au nez busqué s’ornant d’un bouc soigné. Il portait un uniforme noir à brandebourgs d’argent, ainsi qu’un couvre-chef à larges bords, à la mode Malachienne. À son côté battait une rapière, et dans son dos un long bâton noir. Il s’adressa à l’assistance d’une voix autoritaire :
— Les amis, écoutez-moi ! Nous sommes venus vous mettre en garde, un danger nous menace, des guerriers maléfiques vous ont tendu un piège, ils vont arriver d’un instant à l’autre. Fuyez, tous autant que vous êtes, tant qu’il en est encore temps. La quête que nous voulions vous confier est caduque, notre messager est mort, partez et sauvez vos vies.
— Jamais, fit un paladin dans l’assistance. Si ces guerriers sont de chair et de sang, ils périront de nos lames, s’ils sont du monde des esprits, Miaris nous insufflera la force de les vaincre. Je reste !
— Bien parlé, fit un prêtre, qu’ils viennent, ils verront ce qu’il en coûte de s’en prendre aux aventuriers du Septentrion.
Ces démonstrations reçurent les échos les plus favorables, d’autant plus qu’en ces heures tardives et frisquettes, plus d’un s’était réchauffé d’un bon grog ou d’un hydromel bien senti, et l’alcool développe la témérité, comme le savent tous les officiers.
— Fous que vous êtes, dit l’elfe atterré, suivez-nous donc et trouvez refuge parmi les elfes dans la cité de Sandunalsalennar, qui est non loin d’ici.
— Se réfugier chez les elfes, répondit un nain roux d’un ton dédaigneux, oh, chochotte, les elfounettes, non mais ça va, on n’est pas des pédés, pas vrai les gars ?
— Ouaaaais !
— Fous que vous êtes, oubliez votre fierté, je vous assure que l’adversité est trop forte pour vous, quelle que soit votre vaillance ! Ne sacrifiez pas vos existences en vain, venez, il est encore temps…
— Non Sarlander, répondit alors son compagnon d’une voix blanche, il n’est plus temps, regarde !
À l’autre bout de la clairière, un cavalier noir venait d’apparaître. Il n’était qu’une forme drapée d’une étoffe noire légère dont les lambeaux flottaient dans le mince vent de ce soir funeste, mais il n’avait rien de spectral. Il dégageait une impression de force inflexible, de volonté maléfique, de détermination sans faille pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême. Ses yeux se résumaient à deux points rouges scintillant comme des étoiles mourantes. Sa monture, était-ce un cheval ? Noire était sa robe, rouge étaient ses yeux et ses naseaux fumants, et lorsqu’il retroussait nerveusement ses lèvres humides, le palefroi découvrait non pas les dents plates d’un honnête équidé, mais des crocs semblables à ceux d’un requin ou d’un tigre. Il leva sa main gauche, et silencieux comme des ombres, un nouveau cavalier surgit du bois sur sa droite. Puis il y en eut un autre, et un autre… en tout ils étaient neuf surgis des ténèbres, encerclant la clairière de loin en loin. Sans un mot, les épées sortirent des fourreaux, les parchemins magiques de leurs étuis, d’aucuns invoquèrent leurs dieux, d’autres jurèrent et maudirent, chacun se prépara au combat.
L’un des cavaliers projeta alors sa main en avant, et projeta une boule de feu en plein cœur de la troupe des aventuriers. Au même moment, une rafale violente balaya toute la plaine, couchant le grand feu et se transforma en tornade soulevant poussière et cailloux. Tandis que la boule de feu explosait parmi ceux qui n’avaient pas eu la présence d’esprit de s’écarter, dispersant mort et souffrance, les plus prompts des guerriers avaient réagi, décochant flèches et billes de frondes sur les ennemis toujours impassibles. Aucun projectile ne manqua sa cible, mais aucun ne sembla avoir d’effet. Un jeune sorcier tira son premier projectile magique vers un des hommes sombres, qui le toucha et le fit tressaillir quelque peu. Comme un seul homme, les neuf cavaliers démontèrent simultanément et firent trois pas en resserrant leur étau autour des aventuriers. Deux guerriers se lancèrent, sabre au clair, contre le plus proche de leurs adversaires, tandis qu’un autre de ceux-ci, le premier qui était apparu, levait son bras. Peu nombreux furent ceux qui dans la confusion virent l’éclair bleuté issu de l’un de ses doigts, ainsi que le halo imperceptible qui s’étendit et gonfla comme une bulle, englobant d’un seul coup tout le champ de bataille. Un autre des hommes noirs fit un geste de la main, la terre trembla alors, renversant ceux qui dans la tourmente se tenaient encore debout, la terre se fendit en de multiples endroits. Plusieurs grands arbres se renversèrent alors, écrasant quelques-uns dans un fracas épouvantable de bois et d’os brisés. On entendit toutefois distinctement les hurlements stridents des deux guerriers qui, avant même d’avoir eu une chance de frapper leur adversaire, s’étaient effondrés sans raison visible, en proie à une souffrance indicible, vomissant et rampant devant leur tortionnaire qui brandissait devant eux un poing fermé au bout de son bras tendu. Morgoth, malgré le tumulte, parvint à lancer une incantation, une immobilisation, mais bien que son sort fut correctement prononcé, il eut la désespérante surprise de constater que l’énergie magique s’échappait en pure perte vers les cieux, sans cohérence aucune. Il n’était pas en faute, car autour de lui, les autres sorciers, Thomar lui-même, étaient dans le même cas, leurs théurgies se dispersaient en vains éclairs et lueurs qui étaient maintenant les seules lumières éclairant le chaos. Partout les corps éperdus s’entremêlaient, les vivants, les morts et les agonisant se perdaient en une folle ronde, des visages grimaçants, ensanglantés sous les casques brisés, se noyaient dans le cataclysme. Vertu décochait ses flèches deux par deux vers celui des mortels guerriers qui semblait être le chef, mais ses flèches ricochaient sans effet sur une cuirasse impénétrable. Xyixiant’h, d’abord épouvantée, avait rejoint le prêtre de Miaris et, chacun invoquant sa déesse, avait lancé avec lui un sortilège de conjuration du mal, mais de même que leurs collègues magiciens, leur sortilège s’évanouit en gerbe d’étincelles, tandis que leur cible avançait vers eux, semant sous ses pas un tapis grouillant et luisant, des carapaces d’insectes, des vers immondes, des essaims bronzinant, une vermine implacable menaçant de les engloutir. Marken, brandissant son épée, se jeta avec bravoure contre lui, remontant l’immonde marée sans souci des piqûres et des morsures empoisonnées, entouré d’une puissante aura de sainteté que lui conférait son état de paladin. Il frappa de haut en bas, d’un coup qui aurait fendu en deux un chêne. Mais en un éclair, l’ennemi au regard de braise sortit de sa cape un trident noir comme la suie, et saisit la lame pure entre ses griffes maléfiques. Mark parvint à se dégager, porta un second coup, qui fut paré comme le premier, avec une force surnaturelle. Morgoth, désemparé, ne pouvait que tenir prête sa chaîne de combat, piètre défense. Derrière lui, la mort faisait son œuvre, les guerriers de la mort se rapprochaient, serrant à chaque instant un peu plus leur étreinte. Chacun avait sa façon de donner la mort, chacun son arme, et parmi les aventuriers et leurs compagnons présents dans la clairière de la Tombe-Helyce, pas un n’avait réussi à blesser un adversaire. Une main s’agrippa à sa cheville, il se retourna. Il peina à reconnaître l’homme qui avait rampé jusqu’à lui.
— Morgoth ! Ou est Morgoth ?
— Maître Thomar !
Le sorcier usant de ses dernières forces lui tendit un paquet d’étoffe, ainsi qu’un parchemin.
— Prends ma cape, qu’elle te soit utile. Couvre-t-en et lis ce parchemin, qu’il t’aide à t’échapper de ce lieu maudit.
— Maître Thomar, lisez-le vous même et fuyez…
Mais lorsqu’un éclair soudain jeta un feu violet sur le champ de bataille, Morgoth vit que le visage du vieux magicien était entièrement brûlé, ses yeux étaient morts, le reste n’allait pas tarder à suivre.
— Va, sauve ta vie…
Morgoth n’en croyait pas ses yeux, Thomar de Gorlenz, le héros légendaire, venait de périr dans ses bras. Tremblant, il prit la cape du vieux sorcier, s’en recouvrit intégralement et, à genoux sur la terre meurtrie, déroula le parchemin. Bien que l’obscurité fut totale, il pouvait sans peine lire les runes lumineuses, tant la magie était puissante. Le style des glyphes, leur coloration, leur orientation… Morgoth tressaillit, il reconnut immédiatement le puissant sortilège qu’un mage du temps jadis avait couché sur le vélin. Il doutait de pouvoir maîtriser une altération d’un tel niveau, mais il n’avait pas le choix, et s’il réussissait… oui, Thomar avait dit vrai, il aurait un moyen de s’échapper. Sa voix prononça alors les runes, qui à mesure qu’il les lisait disparaissaient du parchemin, dispersant des volutes de magie qui, au lieu de se déliter, conservaient leur délicate séquence, protégées sans doute par les pouvoirs de la cape magique. Morgoth prononça les derniers mots de ce sortilège que jamais il n’aurait rêvé lancer un jour, fut-ce par l’entremise d’un parchemin. L’onde de magie se propagea en lui, avec une force sans commune mesure avec ce qu’il avait pu connaître jusqu’à présent de la sorcellerie. C’était donc cela, être un archimage ? Le tumulte cessa alors d’un coup, laissant la place à un silence irréel. Morgoth savait qu’il n’avait que quelques poignées de secondes pour agir, moins d’une minute sans doute.
Il sortit de sous la cape, et vit l’étendue du désastre. Plus rien ne bougeait. Assiégés comme assaillants, tous paraissaient gelés en pleine action, l’un levant un bras pour se protéger, l’autre projetant une nouvelle boule de feu qui, curieusement, restait suspendue en l’air comme un lampion, à quelques mètres de sa cible. Un barbare, frappé par le cimeterre d’un des sombres seigneurs, avait sa tête projetée en plein ciel, reliée à son cou par une rangée de perles de sang projetées en un arc sinistre. Une jeune voleuse, à quatre pattes, tentait de fuir, levant dans sa direction un masque de terreur pure. L’épée d’un noir tueur était sur le point de rejoindre son dos, rien ne pouvait la sauver. Au loin, il vit aussi que le moine et l’assassin étaient parvenus à briser l’étreinte des noirs exécuteurs, et se perdaient déjà dans la nuit de la forêt. Et ses compagnons étaient là , à quelques mètres, immobiles eux aussi. Il ne pouvait les emmener, il le savait. Il ne pouvait que fuir, profiter des quelques instants de répit que lui conférait le sortilège avant que le temps ne reprenne son cours funeste. L’ennemi avait repoussé Mark et se jetant en avant, s’apprêtait à harponner… Non, pas elle ! Il ne pouvait la laisser périr ! Comment pourrait-il vivre après ça ? De rage, il conçut un plan désespéré : il se rua sur le cavalier noir, prit le trident entre ses mains, et tira, tira de toutes ses forces. Tenant l’arme maudite tout contre sa poitrine, prenant appui du pied contre la forme mortelle de son ennemi, il tira jusqu’à ce que ses phalanges ploient, que ses bras menacent de rompre, et seulement alors, il parvint à desserrer l’étreinte de fer. Il prit alors la longue arme, incroyablement lourde, retourna les dents acérées contre la cuirasse de l’ennemi, et planta l’autre bout dans la terre avec rage. Puis, hors d’haleine, il rejoignit Xyixiant’h, environnée déjà par la répugnante masse des bêtes grouillantes, il détailla avec passion son visage aux traits faiblement éclairés, qui n’exprimaient aucune crainte, aucune horreur, juste une belle et farouche détermination. Il eut encore le temps de prendre deux grandes respirations.
La bataille reprit, sans qu’elle se fut d’ailleurs arrêtée pour quiconque hormis Morgoth. Un mugissement déchirant emplit les cieux : avec la force de l’élan, l’arme du cavalier noir, retournée contre son porteur, avait percé la cuirasse et s’était enfoncée profondément dans la poitrine, s’il en avait une. Pris de mouvements saccadés, incrédule, il tourna et retourna sur lui même, tentant d’arracher le fer qui le meurtrissait.
— Fuyons, la voie est libre, hurla Morgoth à l’attention de ceux qui pouvaient l’entendre.
Sans perdre un instant, tous les combattants à proximité immédiate saisirent leur chance, et se précipitèrent dans la brèche ouverte, sans se soucier du blessé maléfique. Ce soir-là , treize aventuriers échappèrent à un trépas certain grâce au courage de Morgoth. Ils s’égayèrent dans la nature, courant à perdre haleine entre les pins, cherchant, une fois n’est pas coutume, le refuge de l’obscurité complice. Sur ces treize là , quatre partirent de leur côté et poursuivirent leurs existences, c’est en fait sans importance. Notre récit ne s’intéressera qu’au devenir des neuf autres.
Ils courraient maintenant dans la nuit, se heurtant aux troncs, trébuchant sur les souches, sans compter leurs plaies et bosses. Derrière eux, le tumulte diminuait, était-ce la distance qui l’étouffait, ou le combat se terminait-il ? Il était maintenant possible de tendre l’oreille au bruit de la course des autres, de suivre le froissement des buissons, les jurons, les pas. Vite, il fallait continuer, rester sourd aux protestations de ses membres endoloris, à la faiblesse grandissante de ses muscles, fuir sans se retourner, sans une pensée pour ceux qui étaient tombés, fuir jusqu’au bout du monde, jusqu’à la fin des temps si nécessaire.
Le sol changea sous les pieds de Morgoth, se fit amas de pierres irrégulières, puis la pente se fit plus forte, et il buta contre un amoncellement de gros rocher. L’ancienne moraine d’un glacier disparu se dressait face à lui, comme une infranchissable forteresse, qu’il voyait clairement maintenant que ses yeux s’étaient adaptés à la clarté des étoiles. Des rocs nus et blancs, un obstacle redoutable. Le franchirait-il, devrait-il infléchir sa course ? D’autres étaient dans la même situation non loin de là , il entendait l’éboulis des pierres sous leurs pas, que feraient-ils ? Il entendit une voix au loin, la voix d’un homme hors d’haleine, mais encore énergique et plein de ressources :
— Par ici, remontez le long des rochers, il y a des abris sûrs là -haut !
La cavalcade reprit, durant quelques secondes, Morgoth vit distinctement deux autres aventuriers à une vingtaine de pas devant lui, courant comme lui, courant comme des rats. Xy ? Pourvu que ce soit elle, il l’avait perdue dans les ténèbres. Forçant leur nature qui les poussait à fuir dans le sens de la pente, ils remontèrent le long de la moraine, vers la forme menaçante de la montagne qui voilait les étoiles du nord. Quel que fut leur guide, il ne manquait pas de ruse, car les cailloux formant la moraine, s’ils étaient propices aux entorses, avait l’avantage de ne pas conserver les empreintes de pas. À moins que les cavaliers noirs n’aient un odorat de chien, ils auraient du mal à suivre leurs traces.
Une muraille surgit soudain devant lui, une falaise immense, lisse et implacable. Le désespoir l’envahit, il était pris au piège, il avait perdu du temps et de l’énergie en prenant cette direction. Il tenta de se calmer, de raisonner, la panique faisait le jeu de l’ennemi, il le savait bien. Où étaient les autres ? Une pierre roula au bas de la moraine, il regarda en haut de l’éboulis qui formait un cône s’appuyant contre la falaise et vit fugacement une forme sombre ramper le long de la falaise, à mi-hauteur, se glisser à toute allure derrière un rocher et disparaître là . Il se précipita pour escalader à son tour l’éboulis, restant près de la falaise. Oui, il discernait maintenant une corniche large d’un pied, bien assez pour qu’on puisse y marcher. Il l’emprunta tant bien que mal, s’agrippant aux aspérités de la falaise et aux quelques plantes vivaces qui s’y accrochaient, et finit par arriver à une fissure dont le sol était non anguleux, mais poli par l’érosion et d’anciennes concrétions, sans doute la sortie d’un ancien ruisseau souterrain. Il s’y enfonça avec soulagement, puis voyant qu’il pourrait y progresser pour trouver un refuge, il risqua un regard en arrière. En bas, quelque chose s’agitait. L’espace d’un instant, il eut l’impression qu’une grande araignée logée dans sa poitrine resserrait ses pattes autour de son cœur. Mais non, ce n’était pas un des cavaliers noirs, trop petit, trop perdu. C’était un aventurier comme lui, qui l’avait suivi.
— Camarade !
Celui qui était en bas s’immobilisa, il parut chercher d’où venait la voix.
— En haut, grimpe par le côté, dépêche-toi !
Un grognement lui répondit, la forme massive, étrangement malhabile, suivit à son tour le chemin de l’éboulis. Ce n’est que lorsqu’il fut à proximité immédiate que Morgoth comprit à qui il avait affaire, un guerrier nain, suant et jurant dans sa barbe.
— Par les couilles de Burgar, je te reconnais, c’est toi le sorcier qui nous a permis de fuir !
— Euh, je crois.
— Merci.
Sans un mot de plus, le nain disparut dans le boyau étroit. Les tunnels étaient son élément, Morgoth l’y suivit. Passés les premiers mètres, la grotte était humide et tiède, le sol n’était qu’une crevasse et il fallait se tenir aux parois pour progresser. Finalement, après une progression qui ne lui sembla que trop longue, il parvint à un évasement du passage, où les flots avaient patiemment creusé une longue niche. Des respirations se mêlaient, on trébuchait sur des jambes molles et des bras endoloris. Morgoth se fit une place, et entre deux inconnus, sans un mot, s’écroula pour prendre un peu de repos.
De longues minutes s’écoulèrent dans l’obscurité chthonienne la plus totale sans que personne ne prononce une parole. Puis, une voix s’éleva.
— Combien sommes-nous ici ?
— Huit, fit une mélodieuse voix masculine.
— Attends, je fais un peu de lumière.
C’était Marken qui avait parlé, Morgoth l’avait reconnu avec soulagement. Un bruit métallique, une épée sortit du fourreau. La sainte lame du paladin émettait une lumière blanche presque imperceptible en plein jour mais qui, dans le noir absolu, permettait d’illuminer correctement un espace réduit. Il la planta devant lui, et ils se comptèrent. Que tous les dieux soient loués, Xyixiant’h était là , affalée contre Vertu, qui semblait blessée. Il vit aussi Piété Legris, et se souvint alors de la voix qui l’avait guidé vers la falaise. C’était la sienne. L’elfe qui venait de parler était celui qui avait fait irruption dans la clairière pour les prévenir, son compagnon humain, qui avait perdu son chapeau, était là aussi. Il y avait aussi… Horreur, un squelette ! Mais non, il se souvint du barde mort-vivant qui les avait distrait au début de cette triste soirée. Quel était son nom déjà  ? Et puis, il y avait le nain. Il détailla ses traits, mais il n’y avait rien à en dire, sinon qu’il était roux, que sa barbe était tressée et maintenue par des attaches d’argent garnies de petits crânes de rats, et qu’il avait une mine renfrognée, comme souvent les nains.
— Erreur, nous sommes neuf à ce que je vois. Je suis Marken. Voici le sorcier Morgoth, qui nous a tous sauvés je crois, ce personnage qui nous a trouvé un abri est Piété Legris, à son côté voici Vertu et Xyixiant’h notre prêtresse. Xyixiant’h qui va se faire une joie de soigner les blessés dès qu’elle se sera décollée de Morgoth. Oh, je te parle !
— Uh ? Ah oui, soigner.
— Moi, poursuivit le nain, c’est Ghibli. Je suis un guerrier, c’est tout ce que vous avez à savoir.
— Vous le savez déjà , Clibanios est mon nom,
Je vais par monts et vaux, musicien et chanteur,
Poète, ménestrel, acrobate à mes heures,
Je suis barde, en un mot, et joyeux compagnon.
— Je suis Sarlander, poursuivit l’elfe, et j’ai été envoyé avec mon compagnon par la reine de Sandunalsalennar pour vous prévenir du danger qui nous menaçait. Hélas, nous sommes arrivés trop tard.
— Au moins, poursuivit l’homme vêtu à la Malachienne, quelques-uns ont pu se sauver, tout n’est pas perdu. Je suis le Raul Gomez Sanchez Natchez Villalobos Y Ramirez Vella la Cava del Rio della Plata O’sullivan Monastorio, gentilhomme du San Bubinos, officier dans l’armée de leurs très gracieuses majestés le Roi et la Reine de Malachie, en congé du service commun. Mais vous pouvez m’appeler simplement Commandant Monastorio. Quelqu’un a-t-il une idée de ce qu’il convient de faire maintenant ?
— Et si on continuait dans la caverne, une fois qu’on sera bien reposés, proposa Morgoth.
— Non. La grotte s’arrêtera d’ici cent à deux-cent pas, dit Ghibli.
— Tu es déjà venu ici ?
— Non, mais c’est couru d’avance. Nous sommes dans une ancienne diaclase transversale traversant une veine de calcaire karstique de second type selon la classification de Khadûr, qui fait un angle d’environ cinq à dix degrés. La pente du boyau est quand à elle d’environ trois pourcents, ce qui est peu, mais comme la strate sédimentaire est prise en sandwich entre le socle basaltique du Portolan Central et une épaisse couche de grès du domérien formant synclinal, le…
Puis le nain se rendit compte que tout le monde le regardait avec des yeux ronds, et il abrégea sa thèse de géologie.
— Enfin bref, c’est un cul-de-sac.
— Bon, donc il faudra sortir d’ici.
Sarlander, le grand elfe, eut alors une idée.
— Si nous parvenons à rejoindre la Colline de Grob, nous serons sauvés. C’est là que trouve le domaine de Sandunalsalennar, la cité elfique, qui est protégée par de puissants sortilèges que les maléfiques cavaliers noirs ne pourront franchir.
Vertu soupira. La blessure qu’elle avait au mollet s’était refermée grâce à l’action de Xyixiant’h. Elle n’avait pas l’air très convaincue par la proposition.
— La colline de Grob ? J’en ai entendu parler, il paraît que tout ce qui s’en approche se fait aussitôt cribler de flèches par les archers de la reine. Crois-tu que tes collègues elfes nous laisseront entrer ?
— Il est vrai, expliqua Sarlander, que les étrangers ne sont pas les bienvenus à Sandunalsalennar, surtout en ce moment, toutefois, vous êtes autorisés à entrer, vous êtes même attendus. Je me dois de vous expliquer le pourquoi et le comment de ces mystères qui n’ont plus lieu d’être. Le commanditaire qui souhaitait vous offrir une noble quête était la reine elle-même. Elle a chargé le Commandant Monastorio ici présent, qui est son homme de confiance, de prospecter à Banvars et dans la région avoisinante afin de recruter les plus habiles parmi les héros de la contrée. Nous avions prévu de sélectionner ces aventuriers avant de leur dévoiler l’identité de leur commanditaire, car le secret devait être gardé sur toute cette affaire.
— Et je suppose, poursuivit Vertu, que ces cavaliers noirs ne constituaient pas l’épreuve en question.
— Oh non, vous vous doutez bien que la reine de elfes n’emploierait jamais des méthodes aussi viles. Nous suivons avec attention les agissements de ces cavaliers, et il semble qu’ils soient en rapport avec la quête qu’elle souhaitait vous confier. Lorsque nous avons su qu’ils s’intéressaient à la Tombe-Helyce et aux aventuriers que nous y avions conviés, nous avons sauté sur nos coursiers les plus rapides pour vous prévenir.
— Et quelle est cette quête, au juste ?
— Je l’ignore moi-même. Mais la reine vous l’apprendra, si toutefois nous parvenons jusqu’à elle.
— Espérons-le. Dis-moi Piété, tu as l’air de connaître la région, comment rejoint-on la colline de Grob ?
— Moi ? C’est la première fois de ma vie que je viens ici.
— C’est pourtant bien toi qui nous a guidés jusqu’ici, comment connaissais-tu cette grotte ?
— Je ne la connaissais pas. Il se trouve simplement que sur le chemin de la clairière cette après-midi, j’avais repéré de loin la falaise, ainsi que les éboulis, l’allure générale du terrain, et aussi les variétés d’arbres qui indiquent la composition du sol. Je savais rien qu’à voir la manière dont le relief était fait qu’il y avait toutes les chances pour qu’on trouve des grottes par ici, ou en tout cas des escarpements qui ralentissent la marche des chevaux. Il n’y a aucun mystère là dedans.
— Quel sens de l’observation. La question reste donc entière, où se trouve cette colline de Grob ?
— Malheureusement, nous nous en sommes éloignés. Il faudrait revenir sur nos pas…
— Voilà qui tombe bien, commenta Mark, j’ai laissé dû laisser mon gonfanon de quête sur le champ de bataille et… Oh non, je n’arrive pas à croire que c’est moi qui dis ça.
— Un gonfanon de quête ? Mais alors vous êtes un paladin !
— Oui, oui… Euh, est-ce que quelqu’un monte la garde, maintenant que j’y pense ?
— Euh… non, au fait, répondit Sarlander, un peu gêné. Voulez-vous que je...
— Seuls vous et Xy avez une vision nocturne, résuma Vertu. Et aussi Ghibli, je crois…
— Je veux, maigrichonne.
— Peut-être pourriez-vous accompagner Xy alors ?
— Evidemment, les sales besognes, c’est toujours pour le nain. ‘toujours pareil avec ces humains, laisse les grands discuter de la stratégie et reviens quand on aura besoin de ta hache. Mrmble ! Allez, petite, allons prendre notre tour de garde.
L’elfe suivit le nain maugréant, peu rassurée par la proximité de ce nabot trapu, poilu et hachu.
— Bien, reprit Vertu. Quelqu’un a un plan pour retourner à la Tombe-Helyce sans se faire remarquer ?
— Puisque nous comptons parmi nous un éminent sorcier, commença Sarlander, peut-être qu’un sortilège d’invisibilité pourrait nous dissimuler…
— Je crains que vous me surestimiez, messire. Je ne puis lancer qu’un seul sort d’invisibilité, qui ne pourra donc dissimuler qu’une seule personne. Il existe bien un sortilège d’invisibilité de masse, qui nous permettrait de nous cacher, mais il se dissipe en quelques minutes. En outre, ce sort est très au dessus de mes maigres moyens, je ne suis qu’un apprenti.
— C’est ennuyeux. Mais d’un autre côté, l’invisibilité n’est pas un grand avantage en pleine nuit. Et puis, si ces cavaliers sont doués de vision nocturne, comme les elfes et les nains, ça ne sert strictement à rien, car ils nous verront approcher de fort loin.
— Ouh… dit alors Vertu, qu’une idée venait d’effleurer. Tout ça me rappelle une histoire à propos de la vision nocturne. Tout à l’heure, alors que nous étions encore dans l’obscurité, vous aviez compté que nous étions huit, mais une fois la lumière revenue, il s’est avéré que nous étions neuf.
— C’est exact. Mon erreur est compréhensible, notre ami Clibanios ici présent est… comment dire…
— On peut dire défunt
ou alors trépassé,
Mort-vivant, décharné,
C’est au goût de chacun.
— Oui, voilà . Et bien, le fait est que ce gentilhomme ne dégage, de ce fait, plus aucune chaleur. Or c’est précisément cette chaleur qui me permet, dans l’obscurité, de repérer une créature vivante.
— C’est ce que je pensais. Donc, un être qui n’émettrait plus de chaleur serait invisible aux yeux d’un elfe, ou d’un nain, c’est bien cela ?
— Ah, je vois où vous voulez en venir. Oui, dans un tel cas, la vision nocturne est totalement inutile. Si vous trouvez un moyen de dissimuler la chaleur de nos corps, les cavaliers noirs ne pourront plus nous voir dans la nuit. À condition, bien entendu, qu’ils n’aient pas d’autre moyen à leur disposition pour nous repérer, comme un sens magique.
— Il faut savoir prendre quelques risques, nous ne pouvons rester éternellement dans ce trou. Le seul havre véritable, si vous dites vrai, est la colline de Grob. J’ignore si nos ennemis peuvent nous voir la nuit, mais je suis à peu près sûre qu’ils le peuvent le jour, il faut donc agir avant l’aube. Nous avons quelques heures.
— Et par quel moyen comptez-vous nous refroidir ?
— C’est une bonne question. Morgoth, un petit sort ?
— Euh… ça vous dérange si je cherche cinq minutes dans mon livre ?
— Comme tu veux.
— Bien parlé, opina Monastorio. Je propose que l’on mange à satiété et que l’on prenne quelque repos, nous allons en avoir besoin. Clibanios, connaîtrais-tu quelque chant entraînant adapté à la situation, et qui nous remonterait le moral ?
Clibanios opina du crâne, et entonna un air tout à fait de circonstance.
— J’étais dans mon village à réparer des chaises en bois…
Et tandis que s’élevait la voix du barde, Morgoth, assis en tailleur devant l’épée lumineuse, feuilletait fébrilement le Tome d’Argent du Codex Incubus d’Alizabel, un précieux recueil de nécromancie dans lequel il mettait tous ses espoirs.
— Alors comme ça, vous êtes un nain.
— Ouais, un vrai de vrai.
— Et ça fait quoi d’être un nain ?
— C’est pourtant vrai ce qu’on dit sur les blondes. Regarde de tous tes yeux au lieu de bavasser.
— Holalà … Et pourquoi c’est moi qui regarde alors ?
— Parce que tu as de meilleurs yeux que moi.
Xyixiant’h n’était pas faite pour monter la garde, l’inactivité lui pesait vite, et elle avait du mal à se concentrer plus de quelques minutes sur une tâche particulière. Tout était allé si vite que son esprit avait encore quelques wagons de retard, et elle avait cette irritante sensation d’avoir oublié quelque chose en route. Une sensation qui, maintenant qu’elle y réfléchissait, ne l’avait pas réellement quittée depuis que Morgoth et ses compagnons l’avaient tirée de sa torpeur séculaire. Tiens, quel était ce faible point rouge, là bas ? Une illusion due à la fatigue visuelle, sans doute ? Mais non, c’était fixe dans le décor… maintenant, ça bougeait, une deuxième lueur bougeait tout à côté… Une forme obscure sortit du bois. En tendant l’oreille, elle put à grand peine percevoir les bruits des sabots. L’horreur la gagna, le doute n’était plus permis, c’était bien un des cavaliers qui s’avançait, s’insinuait comme un reptile, comme une sangsue. Il était à plus de cent pas, mais même à cette distance, il suintait de mal, Ghibli l’avait senti aussi. Ses mouvements lents et empreints de menace étaient ceux d’un traqueur implacable. L’elfe se figea, car le moindre mouvement pouvait la trahir. Le cavalier noir resta un temps en lisière de l’éboulis, semblant humer quelque piste. Soudain, une cavalcade troubla le silence, et un deuxième guerrier maléfique déboucha auprès de la falaise. Ils parurent se concerter un instant, sans toutefois émettre le moindre son, puis tournèrent casaque et repartirent au triple galop d’où ils étaient venus.
— Que Melki nous protège, ces monstres en ont toujours après nous.
— Ils n’ont pas poursuivi plus loin, c’est l’essentiel. Ils nous ont couru après un moment pour ne pas laisser de témoins, mais je suppose que d’autres affaires plus importantes les appellent ailleurs, ils vont se lasser.
— Puisse-tu dire vrai, nain Ghibli.
— J’aurais mieux fait d’rester chez moi
À faire des chaises en bois.
Dans un claquement soudain, Morgoth referma son tome de nécromancie, un sourire satisfait sur le visage.
— Combien faudrait-il de temps pour rejoindre la Tombe-Helyce en marchant avec précaution ?
— À pieds, je dirais un quart d’heure, estima Sarlander.
— Plutôt vingt minutes, corrigea Piété. Nous avons couru à toute allure pour venir ici, ne l’oubliez pas.
— Et de la Tombe-Helyce à la colline de Grob ?
— Le double.
— Dans ce cas, c’est une affaire d’une heure. Nous avons tout juste le temps. J’ai trouvé un sortilège dans ce livre qui pourrait nous aider. Il est assez désagréable, mais pourrait se révéler utile. C’est le Chemin de la Blême. Ce sort permet de métamorphoser une créature vivante en mort-vivant l’espace d’une heure.
— En mort-vivant ? S’offusqua Mark. Tu veux nous transformer en squelettes ?
— Oh non, bien sûr !
— Ah bon.
— Je souhaite nous transformer en zombis.
— Ah, merveilleux, j’aime mieux ça. Et je suppose qu’au bout d’une heure, nous retrouverons notre vie normale comme si de rien n’était.
— Absolument. C’est comme ça que ça se passe.
En général, ajouta-t-il dans sa tête.
On retourna chercher les guetteurs, qui firent leur récit. Les avis divergeaient quand à savoir si l’apparition et le retrait subit de ces guerriers était un bon ou un mauvais signe. On leur expliqua le plan, qu’ils considérèrent unanimement comme des plus douteux, mais comme personne n’en avait d’autre, la compagnie (à l’exception de Clibanios) s’assembla autour de Morgoth pour subir le sortilège.
Il prononça les paroles terribles qui entrouvraient la porte entre le monde des vivants et celui des morts. Leurs joues se creusèrent, les peaux se parcheminèrent et se vidèrent de leur sang, devenant flétries et grises, les muscles se firent douloureux, desséchés, les yeux perdirent la faculté de discerner les couleurs, et le monde pour eux devint mort.
— Bon, tu commence ? Demanda Xy, qui avait fermé les yeux par appréhension.
— Malédiction, siffla Morgoth dans sa gorge sèche, ta nature elfique t’immunise contre ma magie ! Sarlander aussi, le sort est un échec. Ah, je me suis laissé emporter bêtement, j’aurais dû réfléchir.
Les morts-vivants se relevèrent, lentement.
— Que faire maintenant, demanda Vertu, sans aucune trace d’émotion dans sa voix.
— Je sais, répondit Morgoth. Sarlander portera la cape que m’a donné le mage Thomar. Si la légende dit vrai, elle dissimule celui qui la porte à la vue de ses ennemis. Il sera l’avant-garde et nous ouvrira la voie. Xyixiant’h, qui restera décelable, nous suivra à quelque distance.
— Bien, approuva Monastorio sans passion. Faisons vite.
Ils descendirent de la falaise avec difficulté, car ils avaient perdu une partie de leur agilité dans la transformation, et dans l’ordre prescrit, et dans le plus grand silence, ils prirent le chemin de la Tombe-Helyce. Le chemin fut plus long que Piété ne l’avait estimé de prime abord, car ils durent s’adapter aux servitudes nouvelles imposées à leurs corps, mais ils parvinrent au bout de quelques minutes à trouver un rythme de progression soutenu. La condition de mort-vivant était éprouvante, et aucun des six transformés ne doutait qu’il vivait un des moments les plus pénibles de son existence, toutefois il y avait quelques avantages. En premier lieu, la fatigue les avait quittés, car les tourments musculaires sont l’apanage des vivants de plein droit. Et surtout, ils avaient perdu la majeure partie des sentiments qui les avaient animés, et en particulier la peur. Ils avançaient bravement, résolus à en finir avec cette histoire et à tenter leur chance, tant pis s’ils périssaient en chemin.
Ils n’étaient plus très loin de la clairière funeste lorsqu’un mouvement derrière un rideau de buissons les fit tressaillir. Ils s’approchèrent, et constatèrent avec soulagement que dans un espace relativement dégagé de la forêt, quelques montures avaient trouvé refuge, loin de la folie des hommes. Les chevaux piaffèrent, surpris de l’irruption de morts-vivants trébuchants dans leur domaine. Sarlander vint les calmer avec art, puis prit pour lui une monture, et aida Ghibli à monter derrière lui. Le nain était curieusement léger, car desséché par le sort, il avait perdu une part importante de sa masse. Monastorio monta avec Vertu, Clibanios avec Piété. Il y avait aussi dans ce haras improvisé le lézard du Naïl que j’ai déjà mentionné, un reptile trapu et nerveux utilisé pour la monte par les indigènes de cette lointaine contrée. La bête vint pousser du museau dans la main de Xyixiant’h, qui s’en était approchée sans crainte. Elle résolut de grimper dessus et de le mener, prenant Morgoth et Mark avec elle.
Ainsi, l’étrange équipage reprit le chemin de la Tombe-Helyce. Comme ils progressaient à plus vive allure, ils prirent le temps de s’approcher de la clairière. Avec une infinie prudence, Sarlander démonta et progressa, silencieux comme un chat, dans l’étendue qu’éclairaient pauvrement les étoiles. Nulle trace de la présence des cavaliers noirs n’était plus visibles, mais c’était un triste spectacle qui s’offrait à ses yeux. Plus un gémissement, plus un cri, plus un souffle n’émanait de la langue de terre retournée et meurtrie par le passage des serviteurs de la mort, seulement habitée maintenant par les corps de ceux qui avaient été leurs compagnons d’un soir. Qu’importait la bravoure, l’habileté ou l’expérience, parmi ceux qui s’étaient dressés contre le mal, pas un n’avait survécu. Par terre, Sarlander avisa le gonfanon du Cœur d’Azur. Il s’en saisit, et le ramena au paladin.
Puis, ils reprirent leur périple parmi le silence et les ténèbres. Sarlander, menant la troupe, connaissait bien la direction de la cité elfique, mais pas trop le chemin meilleur chemin pour s’y rendre, ainsi firent-ils quelques tours et détours, évitant une colline découverte, une combe trop profonde ou un fourré trop épais. Le terrain était par endroit fort accidenté, préfigurant les escarpements vertigineux du Portolan, et à l’écart des bons chemins, les montures étaient à la peine.
Un air glacial s’insinua alors, les chevaux hennirent et se déportèrent, les deux elfes furent pris de chair de poule, et leurs estomacs se nouèrent. Une frayeur irrépressible s’empara d’eux deux, tandis qu’ils considéraient non loin de là un trou de ténèbres, entre deux rochers, d’un noir plus profond encore que la nuit. Une lueur en sortit, semblable à celle d’une chandelle sur le point de s’éteindre. Puis une deuxième. Un cavalier était là , surpris, à ce qu’il semblait, de la soudaine survenue de ces fuyards. Un hurlement métallique déchira la nuit.
— Fuyons !
Ils lancèrent les montures au triple galop, à la suite de Sarlander. Tandis que résonnait la puissante alarme du cavalier noir, même ceux qui étaient pour l’instant des non-morts ressentirent l’urgence de fuir, sans calcul et sans faux-semblants, fuir au plus vite, simplement, dans la direction opposée.
Ils surgirent hors du bois, dans un vallon qu’en d’autres circonstances, on aurait dit enchanteur. Au fond courait un ru encore fuligineux, dont les rives pentues regorgeaient d’herbe grasse et humide. Ils s’aperçurent alors que l’aurore pointait dans la direction qu’ils suivaient, une aurore porteuse d’espoir.
Le lézard du Naïl peinait à suivre le train des rapides chevaux, car si cette bête était adaptée aux longues randonnées ou aux brèves pointes de vitesse, son souffle ne lui permettait pas de courir bien longtemps. Morgoth, qui le chevauchait en compagnie de Marken et Xyixiant’h, se retourna au moment où trois cavaliers déboulaient hors du bois à leur poursuite. Las, les coursiers noirs étaient plus rapide encore que des chevaux ordinaires, et mus par le désir carnassier de s’abreuver à la gorge du coursier reptilien, ils pressaient encore l’allure, sans que leurs maîtres ne les y force. Morgoth, sans perdre son esprit d’à -propos, lança derrière lui un rapide sortilège d’enchevêtrement, conjuration qui recouvrit une vaste portion du vallon d’un tapis de filaments luminescents et collants, que le premier des cavaliers noirs n’eut pas le temps d’éviter. Il plongea dedans tête baissée, son cheval se cabra, pris aux jambes et à l’encolure dans le piège magique. Les deux autres contournèrent par le bois, mais perdirent ainsi quelques secondes. Lorsqu’ils revinrent dans le vallon, Morgoth et ses amis avaient pris un peu d’avance, ils se lancèrent à leur poursuite avec d’autant plus d’ardeur. Le sorcier, de nouveau, lança une conjuration sur le sol qu’ils venaient de fouler et qui, de mou, devint glissant comme un lac gelé sur une bande de terre large de quelques pas. Les deux chevaux trébuchèrent, jetant bas leurs cavaliers qui se répandirent à plat ventre et en silencieuses malédictions. Mais le premier des exécuteurs, qui usant de sa force surnaturelle avait réussi à se dégager, revenait à la charge. Il sauta sans peine la zone où ses compagnons avaient chuté, et leur courut après à bride abattue. Il se rapprochait à grande vitesse, plus que quelques secondes et il faudrait se battre au corps-à -corps, c’est à dire qu’il faudrait mourir. Morgoth vit alors, avec un certain détachement, qu’il n’avait plus grand chose pour l’arrêter.
Xyixiant’h, menant le grand lézard, avait vu au loin les chevaux de ses amis disparaître dans une haute futaie d’où jaillissait le ruisseau, et qui tapissait un massif montagneux aux formes érodées. Elle suivit le même chemin, se perdant de nouveau dans l’obscurité, juste avant que l’ennemi ne les y rejoigne.
Il y eut un grand bruit de tôle froissée.
Elle se retourna, et vit l’espace d’un instant le cavalier noir et son cheval, immobiles, aplatis contre un mur invisible. Puis ils glissèrent tous deux jusqu’au sol avec un bruit de vaisselle propre qu’on fait crisser du doigt.
Alors, ils se souvinrent des paroles de Sarlander, et de la protection magique qui entourait la Colline de Grob. Ainsi, ils étaient enfin rendus au havre promis.
Marken, mû par un désir impérieux, descendit du lézard géant. Bien qu’il portât encore sur sa figure la marque terrible de la mort-vivance, et bien que son âme fut celle d’un vil assassin, il avait maintenant toute la superbe d’un paladin de Hegan, fier défenseur du droit. Brandissant son gonfanon, il marcha droit vers le cavalier noir qui s’était relevé et, tel une bête féroce, faisait les cent pas en grondant devant la barrière invisible. Avec panache, il s’arrêta à quelques pas de lui, plongeant son regard bleu dans le feu infernal de ses pupilles ardentes. Il le jaugea, puis avec superbe, défit un des lacets de cuir qui maintenaient les pièces de son armure, se défit de sa male coquille, dénoua l’aiguillette de son haut-de-chausse, et brandissant fièrement sa virilité à la face du guerrier démoniaque, lança :
— Tiens ducon, suce ma bite !
Le cavalier noir déclina sans surprise cette invitation, et le groupe reprit donc sa marche, remontant le ruisseau bondissant parmi les boules de granite moussues. D’immenses séquoias poussaient sur la colline de Grob, certains si larges qu’on aurait pu y tailler un navire d’un seul tenant. Ils avaient déposé sur le sol un épais tapis d’épines qui s’enfonçait mollement sous le pas, et sur lequel prospéraient menus buissons, myrtilles et champignons. Ceux qui étaient entrés dans la forêt sous forme de zombis desséchés avaient progressivement repris leurs couleurs alors que pointaient les premiers rais de lumière solaire, le sang de nouveau irriguait leurs artères et c’est sans regret aucun qu’ils quittèrent la condition mort-vivante, avec toutefois une pensée charitable pour leur compagnon Clibanios, qui n’avait pas tant de chance.
Et à mesure qu’ils gravissaient la colline, la forêt se faisait plus luxuriante encore, les grands arbres plus vigoureux, et on découvrait de ci de là des pierres vieilles comme le temps, idoles aux barbes de lichen dressées en mémoire des elfes et des hommes de jadis. Il n’était pas rare d’apercevoir dans les fourrés un daim curieux, un lièvre imprudent ou un blaireau rendu téméraire par la rareté des chasses. Nul humain ne s’aventurait jamais sur la colline de Grob, qui était territoire interdit.
Clibanios avait un luth, un instrument étrange sans doute fait pour lui, à partir du crâne allongé et triangulaire d’un grand animal indéfini et de quelques côtes, qui s’accordait en tournant de petits osselets. Comme les cavaliers noirs ne présentaient plus de danger, et que les elfes de Sandunalsalennar étaient sans doute au courant de leur venue, le barde se permit de sortir l’instrument de son étui, et en tira quelques notes s’accordant merveilleusement à l’harmonie qui se dégageait de la contrée. Il s’agissait d’une chanson elfe dont Sarlander connaissait les paroles, et qu’il ne put s’empêcher d’entonner. Bien que nos amis n’y comprennent goutte, ils ne purent s’empêcher d’être émus aux larmes par la profonde nostalgie qui en émanait. La voix d’or de Xyixiant’h, à son tour, et bien que les harmonies de son propre chant ait atteint une perfection que peu d’humains avaient surpassé dans l’histoire de l’art, Sarlander jugea rapidement bienséant de se taire, et d’écouter. La voix de la prêtresse s’éleva parmi la ramure, et les syllabes de la noble et ancienne langue du Beau Peuple se mêlèrent au chant des oiseaux, des menus insectes et du vent sifflant entre les épines. Au loin furent chassés les cauchemars, les fatigues et les terreurs de la nuit lorsque s’éleva la voix enchanteresse, issue d’un cœur sincère.
— Oh, les tarlouzes, on chante ou on avance, là ?
Ghibli, seul, semblait peu sensible au charme de Xyixiant’h, qui se tut en lui lançant un regard mauvais, l’espace de trois dixième de secondes. Regard que seul le nain reçut, il préféra ne pas insister.
— Quel était ce chant, demanda Morgoth à sa bien aimée ?
— C’est un très ancien chant, je crois, mais je n’ai pas de souvenirs bien précis à ce sujet, il m’est revenu comme ça, en écoutant Sarlander. C’est une chanson d’amour qui… pour être juste, qui m’a semblée adaptée à ma situation. Il s’agit d’une femme si éprise de son amant qu’elle se sent revenir au temps où elle était jeune fille.
Elle se retourna, avec ses immenses yeux gris humides parfaitement irrésistibles.
— Oh Xy… commença le sorcier, saisissant la main de l’elfe.
— Hum… fit Mark, qui était monté juste derrière les deux amoureux.
— Euh, oui, oui. Et ça raconte quoi exactement ?
— Et bien, c’est beau comme ça, la traduction en langage humain fait perdre beaucoup de l’intérêt. Littéralement, ça dit quelque chose du genre « Comme une vierge, touchée pour la première fois, comme une vieeeeeergeu, quand ton cœur bat, prè-eu du mien »… Enfin tu vois ce que c’est, une chanson d’amour, ce n’est jamais très malin quand on y réfléchit.
— Oui, c’est sûr.
Ils poursuivirent leur discussion, de meilleure humeur, jusqu’à ce qu’au détour d’un sentier, ils avisent un elfe assis négligemment sur une grosse racine. C’était un guerrier, un guetteur sans doute, portant un arc elfique et un glaive au fourreau noir et or. Ses longs cheveux noirs flottaient librement dans la brise, ses membres et son visage gardaient une immobilité parfaite, seuls ses yeux bleus considéraient les neuf intrus, l’un après l’autre, avec une certaine arrogance.
— Alors Sarlander, voici donc les héros de la reine. Des bruits courraient sur votre trépas.
— Il s’en est fallu de peu, merci de ta sollicitude.
— Je n’approuve pas tes intentions, Sarlander, pas plus que celles de cet humain qui a l’oreille de sa majesté. Toutefois, puisqu’elle l’ordonne, je dois vous mener à elle.
Monastorio, qui était resté silencieux jusqu’ici, prit ombrage de l’impudence de l’elfe.
— Eliazel, prends garde à tes paroles, car si les elfes sont à l’abri des outrages du temps, ils sont les égaux des hommes pour ce qui est des armes.
L’elfe ouvrit grand ses yeux et porta la main au côté, tandis que Monastorio brandissait son bâton, un éclair de haine dans le regard. Mais la main de Sarlander s’interposa avec force entre les deux.
— Paix, le temps n’est pas au combat. Nous avons entendu tes objections, Eliazel, et quoiqu’il puisse arriver par la suite, il sera dit que tu auras exprimé la voix de la prudence. Escorte nous à Sandunalsalennar maintenant.
— Soit.
Il siffla sèchement entre ses doigts, et vingt archers elfes sortirent des fourrés. Ils n’avaient pas fait le moindre bruit, malgré leurs armes et leurs armures de guerre. Nos héros en furent particulièrement impressionnés. Ainsi, à tous moments depuis leur arrivée dans la forêt, ils auraient pu se retrouver hérissés de flèches avant d’avoir pu comprendre ce qui leur arrivait. Ils se mirent en marche. Les elfes, quoiqu’ils fussent à pied, n’avaient aucun mal à précéder la troupe des cavaliers dans la futaie qui leur était chère. Des rais de soleil perçaient maintenant par endroit la ramure selon un angle rasant, comme au travers des verts vitraux d’une cathédrale.
— Que Burgar me détroudeballise, bougonna Ghibli à l’attention de Sarlander, je rêve ou ils ont tous des mailles elfiques ?
— Ce sont les gardes de la reine, expliqua l’elfe avec une certaine fierté. Ils portent tous la cotte de maille elfique, comme vous l’avez noté si justement, ami nain, et je vous assure que la réputation de ces armures n’est pas usurpée. Leurs casques sont forgés selon les anciennes techniques des forgerons de mon peuple, de façon à les protéger des maléfices et des esprits corrupteurs. Tous ont un poignard d’argent, ainsi qu’un puissant arc elfique, équipé de flèches de la meilleure fabrication. Mais tout ceci n’est pas le plus important, en effet la garde de la reine est un corps d’élite, qui ne compte dans ses membres que les guerriers les plus habiles et les plus courageux. Même sans ces équipements, ils seraient une redoutable force.
— En tout cas, on ne peut pas dire que notre venue déclenche des torrents d’enthousiasme.
— Bah, ne faites pas attention à Eliazel. C’est un guerrier valeureux et fidèle, et c’est le capitaine des gardes de la reine, mais il se laisse parfois emporter par ses sentiments. Je soupçonne qu’il parle ainsi par jalousie, voilà tout.
— Jalousie ?
— C’est un ancien amant. Ah, mais je vois que nous arrivons !
— Beuh ?
Eliazel fit un geste de la main, et aussitôt un frémissement parcourut la nature. Une brise soudaine se leva, emportant des tourbillons de feuilles mortes jusqu’au sommet des arbres, et soudain, à quelques pas seulement, ils virent une muraille stupéfiante. Elle était apparue, surgie de nulle part, dissimulée sans doute par quelque magie de la nature, malgré sa hauteur peu commune. Sa surface était des plus étranges, faite de troncs d’arbres entrelacés, des arbres vivants qui n’avaient pas été amenés là , mais qui y avaient poussé en une longue rangée. Leurs branches s’emmêlaient inextricablement, ne laissant aucune brèche visible, jusqu’au sommet situé à quinze hauteurs d’homme où, sans difficulté apparente, des guerriers elfes patrouillaient parmi la ramure épaisse, comme dans un chemin de ronde. Ils pénétrèrent dans la cité par une porte assez large pour trois chevaux et formant une voûte aux deux tiers de la hauteur totale. Les elfes qui la gardaient la refermèrent aussitôt, par deux panneaux de bronze plus épais qu’eux-mêmes. Les visiteurs eurent alors le loisir d’apprécier l’épaisseur de la muraille, une vingtaine de pas au bas mot, tant et si bien qu’après la porte, le passage formait comme un tunnel. Lorsqu’ils en émergèrent, la première chose qui les frappa fut la tiédeur qui régnait en ces lieux, et qui contrastait agréablement avec le climat déjà hivernal de la contrée. Puis, leurs yeux découvrirent Sandunalsalennar.
De ci de là , au bord d’allées au cours capricieux, poussaient des arbres aux formes contournées, qui devaient autant aux désirs des habitants des lieux qu’aux caprices de la nature. Au creux de troncs disjoints, évasés ou expansés, sur d’immenses branches aplaties, ou bien en altitude, aux croisements de bois inclinés, les elfes avaient aménagé leurs demeures végétales, soumettant à leurs désirs la croissance des tissus ligneux. Ces constructions, pour autant qu’on puisse les appeler ainsi, avaient dû demander pour chacune des siècles d’efforts. Des escaliers creusés dans l’écorce, ou bien dressés hardiment entre deux supports en d’élégantes courbes, permettaient de rejoindre le réseau des balcons, passerelles et coursives qui semblait emplir l’espace de la cité, telle la toile de quelque insecte désordonné. Nombre de ces merveilles d’architecture étaient gravées de représentations habiles et minimalistes, ou bien de lignes ondulées de cette merveilleuse écriture des elfes, dont bien peu d’hommes parvenaient jamais à maîtriser les complexes inflexions. À tous niveaux, des elfes vaquaient paisiblement à leurs occupations et songes, certains s’étaient toutefois arrêtés, curieux et pour certains un peu effrayés, pour dévisager les nouveaux arrivants. Les longues branches sommitales recouvraient l’ensemble de la ville d’un dense réseau, servant au déplacement, à la défense contre les ennemis aériens et à la récupération des eaux de pluie. Des nuées d’oiseaux y trouvaient aussi à nicher, parmi lesquels certains étaient si grands qu’ils pouvaient sans peine porter un elfe sur leur dos. Béant à loisir, les nouveaux arrivants eurent tout le temps d’admirer les mille petits détails mystérieux et charmants de la grande cité, les petites tresses de papier pendant aux fenêtres, les mobiles de bois aux formes surprenantes et aux significations obscures, les statues de pierre érodées bornant les carrefours où elfes et animaux se poursuivaient en des jeux innocents. En cette heure matinale, profitant du chant des oiseaux, plus d’un pratiquait la musique dans les habitations, et les rires insouciants se mêlaient aux notes pures des harpes et des flûtes, et aux voix des chanteurs.
Ils arrivèrent alors à une grande place, dont le centre était occupé par le plus grand arbre qu’ils aient jamais vu. Il devait s’agir de quelque chêne plusieurs fois millénaires, dont le tronc fort et droit s’élevait à des altitudes considérables. À l’instar des autres végétaux à feuilles caduques de la cité, il était encore vert malgré l’hiver, et il ne semblait pas qu’il dusse perdre sa parure de toute la saison. À sa base, le tronc épais d’une trentaine de pas se perdait dans un fouillis de mottes et de racines apparentes formant des boucles dont quelques unes étaient sculptées. Des menhirs moussus ornés de runes semblaient avoir poussé dans ce chaos, et des guirlandes de fleurs et des bols d’offrandes posés sur tout le pourtour attestaient d’un culte que l’on rendait régulièrement au puissant végétal dont, notèrent-ils, la ramure était vierge de toute construction.
On orienta la troupe vers un bâtiment construit à ras de terre, en bordure de la place, et qui s’avéra être une écurie où ils furent invités à laisser leurs montures. Puis ils revinrent à pieds sur leurs pas où ils purent derechef contempler le grand arbre tandis qu’ils le contournaient. Plusieurs dizaines d’elfes des deux sexes s’étaient massés là et discutaient en les regardant, et il n’était pas difficile de deviner quel sujet alimentait leur conversation. C’est qu’ils faisaient forte impression, en particulier Mark qui, revêtu de sa terrible armure suintant de brume maléfique, attisait les curiosités, surtout les féminines.
Ils continuèrent à remonter dans les rues de la cité légendaire des elfes, le nez en l’air, et notèrent que de ci de là , les arbres laissaient place à des constructions de pierre, plus proches de ce que l’homme construisait ou, pour être plus juste, d’une telle habileté et d’une telle finesse que les constructions humaines ne semblaient en être qu’un écho déformé et malhabile. Ces structures minérales ne cédaient en rien à leurs vertes voisines, arborant des parures de vitraux, des murs de céramiques et des moucharabiehs de bronze et de cuivre au lieu de mousses, feuilles et champignons, s’offrant juste le luxe, parfois, d’un rideau de lierre.
Ils débouchèrent alors sur une esplanade semée de menus buissons entretenus dans un savant chaos et de menus édifices de pierre, commémorant sans doute de nobles elfes ou de hauts faits du passé. De l’autre côté se trouvait ce qui de prime abord passait pour un large et haut bosquet, dont on ne voyait que la parure de feuilles d’un vert incroyablement profond, tanguant dans le vent avec une lenteur surnaturelle.
— Voici le palais de la reine, dit Sarlander à l’attention des nouveaux venus, d’un ton strictement informatif.
— Je vais vous annoncer, lâcha Eliazel d’un ton contenu, au travers duquel perçait néanmoins une irritation que Morgoth attribua à l’agacement de voir des non-elfes venir fouler ce domaine sacré.
— Quelle splendeur, s’extasia tout haut le jeune sorcier.
— Oui, si on veut, répondit Sarlander. Je suppose que Sandunalsalennar a pour vous le charme de l’exotisme le plus échevelé.
— N’est-ce donc pas le plus bel endroit de l’univers ?
— Eliazel vous a fait passer par les beaux quartiers pour vous épater, évidemment. Aux touristes, on fait rarement visiter les squats de la cité basse et les banlieues à problème au nord de la ville.
— Oh. Et toi Xy, cet endroit éveille-t-il en toi des souvenirs familiers ? Ta mémoire te revient-elle ?
— Maintenant que tu le dis, il me semble bien… je suis à peu près certaine…
L’elfe observait le voisinage avec la plus extrême attention.
— Oui ?
— Je mettrai la main au feu que je n’ai jamais mis les pieds ici.
— Ah, désolé.
Eliazel revint et d’un signe invita la compagnie à entrer derrière un rideau de lys blancs et jaunes. Dans un vestibule frais et humide constitué autour d’un grand bassin à l’eau transparente, on leur fit abandonner leurs armes à la garde des hommes de la reine, puis il franchirent un seuil, et à la file, montèrent à un escalier de racines vivantes entortillées en colimaçon. Ils débouchèrent alors dans la salle du trône, aux dimensions étonnement modestes, aménagée sous une voûte de branches aux feuilles frémissantes. Une dame de compagnie agenouillée interrompit l’air de harpe exquis qu’elle interprétait, les regards de ses consœurs convergèrent vers les intrus, pleins d’étonnement mais sans crainte aucune. Il n’y avait aucun garde visible, le seul homme dans la pièce était un noble seigneur au port digne, sans doute quelque ministre ou conseiller royal qui, penché aux côtés du trône, se faisait entendre de la souveraine.
Celle-ci, dans son trône sans ornement superflu, les mains paisiblement posées sur les accoudoirs, inspirait le respect de par sa seule présence. Ses mouvements étaient lents, presque imperceptibles. Etait-elle belle ? Sans doute, mais la majesté qui émanait de sa longue silhouette éclipsait toute considération triviale de cet ordre. Ses bottines de cuir, sa robe longue et étroite d’étoffe épaisse et luisante, ses mains, sa gorge, son visage et son interminable chevelure, et jusqu’à ses yeux mi-clos et les quelques bijoux d’argent et de diamant, tout en elle n’était que gris, décliné en infinies nuances de teinte et d’éclat. Diaphane et lisse, elle donnait l’impression de n’être plus tout à fait de ce temps ni de ce monde.
Il fallut plusieurs secondes pour qu’elle considère les héros qu’elle avait mandé, un regard balaya l’assistance. Sa voix, douce et basse comme un murmure, parvint pourtant clairement aux oreilles de ceux qui l’écoutaient.
— Voici donc ceux sur qui reposent les espoirs du monde. Approchez vous de moi, mes amis.
— Les signes avaient annoncé que vous viendriez à moi, mais je me faisais une autre idée de vous. Pourtant vous êtes là , au nombre de neuf, comme nous l’avions auguré. Neuf est aussi le nombre de vos ennemis, sachez-le. Je vois à vos réactions que vous les avez déjà rencontrés, ai-je tort ?
— Non, ma reine, répondit Sarlander, ils étaient à la Tombe-Helyce, neuf cavaliers noirs. Leurs pouvoirs étaient immenses, et c’est de peu que nous les avons devancés.
— Et bien commandant Monastorio, j’aurais préféré que vous vous trompiez, mais il semble que vos sombres prédictions se réalisent.
L’homme au bouc, jusque là discret, s’avança d’un pas vers la reine avec assurance.
— L’avenir n’est pas écrit, madame, même s’il s’assombrit dans le lointain. Soyons satisfaits d’avoir été prévenus du péril, et si les dieux nous sont favorables, nous avons une chance d’éviter le mal de se répandre sur le continent.
— Mais de quoi parles-tu, Monastorio, demanda Sarlander ?
— Je vous ai convoqués, reprit la reine, à la requête du commandant Monastorio, comme vous l’avez compris. Mais avant de vous exposer la situation, il faut que je m’assure de votre dévouement à notre cause. La mission que je compte vous confier sera une épreuve comme peu d’hommes ont eu à en vivre. Les périls seront sans nom, l’ennemi pourra se dissimuler sous bien des masques, et vous devez savoir que les cavaliers noirs, malgré leur puissance, ne sont sans doute que ses laquais. Et même si vous parvenez à remplir votre tâche, il est à craindre que plus d’un périra de male mort sur le chemin de la victoire. Vous devez aussi savoir que votre entreprise sera de première importance, que l’échec condamnera cette partie du monde, au moins, à subir le joug du mal durant une ère de ténèbres et de tyrannie dont je ne vois pas comment nous pourrions sortir. Maintenant que voici exposée l’ampleur de la tâche, vous devez me dire si vous y adhérez. Il s’agit d’un engagement sans pareil, du serment d’une vie, je vous demande de dévouer vos existences à un noble but, sans pouvoir garantir une once de gloire pour aucun d’entre vous. Et que nul ne blâme celui qui en restera là , que nul jamais n’évoque sa lâcheté, je ne suis pas en droit d’exiger de vous une telle chose, je ne puis que vous implorer de venir à l’aide du monde que vous aimez.
— Il va de soi, reprit Monastorio dès que la reine eut fini, que je serai des vôtres.
— Mon arc est acquis au service de la reine, posa calmement Sarlander. Où elle m’envoie, je vais. Et moi seul dans la cité connais les usages de l’extérieur, ayant beaucoup voyagé, j’en serai donc.
— Bravo, tonna soudain Marken, je vous félicite de votre loyauté. Tout ça est bien joli, tous ces mystères, mais si vous croyez vraiment que moi, que je vais affronter ces brutes, risquer ma peau dans des batailles obscures contre des monstres dont j’ignore tout, battre la lande comme un gueux des mois durant avec le ventre vide et mal aux pieds, et jouer les héros d’opérette pour sauver le monde, et bien madame sauf votre respect, permettez moi de vous dire…
Un blanc colibri se posa alors sur l’épaule du Chevalier Noir en un froissement d’ailes, et se mit à lui susurrer divers gazouillis à l’oreille. Le visage du paladin s’amollit soudain, comme pris d’une subite lassitude.
— … que vous avez parfaitement raison. J’en suis, youkaïdi, joyeux compagnons.
— Ouais, fit Ghibli, dubitatif. Le sort du monde, c’est intéressant, mais moi ce qui me passionne, c’est le mien de sort. Y a-t-il quelque chose à gagner à cette histoire, à part l’admiration des foules ? Non parce que moi je suis mercenaire, et du point de vue déontologie professionnelle, si je dois risquer ma peau, majesté, il va falloir allonger…
La reine avait fait un mouvement du menton, et une dame de compagnie avait sorti d’un renfoncement du mur un coffret aplati long comme l’avant-bras. Un coffret délicatement ouvragé, de multiples pièces de bois précieux divers et variés aux couleurs arrangées avec soin. La demoiselle l’ouvrit, et l’inclina pour que le nain puisse en voir le contenu. Sur fond de velours noir, une couche de pierres précieuses épaisse d’un pouce roulait et crissait. Il y avait beaucoup de diamants, mais aussi des rubis, saphirs, émeraudes, tourmalines, topazes, ambres et jades sculptés plus finement qu’aucun orfèvre humain ne le pouvait faire, ainsi que de petits bijoux mêlant divers métaux, à l’usage inconnu mais qui ne devaient pas être donnés.
— … la … thune… articula le nain.
— Vous avez raison d’aborder ce sujet, j’allais oublier que je vous dois déjà un modeste dédommagement. C’était cinq cent pièces d’or je crois ? Cinquante ? Ah, bien, on vous comptera vos cinquante pièces chacun. Ceux qui accepteront la mission en recevront mille de plus pour les menus frais de la mission, et en cas de victoire, chacun recevra un coffret tel que celui ci. Avec son contenu.
C’est à dire, calcula Vertu, assez de richesses pour qu’un conspirateur habile puisse se payer un royaume entier, idée qui balaya toutes les préventions qu’elle aurait pu avoir.
— Madame, je ne saurais préjuger de l’attitude de mes compagnons, mais je suis aventurière et en tant que telle, l’idée de braver le danger m’est familière, voici pourquoi vous pouvez me compter parmi la compagnie.
— J’accompagnerai Dame Vertu, dit simplement Piété, peu assuré.
— Je n’ai rien à vous apporter
Que ma muse et ma pauvre lame,
Mais rien à perdre, aussi, Madame,
Que ma non-vie, c’est peu risquer.
Et si d’aventure les héros
Ceignaient de la gloire les lauriers,
Une ode, il faudra composer
Puissiè-je en être le hérault.
— Sept. Il ne reste que ce jeune sorcier et cette petite personne encapuchonnée, qui confèrent depuis cinq minutes. Qu’avez-vous décidé ?
— Nous vous suivrons, Madame. Si l’avenir du monde le nécessite, nous ferons de notre mieux.
— Cette jeune dame craint-elle de se montrer ou de faire entendre sa voix ?
Sarlander fut le seul à remarquer la soudaine tension qui habitait la reine, à déceler l’altération dans la voix qu’il connaissait, à voir la légère crispation des longs doigts gris sur le bois du trône. Toute l’attention de la reine grise était maintenant fixée sur une seule personne.
— Je ne me dissimule nullement, madame, dit Xyixiant’h en se dévoilant.
Morgoth avait maintenant l’habitude des curieuses réactions que cela produisait sur ceux qui n’étaient pas prévenus de la grande beauté de l’elfe, il fut néanmoins surpris de voir la reine grise, jusque là si placide, bondir hors de son trône, en proie à une vive émotion. Si les elfes étaient ordinairement plus chétifs que les humains, leur souveraine, que ce soit par le fait de l’âge ou de son ascendance, atteignait presque les deux mètres de haut, taille prodigieuse selon les critères de sa race. Sans plus prêter attention au reste de l’assemblée, elle traversa la pièce et prit la jeune compagne du sorcier par les épaules.
— Milzaïa, est-ce toi, ou sont-ce mes yeux encore qui me trompent ? J’ai attendu ton retour tant d’années…
— Milzaïa ? Est-ce mon nom ? Vous me connaissez donc ?
— M’aurais-tu oubliée, mon amie ?
— Hélas, l’histoire est cruelle, souhaitez-vous l’entendre ?
— J’en suis impatiente. Mais je ne crois pas utile d’ennuyer nos amis avec nos vieilles histoires, aussi en discuterons-nous plus tard. Voici donc que les neuf ont accepté. Je puis maintenant vous dévoiler le fin mot de l’histoire.
Elle soupira, et reprit lentement sa place. Alors, elle prononça les paroles que sans doute, elle avait bien longtemps répété dans sa tête.
— À vous au moins, aventuriers, le nom de Skelos est funestement familier. Les millénaires ont passé, mais ni dans le souvenir des elfes, ni même dans celui des humains, l’empire de Skelos ne s’est totalement effacé. Etait-il démon ? Etait-il dragon ? Etait-il le châtiment infligé par les dieux aînés ? Nul ne connut jamais le détail de son avènement, mais tous ceux qui ont vécu les siècles de servitude et d’horreur, tous ceux qui ont subi le meurtre, la torture et la mutilation dans les cachots de son Antre Maudit, les peuples qui ont disparu et ceux qui lui ont survécu, tous ceux, en somme, qui eurent le triste privilège d’être contemporains de cette ère de cauchemar ont pâti de son pouvoir inébranlable. Nombreux furent les héros qui périrent en l’affrontant, lui ou ses serviteurs perdus, certains sont encore loués, d’autres oubliés. Vous le savez sans doute, il fut finalement vaincu au cours de deux héroïques batailles, et périt dans la chute de sa citadelle de Narthur, alors qu’il tentait de rejoindre son antre pour régénérer ses forces. Or le mal était si puissant en Skelos qu’il corrompait tout ce qu’il touchait, que tout ce qui émanait de lui, tout ce qu’il concevait, en était profondément et irrémédiablement marqué. C’est ainsi qu’après la chute du tyran, ses capitaines et ses disciples continuèrent à faire régner la terreur dans le monde, usant des multiples sortilèges et artefacts laissés à leur intention par le Maître déchu. La bête était morte, mais pas son venin, et il fallut des siècles de lutte incessante pour que les peuples libres se débarrassent de l’héritage maudit. Puis, le calme revint, peu à peu, et génération après génération, les manifestations du mal absolu se firent de plus en plus rares. Plus rien ne subsiste de cette lointaine époque, les malédictions ont sombré dans l’oubli, les citadelles sont tombées en poussière, les armes ensorcelées ont été brisées ou fondues. Tout cela est très bien.
— C’est rigolo, intervint Mark, mais j’ai la prémonition que vous allez nous annoncer qu’il est resté quelque chose, pas vrai ? C’est sans doute mes pouvoirs de paladin…
— Hum… Et bien, vous avez deviné juste. Le commandant Monastorio est venu me trouver voici plusieurs mois pour me raconter une histoire préoccupante et me demander son aide. Vous êtes mieux placé que moi, je crois que je vais vous laisser parler mon ami.
— Merci, madame. Cette histoire est celle de mon père. Dans sa jeunesse, il avait fait partie de la garde personnelle d’un puissant magicien qui disait s’appeler Thargol. Ensemble, ils avaient sillonné les contrées voisines de la mer Kaltienne. Jamais mon père ni aucun des autres hommes de la garde ne sut exactement ce que cherchait Thargol, et du reste ils étaient assez bien payés pour ne pas poser de question, mais il mettait dans sa quête une ardeur de fanatique. Ils ont fouillé les temples anciens, les ruines cyclopéennes de châteaux sans seigneurs, les cimetières que plus personne ne visitait depuis des siècles, et jusqu’en orient, les tunnels de l’Antre Maudit de Skelos. Toutefois, c’est dans le désert bien plus au sud que la quête de Thargol prit fin. Là , mon père vit le sorcier faire lever une tempête épouvantable et, lorsque des heures plus tard le vent retomba, il vit qu’une immense dune s’était volatilisée, et qu’à la place était apparue une cité, mais oui, une ancienne cité engloutie dans les sables, presque intacte à ce qu’il m’en a dit. Le sorcier y avait pénétré, ayant donné consigne à son escorte de l’attendre à l’entrée, il y était resté presque toute une journée avant de ressortir en courant, une expression d’intense exaltation sur le visage. Mon père en fut très frappé, jamais, me racontait-il, n’avait il vu un homme si heureux. Séance tenante, ils tournèrent les talons et rentrèrent jusqu’au port Balnais de Dhébrox, la cité des mages. Pendant le voyage du retour, le sorcier Thargol fut pris du mal de mer, et prit une potion qui le fit sombrer dans un profond sommeil. Il se trouve que ce soir là , c’était mon père qui assurait la garde de sa chambre, et comme il était de nature curieuse, il décida de découvrir pour quelle raison il avait risqué sa vie, il fouilla donc dans les affaires du mage. Il ne trouva rien de bien extraordinaire chez un homme de cette profession, hormis une petite bourse noire, parfaitement insignifiante, que son patron avait laissé dans sa botte. Il l’ouvrit avec précaution, et en sortit un anneau, un simple anneau à peine assez large pour être passé à un doigt, fait de trois tresses de cuivre, d’or et d’argent entrelacées.
— Mildiou de mauvais vin ! S’exclama Morgoth, sur le coup de la surprise.
— Je vois que notre jeune ami a retenu les leçons qu’on lui a donné en classe à propos des objets magiques légendaires.
— Oui, et si c’est ce que je crois, nous sommes effectivement dans une situation… Peu importe, poursuivez, je vous prie.
— Bref, mon père était un homme sans fortune ni éducation, mais il était prudent et malin, et doté d’une grande intuition. Dès qu’il sortit l’anneau de sa bourse, il ressentit, ce sont ses propres mots, les vrilles du mal pénétrer son âme. Quelque chose était dans l’anneau, quelque chose qui avait longtemps dormi parmi les sables et qui s’était éveillé depuis peu à la conscience, une volonté supérieure et maléfique. Il sut tout de suite que l’anneau devait regagner sa bourse, sans quoi il serait à jamais perdu. Ce fut, à ce qu’il m’en a dit, l’acte le plus difficile qu’il eut jamais à accomplir, mais il y parvint finalement. Epuisé par tant d’effort, il remit la chambre en place et, par la suite, ne chercha plus jamais à s’approcher de l’anneau maléfique. Une fois arrivé à Dhébrox, il quitta ses compagnons à jamais et, sans attendre, prit le premier bateau en partance pour la Malachie, son pays, sans doute pour mettre un bon bout de mer entre lui et l’objet honni. Mon père était un homme d’origine modeste, sans grande éducation, mais l’aventure qu’il avait vécue lui avait assoupli l’esprit, l’avait rendu riche et lui avait procuré l’amitié de quelques puissants personnages, aussi put-il s’installer comme négociant et prospérer tout à loisir. Mais bien qu’il fut accaparé par ses affaires, il ne se passait pas une journée sans qu’il ne repensât à l’anneau, l’anneau maléfique dont il revoyait l’image chaque soir lorsqu’il fermait les yeux. Il eut deux fils, mon aîné et moi même, et eut les moyens de nous donner une éducation d’honnêtes gentilshommes, nous taisant l’obsession qui était la sienne. Or l’an dernier, j’étais plongé dans l’étude s’un ouvrage savant de sorcellerie, car telle est ma passion, quand venant derrière moi, mon père défaillit. Il chût à terre, blême et hagard, mais après que je lui ai versé un verre de vin de chez nous, il reprit ses esprits. Il me montra d’un doigt tremblant la page que j’étais en train de lire, entièrement recouverte par le dessin d’un anneau, celui qu’il avait vu, trente ans plus tôt, sur ce navire cinglant vers Dhébrox, et que jamais il n’avait pu oublier. C’était l’Anneau d’Anéantissement.
Monastorio se tut un instant pour jauger les réactions de ses compagnons. Seul Morgoth, par son abattement, semblait se rendre compte de la gravité de la situation. Puis, Clibanios tira quelques notes sinistres de son instrument.
Viendront les temps où mon anneau
Seul témoignera de ma puissante stature.
Le Seigneur du Fléau.
Quand l’Anneau verra la lumière
Naîtra en Occident un être au cœur impur.
Le Seigneur de Misère.
Il sera le sorcier-démon,
Brûlez forêts, tremblez montagnes, tombez les murs.
Le Seigneur des Félons.
Lançant devant lui ses armées
Il portera partout le mal et la souillure.
Le Seigneur Décharné.
Et même les héros les plus grands
Périront de Sa main, laissés sans sépulture.
Le Seigneur des Tyrans.
Maître du temps, gardien des Portes,
Héritier de mon domaine de pourriture.
Le Seigneur sans escorte.
Pleurez, criez quand paraîtront
Ensemble deux étoiles, le masque et la fêlure
L’Anneau et le Démon.
— Telle est en effet la prophétie, commenta gravement Monastorio.
Mais Marken ne s’était pas laissé impressionner par ces vers terribles.
— La prophétie, la prophétie… Moi aussi je peux t’en balancer des radotages de vieilles folles qui parlent de fin du monde et de cieux qui s’ouvrent pour déverser des flots de sang et de feu. Si j’avais reçu dix piastres à chaque fois qu’on m’a conté de telles fadaises…
— C’est ce qui est écrit dans le Livre de Skelos.
— Il y a écrit pas mal de conneries dans le Livre de Skelos, les deux tiers ont été pondus par des ermites cinglés sous l’influence de substances illicites, tout le monde sait ça.
- C’est ce qui est écrit en gros, en rouge et en souligné trois fois, et ces paroles sont réputées avoir été proférées par Skelos lui-même. Il y avait des témoins.
— Ouais, ouais, ouh le vilain Skelos. Et il a quels pouvoirs cet anneau, à part effrayer les gens crédules ?
— Ce n’est pas très clair dans les écrits…
— Tu m’étonnes.
— Je crois, précisa Morgoth, qu’il y a un paragraphe à ce sujet dans les Normes Donjonniques.
— C’est exact, je vois que nous avons affaire à un érudit. C’est dans une annexe peu connue, en effet. L’anneau est décrit comme un « Ring of the Evil Demigod » ce qui, traduit de l’Enochien Archaïque, signifie à peu près « Anneau du demi-dieu maléfique ». Là encore, ses pouvoirs précis ne sont pas décrits, l’essentiel de l’article est constitué de mises en garde et de précautions à prendre si jamais on tombe sur l’objet. En revanche, dans le Codex Demonicus et Demoniculibus de Rabno Van Kulen, on trouve si on sait lire un passage bien plus intéressant, peut-être l’avez vous lu ?
— Mais oui, je me souviens maintenant qu’il en était fait mention à propos de la chute de…
— Euh, dites moi les universitaires, si on poursuivait là …
— Oui, bien. Donc, après avoir identifié formellement l’Anneau d’Anéantissement, j’ai fait de longues recherches à son sujet. J’ai du laisser mon père, bien vieux et fatigué, ainsi que mon frère qui s’occupait des affaires de la famille, et je suis parti à mon tour à la recherche d’informations sur le devenir de l’Anneau. J’ai tâché d’être discret, mais sans doute ne l’ai-je pas été suffisamment, car un jour, j’ai trouvé sur mon chemin l’un de ces cavaliers noirs, auquel je n’ai échappé que d’extrême justesse.
— Les Khazbûrns ! S’exclama Ghibli.
— Les quoi ? S’enquit Xy.
— Khazbûrns. C’est de l’argot nain, ça signifie « ennui récurrent qui te pourrit la vie avec une constance irritante ». Poursuis, humain.
— Oh, il n’y a plus grand chose à en dire, si ce n’est que mon chemin a croisé à plusieurs reprises celui de ces… Khazbûrns. Un nom qui leur sied, à la vérité. D’après ce que j’ai pu reconstituer, leur activité a commencé voici deux ans au pays de Gunt, et c’est toujours la même histoire. En tous lieux, ils poursuivent les sorciers les plus puissants, les plus prometteurs, et la nuit venue, ils les assassinent sans pitié, ni égard pour les innocents alentour. C’est partout le même carnage.
— Mais ils n’ont peut être rien à voir avec l’anneau ? Hasarda Morgoth avec espoir.
— C’est à espérer en effet, mais le fait que les neuf cavaliers rôdent ensemble autour de la Colline de Grob au moment même où nous nous préparons à agir est fort préoccupant, je doute qu’il s’agisse d’un hasard.
— Hinhin. Et, notre travail, ça consiste en quoi au juste ?
La reine reprit alors la parole.
— Retrouvez l’Anneau. Prenez-le à celui qui le possède, retrouvez-le avant ce sorcier-démon de la prophétie. Lorsque vous l’aurez, détruisez-le sur place sans attendre, ou si vous n’y parvenez pas, ramenez-le moi.
— J’ai déjà une piste, précisa Monastorio. Un ancien compagnon de mon père avec qui j’avais pris contact par lettre, et qui vit à Baentcher. Il avait l’oreille du sorcier Thargol, c’était son homme de confiance, si quelqu’un sait quelque chose sur le devenir de l’anneau, c’est lui.
— Bien, fit Vertu. Nous avons un but, des ennemis, et une récompense. Je pense que tout est réuni pour une belle aventure, à la vérité. Je suggère que nous nous retirions, afin de laisser la reine à ses affaires, car je suppose que votre majesté a d’autres soucis en tête que nos radotages d’aventuriers.
— Vous pouvez vous retirer, concéda la souveraine. Vous êtes libres d’aller et venir au sein de ma cité, comme n’importe quel citoyen de Sandunalsalennar. Amusez-vous, reposez-vous, les épreuves qui vous attendent seront rudes. Nous tâcherons de rendre votre séjour parmi nous aussi agréable que possible.
— Ouais madame, et puisque vous nous y invitez, on va foutre un bordel de tous les dieux, assura Ghibli. Pour ça, on ne craint personne, pas vrai les gars !
Le reste de la troupe tâcha de ne pas se formaliser de l’enthousiasme déplacé du nain, et s’apprêta à prendre congé.
— Oh, jeune fille…
— Moi madame ? Fit Xy en se désignant de l’index.
— Pouvez-vous rester un instant, je souhaiterai vous entretenir quelques instants en privé.
La reine grise attendit que les huit compagnons se fussent éloignés, puis elle congédia à leur tour ministre, gardes et dames de compagnie. Lorsqu’elle fut seule avec Xyixiant’h, elle la mena jusqu’à un balcon qui surplombait la cité.
— Je suis étonnée, Milzaïa, et blessée aussi, je le concède. Pourquoi agis-tu avec moi comme avec une étrangère ?
— Hélas madame, je suis toute disposée à croire que nous soyons proches, mais je n’en ai aucun souvenir. Je suis au regret de vous causer des tourments, mais croyez que c’est à mon insu. Voici peu de semaines, j’ai été trouvée en proie à une torpeur de plus d’un siècle, et éveillée à la vie par mes compagnons que vous avez vus, mais j’étais vierge de tout souvenir de ma vie passée. J’ignore qui je suis, ne me souvenant pas même de mon nom. Mes amis m’ayant trouvé près d’une plaque de métal gravée au nom de Xyixiant’h, ils ont supposé que c’était le mien. Mais si vous m’avez connu sous un autre nom, je serai ravie de le reprendre.
— Xyixiant’h dis tu ? Le destin est ironique… Mais oui, c’est bien ton nom, bien plus que Milzaïa en vérité.Â
— J’ai donc plusieurs noms ?
— Les gens du commun se contentent d’un seul. Tu as tout oublié dis-tu ? Oui, tout ceci me revient maintenant. Où t’a-t-on trouvée ? Raconte moi les circonstances.
— J’étais dans une sorte de machine métallique, enfermée et préservée du temps, sous la garde d’un monstre hideux, appelé le Divisé. C’était, d’après Morgoth, un sorcier en quête d’immortalité, qui avait cherché à me soustraire la mienne, et dont les ambitions avaient connu un échec cruel. Après que mes compagnons l’eurent tué, les âmes qu’il retenait prisonnier furent libérées, et en particulier la mienne, qui revint dans mon corps, mais hélas sans mes souvenirs. Mais je vous ai trouvée, madame, c’était inespéré. Qui étais-je ? Une prêtresse de Melki, je crois ?
— Melki ? Ah oui, c’est le nom que les humains donnent à la bienveillante Yeshmilaï. Tu étais, en effet, sa prêtresse.
— Merveilleux ! Ainsi, ils avaient deviné juste. Ai-je des parents, des amis encore vivants ? Qui suis-je, ma reine, je vous en conjure, dites moi tout !
La reine grise plongea un instant son regard dans celui, ardent, de Xyixiant’h, et soupira de lassitude.
— Oui, je pourrais vous en dire beaucoup sur vous même et votre histoire, bien qu’elle me soit en partie inconnue. Hélas, je ne puis vous en révéler davantage sans rompre le serment que je fis jadis à une amie très chère. Je garderai donc le silence, à regret.
— Mais… je vous en conjure, vous ne pouvez me laisser ainsi dans l’ignorance ! Qui est donc cette amie très chère qui tient tant à me tourmenter de la sorte ? Pourquoi ?
— Elle avait ses raisons, que je comprends. Mais pour que vous ne vous n’ayez pas trop mauvaise opinion de moi, et que vous ne vous croyiez pas une nouvelle ennemie, je puis vous révéler l’identité de cette amie qui m’a fait jurer de garder le secret. C’est vous même. Vous qui avez cherché l’oubli, naguère, et il semble que vous l’ayez trouvé. Vous m’avez demandé de prêter serment de vous taire à jamais les raisons de votre plan s’il était couronné de succès, ce que je fis bien que je désapprouvât le projet. Vous fûtes mon amie, douce Milzaïa, et l’êtes encore, je ne puis trahir votre confiance en vous apprenant les circonstances de votre oubli. Rejoignez vos compagnons, maintenant, et ne vous tracassez plus pour ces questions.
Il faut être totalement retors pour se faire effacer volontairement la mémoire, se dit Xyixiant’h lorsqu’elle fut sortie du palais. Je suis donc un être retors.
La rencontre avec la reine grise ne lui avait pas apporté beaucoup de progrès dans sa quête personnelle, aussi tourna-t-elle cent fois dans sa tête le problème et les maigres éléments qu’elle en connaissait. Quelles terribles circonstances l’avaient-elles poussée à de telles extrémités ? Elle redoutait de ne jamais retrouver ses souvenirs, mais redoutait tout autant de découvrir sa vraie nature. Perplexe, elle avança à vive allure dans les rues de Sandunalsalennar, emplies déjà des senteurs délicieuses du repas de midi qu’on préparait un peu partout. La faim qui la tenaillait la distrait alors de ses pensées.
Elle n’eut aucun mal à retrouver ses compagnons, qui n’étaient guère discrets et avaient attiré l’attention de toute la ville. Réunis sur une place au bord d’un plan d’eau alimenté par une belle source claire, assis en rond autour d’un foyer, ils festoyaient de la provende que leur avait octroyé la reine, par le truchement de ses agents. Il y avait toutes sortes de petits pains, aux noix, aux fruits secs, aux herbes, aux racines amères, de grands pains ronds à la croûte épaisse où, une fois coupés en deux, on coulait une soupe brûlante et épaisse qui se mêlait à la mie pour former une pâte savoureuse, des galettes grillées, croustillantes et souples en bouche, des viennoiseries et pâtisseries de multiples sortes, des friandises tendres et si sucrées que vos dents semblaient fondre en quelques instants, et pour arroser tout ça, des liqueurs, vins et cidres aromatisés qui n’avaient rien de commun avec les grossières boissons servies dans les tavernes de Banvars. Clibanios, qui n’avait que faire de tout ce ceci, jouait un petit air léger et sans paroles, pour accompagner la digestion et complaire aux elfes curieux qui s’étaient amassés alentour.
Xy ne tut rien à ses compagnons de ce que lui avait dit la reine. On expliqua à ceux qui l’ignoraient l’origine de la prêtresse et son problème, qui souleva des soupirs compatissants. Mais nul ne trouva d’explications convaincantes à l’acte singulier qui consiste à se faire effacer la mémoire.
— Peut-être, hasarda l’intéressée d’une voix tremblante, suis-je un être immonde et meurtrier, dont les actes m’ont fait si honte que j’ai préféré l’oublier.
— Sois sans crainte, la rassura aussitôt Morgoth, nous qui connaissons ton caractère avons bien vu que tu n’étais rien de tel. Melki t’accorderait-elle ses pouvoirs si c’était le cas ? Et crois-tu que la reine des elfes, qui te connaît, se dirait ton amie ? C’est une noble personne, qui ne se prendrait certainement pas d’affection pour un être méprisable.
— J’espère que tu as raison, je n’aimerai pas me réveiller un jour en me souvenant être quelqu’un dont j’aurais honte. Tiens, mais que se passe-t-il ? Où vont-ils tous comme ça ?
Les elfes en effet commençaient à quitter l’endroit sans hâte, par petits groupes discutant vivement.
— On va leur demander. Holà  !
Sarlander interpella un de ses concitoyens, qui lui répondit dans sa langue chantante. Une certaine lassitude ne manqua pas de se peindre sur ses traits.
— Je me souviens maintenant, il y a un grand concours de tir à l’arc.
— Ah chic, fit Xy, ça nous changera les idées !
— Vous voulez y assister ? Bon, si ça vous amuse.
— On dit que les archers elfes sont les plus habiles du monde, dit Piété avec intérêt. Dame Vertu, n’êtes-vous pas impatiente de les voir à l’œuvre ?
— Si, si… j’aurais préféré que nous mettions sur pied un plan d’action, mais bon, un peu de détente et de repos après la nuit qu’on a passé ne peut pas nous faire de mal.
Ils prirent donc sans se presser le chemin du Pré Festif, où se tenait le tournois. En chemin, ils ne se lassèrent pas d’admirer les merveilles de l’architecture elfique, dont les subtiles variations indiquaient en un langage secret les attributs, occupations et antécédents des occupants des lieux. Mais les rues étaient largement désertées de leurs habitants, qui s’étaient pour la plupart donnés rendez-vous au spectacle. « Ces fainéants n’ont manifestement rien d’autre à foutre de la sainte journée », commenta Sarlander avec aménité, remarque qui fit naître un grand sourire sous la barbe rousse de Ghibli. Ils étaient forts nombreux et bruyants, les supporters qui se massaient sur les gradins bordant le grand pré ou dans les branches des grands arbres avoisinants.
— On m’avait conté que les elfes s’éteignaient doucement, observa Vertu avec surprise. L’opinion communément répandue est que votre race partait lentement par delà les mers de l’Ouest, dans quelque retraite magique, et que vous n’étiez qu’une poignée à honorer de votre présence le continent Klistien. Mais je constate qu’il n’en est rien ! Sandunalsalennar m’apparaît bien plus vaste que Banvars, et maintenant je vois que sa population assemblée dépasse de loin celle de sa voisine humaine.
— Oui, expliqua Sarlander, les humains sous-estiment généralement notre nombre car nous les accueillons rarement dans nos établissements, et que peu d’entre nous sillonnent les routes du vaste monde. Cependant, il est vrai que nous décroissons lentement depuis des millénaires. Sandunalsalennar est une des plus grandes cités que nous possédions, mais ne peut se comparer à Baentcher, Sembaris ou même Burzwalla. Il y a une poignée de vieilles métropoles telles que celle-ci sur le continent nordique, quelques autres sur le continent méridional, de lointaines colonies dont nous avons peu de nouvelles en Orient et au-delà du Naïl, mais il est vrai que la puissance des elfes est sans commune mesure avec ce qu’elle a été du temps de l’Empire d’Or.
— Quelle tristesse. Et à quoi ce déclin est-il dû ?
— Bien des explications ont été avancées pour justifier notre affaiblissement, la plupart fantaisistes. On a parlé de malédiction, de stérilité, d’abâtardissement de la race, de perte des valeurs morales, de corruption des mœurs ou je ne sais quelles fadaises réactionnaires. J’ai même parfois lu sous la plume d’auteurs médiocres et ignorants qu’il fallait blâmer l’abus de la pratique Bardite qui tenait les mâles éloignés de la compagnie féminine, ce qui est totalement sot, car compte tenu de notre espérance de vie, les femelles ont tout loisir de se faire féconder plus souvent qu’à leur tour.
— Mais alors, d’où vient cette décadence ?
— C’est difficile à expliquer à quelqu’un qui n’est pas de notre race… voyez-vous, nous vivons selon un rythme bien différent du vôtre, un siècle est pour nous peu de chose… Prenez la grande barrière qui ceint la cité, comme vous l’avez peut-être compris, elle n’a pas été construite, mais en quelque sorte cultivée. Sa taille, sa forme, sa croissance ont été minutieusement planifiée par des botanistes de jadis. Mais le temps qu’elle pousse jusqu’à ses dimensions prévues, temps qui pour nous est raisonnable pour une telle entreprise, chez les hommes, des empires, des cultures entières ont émergé, ont prospéré puis ont sombré dans le chaos et l’oubli. Quel aurait été le destin de Sandunalsalennar si, à l’époque, un de ces empires humains avait levé ses armées contre nous tandis que la ville était encore sans défense ? Ainsi ont disparu moult cités elfiques, emportées pour n’avoir pas pris la mesure des changements du monde. Durant le Cycle de Sang, nombreux furent les Premiers Nés qui tombèrent, surpris sans armes, sans même avoir eu vent de l’avènement de Skelos. J’ajoute que si l’humanité s’est rapidement remise de cette ère de terreur, nous autres du Beau Peuple souffrons encore des pertes subies alors. Je ne puis que louer la reine grise pour son attitude ouverte et son intérêt pour les problèmes du monde extérieur, et nous avons beaucoup de chances d’avoir une telle souveraine alors que le mal ancien rôde de nouveau sur la terre, d’ailleurs je…
Des piaillements l’interrompirent, car des elfes de l’assistance s’étaient assemblés autour de lui aux cris de « Shaïloh, Shaïloh », ce qui visiblement l’embarrassait.
— Que disent-ils, s’enquit Morgoth auprès de Xyixiant’h.
— Traduit librement, ça veut dire quelque chose comme « flèche de mort ». Je suppose que c’est un surnom qu’on lui donne. J’ai l’impression que tout le monde veut le voir concourir au tournoi.
— Sarlander doit être un archer émérite !
— Je suis curieuse de le voir à l’œuvre. Mais dis moi, Vertu, le concours est peut-être ouvert aux humains ! Tu n’as pas envie d’essayer ?
— J’ignore si ce concours de tir à l’arc concerne les humains, mais je suis à peu près certaine que les concours de bite ne regardent pas les femmes. Qu’ils usent leurs arcs et cassent leurs flèches autant que ça les amuse, je ne suis pas venue là pour ça.
— Une position que je ne peux que comprendre, madame.
Derrière eux venait d’apparaître, fidèle à son habitude de surprendre son monde, Eliazel. Il avait quitté sa cotte de maille scintillante, mais gardé par devers lui son arc, comptant visiblement participer à la joute. Si son visage restait impassible, sa voix trahissait le grand dédain dans lequel il tenait la voleuse et ses compagnons.
— Peut-on savoir en quoi ma position vous agrée tant, capitaine ?
— Je ne doute pas de vos qualités d’archère, madame, et je gage qu’elles sont fort prisées par vos… semblables, mais j’ai pour ma part étudié le noble art de l’arc et de la flèche depuis mon plus jeune âge, m’y astreignant chaque jour avec conscience et ardeur, suivant en cela l’exemple des mes pères, et ce depuis une époque ou vos aïeux retournaient la terre avec des bâtons pour se nourrir des glands qu’ils pouvaient trouver dans l’humus. En outre, ma race fut dotée par les dieux d’un regard plus perçant et d’une main moins tremblante, c’est notoire. Ainsi, madame, vous ne pouvez en aucun cas rivaliser avec l’un des nôtres, ou bien peut-être avec les malhabiles ou les plus jeunes. Mais compte tenu de votre ancienneté ou de votre handicap, on vous laissera peut-être concourir dans la catégorie « premier bois », avec les enfants de moins de cinquante ans.
— OK Spock, tu veux la merde, tu vas l’avoir. Je vais te montrer ce qu’elle te met au cul, la race inférieure.
Et Vertu, furieuse, de s’inscrire au tournoi.
Il y avait une grosse centaine de participants. Le tir à l’arc était un sport traditionnel très prisé par les elfes de toutes origines, tout le monde savait ça. Un bon tiers des concurrents étaient des militaires, gardes du palais ou de la cité, les autres pratiquaient juste pour le sport. Les femmes n’étaient pas rares, car les elfes ne pratiquent guère la ségrégation des genres, mais Vertu était bien la seule représentante des « hommes mortels destinés au trépas », comme on les appelait ici.
Sarlander lui expliqua le principe de la joute ; il s’agissait d’une succession d’épreuves diverses à accomplir au mieux. On pouvait échouer, et on était éliminé pour les épreuves suivantes, ou bien réussir, auquel cas on récoltait un certain nombre de points en fonction de la qualité de la prestation fournie. Les points étaient matérialisés par autant de petites perles de bois enfilées délicatement sur un collier (un par épreuve) qu’on vous remettait autour du cou. À la fin, le vainqueur recevait la considération générale, ainsi que le trophée, qui était aujourd’hui un superbe arc elfique chryséléphantin de Plustre.
La première épreuve débuta. Elle était simple, il s’agissait de planter sa flèche dans une large planche de bois haute comme un homme, plantée verticalement à soixante-douze pas. À chaque fois que cinq concurrents étaient passés, l’épreuve était interrompue quelques secondes afin qu’un aide ôte les flèches. Eliazel, qui s’était inscrit juste après Vertu, se trouvait donc à côté d’elle et la toisait d’un air narquois tandis qu’elle bandait son arme. Elle plissa les yeux et encocha sa flèche.
— Peut-être serait-il équitable, puisque votre vision est trouble, que j’aille vous indiquer sa position avec un grand panneau. Mais j’y songe, ce serait sans doute préjudiciable à ma propre sécurité, il vaut mieux que je n’en fasse rien.
Mais il en fallait plus pour troubler l’archère, qui lâcha son projectile et, avant même qu’il n’ait atteint son but, se tourna vers Eliazel.
— Oh ça va, dit-elle avec un grand sourire, je crois que j’ai trouvé la cible, elle est juste au bout de ma flèche.
— Certes, joliment fait compte tenu des circonstances. Bien qu’il ne s’agisse que d’une épreuve sans grand mérite, je ne doute pas qu’à votre échelle, il s’agisse d’un défi relevé avec brio.
— Vous m’avez l’air fort en paroles, mais je ne vous ai pas encore vu tirer, c’est votre tour je crois.
— Bah, ne faisons pas attendre la plèbe.
L’elfe pédant visa à peine, et décocha une flèche distraite qui suivit une trajectoire bien tendue jusqu’à se ficher à une main de celle de Vertu. Les deux adversaires cessèrent leurs moqueries pour un temps. Quelques autres concurrents passèrent, puis une clameur agita la foule. C’était au tour de Sarlander, qui visiblement jouissait d’une grande popularité. Il salua le peuple en brandissant son arc bien haut, puis se mit en devoir d’encocher une flèche. Alors, Vertu vit que les elfes avaient un comportement plus ou moins curieux, ceux du public tentaient de se coucher sous les bancs en une joyeuse plaisanterie, ne laissant dépasser que leurs yeux, tandis que les concurrents se hâtaient de quitter l’arène pour se dissimuler en périphérie derrière les arbres.
Sarlander tendit alors son arc, puis le détendit, le prit dans l’autre main, le retendit, le détendit, encocha une flèche, le retendit. Vertu, voyant ce curieux manège, ne savait à quel saint se vouer, mais une voix derrière elle la héla. Un des concurrents lui fit signe de se baisser, ce qu’elle fit juste à temps. La flèche de Sarlander fusa dans une direction tout à fait quelconque et avec un angle approximatif, ricocha sur un bouclier pendu à un arbre qui ornait la lice, traversa la zone où se trouvait la tête de la voleuse deux secondes plus tôt, rebondit derechef sur un des poteaux qui délimitait la zone de tir, partit bien haut en direction des cimes, coupa une mèche blonde d’une vestale de Theaïhn la déesse des cours d’eau, qui s’était imprudemment avancée hors de sa cachette, puis se perdit parmi les feuilles. Un instant de silence, puis quelques applaudissements. Alors, à l’autre bout de la lice, un pigeon embroché tomba misérablement au sol. Une délirante ovation accueillit la prestation de Sarlander, qui s’inclina bien bas pour saluer son public ravi, avant de quitter la place. Chacun reprit alors son une attitude plus digne et les concurrents revinrent à leurs places.
L’épreuve s’acheva lorsque les derniers concurrents eurent tiré, et il advint que comme Eliazel l’avait dit, l’épreuve était des plus simples, seule une poignée d’archers avaient raté leur cible, trahis par leur matériel ou trompés par le vent. On remit les colliers en fonction des mérites respectifs.
— Mais dites moi Eliazel, on dirait que j’ai trois perles de bois autour du cou ! C’est le maximum pour cette épreuve je crois. Oh mais, excusez moi de retourner le couteau dans la plaie, je vois que vous n’en avez que deux ! Quel dommage… C’est sans doute que j’ai visé le centre exact de la cible, alors que vous vous contentiez d’un tir imprécis, peut-être voudriez-vous qu’après cette affaire, je vous donne quelques cours, j’ai cru remarquer que votre prise était fébrile.
— Madame, vos sarcasmes ne m’atteignent pas, et vous n’entendez rien à ces choses. Sachez que les épreuves suivantes auront des enjeux plus grands, et que ce n’est sans doute pas le point que vous venez de marquer qui nous séparera.
— Oui oui, on verra.
L’épreuve suivante était plus corsée. Une boule de foin d’un demi-pas de diamètre avait été pendue à une branche haute par une corde tressée de lys et de boutons d’or, de dix pas de long environ. Juché sur ladite branche, un elfe équipé d’une gaffe à crochet faisait se balancer la boule avec une assez grande amplitude. Pour les concurrents situés à cinquante pas, à la difficulté due au mouvement de la cible s’ajoutait sa position, car elle oscillait à vingt pas au-dessus du sol, en net surplomb donc. Le but du jeu était de placer trois flèches dans la boule, le plus perpendiculairement possible.
Cette épreuve dura assez longtemps car peu de tireurs avaient été éliminés au tour précédent, ce qui laissa à nos deux ennemis le temps d’échanger des amabilités bien senties. Comme l’affaire était plus corsée, près de la moitié des archers furent éliminés à l’un des trois tours de jeu. Vertu et Eliazel se comportèrent convenablement, récoltant chacun cinq points, un de moins que le maximum, un score que seuls trois jouteurs dépassèrent.
La troisième épreuve plut beaucoup à Vertu : il s’agissait de se déplacer sur un long chemin de planches. Six d’entre elles, peintes de noir ou de rouge, étaient reliées à des mécanismes faisant surgir, à droite ou à gauche, des cibles de bois circulaires grandes chacune comme une tête d’homme, et qui étaient sans cela dissimulées derrière six panneaux de bois fort. L’apparition des cibles ne durait guère plus de deux secondes, il fallait donc avoir de bons réflexes, et surtout, la vitesse d’exécution de l’épreuve était notée.
Vertu observa que la plupart des elfes s’arrêtaient avant chacune des planches colorées, préférant assurer leur qualification pour la phase suivante, quitte à perdre des points en raison du temps qu’ils prenaient. Malgré tout, une bonne partie d’entre eux ratèrent des cibles, quittant ainsi la compétition. Pour sa part, elle méprisa ces stratégies, et lorsqu’elle se présenta devant le chemin de bois, elle prit une grande inspiration, saisit son arc dans sa main droite, une flèche dans la gauche, et s’élança aussi vite que ses jambes pouvaient la porter. Seul un archer émérite, jouissant d’une excellent coordination et d’une parfaite maîtrise de ses mouvements, pouvait prétendre à réussir un tel exploit, et c’était exactement le cas de Vertu. Elle avait peu fréquenté les écoles d’archerie et ignorait les techniques savantes professées par telle ou telle tradition. Elle avait appris sur le tas, en regardant faire les autres, en essayant, en chassant, en comptant sur ses talents pour assurer sa survie, en triomphant d’adversaires plus forts qu’elle. À ce jeu, elle avait un avantage considérables sur ceux qui n’avaient jamais qu’entendu parler du danger, de la guerre et des embuscades. Elle n’avait que faire du sport, et puisque aujourd’hui sa vie n’était pas en jeu, ce n’en était que plus facile.
Elle parvint au bout du parcours, consciente d’avoir été plus rapide qu’aucun des candidats qui l’avaient précédé, et certaine de n’avoir manqué aucune cible. La vive clameur qui monta de la foule le lui confirma d’ailleurs. Eliazel, piqué au vif, ne pouvait pas se contenter d’une attitude médiocre, car il ne pouvait se laisser distancer aux points. Il emboîta le pas à la voleuse, et sa fierté virile aidant, se montra tout aussi brillant. À lui aussi, l’épreuve plaisait, car il passait sa vie à courir les bois, c’était un homme d’action. Et bien que la tension ait été vive et son soulagement immense d’avoir réussi, il parvint à rester impassible lorsqu’il rejoignit la jeune femme, qui ne fit aucun commentaire, mais esquissa un vague sourire.
Douze points pour chacun des deux concurrents, qu’un seul autre rejoignit. Ils n’étaient plus que trente-six. Tous les spectateurs avaient remarqué Vertu.
L’épreuve suivante était dite « des melons ». Depuis la cime des arbres, on laissait choir un de ces cucurbitacées, qu’une flèche devait traverser avant qu’il ne touche le sol. Le jeu était simple par son dispositif, mais ardu dans son déroulement, car les tireurs étaient tenus à trente pas, et il fallait tenir compte tout à la fois de l’accélération du fruit et de la décélération de la flèche. Comme il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise façon de percer un melon, tous les archers touchant la cible reçurent les douze points de la victoire. Ces archers étaient au nombre de onze, parmi lesquels Vertu et Eliazel, toujours inséparables dans la détestation.
Enfin vint l’heure de la cinquième et dernière épreuve, dite « des cerceaux ». On monta dans les arbres placer avec une précision millimétrique huit anneaux de bronze d’un diamètre avoisinant la longueur d’un avant-bras, pendus chacun par quatre cordes. Vertu nota qu’ils formaient une belle courbe en forme de voûte, et qui était en réalité une parabole. Il s’agissait, leur expliqua-t-on, de tirer une unique flèche qui passerait dans les huit anneaux successivement. Les tireurs étaient libres de se placer où bon leur semblait et de prendre tout le temps du monde.
Le premier des concurrents, qui était une concurrente, s’avança dans la lice et, choisissant avec soin sa position, prit l’inconfortable posture du tireur vertical. La foule était maintenant silencieuse, les choses devenaient sérieuses. Elle décocha son trait avec calme, il décrivit une trajectoire soignée, et traversa les cinq premiers anneaux, mais passa au-dessus des trois autres. Toutefois, l’archère s’estima satisfaite, elle venait de marquer quelques points. L’épreuve n’était pas éliminatoire, et il était fréquent qu’à ce stade, un succès incomplet couronnât le vainqueur de la joute. Il était bien facile pour les concurrents arrivés jusque là de passer leur trait dans deux anneaux, et on pouvait, selon un angle précis, prétendre à enfiler trois anneaux avec un tir tendu. Mais il était impossible de faire plus de cette manière, seule une trajectoire courbe permettait de faire mieux. Vertu, lorsque ce fut son tour, vit que le problème était complexe. Elle devait poser avec une précision extrême le point de départ de son projectile, son angle vertical et horizontal, mais aussi doser la force à lui donner, ainsi que la vitesse de rotation qui lui permettrait de retomber droit et non à plat, ce qui perturberait la trajectoire. Ses dons étaient réellement à l’épreuve en cet après-midi, sur le Pré Festif.
Elle relâcha la corde. La flèche parti. Un anneau, deux anneaux en plein centre, le troisième un peu bas, le quatrième, cinquième, sixième… l’empennage de la flèche heurta le septième anneau, lui imprimant une course erratique livrée au hasard du vent. Mais le hasard favorisa Vertu, car la flèche parvint tant bien que mal, en une trajectoire oblique, à traverser le huitième anneau. La foule applaudit l’exploit comme il le méritait, et Vertu se prit à la saluer en retour.
Eliazel à son tour vint dans le Pré, et se plaça à l’exact endroit qu’avaient choisi les autres concurrents. Il prit une grande respiration, se concentra avec soin, mais moins longtemps que ceux qui l’avaient précédé, et tira. Sa flèche tomba à terre après le sixième anneau, ce qui était un bel exploit, mais ne le satisfaisait nullement. Il s’en retourna, rageur, crachant dans l’herbe verte.
— Oooh… Quel dommaaaaaaaaage ! Vous étiez si bien parti…
— Toi, ta gueule.
— Vous avez vu les amis ? Quelle déplorable attitude, on s’éloigne du noble esprit sportif cher au baron Pierre de Coubertin, ça c’est certain.
Il quitta la fête pour n’y plus revenir. Vertu était tout à sa joie, mais elle n’avait pas pour autant gagné. En effet, ayant touché un des anneaux, elle n’avait remporté que quinze des seize points de l’épreuve. Or, un autre elfe qui l’avait précédé avait réussi le bel exploit de passer tous les anneaux sans les toucher, ce qui lui avait valu la note maximale, et en outre, il avait fort bien passé les autres épreuves, tant et si bien qu’il devança Vertu, par quarante-huit points contre quarante-sept.
Le vainqueur était un elfe de belle allure en vérité, vêtu d’une tunique sobre mais de bon goût, et dont la figure pleine de droiture et de sagesse inspirait le respect. Ses longs cheveux d’un noir de jais étaient tressés à la mode des nobles elfes, et retenus par des bagues d’argent. C’était sans doute une célébrité locale, car personne ne s’étonna de sa victoire, en revanche, nombre d’elfes félicitèrent Vertu — ou du moins elle pensa qu’ils la félicitaient, car elle n’entendait rien à leur langue — pour sa deuxième place, qui avait causé la surprise. Elle-même se fichait pas mal, d’ailleurs, de n’avoir pas remporté le trophée, le fait d’avoir triomphé d’Eliazel et de l’avoir publiquement humilié était une récompense bien suffisante pour ses efforts.
Elle retourna donc auprès de ses compagnons éblouis et, comme il commençait à se faire le soir, ils décidèrent d’aller manger un morceau et de passer une bonne soirée de détente à boire et à chanter.
Sarlander mena la troupe de ses amis dans un quartier qu’il affectionnait, et qu’il qualifiait de « branché ». Il était situé de l’autre côté du lac allongé qui traversait la ville, à l’endroit d’un ancien marais asséché, d’où son nom, « l’Asséché ». Ils y arrivèrent alors que les premières étoiles apparaissaient à l’est, et constatèrent avec plaisir qu’effectivement, l’endroit était des plus animés. Des elfes en grand nombre, dont beaucoup avaient assisté à la joute, déambulaient dans les allées particulièrement encaissées et humides, revêtus des parures les plus extravagantes et les plus malcommodes, maquillés et peignés comme aucune courtisane ne l’oserait. Là plus qu’ailleurs, on avait construit en brique et en pierre plus qu’en arbres, de telle sorte que les humains de la troupe trouvaient à cet Asséché un air familier. Partout, des lanternes magiques dispensaient généreusement une lumière bienvenue, de toutes les fenêtres, de toutes les portes s’écoulait un flot ininterrompu de notes harmonieuses issues d’instruments disparates, et de multiples échoppes et tavernes arboraient des enseignes aux lettres étincelantes, scintillantes et chamarrées, invitant à entrer s’amuser un moment en compagnie d’une population chaleureuse et accueillante. Certaines de ces enseignes étaient, curieusement, écrites en langages humains, sans doute la culture humaine était-elle aussi à la mode ici que la culture elfique était prisée ailleurs. L’Enochien Archaïque, langue morte depuis des siècles, était bizarrement à l’honneur, mais Morgoth, qui en avait quelques notions, tentait de déchiffrer ces signes pour l’information de ses amis, et peut-être aussi pour les impressionner en étalant sa culture.
— Alors ce cabaret s’appelle « Lesmos Blue Boy », Lesmos étant un port Bardite, et le garçon bleu dont il est fait mention… doit être un quelconque personnage fabuleux de la mythologie Bardite. Ici nous avons le Rainbow Flag, qui en effet arbore fièrement une bannière arc-en-ciel, sans doute pour soutenir la cause écologiste si chère au cœur des elfes, n’est-ce-pas ?
— C’est sûrement quelque chose comme ça, soutint mollement Sarlander.
— Bien, bien, je suis content de ne pas m’être trompé. Oh, ça continue dans cette rue, regardez ! Le Pink Club, je suppose que la décoration intérieure est rose.
— En effet, surtout l’arrière-salle.
— Celui-ci s’intitule « la Palestre », mais d’après la taille du lieu et la musique, je doute qu’il s’agisse d’une salle de sport. Probablement, là encore, une allusion à la culture Bardite, qui semble être très présente ici. Comme c’est intéressant.
— Si tu le dis.
— Regardez, cet établissement soutient avec un louable civisme la monarchie en place, il s’appelle « Queen », en l’honneur de la reine.
— On va dire ça.
— Et celui-ci, c’est sans doute un rendez-vous de chasseurs ou de trappeurs, comme l’indique son nom, le Bear’s Den. Si on entrait cinq minutes…
— À moins que tu ne sois… trappeur, je doute que tu apprécies l’ambiance et les spécialités du lieu.
— Ah oui ?
— Allons plutôt dans une taverne plus calme où j’ai mes habitudes, juste ici.
— Le « Coming Out » ? Quel drôle de nom, je l’aurai plutôt appelé « Coming In » pour inviter les clients à entrer... sans doute une subtilité de la culture elfique qui m’aura échappé.
— Une parmi beaucoup. Holà , ma compagnie, vous venez ?
— Ce quartier me fait une impression bizarre, bougonna Ghibli, mal à l’aise.
— Entrez, entrez, à cette heure nous trouverons facilement une bonne table. C’est un endroit très à la mode, vous savez.
Le nain rentra à la suite de Morgoth et, comme il en avait l’habitude, rugit :
— Aaaah… Mais qu’est-ce que c’est que ce bar de tarl… eh mais… mais… on dirait que c’est… c’est VRAIMENT un bar de tarlouzes !
— Ah oui, fit Sarlander d’un air innocent, qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Et bien entre autres, la musique chochotte, la décoration intérieur dans du camaïeu de tons pastels, les serveurs à cheveux courts en petit short et t-shirt moulant, et puis les deux mecs qui se mettent la main aux fesses, là -bas…
— Ah mais oui, salut Jo et Nico, ça va les filles ?
— Groovy, Bob, répondit l’un des deux avant de retourner à ses occupations.
— Mûh ? Fit le nain.
— On va s’asseoir là , dans ce coin, on sera tranquilles pour parler de la mission. Oh Michou, tu nous amènes la carte ?
— Tout de suite Bob.
— Bob ? S’étonna Piété, peu à son aise.
— C’est le diminutif de Robert.
— Pourquoi il t’appelle Robert ?
— C’est mon prénom. Robert Sarlander.
— Robert ? Tu t’appelles vraiment Robert ?
��� Ben… oui. Où est le problème ?
— C’est que… c’est pas très… à la mode, comme prénom.
— C’était à la mode quand mes parents me l’ont donné, il y a quatre cent ans.
— C’est sans doute ça. Et puis aussi, ça ne fait pas vraiment elfique, Robert.
— Qu’est ce que tu veux dire par là  ?
— Je croyais que tous les elfes s’appelaient Etoiledargent ou Elrond-quelque-chose.
— Tu veux dire, comme Jean-Roger Elrond le seigneur de Samaël, ou son neveu Gaston Elrond qui combattit vaillamment à la bataille de Scaph, ou Sigismonde Elrond la fameuse héroïne de Balgo ?
— Et la reine alors ? En laissant traîner une oreille, j’ai cru comprendre qu’elle s’appelait Galadriel. C’est vachement elfique ça, Galadriel.
— Tu as mal entendu, c’est Gabrielle.
— Ah.
— Eh, mais je ne t’ai pas félicitée, sautilla Xyixiant’h.
— Pour quoi, répondit Vertu ?
— Et bien pour ta superbe prestation à l’arc enfin ! C’était vraiment un grand moment, je crois que personne ne t’oubliera à Sandunalsalennar avant quelques siècles.
— C’est vrai, reprit Ghibli, ça faisait plaisir à voir la branlée que tu leur a mise à tous ces merdeux aux oreilles pointues, sans vouloir t’offenser Bob. La queue basse qu’ils sont repartis.
— N’exagérons pas, j’ai fini deuxième.
— Finir deuxième derrière Selmajir, c’est finir premier devant le reste du monde, dit Sarlander avec respect. Votre prestation était en effet digne d’éloges et aurait mérité d’être récompensée, car c’est un des meilleurs archers qui soit que vous avez affronté sur le Pré Festif. Vous n’avez peut-être pas saisi toute la portée de votre victoire, mais sachez que dans les siècles à venir, il ne se trouvera plus un elfe pour prétendre que les humains ne savent pas tenir un arc. Votre nom a déjà circulé dans toute la ville, et bientôt dans toutes les cités du monde elfique.
— Génial. Je savais bien que je n’aurai jamais dû participer à ce concours stupide. Vois Morgoth comment un instant de vanité peut coûter cher, j’espère que tu profiteras de la bonne leçon que je viens de te donner malgré moi.
— Mais je ne comprends pas madame, vous allez acquérir une excellente renommée, et ça n’a pas l’air de vous réjouir !
— C’est que mon cher ami, il existe plusieurs variétés d’aventuriers. Il y a ceux comme les mercenaires, prêtres et autres paladins qui ont avantage à amasser la gloriole qui leur attire l’or et les faveurs des femmes faciles, et il y a les autres pour qui l’exercice de leur… spécialité nécessite, pour plus d’efficacité, une certaine discrétion.
— Aaaah… je vois.
— Résultat des courses, je vais encore devoir changer de nom, alors même que celui-là me plaisait et m’avait valu une certaine clientèle.
— Ah bon ? Ce n’est pas ton vrai nom Vertu Lancyent ? Demanda Morgoth.
— Moi ? Un nom aussi grotesque ? Tu plaisantes j’espère.
— Tiens c’est curieux, dit Mark, je t’ai pourtant toujours connue sous ce nom. Accouche, c’est quoi ton blaze, alors ?
— C’est sensé rester secret, vois-tu.
— Houlà , la confiance règne.
— Puisqu’on parle de nom, il en faut trouver un
Qui seille et rende hommage à notre faction.
Un titre qui impose respect à l’importun,
Impètre des puissants la considération.
— Tout mort qu’il soit, Clibanios a raison, approuva Monastorio, qui avait été le premier à démêler les fils alambiqués du discours. Il nous faut un nom. Je ne sais pas moi, « Compagnie de l’Anneau » ?
— Déjà pris, fit Vertu. Il faudrait un nom qui claque, qui évoque un haut fait, un nom qui fasse dire « tiens, c’est pas des béjaunes, la Compagnie Machin ». Du genre « Pourfendeurs de Dragons »…
— Oh, pauvres bêtes ! S’indigna Xy. Moi, je suis quasiment sûre de n’avoir jamais tué un dragon.
— Moi non plus, c’était un exemple. De toute façon, c’était tellement bateau… Et puis maintenant que j’y songe, nous n’avons pas vraiment accompli de grandes choses ensemble, à part fuir, nous cacher et survivre.
— Que pensez-vous, proposa Piété, « les Neuf Doigts de la Justice » ?
— J’en pense que d’une part la justice est bancale si elle n’a pas dix doigts, d’autre part ça prête à rire, sur le mode « tu sais ce que j’en fais du Doigt de la Justice ? », et surtout ça implique qu’il faudra changer de nom si notre effectif, pour quelque raison, change.
— Ah oui, c’est très juste.
— « Les Écorcheurs Sanglants » ! S’écria Ghibli en brandissant sa hache.
— J’ai l’impression que tu confonds inspirer le respect et susciter la terreur. Tu t’imagines te présenter devant un roi en disant « voici mes joyeux compagnons, les Écorcheurs Sanglants » ?
— Ah. Alors je suppose que les « Épouvantables Semeurs de Tripaille »…
— Bon, on va pas y passer la nuit. Cherchons un truc autour de nous qui puisse donner son nom à une troupe d’aventuriers.
— « Compagnie du Patron qui Essuie le Bar » ?
— « Compagnie de la Boule à Facettes » ?
— « Compagnie du Serveur Efféminé » ?
— « Compagnie du Backroom enfumé » ?
— « Compagnie du Gonfanon » ?
— Ah, ben voilà , ça c’est un nom qui frappe ! Bravo Xy, je vote pour la Compagnie du Gonfanon !
L’idée fut approuvée à l’unanimité, et après que tout le monde eut commandé de quoi manger, on put passer à la suite des formalités administratives.
— Bien, poursuivit donc Vertu, on a un nom, il nous faut maintenant un chef. Il s’agit d’un brave qui, lorsque nous serons en position de danger, saura donner les ordres appropriés avec rapidité et lucidité, et dont les paroles feront loi, car nous n’aurons pas forcément le temps de palabrer avant d’agir. Sarlander, puisque vous êtes l’aîné, pensez-vous pouvoir assumer cette tâche ?
— Il est vrai que l’âge m’a apporté quelques lumières, et qu’à l’inverse de beaucoup de mes congénères, j’ai voyagé quelques fois parmi le vaste monde, mais si nous devons accomplir notre quête dans la terre des humains, je crains que mon ignorance de vos usages ne soit la cause de notre ruine. Voici pourquoi je dois décliner votre proposition.
— Vous parlez en sage, Sarlander. Commandant Monastorio, vous êtes à l’origine de notre quête, vous avez sans doute des lumières à nous apporter…
— Houlà , pas si vite, répliqua l’intéressé, qui ne l’était pas. Je sais à peine me battre, je suis aventurier par hasard plus que par envie.
— Pourtant, je croyais que vous étiez officier dans l’armée Malachienne…
— Moi ? Ah, euh… pour tout dire, c’est un titre honorifique. Mon père me l’a acheté quand j’avais huit ans. Demandez plutôt au paladin là , ce sont généralement les gens de sa caste qui mènent les groupes tels que le notre.
— Ouiiii ! Approuva Mark, posant ses bottes sur la table avec un grand sourire.
— Nooon ! Répondit Vertu.
— Mais dis-donc, c’est quoi cet ostracisme envers un vieux camarade ?
— Je ne pense pas qu’il serait très avisé de remettre nos vies entre les mains d’un individu qui est capable de vendre ses camarades, et qui plus est de les vendre simultanément à trois personnes différentes.
— Quoi, tu ne vas pas me dire que tu m’en veux encore pour cette vieille histoire… De toute façon je disais ça pour te taquiner, tes ambitions étant évidentes. Tout le monde est d’accord pour que Vertu, ou quel que soit son nom, soit le chef ? OK, la question est réglée.
— Eh mais… j’ai rien…
— Bien fait pour toi, ça t’apprendra à l’ouvrir. Alors, maîtresse bien-aimée, quels sont vos ordres ?
— D’abord, enlève tes bottes puantes de la table où je compte manger. Ensuite, j’apprécierai assez que le commandant Monastorio nous éclaire un peu plus au sujet de l’anneau. Que savons-nous de façon sûre à son sujet ? Quelle est l’étendue de son pouvoir, et peut-on le contrer ?
— Je crois vous avoir décrit l’anneau lors de notre entrevue avec la reine ce matin, voici une copie de la page du livre qui fit tressaillir mon père. C’est cela que nous recherchons. Il est écrit ici que l’anneau est d’une facture parfaite, sans rayure, tache ou ternissure, et que sa taille s’adapte à celle du doigt de celui qui le porte. D’après les quelques récits qui ont été faits par ceux qui ont vu l’anneau en action, il confère à celui qui le porte une vigueur, une force, une résistance physique lui permettant d’accomplir des prodiges, de récupérer en quelques secondes de n’importe quelle blessure, de soulever des charges titanesques. Ses sens deviennent affûtés à l’égal de ceux d’un chat, et il jouit en outre d’une sorte de prescience limitée. Mais ceci n’est rien en comparaison du réel pouvoir de l’Anneau : en effet, son porteur acquiert immédiatement une compréhension des forces mystiques que seuls les plus puissants archimages peuvent prétendre égaler après des décennies de recherche et de méditation, et il peut à l’envi puiser dans le gigantesque réservoir de puissance négative qu’est l’Anneau pour lancer toutes les sortes d’épouvantables sortilèges qui lui passeraient en tête.
— Cool, dit sottement Marken, rêveur.
— Pas tant que ça, car le prix à payer pour de tels pouvoirs est immense : l’Anneau d’Anéantissement prend possession de vous, il corromps immédiatement votre âme, dissout votre volonté et ne laisse subsister de vous qu’un esprit fou dans un corps qui ne lui répond plus. C’est pour cela qu’on le nomme Anneau d’Anéantissement, il broie celui qui le porte aussi sûrement qu’il détruit ceux contre qui sa magie se tourne.
— Pas cool.
— Et donc, reprit Vertu, Skelos a créé l’Anneau, ou bien…
— C’est ce que beaucoup de gens croient, mais j’ai eu la surprise de découvrir au cours de mes recherches qu’il n’en était rien ! Si Skelos fut le plus fameux de ses porteurs, il est fait mention de l’objet funeste dans des écrits bien antérieurs à son avènement. D’après certains sorciers, des civilisations entières auraient été bâties avec pour seule ambition de briser l’Anneau et son possesseur du moment, on dit que l’art de la magie a été donné par les dieux aux créatures intelligentes pour combattre l’Anneau, certains sont même d’avis, mais c’est à mon avis une exagération, que l’Anneau est la source de tout le mal du monde, et qu’en fin de compte, toute iniquité en découle.
— Pas cool du tout. Et si vous voulez mon avis, même si on arrive à mettre la main sur ce truc, on n’est pas pour autant sortis de l’auberge. Parce que si c’est seulement moitié aussi puissant que vous le dites, je doute qu’on parvienne à le détruire en flanquant un coup de marteau dessus.
— Marken soulève un point intéressant, précisa Monastorio. Nombre de héros ont en effet tenté de briser l’anneau, sans succès. Rien ne dit comment ils s’y sont pris, hélas, ni pourquoi ils ont échoué. Il faudra nous montrer plus malins que nos prédécesseurs.
— Plus ça va, plus ça s’annonce bien cette histoire. Et nos amis les Khazbûrns dans tout ça, qu’est-ce qu’on en fait ? Quelqu’un en sait-il plus sur eux ? Peut-on espérer ne plus les revoir sur notre route ?
— Ah, mais Morgoth a encore ce truc qu’ils avaient semé… Montre leur, ça leur dira peut-être quelque chose.
— De quoi parles-tu Mark ?
— Cet objet métallique bizarre que tu as acheté à ce marchand, à Banvars. Qu’il avait trouvé après le passage des cavaliers noirs.
— Ah oui ! Ce machin m’était complètement sorti de l’esprit. Attendez que je le retrouve dans mon sac… le voilà . Donc, un marchand ambulant qui a vu passer nos ennemis a trouvé le lendemain matin, là où ils étaient passés, ce bidule en métal. Je n’ai pas eu le temps de l’identifier encore, si ça vous rappelle quelque chose que vous connaissez, même vaguement, n’hésitez pas.
— Ben… c’est une sorte de cube. Avec une boule au milieu.
— De bizarres reliques j’en vis maint, mes amis,
Bâtons, anneaux, armures, ou bien cannes à pêche,
Et bien pour celle-ci nul doute n’est permis
Je l’avoue rouge au front, mes compagnons, je sèche.
— Attendez voir cinq minutes, fit Ghibli en arrachant la chose des mains de Clibanios. Ouais, pas de doute, l’espèce de cadre cubique est en bronze tout ce qu’il y a de normal, mais voyez la boule à l’intérieur, elle n’est pas du tout de la même nature. Elle est fait dans un alliage très particulier et très rare, que seuls quelques forgerons savent encore reproduire. Et surtout, il faut pour le constituer un minerais très spécial, la Thaumine, or les derniers filons d’Occident en sont épuisés depuis longtemps.
— Et à quoi ça pourrait servir ?
— Aucune idée. C’était les magiciens qui s’en servaient. Nous autres nains, on l’extrayait, on leur vendait, ce qu’ils en faisaient après… mais c’était il y a des millénaires. Comme je vous l’ai dit, on n’en trouve plus nulle part.
— Bon, un mystère de plus. Au sujet de ce contact qu’on doit trouver à Baentcher, c’est qui au juste ?
— Cet homme s’appelle Jomon, et c’était en fait le capitaine du navire sur lequel mon père et ses compagnons ont navigué en compagnie du sorcier Thargol. Mon père a su qu’ils ont été encore en affaires un temps après être arrivés à Dhébrox, puis que Jomon est parti s’installer à Baentcher.
— C’est mince, mais c’est mieux que rien, en effet. Reste à mettre au point les préparatifs. Avons-nous des achats particulièrement pressants à faire ? Grâce à la générosité de la reine, nous avons mille ducats chacun, de quoi nous équiper avec largesse, mais j’ignore ce qu’on peut acheter à Sandunalsalennar.
— Ouh, il y a le choix, dit Sarlander. Il faut savoir que toutes les richesses du monde convergent dans les cités des elfes pour n’en repartir que rarement. On dit souvent que l’or est extrait par les nains, utilisé par les hommes et conservé par les elfes. D’ailleurs, la reine vous en a donné un petit aperçu, et ne croyez pas que le prix qu’elle compte nous verser pour notre mission l’appauvrisse le moins du monde, vous n’avez vu qu’une misérable fraction de ses trésors. Bref, il y a ici tout ce que vous pouvez désirer en matière d’armes et d’objets magiques, à condition que vous ayez de quoi les payer. Puisque vous êtes une archère émérite, je vous conseille d’aller visiter quelques petites boutiques que je connais, où on vend tout un choix de flèches magiques.
— Puisque vous parlez d’archer émérite, rebondit Mark, j’ai particulièrement apprécié votre splendide prestation au concours. Quelle aisance, quelle élégance ! Vous nous avez époustouflés par vos talents, vraiment. Je suppose que vous aviez vos raisons pour perdre la joute, mais était-ce réellement utile de faire courir tant de risques aux spectateurs ?
— Ils ont insisté pour que je participe, je ne pouvais me dérober, je suis une sorte de célébrité par ici. À tous les concours, je suis plus ou moins contraint de faire ce cirque pour amuser la galerie.
— Il y a sûrement une autre particularité de la culture elfique qui m’échappe, s’étonna Morgoth, mais quelle est la signification de ceci ? Cherchez-vous à démontrer ce que peut faire un mauvais tireur pour faire ressortir le talent des autres ?
— Rien de tout cela, je vous l’assure. Je me suis sincèrement efforcé d’atteindre la cible du mieux que j’ai pu.
— Ah ?
Les compagnons observèrent un silence dubitatif.
— Pour ne rien vous cacher, je ne suis pas forcément le meilleur archer de Sandunalsalennar.
— Non ?
— Je suis même connu comme étant le pire. C’est pour cela qu’on m’appelle « Flèche de Mort », car mes traits sont réputés fatals à ceux de mes amis qui n’ont pas trouvé d’abri. Je dois confesser que je n’ai jamais trouvé grand intérêt à l’étude de l’arc, qui m’a toujours semblé une arme contraignante et peu efficace. Une arme de tarlouze, pour paraphraser notre cher Ghibli.
— Exact ! Approuva le nain, sortant la barbe de sa chopine. Mais me paraphrase pas de trop près, avec toi je me méfie.
— Mais alors, sire Sarlander, pour quelles raisons prendre un arc avec vous ?
— Je suis archer. Médiocre, j’en conviens, mais un archer tout de même. Il me faut un arc puisque je suis archer, c’est logique. Je suis issu d’une longue lignée d’archers elfes, je ne peux tout de même pas jeter le déshonneur sur ma famille et cracher sur mon héritage ancestral en rejetant ce qui a fait leur gloire.
— Oui, je vois un peu le genre.
— Cela dit, je suis peu efficace à cette arme, je suis le premier à le reconnaître. C’est pour cette raison, mes amis, que si vous n’y voyez pas d’inconvénients, lorsque viendra l’heure du combat, je préfèrerai si les circonstances s’y prêtent défendre ma vie et les vôtres à l’aide de ceci.
Et il posa lourdement en travers de la table une hache de guerre d’aspect terrible, toute entière d’acier bruni par quelque rouille ancienne. Les deux lames jumelles étaient ornées de reliefs figurant quatre faces distordues et grimaçantes d’horrible façon, les tranchants, grossiers et ébréchés, n’en semblaient pas moins capable de fendre une armure et son homme d’un seul coup. Le manche se prolongeait, aux deux extrémités, par des pointes acérées de section carrée, conçues pour disjoindre les plaques d’un harnois ou les écailles d’un dragon. Une aura de brutalité émanait de l’objet, que tous considérèrent avec des yeux ronds, et que Sarlander présenta sans chercher à dissimuler sa fierté.
— Voici « La Noire Écorcheuse des Carnages », hache de guerre double sanglante vorpale +4 berserker de disruption des elfes.
— Des elfes ?
— Oui... euh, on raconte qu’en des temps dont l’humanité a perdu le souvenir, Celebrinbrin Kivashié, le légendaire forgeron elfe de Scht’pültz, avait un peu trop tiré sur le chichon le jour où il lança un concours avec un collègue nain... enfin bref, il a laissé deux ou trois bricoles bizarres derrière lui datant de cette époque, dont cette hache.
— Hum. Il avait pas mal baissé sur la fin, non?
— Ouais, ben vous verrez ça quand on se battra et que les quatre faces entonneront le chant de mort de nos ennemis !
— Bien parlé, l’elfe, approuva Ghibli. Holà , mesdemoiselles, mon verre est vide !
On discuta ensuite un peu d’argent, et on convint de verser chacun deux-cent monnaies d’or dans un pot commun destiné à financer les menus frais d’auberge, de pots-de-vin ou de soins aux blessés, c’était un usage fréquent dans les compagnies d’aventuriers. Le reste de la soirée se passa sans qu’on parle trop de stratégie. Les Compagnons du Gonfanon, en fait, festoyèrent de bon cœur, tâchant de se connaître et de s’apprécier avant que de partir au combat. C’est ce que les militaires appellent un stage cohésion. Puis, l’esprit quelque peu embrumé par tant de libations, ils quittèrent le quartier d’assez bonne heure, fort las.
Sandunalsalennar ne recevant guère de visiteurs, la ville ne disposait pas d’hostellerie susceptible de les accueillir. Les gens de la reine avaient dressé, sur une place bordée par un ru frais et cristallin sise non loin du palais, des toiles tendues sur des piquets, formant des sortes de grandes tentes², à disposition de nos amis.
Ils venaient d’arriver sur place et commençaient à s’installer pour la nuit lorsqu’un elfe fluet et probablement assez jeune les rejoignit, visiblement pas très à l’aise, et demanda en langue humaine hésitante qui était Vertu. Il s’entretint avec elle quelques temps, lui tendit un parchemin dont elle prit connaissance, puis elle vint prévenir ses camarades en ces termes :
— Cette journée n’en finira donc jamais, j’ai encore des trucs à faire. Reposez-vous bien et ne faites pas de bêtises.
— Tu vas où ? Demanda Xy.
— Sauver la princesse Pathezafer du lointain pays de Kwajmemêl.
— Encore une quête ?
— Oui, l’ignoble sorcier Lashmoy compte la sacrifier au dieu maléfique Virtonqu. Allez, soyez sages, maman reviendra peut-être pour vous border.
— Ah là là , ça devient drôlement compliqué cette histoire. Vous y comprenez quelque chose à cette princesse ?
Morgoth lui expliqua deux-trois choses à l’oreille, l’elfe parut très intéressée. Dix minutes après que la voleuse fut partie, Xy se leva et dit :
— Ne sentez-vous pas la magie de ce soir si particulier vous envahir ? C’est plus fort que moi, il faut que je rejoigne mes frères les elfes afin de mêler mon chant au leur en une symphonie sylvestre emplie de mélancolie ancestrale… monde perdu… enfin, vous voyez, des trucs d’elfe. Salut, j’y vais.
Et elle partit, en effet. Cinq minutes plus tard, ce fut Morgoth qui se leva.
— Bon, il faut que j’aille étudier les constellations célestes et le mouvement des planètes. Car c’est nécessaire d’être au courant de ces choses pour un sorcier, vous voyez.
— Ah oui, approuva Mark. Tu vas faire des observations astrologiques.
— Exactement !
— C’est sûrement très pratique pour voir les étoiles à travers les arbres qui recouvrent la cité.
— Euh…
— Ouais ouais ouais. Allez, bonne bourre.
Vertu avait été quelque peu surprise de l’invitation de Selmajir à boire le « verre de l’amitié » entre archers, et ignorait à quelle sauce il comptait la manger. Cependant, entre sa méfiance et sa curiosité, c’est le second défaut qui l’emportait généralement de telle sorte que malgré sa fatigue, elle avait suivi le messager.
Sise dans un quartier bien fréquenté proche du palais, la demeure de Selmajir faisait un pont entre les fortes branches de deux séquoias colossaux, à quatre ou cinq hauteurs d’hommes au-dessus d’un très mince ruisseau. Le centre en était une sorte de salon autour duquel s’articulaient toutes les autres pièces, toutes de taille assez modeste, car il est malséant qu’un elfe bien né fasse étalage de sa fortune avec ostentation. Il émanait de l’ensemble une chaleur intime, un confort invitant à la détente mais non à la paresse. Le mobilier était sobre et fonctionnel, mais non dénué de charme, et seule entorse à la rigueur elfique, les murs étaient littéralement recouverts de souvenirs, d’armes, de heaumes, de têtes de créatures naturalisées et de tableaux figurant des scènes guerrières et cynégétiques, dont la plupart avaient été exécutées dans des styles propres aux civilisations humaines. Vertu crût même reconnaître un Sewutchi de toute beauté qui, s’il était authentique, valait largement le coup qu’on le vole.
— Ah, madame, je suis bien aise de vous voir.
Le maître des lieux venait d’entrer, vêtu d’une robe de chambre de soie noire et dorée aussi confortable que précieuse. Ses manières étaient exquises, et il semblait pouvoir discuter en langue humaine sans la moindre difficulté.
— Messire Selmajir, votre invitation m’honore. J’admirais ces merveilleux tableaux que vous avez au mur, votre goût est des plus sûrs, y compris dans le domaine des arts humains. C’est un Sewutchi non ?
— Certes, certes. Une commande que je lui avais faite pour commémorer le sacrifice de nobles amis chers à mon cœur.
— On dirait que ça représente la défense de la citadelle de Dhébrox.
— Tout à fait. Une épouvantable affaire, toute de traîtrise et de vilenie, au cours de laquelle toutefois il advint qu’hommes et elfes combattirent côte à côte avec honneur.
— À vous entendre, je devine que cela vous touche plus intimement qu’un quelconque fait historique du passé.
— Certes, car j’ai moi-même combattu au cours de cette guerre. Je conçois que la chose puisse vous paraître étrange à vous humaine, car c’était il y a huit siècles. C’est plus que le temps d’une vie, même pour un elfe, et pourtant je me souviens encore des noms, des visages et des voix de chacun de mes compagnons qui sont tombés devant la Grande Tharse et sa légion de fer.
— Ah oui, la Grande Tharse. Je me souviens de cette histoire, qui est chez nous devenue légende. Mais j’y songe, ne seriez-vous pas… Mais oui, je me souviens d’où votre nom m’était familier ! Vous êtes sans doute Selmajir Bras-Puissant, le grand archer qui a finalement terrassé d’une flèche le fameux monstre ! Quelle sotte je suis, je n’avais pas réalisé, c’est un grand honneur d’être accueillie en votre demeure.
— Il faut relativiser l’étendue de cette victoire, la Grande Tharse agonisait déjà sous les coups de mes amis lorsque je l’ai abattue… mais laissons ces vieilles histoires, et buvons ce verre que je vous avais promis.
— Et les autres, on ne les attend pas ?
— Les autres ?
— J’avais cru comprendre que vous inviteriez les autres participants du concours.
— Ah oui, les autres. Non, nous serons seuls, j’aurais tout le temps du monde pour discuter avec tous ces elfes qui sont mes amis depuis des décennies. Mais vous, vous êtes nouvelle et tout à fait intéressante.
— Vous me flattez, Messire.
— Je vous ai invitée pour avoir le plaisir de deviser avec vous, mais aussi pour une affaire qui me tracasse. Vous avez pris votre arc avec vous, je vois. Est-celui que vous avez utilisé tantôt ?
— Je n’en ai qu’un.
— Puis-je le voir ?
— Bien sûr. Vous noterez qu’il s’agit d’un arc composite, tel qu’on les fabrique dans les cités Balnaises.
— En effet, en effet.
Il tendit l’arc, vérifia son équilibre, fit jouer la corde entre ses doigts.
— Sans vouloir critiquer l’artisanat humain, c’est… assez rudimentaire.
— Une arme simple, conçue pour se montrer efficace à son office.
— Certes, certes. Madame, je suis confus, je me suis comporté comme un homme sans éducation. Cet après-midi, j’étais tout au concours, et j’ai omis de vérifier la qualité de votre arme. L’eussè-je fait que je vous aurait interdit de concourir avec ceci, et je vous aurai prêté un arc elfique plus digne de votre talent. La compétition n’était pas égale, madame, et vous auriez dû gagner.
— Allons, Messire, vos scrupules vous honorent, mais l’arc fait partie de l’archer, et on ne peut juger l’un sans l’autre.
— Vous êtes une dame honorable, mais le fait est que nous ne nous sommes pas mesurés dans les conditions d’équité qui auraient été souhaitables. Le prix vous revient, Madame, sinon de droit, au moins par l’honneur. Prenez cet arc de Plustre, et faites-en bon usage. Il vous sera plus utile qu’à moi.
— Vraiment ? Vous me donnez l’arc ?
— Il est votre désormais.
— J’avais méjugé les elfes en me fondant sur l’effet que m’avait fait Eliazel, je constate maintenant avec plaisir qu’il en reste pour qui les valeurs qui ont fait la gloire du beau peuple sont encore vivaces. Toutefois, je ne puis accepter un tel cadeau !
— Soyez sans crainte, le prix pour moi est bien peu élevé, car j’ai quelques autres arcs de même qualité dans mes réserves. Prenez-le, je vous en prie.
— Messire… jamais on ne m’avait fait un tel cadeau.
— C’est pourtant un juste hommage à votre talent et votre…
La main du vieil elfe et celle de la jeune femme s’étaient rencontrées sur la poignée de l’arc. Sans s’en rendre compte, Vertu et Selmajir s’étaient rapprochés l’un de l’autre, jusqu’à pouvoir détailler l’iris de leurs yeux. Ils restèrent silencieux un instant, frappés de stupeur.
Laissons-les seuls.
Piété Legris fut le premier à se lever, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. Il jeta un œil inquiet à ses compagnons, et constata que si Morgoth et Xyixiant’h étaient rentrés, Vertu était encore manquante. Il alla se débarbouiller, et fit un petit tour dans les environs, puis surprit la forme svelte de la voleuse qui se glissait dans le camp… et bien, comme un voleur. Mais après tout, c’était elle le chef, et elle avait sans doute ses raisons de découcher de la sorte.
— Alors ma belle, on a passé une bonne nuit ?
Piété en fut reconnaissant à Ghibli de mettre ainsi les pieds dans le plat. Le nain appuya son propos d’une vigoureuse claque sur les fesses de la dame, qui se retourna lentement et décocha un regard peu amène.
— Ce que je fais de mes nuits n’a que très peu de chances de te concerner un jour, le nain.
— Ce que tu fais de tes nuits me regarde si ça peut nuire à la sécurité du groupe. Par exemple, voler un arc elfique alors que nous sommes dans une cité pleine d’elfes n’est pas prudent. Où as-tu pris celui-là  ?
— Là encore, ce ne sont pas tes affaires.
— Vos gueules, y’en a qui dorment ! Rugit Mark.
Mais le temps n’était déjà plus au sommeil, et ils se levèrent donc, de plus ou moins bonne grâce.
Sarlander servit de guide à la petite troupe, qui partout où elle passait attirait les curieux. Ils parvinrent dans un quartier situé en bordure de la muraille végétale, et où un certain relâchement dans l’ordonnancement des demeures pouvait s’observer.
Pour être honnête, il y avait du linge elfique qui séchait aux fenêtres, des petits tas de détritus elfiques qui jonchaient certaines allées sombres, et des petites bandes d’elfes qui considéraient les arrivants avec un air elfement louche. Il s’agissait, expliqua Sarlander avec une certaine gêne, d’un quartier « populaire et vivant » dont les habitants adoptaient volontiers une attitude « d’un savant négligé », voire même « bohême ». Rien à voir donc avec la misère commune aux cités humaines, il ne fallait pas confondre, même si en l’occurrence, certains de ces gentlemen arboraient un air torve que n’auraient pas renié les bandes de jeunes vauriens de Banvars ou d’ailleurs. En tout cas, c’était là que se trouvaient les boutiques dont des aventuriers pouvaient avoir l’usage.
Vertu s’acheta trois douzaines de flèches d’excellente facture, enchantées de manière à atteindre leur but avec plus de précision. C’était horriblement cher, cinq cent ducats d’or, mais elle jugea qu’un matériel de bonne qualité en valait la peine. Mark avait débarrassé Vertu de son ancien arc et de ses flèches contre cinq pièces, somme assez symbolique, et s’estimait maintenant équipé de façon aussi complète que possible. Piété était d’avis que sa tunique était une protection suffisante et que sa masse à clous constituait une arme redoutable (avis que partagea Ghibli), mais il se laissa convaincre d’échanger son bouclier rond « presque neuf » pour un autre, de même taille et forme, mais tout entier d’acier, et à la surface polie de manière à ne donner aucune prise aux coups, même les plus puissants. Clibanios ne s’acheta qu’un habit pour remplacer ses hardes qui devaient dater de son vivant, un équipement qui, nonobstant sa condition physique, lui donnait une belle prestance digne d’un ménestrel. Morgoth considéra avec attention toutes les armes qui passèrent à portée de sa vue, mais rien ne l’inspira, car il comptait sur sa magie et sur sa chaîne Vantonienne. Ghibli pour sa part n’eut que dédain pour ce qu’avaient forgé les elfes, et partant de l’avis qu’un bon forgeron est nécessairement un forgeron nain, il garda bourse liée. Monastorio et Sarlander ne firent aucune emplette, car à ce qu’ils disaient, ils avaient tout ce dont ils avaient besoin, tout juste firent-ils l’acquisition du commun de l’aventurier, cordes, grappins, torches et autre petit matériel. Ils firent encore un crochet par les beaux quartiers car Xyixiant’h, qui n’avait fait aucune dépense d’armement, avait jugé absolument indispensable à l’accomplissement de la quête de faire l’acquisition de « sandales pour aller avec sa robe verte », ainsi que de divers bijoux et parfums.
C’est dans les beaux quartiers qu’ils furent rattrapés par une dame de compagnie de la reine, qui les informa que sa Majesté les conviait à un grand banquet donné en leur honneur, au pied du grand arbre. Ils s’y rendirent, non sans avoir déposé leurs achats sous les tentes et changé de vêtements pour d’autres plus en rapport avec les circonstances.
Ils firent bien, car la reine avait fait les choses en grand. Une grande table avait été dressée tout autour du grand arbre, où déjà avaient pris place des dizaines de convives. Alentour, certains elfes donnaient de merveilleux spectacles de jonglerie et de prestidigitation, d’autres réjouissaient les oreilles de leur musique cristalline, on avait même pris soin de monter une petite scène, encore vide, juste devant la place d’honneur qui devait être celle de la reine. Les invités étaient les elfes de la bonne société qui formaient l’entourage de la reine, ils vinrent saluer les neuf héros avec effusion avant de reprendre leurs discussion. Pour tout dire, on attendait que la souveraine veuille bien se donner la peine, aussi nos amis se séparèrent-ils par petits groupes, et se mêlèrent aux jeux et aux ris.
À ce jeu, Xyixiant’h avait sur ses compagnons l’avantage de connaître la langue. Elle considéra un groupe de jeunes femmes apprêtées avec le plus grand soin qui discutaient avec passion, et se mêla avec curiosité à leur conversation.
— Nous parlions, dit l’une d’elle, du destin tragique de Gil Galahad, un fier héros s’il en fut, et un édifiant exemple de vie.
— Gil qui ça ?
— Galahad. Se peut-il que vous ignoriez son histoire ?
— Euh… j’ai quelques lacunes, j’en ai peur.
— Alors, laissez-moi vous narrer toute cette histoire par le menu. Nul elfe n’eut destin plus tragique que le noble roi Gilles Galahad, et nul ne montra, quand monta le vent de mort du Sombre Seigneur et lorsque vint l’heure de disparaître, une noblesse si exemplaire. Il était le fils du barde Nothoriniel, celui dont on disait que lorsqu’il chantait, notre mère Serunéa, la Lune elle-même, versait des larmes de mélancolie sur la terre. De par son auguste père, Galahad était donc rattaché à la maison des Lanthanides, qui se sont fixés dans la forêt de Darachol après avoir quitté la contrée de Séliazer, qu’on a par la suite appelée Conspérie du temps du concordat de Méons, et qui recouvre les actuelles royaumes humains de Gunt et de Stangie. Mais par sa mère, la reine Uliothiel (ce qui signifie « ruisseau » en ancienne langue sacrée), il était un authentique prince de Shanazal, et du reste à en croire les chroniques de l’époque, il présentait tous les traits de caractère que cela suppose. Par chance, il était lui-même marié de la très belle Anashyla Mythréal, la sœur cadette du grand Senamael « demi-nain », ainsi appelé, on s’en souvient, en raison de son habileté exceptionnelle à forger les armes, la plus célèbre de ses créations étant bien sûr la légendaire Glanrachel, qui fut brisée par Tharkos au siège de Gul-Wahad. Il est vrai qu’il avait été l’apprenti de Celebrinbrin Kivashié, qui reste à ce jour le seul elfe qu’il n’ait pu surpasser dans son art.
— Mais dis moi, intervint une amie de la bavarde, une chose m’intrigue dans ton récit, il me semblait qu’Anashyla Mythréal n’était pas l’épouse de Galahad, mais de son cousin, le non moins fameux Lissiam Fanael, qui est plus tard parti pour Meorn-Daruz.
— En effet, elle a épousé Lissiam en secondes noces après le décès de Galahad.
— Aaaah.
— Mais non, s’insurgea une troisième, tu dois confondre, c’était Normi Mythréal l’épouse de Gilles Galahad, je m’en souviens maintenant parce que dans sa jeunesse, elle avait fréquenté un temps un des fils Castanier, et c’est au mariage d’un autre Castanier qu’on m’a raconté cette histoire.
— Castanier ? Mais tu radotes ma vieille, à l’époque, ils vivaient à Khaz-Modam.
— Mais non, pas Castanier de Recoules, Castanier de Ginestous !
— Ah mais pas du tout, d’ailleurs il n’y a pas de Castanier à Ginestous, ma mère est de Ginestous, je le saurais.
— Au fait comment elle va ta mère ? Son opération de la hanche, ça s’est bien passé, tu as des nouvelles ?
— Eh oui, bien, bien, mais elle est un peu fatiguée. Qu’est-ce que tu veux, à son âge… Oh mais tu ne sais pas qui l’a opérée ? La petite Liselotte Thunieal, tu sais la fille de la Sophie-Pétoncule.
— Liselotte ? Non ? Et ben dis-donc, ça nous rajeunit pas, j’ai l’impression de l’avoir faite sauter sur mes genoux il y a dix minutes.
— Et bien maintenant il y en a un autre qui la fait sauter sur ses genoux, figure-toi qu’elle vient de se marier, et avec un elfe du sud !
— Non ?
— Mais si, je l’ai rencontré, un Rachid, ou Tarik quelquechose, enfin tu sais, ils ont de drôles de noms. Mais très gentil, très propre.
— Oui, oui. Mais bon, c’est jamais vraiment gens comme nous, il y a toute une culture, tout ça, une mentalité…
— Abdulaziz ! Maintenant ça me revient, il s’appelle Abdulaziz. Ou quelque chose dans ce goût.
Voyant la mine dépitée de Xyixiant’h s’en revenant la tête pleine de ce sot babil, Morgoth, inquiet, vint aux nouvelle.
— Un problème, douce amie ?
— Ben ça y est, je viens de comprendre pourquoi la race des elfes s’éteint. Oh, mais c’est quoi cette agitation là -bas ?
C’était le char de la reine, d’ivoire et d’or, fleuri de lys et d’anémones, qui s’en venait du palais, accompagné des danseuses et des acrobates, des dames de compagnie, et de quelques nobles et éminents courtisans. Les elfes se dirigèrent alors vers la table, où des servantes indiquaient en souriant la place de chacun. Les Compagnons du Gonfanon étant les hôtes d’honneur, ils furent installés à la gauche de la reine, Xy étant invitée à prendre place juste à son côté. Ils échangèrent quelques politesses d’usage, et on commença à servir les plats.
On festoya ainsi avec enthousiasme, la reine se révélant une hôtesse pleine de charme et d’esprit, qui réjouit nos amis d’anecdotes savoureuses concernant des héros de jadis qu’elle avait connus, certains si anciens que les humains mettaient en cause jusqu’à leur existence. Xy tendait l’oreille au moindre propos de la souveraine qui la mettrait sur la voie de son passé, mais ne tira d’elle rien de plus.
Un elfe sortit de l’assemblée, tenant dans ses mains une délicate viole elfique taillée dans le bois d’un gytaon roux de la forêt de Naïs, et lorsqu’il fut à côté du feu, il se pencha pour accorder son instrument. Elfes et autres se turent et l’observèrent. Il était vêtu d’étoffe fine, à la manière des elfes que l’on trouve au sud de la mer Kaltienne, et on lisait sans peine dans ses manières et dans son visage une bonté profonde et chaleureuse, qui n’avait rien de commun avec la majestueuse réserve qu’affichent ordinairement les membres du beau peuple en présence d’étrangers à leur race. Quelques accords s’élevèrent à l’unisson des grandes flammes, jusqu’aux frondaisons de la futaie, jusqu’aux étoiles. Et il chanta « Les elfes du Septentrion », sur un air tout à la fois joyeux et nostalgique, suscitant la sympathie et l’amitié.
Meï celemnor
Ozanne ke
Neble ki manka
Lerdekor…
En vérité, tous ceux qui l’écoutèrent ce soir là , sages ou rustres, nobles ou manants, se sentirent frères l’espace d’un instant.
— Quel est ce chant si beau, demanda Morgoth à Xyixiant’h, t’en souviens-tu ?
— Oh oui, dit-elle au bord des larmes, il éveille en moi bien des échos.
— Parle m’en, aimée, confie-toi.
— C’est un chant fort ancien, vantant la gloire pacifique des elfes perdus du Septentrion. Une race à jamais disparue, dont ne subsiste que le souvenir, qui déjà s’efface.
— Que dit-il exactement ?
— Je doute que l’on puisse donner ne serait-ce qu’une idée de ce qu’est vraiment ce chant si on en fait une traduction, mais littéralement, ça dit : « Les elfes du Septentrion ont dans le cœur le bleu qui manque à leur décor… »
À la suite de quoi, on joua un air empreint de mélancolie, et nombre de couples se levèrent de table pour prendre place dans un espace dégagé en piste de danse autour d’un grand feu, et se mirent à danser une sorte de gracieux menuet. Enfin, une sorte de menuet. Pour être honnête, le manège de ces elfes danseurs évoquait irrésistiblement le comportement des poules dans une basse-cour, marchant à pas mesurés, piquant du bec en saccades, et les poings sur les hanches, mimant la grotesque agitation de moignons d’ailes. Les gloussements confirmèrent que pour une raison qui échappait aux observateurs non-elfiques, le thème de la danse était bien la gent avicole des basses-cours.
Après ce spectacle curieux, on convia une jeune elfe aux cheveux d’or (qui devait être une célébrité locale, car sa seule apparition fut très applaudie) pour chanter une ballade mélancolique emplie de nostalgie envers un monde passé qui jamais ne reviendra. D’après Xy, ça disait « Ma solitude me tue/Et je dois confesser/Je crois encore/Crois encore ».
— Au fait, demanda la reine à l’heure des desserts, quand comptez-vous nous quitter ?
— Majesté, répondit Vertu, nous aimerions pouvoir profiter le plus possible de l’hospitalité que vous nous offrez, toutefois nous avons fait tantôt l’acquisition de tout ce qui pouvait être utile à notre cause, et nous envisagions donc de nous mettre en chemin dès cette après-midi.
— Que de précipitation, ne préférez-vous pas rester un peu ?
— Mais Madame, le temps ne nous fait-il pas défaut ?
— C’est que (la reine baissa d’un ton de manière à n’être entendue que de quelques uns) j’ai de préoccupantes nouvelles. Mes guetteurs postés en lisière du bois de Grob ont observé les allées et venues de nos ennemis, les cavaliers noirs. Après que vous ayez trouvé refuge dans notre domaine, ils sont restés alentour, rôdant à votre recherche. Toute la journée, la nuit, et ce matin encore, ils ont été aperçus chevauchant ça et là , patrouillant dans l’évidente intention de vous tuer. Il semble donc qu’ils nous assiègent.
— C’est fâcheux, en effet.
— Or notre domaine n’est pas si grand que neuf guetteurs surnaturels ne puissent en contrôler les entrées et sorties, voici pourquoi, à moins que vous n’ayez à votre disposition un moyen sûr de les affronter, il pourrait être sage de différer votre départ.
— Cette nouvelle est en effet des plus préoccupantes. Hélas, combien de temps durera ce siège ? Nous ignorons combien de temps ils peuvent nous attendre de la sorte. C’est un grave dilemme.
— J’en conviens.
— Peut-être notre sorcier aura-t-il un moyen quelconque de nous dissimuler à la vue de ces tristes sires.
— Vu ce que ça a donné la dernière fois, répondit l’intéressé, je préfère éviter.
— Très juste. Mais Majesté, vous-même, n’avez-vous pas quelque magicien qui pourrait nous venir en aide ? Quelque téléportation, que sais-je ?
— La barrière magique qui protège Sandunalsalennar contre les intrusions magiques est à double sens. Peut-être pourrais-je mettre à votre disposition quelques-uns de ces aigles géants qui nichent dans les hautes branches de la cité et portent mes archers. Bien que vous soyez lourdement équipés, ils sont de force à vous porter sur quelques lieues.
— Malheureusement, un vol de neuf aigles géants ne passerait pas inaperçu. Je gage que sitôt posés, nous verrions les cavaliers noirs fondre sur nous au triple galop. Mais n’avez-vous pas, en revanche, quelque souterrain qui nous permettrait de nous échapper discrètement ? Il serait curieux qu’une ville si ancienne, surtout dans cette région montagneuse au sol percé de trou, il n’y ait pas au moins un boyau permettant une évasion.
La reine s’assombrit.
— J’avoue que j’attendais un peu cette remarque. Il y a bien, en effet, un souterrain. Il s’agissait d’un ancien temple dédié à Molkenaï, le dieu de la terre, dont l’entrée se trouve non loin d’ici. En creusant une nécropole pour leur usage, les prêtres ont un jour découvert un réseau d’anciens souterrains que l’on suppose avoir été créés par les nains, mais ils étaient déserts lorsque nous les avons découverts. Nous autres, elfes, ne nous enfouissons pas volontiers sous terre, c’est un fait connu, aussi avons nous exploré le labyrinthe un temps, puis nous nous en sommes désintéressés. Le culte de Molkenaï ayant sombré dans l’oubli, il s’écoula bien des siècles durant lesquels l’ensemble du complexe fut vide et condamné. Or voici moins d’un siècle, de graves événements secouèrent Sandunalsalennar, et un elfe fou et renégat, un puissant sorcier, retrouva l’entrée du souterrain et en fit son repère d’où il menait ses campagnes de terreur. Pour nous empêcher de parvenir jusqu’à lui, il avait dressé sur notre chemin trois portes, gardées par des monstres à sa solde. Cependant, un de nos guetteurs le vit un jour emprunter une sortie dérobée située de l’autre côté des collines, aux pieds des monts du Portolan, et c’est par ce passage mal gardé que nous pûmes envoyer une troupe de mercenaires courageux, qui mirent un terme aux agissements du triste sire. Il y a donc bien une sortie. Nous avons fermé les deux accès par des portes magiques dont je dois encore avoir la clé quelque part. Vous devrez hélas passer les trois portes du sorcier, et s’ils ont survécu tout ce temps, vaincre leurs gardiens. J’aimerai qu’il y ait un autre moyen, mais je n’en vois guère.
— C’est tout à fait dans nos cordes, madame. Un bon donjon, voici une perspective qui réjouit le cœur de n’importe quel aventurier. Mais dites moi, quels sont ces gardiens dont vous nous avez parlé ?
— Je n’en ai aucune idée. Comme je vous l’ai dit, nous avions trouvé un moyen de les contourner, aussi n’avons nous pas cherché à en savoir davantage. Sinon, mes archivistes doivent bien avoir un plan du complexe quelque part, je vous en ferai porter une copie.
— Splendide, et en plus on a le plan. Je vous vois inquiète Madame, mais vous pouvez vous tranquilliser, les os de ces monstres gardiens gisent sans doute depuis des décennies dans la poussière, et nous reverrons bientôt la lumière.
— Puissiez-vous dire vrai. Il faudra aussi que je vous emprunte votre prêtresse quelques minutes, j’ai quelques recommandations à lui faire.
— Mais bien sûr, fit Vertu sans laisser paraître sa perplexité.
Donc, après les agapes et tandis que ses compagnons mettaient la dernière main à leur paquetage, Xyixiant’h suivit la reine des elfes jusqu’à son palais, et seules, elles montèrent jusqu’à la plus haute salle du plus haut des arbres qui dominait l’élégante demeure, la chambre de la reine grise. Il y avait là un coffre assez haut et large pour qu’un homme puisse s’y pelotonner, tout de fer, à la serrure compliquée, comme les nains avaient l’habitude d’en confectionner. La reine l’ouvrit et en tira avec révérence de bien belles choses.
La tunique était une maille d’un argent sans nulle trace de corruption, incrustée des plaques iridescentes polygonales dont la taille variait entre celle d’un doigt et celle d’une main et sur lesquelles les rais de lumière jouaient en arcs-en-ciel changeants. Il y avait un bouclier, un écu léger mais somptueux forgé des mêmes matières, à ceci près qu’une seule plaque était visible sur sa surface, et qu’un symbole sacré, le masque de Melki. Des gantelets articulés et des cnémides, recouverts des mêmes plaques complétaient cette panoplie, mais la merveille des merveilles était le heaume, un casque conique à la manière des elfes, garni de deux grandes protections sur les côtés et, chose étrange, d’une fine maille d��argent pendant devant la visière, dissimulant le visage du combattant, ou plutôt de la combattante, car cette armure était conçue pour l’anatomie féminine.
— Voici qui te revient, petite Milzaïa, que cette armure te protège contre les mauvais coups de tes ennemis.
— Mais Madame, je ne puis accepter un tel cadeau !
— Mais ce n’est pas un cadeau, mon amie, ceci te revient de plein droit. Avant ta mésaventure, tu nous avais confié les matières premières avec lesquelles nous avons forgé cette armure, en paiement d’une dette que nous avions à ton endroit. Essaie-la, tu verras comme elle te va bien, nous l’avons faite spécialement pour toi. Les plus habiles armuriers elfes ont travaillé dix ans pour obtenir cette perfection digne des meilleures réalisations de l’ancien temps.
Xy, que les richesses ne laissaient pas indifférente, ne se le fit pas dire deux fois et enfila cette belle armure tombée du ciel. Ceci fait, elle courut s’admirer, prenant des poses guerrières devant le grand miroir.
— Et maintenant, Milzaïa, je dois te prévenir. Je t’ai caché la vérité sur tes origines car tu me l’avais demandé, et tu y tenais beaucoup. Je ne trahirai pas ton secret, mais sache que bientôt, il est possible que tu recouvres tous tes esprits et que les brumes du passé se déchirent, en partie par ma faute. N’oublie pas, alors, que je n’avais pas d’autre choix.
— Euh… bon, je tacherai de m’en souvenir. Vous dites que je vais retrouver la mémoire ?
— C’est possible.
— À cause de ce qui se trouve dans le donjon ?
— C’est possible.
— Chic, j’ai hâte…
La reine n’ajouta rien. Elles se séparèrent après de courtes effusions légèrement embarrassées, et Xyixiant’h partit, somptueusement vêtue, rejoindre ses compagnons.
Chacun parmi les Compagnons du Gonfanon vaquait à ses affaires. D’aucuns polissaient leurs armes et ajustaient leurs armures en songeant aux coups qu’ils infligeraient à d’imaginaires ennemis, d’autres s’éloignaient pour prier quelque dieu des batailles, d’autres encore faisaient prosaïquement l’inventaire de leur paquetage, espérant qu’ils n’avaient rien oublié. Ils emportaient à boire pour trois jours, à manger pour une semaine, ce qui se rajoutait au poids de l’acier transporté et des multiples bricoles telles que l’or. Et comme ils devaient abandonner leurs montures à la cité, ils se retrouvaient chargés comme des mules. Ghibli, assis en tailleur, tressait sa barbe rousse et la baguait avec un soin extrême à l’aide d’anneaux d’argents ornés de runes naines. Il fredonnait un air sinistre.
— Que racontes-tu là , ami nain ? Lui demanda Sarlander, curieux.
— En quoi ça t’intéresse ?
— Il est bon de connaître ceux aux côtés de qui on va se battre.
— Les coutumes des nains ne concernent pas les elfes.
Il se détourna un instant avec dédain, laissant Sarlander impassible. Puis, il se reprit à bougonner.
— Je chante la chanson de mort de mon clan. C’est un air sacré que les nains adressent à la déesse Noursha, celle qui attend au seuil des ténèbres. Si mon heure vient tantôt, puisse-t-elle m’accorder la grâce de partir la hache à la main, piétinant les cadavres de mes ennemis et me riant d’eux. C’est la meilleure destinée qu’un nain puisse trouver.
— C’est fascinant. Quelle beauté, quelle noblesse, quelle droiture ! La culture des nains m’a toujours parue bien plus intéressante que celle des elfes.
— Vraiment ? Allez, tu me fais marcher.
— Pas du tout, j’ai même fait ma thèse de doctorat sur « les rites de bienvenue chez les nains du Ponant et du Bas-Quelzac ». C’est après avoir longuement étudié votre culture que j’ai décidé de délaisser quelque peu l’arc, où je n’ai d’ailleurs jamais brillé, pour me consacrer à la hache de combat. Voilà une arme noble et redoutable. Mais dites-moi, votre barbe là , qu’y faites-vous ?
— Ah, ça, et bien je la sertis de bagues consacrées, représentant chacune une vertu naine, ici la bravoure, ici la force, ici l’attachement au clan, ici la résistance à l’alcool…
— N’est-ce pas la coutume des nains de Raban ?
— Alors là tu me troues le cul ! Tu connais mon clan ?
— Une noble lignée en vérité, dont les exploits sont chantés dans d’innombrables sagas. Vous exploitez les mines du Bouclier des Dieux, dit-on, c’est bien loin ça. Vous avez fait un long voyage pour venir.
— Ah, c’est l’histoire de toute une vie. Je me souviens comme si c’était hier de ce petit matin où PUTAIN DE LA CHATTE DE TA MÈRE !!!
Si Ghibli évoquait de façon si imagée l’anatomie intime de madame Sarlader, ce n’était pas qu’il en ait jamais eu connaissance, il avait juste été le premier à voir arriver Xyixiant’h, dont l’aspect était des plus surprenants. Il se leva et, imité par ses compagnons, courut examiner l’armure elfique.
— Vous avez vu ce que la reine m’a donné ? Elle est gentille hein ?
— Ventrebleu ! Oui sans doute, fit Morgoth, examinant sa compagne. C’était la première fois qu’il lui trouvait un air vaguement martial. Il lui prit son bouclier pour le regarder de plus près.
— En fait, c’est pas si lourd que ça. J’ai regardé, c’est un métal très fin.
Ghibli semblait fort impressionné.
— Si je ne savais pas que c’est impossible, je dirais que c’est un alliage de chryséal platiné écroui. Ouais, c’est ça. Double trempe, dirais-je. On jurerait que c’est neuf, pourtant les elfes ont perdu ce savoir-faire depuis longtemps. Elle s’est pas foutu de ta gueule l’aristo.
— On dirait bien que non.
— Je me demande ce que c’est que ces plaques. Vous avez vu, il y a comme des cernes de croissance… Une écaille de quelque bête, sans doute !
— À leur surface jouent les rayons
De Phébus, voyez les alors
Briller de face d’un bleu profond
Et de côté du plus bel or.
Plus de doute, voici la livrée
De quelque race de dragon,
Un spécimen, si j’ai raison,
De la variété mordorée.
— Du mordoré ? Eh, mais on dirait que c’est recouvert d’une sorte de laque. Wah, de la mithrocéramique tricouche !
— J’ajoute, informa Morgoth, que ce bouclier semble être équipé d’un système magique de support vital. Il faudrait que j’examine le tout plus en détail, mais le reste de l’armure doit être du même tonneau.
— Bon, dit Ghibli, si un jour tu veux t’en débarrasser, tu la jettes pas hein, tu me la donnes ! Ah ah ah !
Sarlander et Monastorio étaient passés chacun chez lui, et avaient ramené pour le premier une belle cotte de maille un peu fatiguée garnie d’épaulières du plus bel effet, pour l’autre une cuirasse de cavalier protégeant son torse et laissant libre ses membres. Une fois que les préparatifs furent terminés, la Compagnie quitta les tentes de la cité des elfes avec un certain pincement au cœur, tant il semblait peu probable qu’ils jouissent avant longtemps d’un confort comparable. Ils remontèrent les grandes allées de la cité de Sandunalsalennar, sous les regards curieux des habitants de la cité qui s’étaient massés sur leur parcours, curieux du spectacle offert par une si redoutable procession. Ils quittèrent la cité par la porte du nord, suivis par une foule considérable, et marchèrent quelques centaines de mètres, jusqu’à une clairière encombrée de blocs de pierre éboulés et de statues auxquelles la corrosion avaient ôté depuis longtemps toute dignité. Il semblait que toute la cité se fut rassemblée en ce jour dans ce lieu étriqué, et l’ambiance était des plus solennelles, si l’on excepte les quelques retardataires ayant pris place aux derniers rangs et qui devaient sauter pour voir quelque chose. La reine grise était là , entourée de toute sa suite en grande tenue d’apparat, devant un dolmen à moitié enfoui sous un cairn qui, à n’en pas douter, devait être l’entrée du donjon.
— Vous qui partez ce soir pour une aventure qui risque d’être longue autant que dangereuse, permettez moi de vous faire des présents qui, j’en suis sûre, vous seront d’une grande utilité.
Un factotum apporta un coffret plat, long comme l’avant-bras, et l’ouvrit devant les aventuriers. Il y avait huit petits objets identiques, des parallélépipèdes émoussés faits de pierre grise veinée de quartz. Sur une des faces étaient incrustées des rangées de petites perles fines.
— Si jamais un sort funeste vous sépare, ces puissants artefacts magiques pourront peut-être vous rapprocher. Mais prenez garde à ne les point trop utiliser, car de grands dangers planeraient alors sur vous.
— Euh… fit Ghibli. Y’en a huit, et on est neuf, qui c’est qui est puni ?
— J’en ai déjà un, fit Sarlander en agitant un objet similaire (quoique de couleur différente) qu’il avait tiré de sa ceinture.
— Que la bénédiction des dieux vous accompagne, fiers héros du Gonfanon, et puisse votre quête être couronnée de succès.
— Cuî.
— Quoi cuî, fit Mark avec aménité à l’intention de son oiseau perché sur son épaule.
— Cuîîî piyo piyo !
— Oh, tu déconnes là  ?
— Pî !
— Et merde. Gnagnagna gnagnerge.
— PÎΠ!
— Ouais, ouais…
Le paladin mit genou en terre, tira sa grande épée luisante de sainteté, la planta devant lui puis, s’appuyant des deux mains sur la garde, proclama à haute voix :
— Beau sire Dieu, bénis ma flamberge !
— Pî.
— Voilà , j’espère que t’es content, je suis ridicule devant tout le monde maintenant.
— Mais non, mais non, fit Ghibli, hilare. Allez les gars, on va pas camper ici toute la nuit, c’est fini les discours et les chansons, place à l’action. On n’est pas des tarlouzes, bordel !
Il se campa fièrement et toisa les elfes des environs, soucieux de ne pas écorner la réputation des nains.
— Enfin, à 89%.
Et le premier, il pénétra dans le donjon.
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1. Jeu de sorciers fort populaire se pratiquant entre deux équipes de six gentlemen, et nécessitant l’utilisation de balais magiques, de battes, de cerceaux et d’un calamar.
2. « Et les elfes, ça s’y connaît en tentes », avait commenté Ghibli.
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