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Le gonfanon & la tétine

Les Aventures de Morgoth 3

Par Asp Explorer

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1. Banvars, enfin

Les murailles blanches et majestueuses de l’antique citadelle de Banvars, pavoisées aux couleurs des nobles barons de Misène, reflétaient avec splendeur la lumière crue de cette après-midi d’automne. Surplombant les créneaux innombrables des barbacanes et des chemins de ronde, un vaste donjon, surmonté de trois beffrois ajourés aux toits aigus d’ardoise noire, proclamait alentour la puissance passée des rois, la prospérité des royaumes et la gloire des armées successives qui avaient eu l’ancienne cité pour capitale. Une enceinte fortifiée, large et haute, aux tours de guet serrées comme des piquiers à la parade, délimitait les contours de la ville basse vers laquelle se dirigeaient un grand nombre de cavaliers, charretiers et piétons désireux de trouver un abri pour la nuit et, peut-être, de conclure quelques affaires avant la venue de l’obscurité. Ils devaient, pour entrer, montrer patte blanche devant la garde, suspicieuse à juste titre envers tout ce qui venait de l’ouest, et glisser une obole à l’octroi.

Une fois délestés de leurs ducats, les voyageurs avaient tout loisir de vaquer à leurs affaires, mais il était rare qu’ils ne passent pas d’abord quelques minutes à flâner sur la Grand-Rue, qui n’était que le prolongement de la fameuse route magique menant au lointain pays de Gunt, et qui avait conduit leurs pas jusqu’ici. C’est que les abords de la Porte du Couchant, quartier étriqué coincé entre la citadelle royale au nord et la gorge abrupte du torrent Khantri, ne manquaient pas d’attraits : nombre de marchands avaient trouvé là un lieu propice à l’établissement de leur commerce, et les échoppes bordant la large voie, hautes et bariolées, indiquaient par leur aspect que le terrain y était rare et précieux, et le prix des marchandises s’en ressentait logiquement. La clientèle des courtisans venus du palais tout proche, ou celle des riches bourgeois établis sur le quartier en forte pente au nord de la Grand-Rue, avait généralement les moyens de fréquenter ces riches boutiques regorgeant de marchandises fines, mais ce n’était certes pas le cas de la population du quartier sud qui, à mesure qu’on se rapprochait du précipice, vivait sous la menace des glissements de terrain et subissait les assauts des embruns malsains du Khantri en contrebas. C’était le royaume des négociants déchus, des spéculateurs ruinés, des nobles en disgrâce, des familles qui n’osaient quitter les abords du palais, bien que personne ne désirât plus les y revoir.

Jouxtant le palais, à l’est, se trouvait la vaste Place Royale, où se tenait, deux fois par semaine, le grand marché. L’autre côté de la place s’ouvrait sur le quartier des artisans et des ouvriers, où s’activait tout un petit peuple industrieux. C’était sous les remparts nord de la ville que l’on pouvait trouver les principaux temples et les couvents, où l’on priait essentiellement la bienfaisante Miaris, l’austère Hegan, le fier Hanhard et la muette Myrna. La route magique s’arrêtait abruptement, après un périple de plusieurs centaines de lieues, au bord du Khantri qui en ce lieu était plus étroit. Un pont fortifié, dont la construction était bien postérieure à celle de la route, l’enjambait ici, et comme c’était le seul lieu de passage possible entre les deux rives à plusieurs jours de marche à la ronde, il était fort encombré et son octroi constituait une des principales ressources de Banvars. De l’autre côté de la rivière, un ancien faubourg avait été fortifié et rattaché à la commune pour former le quartier appelé « la Maruste », où les prêtres de Hazam avaient édifié un de leurs temples imposants, avec son université et sa bibliothèque, comme le voulait l’usage chez ceux qui servent le dieu de la connaissance. Les étudiants n’étaient pas les seuls à fréquenter ce quartier aux loyers modiques, et les habitués pouvaient trouver, dans le maquis des venelles trop étroites pour qu’on y chevauche à l’aise, des marchands bien moins prétentieux que ceux de la Porte du Couchant, de gaies tavernes et des auberges opulentes, des camelots de toutes sortes dont beaucoup oubliaient de bailler les taxes commerciales à la couronne, des mendiants, des brigands, des baladins au verbe haut et des trouvères à la mine torturée, et évidemment, des aventuriers.

Les banvarois avaient l’habitude de croiser dans les rues de leur cité toutes sortes de mercenaires empestant la sueur et autres rustres à l’air louche, couturés de cicatrices et armés jusqu’aux dents. Ils savaient que nombre d’entre eux étaient violents, et conservaient donc à leur endroit une réserve certes polie, mais une réserve tout de même. En règle générale, ils ne se mêlaient à leurs bruyants hôtes que pour commercer avec eux, ce qui était souvent d’un bon rapport tant il était connu de tous que les aventuriers sont souvent couverts d’or et prompts à s’en défaire sans faire trop d’histoire.

Couverts d’or, c’était plus ou moins le cas des quatre cavaliers qui foulaient ce jour-là le pavé sale de la rue des Gnons, sise dans la Maruste.

En queue du cortège, montée sur un alezan bai trop grand pour elle, venait une silhouette gracile entièrement recouverte d’un grand manteau gris d’où ne dépassaient que deux bottes de cuir fourrées et deux gants assortis, dont l’épaisseur ne parvenait cependant pas à dissimuler la finesse des mains qu’elles recouvraient. Il s’agissait de Xyixiant’h , une elfe d’aspect jeune – ce qui était le cas de la plupart des elfes, compte tenu de leur interminable espérance de vie – et d’une si grande beauté que ses compagnons l’avaient contrainte à dissimuler ses traits, sans quoi elle aurait immédiatement attiré l’attention des foules et par là même toutes sortes d’ennuis. Elle tournait sa tête dans toutes les directions en de petits mouvements vifs et charmants et, de temps à autres, désignait tel ou tel objet ou personnage ayant attiré son attention, en demandant des renseignements à celui qui la précédait.

Morgoth, c’était lui, était bien en peine de répondre. Certes il en savait plus que la jeune fille sur les sociétés humaines, car en plus d’être elfe, elle était amnésique. Mais il était lui-même très jeune, il venait d’avoir seize ans, et il avait passé toute sa vie enfermé dans une lointaine école de magie, qu’il n’avait quittée que récemment. Sa vieille robe de mage, déjà trop petite lorsqu’il avait fui son académie et la méchanceté de ses condisciples, était dans un état navrant après des semaines à crapahuter dans les sous-bois boueux et les souterrains pleins de poussière, ses cheveux noirs étaient devenus trop longs à son goût, et si l’exercice lui avait forgé quelques muscles, il n’en avait pas moins perdu pas mal de kilos, ce qui lui conférait un aspect de vautour déplumé.

Vertu aurait sans doute pu renseigner Xyixiant’h plus efficacement, car elle était plus âgée et avait déjà vécu à Banvars, à ce qu’elle disait. Mais elle était bien trop occupée à observer les allées et venues des passants, à repérer les nouvelles boutiques et à surveiller les miliciens en patrouille. C’était pour elle une habitude, une déformation professionnelle, car Vertu était voleuse. Ce n’était pas un défaut, c’était son métier, bien qu’elle n’aimât pas qu’on le lui dise en face. Elle portait une armure souple qui était très à son goût, un pourpoint matelassé noir avec quelques petites particularités bien pratiques pour l’exercice de son art, et à son côté battait sa possession la plus précieuse, un sabre très puissant, mais aussi très maudit, ce qui ne semblait pas la tracasser beaucoup.

En tête chevauchait Marken, dit « le Chevalier Noir ». C’était un robuste guerrier qui d’ordinaire avait fière allure, avec une face virile et décidée sous une chevelure paille, des mains épaisses et habiles à manier l’épée lourde, et un torse large protégé par une cotte de maille fatiguée. Cependant, sa mine était sombre, grise, défaite même, et son humeur n’était pas sans rapport avec le canari blanc juché crânement sur la crinière de sa monture. Marken était récemment devenu, par la volonté du dieu Hegan, un paladin, c’est à dire un fier défenseur de la loi, de la veuve et de l’orphelin. Ce qui le chiffonnait, c’est que son nouvel état lui interdisait la pratique de ses passe-temps favoris : entre autres choses le pillage des villages à la tête d’une bande de soudards, le viol, le meurtre, la torture, le blasphème etc… Et pour s’assurer que son serviteur ne s’éloignerait pas du droit chemin, Hegan lui avait dépêché un ange justicier du nom d’Azymaël, qui avait pris la forme de ce fameux volatile immaculé.

Notre petite troupe était d’assez riante humeur (à l’exception de Marken donc), car ils étaient arrivés en ville quelques heures plus tôt, avaient vaqué quelques temps dans Banvars avant d’en arriver là, et s’était débarrassé de deux corvées pénibles. La première avait consisté à rendre visite à un négociant en cuir tenant commerce discret près de la Porte du Couchant, une sorte de gnome chauve et nerveux que Vertu connaissait très bien, et qui connaissait apparemment très bien Vertu. Ils avaient fait un tour dans l’arrière-boutique, et y avaient discuté la valeur des quelques joyaux que nos héros avaient glanés, au péril de leur vie, dans un donjon. L’homme, du nom de Leonis, arrondissait manifestement ses fins de mois en achetant et vendant, loin du contrôle tatillon des autorités, des marchandises dont il ne cherchait guère à connaître la provenance. Il avait fait rouler chacune des dix-huit pierres précieuses dans sa main, les avait toutes longuement jaugées à la lumière, et avait fait mander un garçon qu’il avait présenté comme son neveu, et qui avait selon lui un œil plus jeune. Après quelques calculs et force concertation avec son apprenti, le petit homme avait annoncé le chiffre « seize ». Vertu avait hoché la tête sans marchander, et échangé les pierres contre la somme considérable de mille six-cent ducats, répartis en neuf lingots d’or d’une valeur unitaire de cent-vingt ducats et le reste en monnaies d’or et d’argent de Banvars, Baentcher et Burzwalla dans quatre bourses de cuir dont leur fit cadeau le receleur. Ils avaient achevé de se délester en vendant quelques potions précieuses trouvées en même temps que les pierres, récoltant une soixantaine de ducats, et avaient procédé à l’estimation d’un livre de magie, Le Tome d’Argent du Codex Incubus d’Alizabel, de la même origine que le reste. Il était assez rare et précieux apparemment, puisqu’ils avaient trouvé un acheteur intéressé à cent-soixante ducats. À la suite de quoi ils avaient procédé à la deuxième corvée, l’étape ingrate mais indispensable de l’aventure sur laquelle bien des glorieuses et puissantes compagnies avaient fini dans la discorde et la mesquinerie la plus honteuse : le partage du trésor.

Xyixiant’h avait ouvert les hostilités en revendiquant le quart de l’or trouvé, avec une rapacité qui surprit ses compagnons. Vertu lui avait alors expliqué qu’elle avait peu participé à l’aventure, ce qui lui interdisait le droit à une part importante, mais l’elfe avait répliqué en arguant qu’elle avait tout de même soigné Marken alors qu’il était blessé et ce à deux reprises, et qu’en outre elle ne possédait rien, et qu’elle aurait besoin d’or pour s’équiper en vue de la prochaine aventure. Après quelques chamailleries, elles s’étaient entendues sur la somme de trois vingtièmes du butin pour l’elfe, qui fit mine de bouder, mais très brièvement, comme le nota Vertu. Pendant ce temps, Morgoth était rentré dans la discussion et avait fait valoir son droit de conserver le livre, dont il aurait besoin pour parfaire ses compétences magiques. Marken lui avait rétorqué qu’il était d’usage que tous les objets trouvés soient inclus dans le montant du trésor à se partager, et que s’il voulait conserver le livre, les cent-soixante ducats correspondant seraient logiquement défalqués de sa soulte en numéraire. Mais le sorcier ne s’était pas laissé impressionner par le jargon abscons du paladin, et avait fait valoir que ce principe devait valoir pour tous, et qu’il devait donc mettre son épée dans le pot commun, puisqu’ils l’avaient elle aussi trouvée dans l’aventure. Or il s’agissait d’une épée sainte de paladin, dont Marken savait pertinemment qu’elle valait à elle seule plus que tout le reste du trésor, il avait donc préféré transiger sagement, optant pour un dédit symbolique de cinquante ducats pour le livre, et de cent pour l’épée, soient cent cinquante ducats qui furent mis dans un pot commun pour les petits frais. En fin de compte, Vertu, qui n’avait rien réclamé, avait récolté la plus grosse part avec trois lingots et cent-quinze ducats, suivie par Morgoth avec ses trois lingots et soixante-cinq ducats, Marken avec ses deux lingots et cent trente-cinq ducats, et enfin Xyixiant’h avec un lingot et cent-cinq ducats.

2. À peine posés, déjà engagés

Le partage tant redouté ayant été fait à la satisfaction générale, ces kilos de métaux précieux furent un fardeau bien agréable à transporter. Ils devisaient donc gaiement de choses et d’autres, commentant l’architecture, la mode et les usages du pays.

— Une guilde des voleurs ? À Banvars ? Quelle horreur, jamais de la vie voyons !

Vertu avait pris un air des plus scandalisés, avec cependant une certaine outrance dans l’attitude, qui passa au-dessus de la tête de Morgoth.

— Pourtant, j’ai entendu parler… commença le sorcier.

— Pour ma part, je n’ai jamais eu connaissance de telles choses. Et toi Mark, as-tu jamais eu vent de tels racontars ?

— Oh, il est peut-être venu à mon oreille, sans trop y prêter attention, des ragots, des bruits sans fondement. Sans doute des jaloux ou des aigris, le monde en est plein. Il n’y a jamais eu de guilde des voleurs à Banvars, jamais voyons.

— Meuh non, reprit Vertu, absolument pas, quelle idée bizarre. Non, sois rassuré Morgoth, la loi et l’ordre règnent à Banvars.

— Pourtant, lorsque nous sommes passés dans la rue dite « de la Grande Truanderie » tantôt, j’ai cru remarquer un haut bâtiment aux fenêtres étroites et barrées de fer, et des individus à la mine du dernier suspect semblaient n’avoir rien d’autre à faire que de nous épier d’un air peu amène en se curant les ongles avec leurs couteaux.

— Ah bon ? Je n’ai pas fait attention… Ah, mais tu dois parler de l’Honorable Société de Banvars, aussi appelée « La Prudentielle de Prévoyance-Vie »! Rien à voir avec une guilde de voleurs, il s’agit d’une compagnie d’assurance, rien de plus.

— Une quoi ?

— Une compagnie d’assurance. Moyennant une petite contribution annuelle, l’Honorable Société assure aux commerçants que si leurs étals et marchandises sont dérobés, saccagés, incendiés ou que sais-je encore, elle leur en remboursera le montant.

— Comme c’est astucieux. Ainsi, ces braves commerçants se retrouvent à l’abri du hasard, ça m’a l’air d’être une excellente chose.

— C’est un service très apprécié en effet, car tous les marchands de la ville cotisent.

— Tous ?

— Oh oui, tous. Même les plus butés finissent par comprendre le bénéfice et la tranquillité d’esprit que l’on retire d’émarger à l’Honorable Société.

— Un bel exemple d’esprit d’entreprise, cette Honorable Société, vraiment.

Puis, Vertu et Marken éclatèrent de rire, dont la raison échappa au jeune sorcier et à l’elfe voilée.

��� Tiens, elle a l’air sympathique cette auberge. « Le Chamois Sautillant », hum… j’espère que c’est un extrait du menu ! Reposons nous ici quelques jours, histoire de faire un peu de gras.

— Prenez moi une chambre, fit le Chevalier Noir, il faut que je fasse une course importante en ville.

— Ah ? C’est quoi ?

— Tu verras bien. Je serai de retour avant la nuit, normalement.

— Que de mystères ! Bon, à tout à l’heure.

Et il s’éloigna au petit trot.

— Tant pis, entrons.

L’auberge était confortable, et sans être de grand luxe, elle était au-dessus des moyens du manant ordinaire. Les quelques clients qui devisaient courtoisement dans la grande salle, sous un imposant candélabre de fer forgé, étaient des paysans enrichis, des négociants ou des nobliaux à en juger par leur mise, mais la clientèle d’aventuriers fortunés ne devait pas être si rare que cela car ils n’éveillèrent qu’un intérêt très passager.

— Bonjour, l’aubergiste, il nous faudrait quatre chambres, lança Vertu au malabar chauve et moustachu qui nettoyait sa vaisselle en sifflotant derrière le comptoir.

— Mais bien sûr messieurs-dames, répondit l’aubergiste, qui s’appelait Sparkan. C’est six sapèques par chambre et par nuit… vous comptez rester…

— Jusqu’à tant qu’on doive partir, fit Vertu d’un air assuré, en comptant deux ducats sur le comptoir, le prix de la première nuitée.

— Vous pouvez prendre les chambres à l’enseigne de l’âne, du hérisson, de l’escargot et du serpent, elles ne sont pas forcément contiguës mais elles sont libres, et toutes au premier.

— Parfait, parfait, nous allons aussi nous installer à la petite table là-bas, dans le coin. Pourriez-vous être assez aimables de nous faire porter quatre chopines de Bièrebouc ?

— Mais certainement, et bienvenue au Chamois Sautillant !

Et donc, ils s’installèrent à la place dite, une table à peine assez grande pour qu’on puisse s’en servir pour faire du spiritisme, dans l’angle le plus sombre, sous l’escalier, à côté d’une panoplie complète d’armes de parade qu’on avait pendues au mur afin de signifier que c’était le coin réservé aux aventuriers en quête de cause à défendre. Une fois qu’ils eurent leurs boissons, Vertu demanda :

— Tiens, Xy, mets donc une quatrième chaise.

— Oui, bien sûr. Mais, Mark a dit qu’il allait revenir dans deux heures, sa bière sera tiède.

— C’est pas pour lui, tu vas voir. Ah, tiens, le voici justement, ne regardez pas avec trop d’insistance.

Un nouveau personnage venait de faire son apparition dans la salle, entrebâillant la porte juste assez pour se glisser, dans une tentative pour se faire discret. Il était de taille moyenne, vêtu d’un manteau noir semblable à celui de Xyixiant’h et dont la capuche dissimulait ses traits, il se déplaçait d’une démarche hésitante. Il échangea deux mots avec l’aubergiste, qui parut amusé par quelque plaisanterie et haussa les épaules. Puis il se dirigea, un peu en biais, vers le coin de la salle où buvaient nos amis.

— Bonsoir, étrangers, excusez moi de vous importuner, je suppose que vous avez des affaires importantes à traiter… Puis-je me joindre quelques instants ?

— Mais je vous en prie, d’ailleurs nous vous attendions.

— Vous…

— Je suppose que si vous nous suivez depuis que nous avons franchi le pont, c’est parce que vous étiez posté là à attendre les aventuriers qui passent, et que vous avez une mission quelconque à nous proposer. Ce qui tombe bien, nous sommes libres d’engagements. Je vous écoute monsieur…

— Euh… Paimportes. Je m’appelle Paimportes.

Comme il s’était approché, il était maintenant possible de voir son visage à la peau squameuse, dont le nez allongé et les petits yeux rapprochés évoquaient le museau d’une fouine. On ne lui aurait pas donné plus de vingt ans, ni prêté une grande intelligence. En un mot, il était quelconque.

— Soit, admettons, soupira Vertu d’un air las. Je suis Virette Lagrise, voici Momo le magnifique, et elle c’est mademoiselle X, notre prêtresse. Nous comptons un quatrième membre dans notre équipe, mais il est parti faire une course.

— Je vois que j’ai affaire à des gens d’expérience, je n’irai donc pas par quatre chemins. Je suis envoyé par un commanditaire qui souhaite pour l’instant garder l’anonymat, mais qui est un très puissant personnage. Il a effectivement une mission pour des gens courageux et capables, mais c’est une mission très… délicate… et pour tout dire, mon commanditaire souhaiterait sélectionner lui-même les personnes composant le groupe.

— Ah ? C’est une requête un peu inhabituelle.

— J’en suis bien conscient. Je dois ajouter que mon maître souhaite départager les candidats à cette mission par une épreuve préliminaire, dont je ne connais pas la nature. Toutefois, elle m’a permis de vous dire que chaque candidat recevrait une bourse de cinquante ducats d’or en dédommagement du temps perdu.

— Foutre ! Vous voulez dire, cinquante pour chaque candidat réussissant l’épreuve je suppose ?

— Non non madame, cinquante pour chaque candidat participant à l’épreuve préliminaire, ou ses héritiers si par malheur… enfin, vous savez bien. Oui, je ne vous cacherai pas que l’épreuve préliminaire comportera sans doute quelques risques, d’où la prime.

— Quelle générosité. C’est où et quand, l’épreuve ?

— Vous avez tout le temps de vous préparer. Dans quatre jours, à la tombée de la nuit, les personnes intéressées sont priées de se rassembler dans un lieu-dit « la Tombe-Helyce », dans la forêt qui borde la montagne, un peu au nord-est de la ville.

— Parfait, ma présence vous est assurée. Et vous, mes joyeux compagnons ?

— Je ne sais pas trop, hésita Xyixiant’h. Vous croyez que je devrais participer ?

La voix de l’elfe évoquait par instant le clapotis une source cascadant entre deux rochers au petit matin frais d’un jour de printemps. Celui qui se faisait appeler Paimportes en resta un instant stupéfait et saisi d’une inexplicable nostalgie.

— Je suppose, lui répondit Vertu, que si le simple fait de se porter candidat rapporte cinquante ducats, remplir la mission en rapportera bien plus. Tu n’as rien contre le fait de gagner de l’or ?

— Oh non, j’aime beaucoup l’or, regarde (elle sortit trois ducats de sa bourse, les plaça dans sa main et les contempla fixement après avoir relevé sa capuche pour mieux voir). Vois comme ça brille joliment, ce métal éternel rend des reflets semblables au feu du soleil qu’un dieu aurait congelé et semé en fine pluie sur la terre. N’est-ce pas la plus merveilleuse des choses ?

Morgoth et Paimportes acquiescèrent d’un raclement de gorge, bien qu’ils eussent en cet instant une idée assez différente sur ce qui était la plus merveilleuse des choses. Car même le métal des rois travaillé par le plus habile des orfèvres se rabaissait au rang de vile bourbe si on le comparait à la chevelure ardente qui jaillissait du col de fourrure en torrents bouillonnants pour se répandre en boucles vaporeuses jusque sur la table.

— Et bien toi au moins, tu ne fais pas semblant d’être un pur esprit, coupa Vertu d’un ton acide. Et remets ta capuche, tu vas nous attirer des ennuis.

— Ah ? Ils n’aiment pas les elfes par ici ?

— Si, sûrement, mais c’est surtout que tu nous fais remarquer. Bon, tu viendras ?

— Si tu y vas, j’y vais.

— Bon, Momo ?

— J’ai l’impression que ce petit… concours est plus ou moins réservé aux aventuriers expérimentés… J’ai peur de ne pas être à la hauteur.

— Mais si, mais si, allez comptez le aussi. Notre compagnon n’est pas là, mais je ne pense pas qu’il rechigne devant la perspective d’une bagarre lucrative, vous pouvez le compter.

— Bien, bien, je crois que nous en avons fini alors… Nous nous reverrons dans quatre jours, d’ici là, n’hésitez pas à visiter notre belle cité, et bonne chance.

Et il repartit, toujours aussi peu assuré, probablement pour reprendre son poste au pont.

— Est-ce vraiment prudent ? Tu crois réellement que je pourrais survivre à une épreuve de ce type, tout seul, là où même des aventuriers expérimentés… ?

— Ah ? Eh, dis moi, nous avons déjà vécu deux aventures non ?

— Oui, si on veut.

— Bon, alors il faut que tu saches une chose importante : dans tous les coins d'Occident, et je suis prête à parier que c'est pareil ailleurs, il y a des tavernes, et dans ces tavernes, il y a généralement une ou plusieurs tables telles que celle-ci, qui sont occupées par des gens qui nous ressemblent, et qui comme nous se disent aventuriers. La différence entre eux et nous, c'est que ces gens, pour la plupart, n'ont jamais mis les pieds dans un donjon, n'ont jamais vu un monstre autrement qu'empaillé, et ils seraient bien en peine de sortir la lame du fourreau tant elle a rouillé. Tu es un véritable aventurier si tu as survécu à ta première aventure. Vu que tu as survécu à la deuxième, tu peux à bon droit te flatter d'être expérimenté, et je te conseille d'en profiter pour toiser d'un air méprisant tous les fiers-à-bras que je t'ai décrits, c'est un des petits plaisirs de la vie. Un peu d’assurance, que diable, tu es un mage puissant et j’ai noté que tu savais faire preuve de caractère et d’esprit d’à-propos lorsque la situation le nécessitait.

— Un mage puissant ? Tu te moques de moi, je n’ai même pas mon brevet élémentaire de sorcellerie, j’ai quitté l’école avant la fin de l’année !

— Un type qui transforme la pierre en boue, qui se rend invisible à volonté, qui aveugle ses ennemis, pour moi, c’est un mage puissant. Et je me souviens que dans la grotte du Divisé, tu as projeté un éclair particulièrement meurtrier.

— Oui, et c’est un pur miracle si je ne me suis pas frit la cervelle.

— Ce n’est pas un pur miracle, c’est simplement que tu as les compétences requises pour lancer de tels sortilèges. Tu as à la fois la connaissance et le talent, mais tes professeurs ont réussi à te convaincre que tu étais médiocre, pour des raisons qui sont sans doute de pure mesquinerie. Il faut te défaire de cette influence néfaste et, dorénavant, apprendre la sorcellerie par la pratique, et non plus seulement en prêtant attention à des enseignements que te procurent des gens qui n’auront jamais ton envergure.

— Tu dis cela, Vertu, car tu n’es pas magicienne. Mais je t’assure que certains de mes maîtres étaient de loin supérieurs, par leur puissance et la qualité de leurs sortilèges, à ce que je pourrais jamais devenir. Si tu prends ce sortilège de transformation de pierre en boue qui t’a tant frappée, tu dois bien comprendre que si je l’avais lancé lors d’un examen, j’aurais été la risée de mes camarades. Ainsi mon professeur d’altération minérale, l’honorable Andralphabetus, aurait été capable de faire fondre le mur depuis la base jusqu’au chemin de ronde, là où je n’ai réussi qu’à forer un étroit tunnel !

— Tes maîtres, tout comme toi, sont des hommes, pourquoi devrais-tu leur être inférieur ? Penser ainsi est la marque d’une âme petite, et je te conseille de changer rapidement d’optique. Ne te méprends pas sur le sens de mes paroles, il est bon de respecter ses maîtres, mais ce respect ne doit pas être aveugle. Ton Antrophodlanus là, il était sans doute très fort pour ramollir les cailloux, je n’en disconviens pas, mais l’as-tu souvent vu lancer des sortilèges en dehors de sa discipline de prédilection ?

— Non, jamais, admit Morgoth après un instant de réflexion.

— C’est bien ce que je pensais. Il a sans doute passé des années à se perfectionner dans les quelques sortilèges qu’il maîtrisait le mieux au départ, dans le seul but d’impressionner ses élèves et ses collègues. Et lors de ses leçons, je suis prête à parier qu’il se lamentait à tous propos de la médiocre qualité des étudiants qu’on lui envoyait, et à vanter les extravagantes prouesses de potaches du temps jadis.

— C’est pourtant vrai, à croire que tu l’as connu !

— Lui en particulier non, mais des gens de sa sorte, hélas, j’en ai subis moult. On trouve souvent ce défaut chez ceux qui font profession d’enseigner : exiger qu’un élève qui n’a que quelques semaines d’apprentissage dans une matière particulière fasse aussi bien qu’un professeur qui n’a rien fait d’autre de sa vie qu’étudier ladite matière. Celui qui maîtrise parfaitement une discipline, et rien en dehors d’elle, est plus nuisible encore que l’ignorant qui, sachant au moins qu’il est ignorant, agit en conséquence.

— Ah oui ?

— Supposons un instant qu’au lieu de te compter parmi nous pour cette affaire sur la route de Misène, nous ayons eu à nos côtés ton professeur Angrossephalus. Au prieuré de Noorag, il aurait fait un trou plus grand dans le mur, je n’en disconviens pas, mais quelle importance, grand ou petit, cet orifice nous a sauvés. En revanche, ton vieux sage, aurait-il eu la présence d’esprit d’aveugler les brigands dans la clairière ? Aurait-il réussi à foudroyer le Divisé ? Aurait-il pu lancer ces illusions qui nous ont permis de sauver Mark de la pendaison ? J’en doute si tout ce qu’il sait faire de ses dix doigts, c’est du granit mou. J’ignore quels critères président à l’établissement des hiérarchies dans les académies de magie, mais chez les aventuriers, on ne juge la qualité d’un sorcier qu’à la seule aune de son utilité dans le groupe, ce qui implique d’avoir d’amples facultés d’adaptation. Et à ce titre, tu as largement mérité ta place parmi nous.

— Tes paroles sont agréables à mes oreilles. J’espère que tu ne cherches pas à me flatter ?

— Pas du tout, c’est la vérité. Et je vais t’en donner un exemple : voici quelques années, Mark et moi faisions partie d’une compagnie d’aventuriers qui agissaient dans les terres situées entre l’Argatha et la passe de Dûn-Molzdaar. Nous avions parmi nous une magicienne capable, probablement plus puissante que toi. Or, voilà que par une belle nuit de printemps, nous étions paisiblement en train de pill… de visiter un cimetière en ruines d’une cité abandonnée, quand soudain, notre magicienne, qui était restée à l’arrière, tombe nez à nez avec un vampire, qui tout de go lui saute à la gorge et se met à lui sucer le sang. Alertés par ses cris, nous nous précipitons à son secours et terrassons le mort-vivant avant qu’il ne la tue tout à fait. Grâce aux bons soins de notre prêtresse, nous remettons notre collègue dans un meilleur état et poursuivons notre périple. Or, au moment de nous reposer, elle s’aperçoit avec horreur qu’elle est désormais considérablement diminuée ! Elle ne peut plus lancer que quelques sortilèges élémentaires, et encore en petite quantités. Le vampire lui avait volé l’essentiel de son énergie vitale et de ses facultés magiques.

— Quelle horreur !

— En effet, c’est un sort cruel. Mais que crois-tu qu’elle a fait ? Etait-elle du genre à se lamenter, à s’enfuir et à se cacher dans un trou ? Du tout ! Elle a pris son parti de la situation et lorsque, quelques jours plus tard, il advint qu’un fort sorcier la défia en duel, elle releva bravement le défi.

— C’est du suicide !

— Non, de la confiance en soi. Elle a d’ailleurs triomphé sans employer le moindre sortilège, juste en utilisant la ruse, l’intimidation et en mettant à profit les mauvaises habitudes de son adversaire. Voilà un exemple à suivre, voilà un esprit souple qui va directement au plus important. Mis dans une telle situation, ton vieux professeur serait mort.

— Donc, tu m’encourages à développer tous mes dons, sans passer trop de temps à me spécialiser.

— C’est exactement ça.

— Ce qui rejoint la requête que je t’ai déjà présentée plusieurs fois : m’entraîneras-tu un peu au métier des armes ? Je risque d’en avoir besoin si la semaine prochaine, je dois me retrouver seul face au danger.

— Ah, décidément, tu y tiens. Soit, je t’apprendrai l’escrime à ma manière, nous tâcherons de louer une salle d’armes en ville demain, ou à défaut une grange. D’ailleurs Xy, si le cœur t’en dit…

— Quoi ? Tu veux m’apprendre à me battre ? Tu m’avais dit que Melki était une déesse pacifique.

— C’est vrai, rien ne t’y oblige, c’est à toi de voir. De toute manière, une elfe gracile comme toi n’est pas d’une grande utilité dans un combat.

— Mais pas du tout, c’est totalement faux ! Je peux me battre comme n’importe qui, je n’ai pas peur.

— Bien, nous te compterons donc parmi nous pour notre petite leçon d’escrime.

— Oui, mais l’après-midi alors. J’ai des courses urgentes à faire demain matin.

Et ils discutèrent ainsi de toutes sortes de sujets jusqu’au retour de Mark, qui revint à l’heure. Son humeur s’était de nouveau assombrie. Il portait maintenant sur le dos un grand sac de toile fatigué et informe, dont le contenu était, d’après l’aspect et le son produit, une grande quantité d’objets métalliques brinquebalants, pesants et, vu qu’il jeta le tout sans ménagement devant ses camarades, pas vraiment fragiles.

— Tiens, fit Vertu, tu as fait des courses ?

— Non, juste récupéré des affaires à moi que j’avais laissées dans les environs.

— Bien, très bien. Alors figure toi que pendant ton absence, on a trouvé un commanditaire.

— Déjà ?

Vertu lui répéta les paroles du mystérieux Paimportes, et ce qu’ils avaient décidé de faire.

— Et bien mes amis, tout ça est très joli, et j’espère sincèrement être parmi vous pour voir de quoi il retourne, malheureusement j’ai un impondérable. Figurez-vous que mû par une sentiment charitable (il jeta un regard sinistre à son canari), je me vois contraint de vous fausser compagnie quelques temps pour accomplir une certaine tâche. Je ne sais pas si je pourrais revenir à temps, je ne sais même pas si je pourrais revenir tout court car je vais au devant d’une bonne occasion de me faire occire, mais c’est un truc que je dois faire, quoi.

— Oh, quel dommage, s’attrista Xyixiant’h. Et que dois tu faire, au juste ?

— Il faut que j’aille… que je… m’inscrive… enfin, je dois… Oh non, j’ai trop honte pour vous en parler. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que je trouve la mort…

Et à la consternation de ses amis, il demanda où était sa chambre et gravit pesamment l’escalier pour y poser ses affaires. Nos héros désemparés se demandèrent s’ils devraient monter pour aider leur camarade dans la détresse ou au contraire le laisser pudiquement à sa peine solitaire, mais au bout de plusieurs minutes, ils entendirent des pas sourds assortis de cliquetis brefs provenant de l’escalier. C’est lorsqu’il réapparut à leurs yeux que Xyixiant’h et Morgoth découvrirent avec horreur ce que Marken était parti chercher.

L’armure était toute entière d’une matière noire et mate, semblable à un métal fondu dans un moule poreux et qu’on ne se serait jamais donné la peine de polir. Chacune des pièces qui la composaient avait pourtant été ciselée avec un art consommé, selon des courbes complexes et précises qui alliaient la mortelle fonctionnalité à l’esthétique la plus sinistre. Les jointures des plaques étaient protégées par des rebords abrupts, plus prononcés que ne le nécessitait la seule fonction de bloquer une lame rasante, et se prolongeaient par des arêtes et des pointes effilées, qui donnaient à l’ensemble l’aspect d’un noir buisson aux longues épines. Les parties plates des solerets, des gantelets et du plastron s’ornaient de reliefs d’un rouge sombre évoquant le sang séché, et représentant des corps mutilés et des visages horriblement distordus, entremêlés en une macabre sarabande. Par quelque prodige de magie noire sourdait en permanence de toutes les pièces de l’armure une brume sombre et lourde qui s’écoulait jusqu’à terre en volutes malsaines, accompagnées d’un courant d’air glacial qui se faufilait insidieusement autour de nos héros. Nul mortel ne pouvait contempler l’armure maudite sans tressaillir d’horreur, nulle créature n’était à ce point dépourvue de sens qu’elle ne perçoive immédiatement les relents d’épouvante ancienne, les émanations toujours vivaces d’une antique souillure que les peuples avaient préféré enfouir sous les voiles du temps et de l’oubli.

— Bien, reprit le Chevalier Noir, le temps est venu pour moi de repartir sur les routes. Au revoir, mes compagnons d’infortune, et peut-être adieu. Je vous en conjure, ne cherchez pas à me suivre, je préfère que vous ignoriez ma destination afin que, si je venais à périr, vous gardiez une bonne image de moi.

Puis il remit son heaume, qui surpassait en hideur tout le reste de l’armure, fit un petit geste triste de la main et sortit, sous les regards hagards des rares clients qui osaient encore sortir la tête de sous les tables.

— Wah ! Fit Morgoth une fois qu’il eut cessé de trembler. Mais pourquoi diable est-il allé acheter cette armure si peu engageante ?

— Il ne l’a pas achetée, lui répondit Vertu, elle est à lui depuis des années. Pourquoi crois-tu qu’on l’appelle « le chevalier noir » ? Je suppose qu’il l’avait cachée quelque part à Banvars avant de partir vers les campagnes de l’ouest, où nous l’avons trouvé.

— Ah, bon. Et tu sais où il va ?

— Aucune idée, mais je donnerais cher pour le savoir.

La soirée n’ayant présenté que peu d’intérêt¹, je vous propose de passer directement au récit des événements du lendemain.

3. La quête du Chevalier Noir

C’est un fait que peu de gens contestent, que l’homme est facilement enclin à embrasser la cause du mal, à promouvoir l’égoïsme, la haine et le chaos, à sombrer dans une cruauté laissant bien loin derrière elle la férocité des bêtes les plus sauvages. Il faut cependant porter au crédit de notre espèce qu’apparaissent parfois, en petit nombre, des hommes et des femmes d’exception, animés d’un ardent désir de faire le bien et le beau, exaltés par une inspiration supérieure que les prêtres s’empressent d’attribuer à l’influence divine, dotés d’une exceptionnelle compassion et mus par une détermination farouche à combattre le mal sous toutes ses formes. Ces inflexibles guerriers du bien sont appelés des paladins.

Depuis des temps immémoriaux, l’Ordre Très Saint du Cœur d’Azur rassemblait de tels personnages épris de justice et d’ordre en une vaste confrérie dont les austères forteresses, qui dressaient leurs murailles dans la plupart des nations civilisées, étaient autant de havres de paix et de charité pour les voyageurs en proie aux hasards de la route.

L’une de ces forteresses se dressait justement à une journée de cheval au nord-ouest de Banvars, dernier bastion de la civilisation avant les montagnes glacées et mortelles du Portolan, comme un défi lancé à l’hostilité de la nature. La Commanderie de Banakal, accrochée au sommet d’une crête escarpée et battue par les vents, aux murs bas et épais de schiste sombre conçus pour résister aux plus puissantes machines de siège, aux tours percées de meurtrières impassibles guettant sur les cimes l’improbable survenue d’un ennemi hypothétique, n’était certes pas une coquette villégiature pour dadames à chienchiens.

— Es-tu vraiment sûr que c’est une bonne idée ?

— Cuî !

— ‘chier.

Nous étions peu ou prou à midi. N’ayant guère d’espoir de trouver le sommeil, le Chevalier Noir avait galopé toute la nuit, ne s’arrêtant que pour changer de monture à un relais, la sienne étant épuisée. Il chevauchait maintenant un fort étalon noir à la crinière et la queue rousses, dont les naseaux frémissaient d’impatience. Ils s’engagèrent tous deux sur le raidillon qui serpentait le long de la ravine longeant le château, qui était son seul accès.

Niché dans les tréfonds de cette forteresse, ne recevant jamais la lumière que par trois soupiraux, il était une salle dont l’étendue était le seul ornement, et que l’on nommait « salle des justes ». Une auguste assemblée de personnages vêtus de robes bleues pâles y tenait justement conseil, autour d’une massive table de granit dont le polissage de la circonférence témoignait de l’usage répété qu’on en avait fait depuis des siècles. Vingt fauteuils de bois vernissé, étroits et hauts de dossier, l’entouraient, mais seuls seize étaient occupés à cette heure. Les seize témoins et protagonistes de la scène curieuse qui va suivre avaient tous dans l’Ordre Très Saint du Cœur d’Azur un grade au moins égal à celui de Protecteur, car selon les actes fondateurs de l’Ordre, seuls les Protecteurs avaient voix au conseil d’une Commanderie. Une affaire d’une certaine importance semblait troubler la quiétude de ces nobles chevaliers.

— Cette situation n’a que trop duré, lança le Comte de Prophyl, un robuste gaillard à la barbe rousse et aux yeux enfiévrés.

— Thébaut a raison, le péril ne cesse de croître d’année en année, et si nous persistons dans notre inaction… Je n’ose songer à ce qui pourrait arriver à nos gens !

Celle qui venait de prendre la parole d’une voix puissante quoique marquée par l’âge était une femme au visage maigre et ridé et aux cheveux gris ramenés en un sévère chignon. C’était la Protectrice Mahaut de Sétoungue, venue voici bien des années des lointaines terres d’orient. Un homme qui semblait être le plus jeune du groupe, bien qu’une tonsure précoce ait déjà dégarni sa chevelure blonde, prit la parole d’un ton posé, appuyant son discours de gestes apaisants. C’était le chevalier Ban, seigneur de Pahaut, dont la réputation de sagesse commençait à se répandre dans toutes les commanderies de la région.

— Tempérons nos ardeurs mes amis, je vous prie. Ne prenons-nous pas tout ceci trop à cœur ? Après tout, la situation n’est pas nouvelle, et considérez je vous prie les risques de l’opération que vous proposez, ainsi que son coût !

— Mais trêve de mesquinerie, je vous en conjure ! L’ennemi est à nos portes, voici la cruelle vérité, qu’importe l’or que l’on dépense, c’est quand le péril est là qu’il faut agir, sans attendre !

Le baron de Boncoeur, qui venait de prendre la parole, était un quadragénaire au visage carré et aux cheveux courts que sa vitalité emportait parfois, mais que son épouse Thyva, fille du regretté commandeur Pamollo et Protectrice elle-même, se chargeait habituellement de tempérer. Cette fois cependant, elle abonda dans son sens.

— Mezy a raison, d’autant que si, comme c’est à redouter, nos campagnes sont ravagées et nos gens réduits à la famine, cela coûtera bien plus à la Commanderie que les frais qu’impliquent une prompte riposte.

Le brouhaha menaçait de submerger le débat, si bien que le Parfait Troihais, duc de Fonsinques, qui s’était chargé de présider la réunion, décida sagement de clore l’affaire au plus vite, car ce paladin bientôt âgé, sans un poil sur le crâne et arborant deux cicatrices en diagonale sur son visage basané, n’aimait rien moins que le désordre. Il posa au milieu de la table une grande jarre de marbre bleu, ainsi qu’un baquet contenant vingt cailloux noirs et vingt cailloux blancs.

— Bien, mettons aux voix pour trancher l’affaire : que ceux qui sont pour le lancement d’une campagne planifiée, décisive et de grande ampleur pour l’élimination définitive de l’insidieux péril qui menace notre domaine mettent dans l’urne une pierre blanche, que ceux qui sont contre mettent une pierre noire.

Le vote fut promptement mené, tout aussi promptement dépouillé. Le président annonça les résultats d’une voix solennelle :

— La proposition du Sire Protecteur Ymmavus d’Emmechioth, ci-devant nous présent Maître des Domaines de la Commanderie de Banakal, visant à l’élimination des rats taupiers dans nos champs de choux, choux-fleurs, radis et autres cultures maraîchères est adoptée à la majorité de onze voix pour, quatre contre et une abstention. Passons maintenant au délicat problème soulevé la semaine dernière par le Sire Parfait Thuvient d’Oudoncques, ci-devant nous présent Gentilhomme Architecte de la Commanderie de Banakal, concernant la grave question de la fuite du toit du réfectoire. Nous vous écoutons, Thuvient.

— Merci sire Trohais. C’est le cœur lourd et chargé de sombres pressentiments que je viens présenter devant vous le résultat de mon enquête sur ce mal qui gangrène jusqu’au plus haut niveau de notre ordre, et je ne vous cacherai pas plus longtemps, mes amis, l’étendue du désastre : l’humidité, en effet, a progressé depuis notre dernière entrevue, et menace désormais la maîtresse-poutre qui…

Soudain, les lourdes portes s’ouvrirent et un jeune homme hors d’haleine aux cheveux sombres et raides, revêtu d’une humble tenue de travail, fit irruption dans la pièce.

— Messeigneurs, messeigneurs, c’est… c’est terrible…

— Qu’y a-t-il, Sécant, parle donc ! S’enquit la Protectrice Thyva qui avait reconnu son écuyer, le jeune et très émotif Sécant Tafette.

— Il y a à la porte un chevalier qui souhaite être reçu par vos seigneuries, pour une affaire urgente.

— Et bien alors, s’emporta sire Troihais, qu’il entre donc, où est le problème ? A-t-il dit son nom au fait ?

— C’est que justement messire, gémit le freluquet au bord de l’évanouissement, il s’est présenté sous le nom de « Chevalier Noir » !

— Palsembleu, voilà un bien triste sobriquet. Je gage qu’il s’agit de quelque noble guerrier venu des lointaines contrées du Midi, par-delà la mer Kaltienne et le désert du Naïl, et qu’il doit son surnom à la couleur de sa peau ?

Mais à lire l’expression épouvantée sur le visage du serviteur, le Sire Parfait comprit qu’il faisait fausse route.

— Bien, bien, qu’il entre, voyons ce qu’il veut.

Durant quelques minutes, les Justes de Banakal conversèrent à mi-voix, avant qu’un pas lourd résonnant dans les couloirs glacés de la forteresse n’annonce l’arrivée de leur hôte. Et lorsqu’il passa la porte, ils ne purent s’empêcher de tressaillir à leur tour à la vision du guerrier des ténèbres dont la présence méphitique irradiait de malévolence. Avaient-ils été bien sages d’accepter ainsi la venue de ce puissant étranger dévoué au mal ? Le casque noir émit un rugissement métallique, tout à la fois puissant et lointain, la plainte d’une âme damnée.

— Qui est votre chef ?

— Nous sommes les Conseil des Justes, répondit Mahaut, nous dirigeons la Commanderie. Parle devant nous, que veux-tu ?

— Je viens adhérer à votre ordre.

Marken ôta son casque et montra son visage, qui s’avéra humain et point désagréable, à la satisfaction générale des paladins assemblés, qui imaginaient déjà sa face comme un amas de chairs putréfiées parcourues par des insectes répugnants. Toutefois, s’il appartenait bien au monde des hommes, son expression était irritée, méprisante et on eut dit qu’il était à la limite du haut-le-cœur.

— Hum… fit Troihais, on a dû mal vous renseigner. Ici c’est un poste de l’Ordre Très Saint du Cœur d’Azur.

— Oui, c’est bien ça.

— C’est que nous sommes un ordre de paladins. Nous sommes tous des paladins ici.

— Je suis…

Il semblait faire un effort surhumain, d’un coup, une veine battant à sa tempe trahissait une tension interne, à la limite de la rupture nerveuse. Un ton plus bas, il reprit.

— Je m’appelle Marken, et je suis p… je… Je suis paladin.

L’énormité de cette affirmation laissa les Justes bouche bée, ormis la Protectrice Julie des Colletets, une maîtresse femme encore jeune aux cheveux bruns très courts et aux yeux gris, dont les conquêtes alimentaient la légende, et toutes n’étaient pas militaires.

— Euh… C’est à dire que dans nos contrées, on désigne sous le nom de « paladin » un chevalier fier et preux, prompt à mettre sa lame au service du bon droit et à sacrifier son existence à la cause du bien.

— Ouais, répondit Mark, c’est ça. Alors, vous en dites quoi ?

Il y eut un instant de flottement, durant lequel ils se jetèrent avec vigueur leurs regards les plus interrogatifs. Troihais reprit.

— Sire Nicolas, demanda-t-il, que disent les règles de l’Ordre à ce sujet ?

Le marquis d’Eutarthes, Protecteur en charge de tous les problèmes juridiques, héraldiques et réglementaires à la commanderie, était un quasi-vieillard grand et très maigre, à tel point qu’il semblait douteux qu’il se fut un jour réellement battu les armes à la main.

— La règle est formelle, regretta-t-il d’une petite voix nasillarde, tout paladin qui se présente avec le désir de rejoindre l’Ordre, s’il peut justifier d’un noble lignage, doit être examiné séance tenante par le Conseil des Justes, et mis à la question avec le secours du Blanc-Tétin, afin de savoir s’il est ou non digne de nous rejoindre.

— Tu as entendu, guerrier, tu dois subir l’épreuve du Blanc-Tétin.

— Parfait, qu’on en finisse, cracha Marken.

— Qu’il en soit ainsi. Dame Teppa, allez céans quérir le Blanc-Tétin de Banakal.

Une petite femme un peu grasse, d’une quarantaine d’années, sortit de la pièce sans se faire prier en contournant prudemment le Chevalier Noir. La Protectrice Teppa d’Issy, en charge du respect des usages, coutumes et liturgies propres à l’Ordre, se rendit dans une pièce qui ne devait pas être bien éloignée car elle revint rapidement, portant un coffre cubique large d’un coudée orné du symbole de l’ordre, qu’elle déposa sur la table et ouvrit. Elle en sortit avec le plus grand respect un casque de métal argenté, étincelant à la lumière des torches, ce genre de casque conique à la mode des elfes de jadis, aux pans jugulaires finement gravées de motifs spiralés. Une bande d’or finement ciselée partait depuis le nasal jusqu’au sommet du crâne, où elle se terminait en un cimier composé de trois plumes de coq de bruyère supportant fièrement ce qui, de prime abord, ressemblait fort à une tétine, ma foi, d’une blancheur de craie.

— Couvrez-vous sans peur du Blanc-Tétin, vous qui aspirez à nous rejoindre. Dites les mots de vérité, le Tétin demeurera immaculé, souillez votre langue de mensonge, sa noirceur trahira celle de votre âme.

— Eh ?

Dubitatif, le Chevalier Noir chaussa le casque saint. Un murmure parcourut l’assemblée, qui semblait très étonnée. Troihais reprit.

— Aussi curieux que cela puisse sembler, tu es effectivement un paladin, comme tu le prétends. Le Blanc-Tétin a toujours foudroyé sans coup férir quiconque l’a porté sans avoir la dignité requise. Vérifions cependant qu’il fonctionne encore, cela fait longtemps qu’il n’a pas servi. Dis nous ton nom, chevalier.

— Je suis Marken-Willnar Von Drakenströhm, que signifie...

— De Blanc Tétin, annonça la protectrice d’Issy.

— Tu ignores le rituel du Blanc-Tétin ? Soit, je vais t’expliquer, la chose est simple. Si tu dis la vérité, le Cimier du Tétin restera blanc, si tu mens, il deviendra noir. Inutile de chercher à dissimuler ta nature, inutile de chercher à nous tromper.

— Soit, dit Marken, qui réfléchissait maintenant au moyen de se tirer d’affaire.

— Dis nous un mensonge maintenant, que nous puissions voir si le Blanc-Tétin est encore en état. Comment s’appelle le Magiocrate de Gunt ?

— C’est Athanazargorias Dumblefoot non ? Ah pardon, j’étais distrait, vous vouliez un mensonge. Attendez, oui voilà, le Magiocrate de Gunt s’appelle Mistouflet Balladur, et je suis en ménage avec lui car je suis fou de ses petites cuisses dodues.

— De noir tétin !

Marken ôta le casque pour constater de visu que la tétine était devenue d’un noir de jais. Puis il le remit.

— Bien, tout à l’air en ordre. Commençons je vous prie. Sire Lancelot…

Lancelot d’Etoilette, Protecteur Inquisiteur en charge d’élucider les crimes et de débusquer le mal sous toutes ses formes, était réputé pour sa sagacité. C’était un homme grand et mince, dont la chevelure noire et assez longue évoquait un corbeau qui se serait posé sur sa tête.

— Marken, parle sans détour et réponds à mes questions. D’où viens-tu ?

— De Khneb, par delà les monts du portolan, l’Argatha et la mer Thyrénéenne

— De blanc tétin.

— Es-tu de noble lignage ?

— Certes, la famille des Drakenströhm, de la baronnie du même nom.

— De blanc tétin.

— Ta position dans la famille ?

— Fils aîné de feu le précédent baron, et donc héritier légitime. Mais mon père m’a spolié de mon héritage par amour pour ma marâtre et le fils de celle-ci, c’est ce qui m’a conduit à quitter Khneb voici des années sans espoir de retour.

— De Blanc tétin, tirant légèrement sur le blanc cassé néanmoins, mais rien de dramatique…

— Hum… Bien, tu es donc un gentilhomme, c’est déjà ça. Mais, je crois déceler dans ton attitude une réticence à venir parmi nous. Viens-tu de ton propre chef, ou bien envoyé par quelqu’un ?

— Quelle perspicacité. Je viens envoyé par quelqu’un, tu as deviné juste.

— De blanc tétin.

— Ah ah, tu avoues ! Et dis-moi usurpateur, quelque sombre parti t’envoie semer discorde et déshonneur parmi nous ? Parle, je te l’ordonne, qui est ton maître ?

— Hegan.

— He… Hegan ? Tu oses… BLASPHEMATEUR! (on l’aura compris, Sire Lancelot était un fervent Heganite).

— Euh… oui, mais de blanc tétin !

— Gargl…

Aymeric d’Esbafes, voisin et grand ami de Lancelot, le retint alors qu’il allait s’emporter, et poursuivit l’interrogatoire. C’était un chevalier expérimenté que peu de choses étonnaient encore.

— Hegan t’envoie tu dis ? S’agit-il bien du dieu Hegan ?

— Lui même.

— De blanc tétin, aussi étonnant que ça puisse paraître.

— Comment cela se peut-il, raconte, je suis curieux d’entendre ton histoire. Et n’oublie pas le cimier qui te coiffe.

— L’histoire est brève, j’ai rencontré Hegan en personne il y a moins d’un mois, alors que je chevauchais dans les contrées à l’ouest d’ici. Il a fait de moi son paladin et m’a envoyé son ange Azymaël pour m’accompagner. C’est cet oiseau que vous voyez là (ils s’aperçurent du coup de la présence du volatile, qui jusque là n’avait pas attiré leur attention). Et c’est ce même Azymaël qui m’a ordonné de venir me joindre à vous, pour des raisons que j’ignore.

— De blanc tétin.

— Je veux, de blanc tétin, j’aurais pas inventé un fabliau aussi stupide s’il ne m’était réellement arrivé.

— Tu es un envoyé de Hegan ! C’est tout à fait inattendu, tout à fait. Si tel est le cas, comment nous opposer à la volonté du dieu de la Loi ?

Il faut ici savoir que les paladins de l’Ordre Très Saint du Cœur d’Azur (que par souci de commodité et pour nous conformer à l’usage répandu parmi le peuple, nous nommerons désormais « les chevalier bleus ») faisaient preuve d’une certaine tolérance religieuse dans leurs rangs, et comptait donc des fidèles de plusieurs dieux, les plus nombreux priant Miaris, mais le culte de Hegan n’était pas rare, quelques uns révéraient même Hanhard ou Myrna.

— Oui, s’emporta derechef sire Lancelot, ses origines sont bonnes, c’est très bien, mais il faut encore qu’il puisse se plier sans rechigner à la discipline de l’ordre.

— J’ai déjà été membre d’un ordre de chevalerie, signala Marken.

— Blanc tétin.

Lancelot, écœuré, laissa alors tomber d’un geste las, et l’interrogatoire reprit sous la houlette de sire Jeanvoy de Toucotais, exécuteur de justice de l’ordre.

— Il nous manque encore le plus important pour savoir si le Chevalier Noir est digne de nous rejoindre : la moralité. Voyons donc ce qu’il en est. As-tu déjà causé sciemment du tort à autrui.

— Ah ah ! Souvent, oui, on peut dire ça.

— ‘blanc.

— Tué ?

Le Chevalier Noir était présentement tiraillé entre deux aspirations contraires : il devait obéir à Hegan et donc se prêter au jeu des paladins, sous peine d’être immédiatement damné, et il savait par expérience que ce n’était pas très agréable. D’un autre côté, il n’avait aucune envie de devenir membre de l’Ordre, il lui fallait donc rater l’examen de passage. Mais pas trop, il souhaitait simplement être éconduit, et non conduit au gibet. Mais avec des questions aussi directes et cette maudite tétine qui l’empêchait de mentir, il devenait difficile de donner le change.

— Oui, j’ai tué.

— Blanc.

— Volé ?

— Oh oui.

— Blanc.

— Quelles sont selon toi les qualités d’un bon paladin ?

— Les qualités d’un paladin ? Ah, au diable les faux-semblants, les qualités d’un bon paladin, c’est la force, l’adresse aux armes, l’endurance, la vitesse, l’audace, c’est là tout ce qui compte ! Frapper vite et bien pour ne laisser aucune chance à l’ennemi, voilà comment il faut procéder.

— Ah ? Et la tempérance, la charité, l’amour du prochain…

— Les idées c’est bien joli, mais celles qui triomphent, ce sont toujours celles du plus fort. Voici pourquoi j’estime que le premier devoir d’un paladin est de fortifier son bras. Le reste, c’est de la littérature pour jeunes filles sottes.

— BRAVO JEUNE HOMME ! Bien parlé ! Dans mes bras, mon fils !

Toute la salle avait bondi sur son siège lorsque avait retenti la voix d’un petit vieillard avec barbe et lorgnon qui jusque là était profondément assoupi (c’était lui qui s’était abstenu au vote). On l’avait oublié, c’était pourtant le plus important personnage de l’assistance, le Commandeur de Banakal, le seigneur Barthois de Maroutte, à la gloire ancienne mais pas encore fanée. C’était un des rares fidèles de Hanhard a avoir jamais acquis un poste aussi élevé dans la hiérarchie de l’ordre.

— Non mais c’est vrai, j’en ai plus qu’assez de ces peintres emperlouzés, de ces paladins à fanfreluches qui passent plus de temps agenouillés en toge dans les temples que debout et en armure sur les champs de bataille. Nous sommes un ordre guerrier, pas une compagnie de ballet classique ! Croyez m’en, ce monsieur a toutes les qualités pour nous rejoindre.

— Mais Monseigneur, nous devrions…

— Teuteuteu, pas de mais. Encore une question jeune homme, que je juge mieux de votre caractère, quel est le secret du bonheur, selon vous ?

— Le secret du bonheur ? C’est simple : voir mes ennemis gisant à mes pieds dans une mare de sang, entendre leurs gémissements d’agonie et les cris de leurs femmes, voilà qui réjouit l’âme d’un homme digne de ce nom.

— Oh, que vous avez raison (le vieux paladin avait des larmes dans les yeux). Prenez en de la graine, vous autres, ça c’est un homme, un vrai. Ah, mon ami, mon frère, vous avez bien mérité de faire partie de notre Ordre dès maintenant, mais malheureusement, les textes sont formels : pour que vous soyez accepté parmi nous au grade de Chevalier, il faut que vous accomplissiez une quête pour nous. Voyons, une quête, une quête… Au fait Sethro, ne m’aviez-vous pas parlé d’une affaire bien mystérieuse qui vous tracassait en ce moment ?

— Ah, si. Oh, je ne pense pas que ça puisse constituer une quête acceptable…

C’était le Protecteur comte des Biles-Jemquaces, un quadragénaire à la barbiche élégante, qui avait beaucoup de succès auprès des femmes et qui était en charge des relations avec l’extérieur.

— Mais si, mais si. Expliquez donc à notre jeune ami de quoi il retourne.

— Si telle est votre volonté (il foudroya Marken du regard, lequel Marken lui rendit un petit sourire narquois du dernier goguenard). Il se trouve qu’à Banvars, non loin d’ici, un commanditaire extravagant autant qu’inconnu distribue des fortunes scandaleuses à qui veut bien participer à une épreuve tout aussi mystérieuse que lui-même, qui doit avoir lieu dans quelques jours dans un bois des environs. Il a envoyé des agents dans toute la ville pour recruter tous les aventuriers qui passent, vous n’aurez donc aucun problème à le retrouver. Cette histoire est des plus suspectes, alors découvrez rapidement le fin mot de l’histoire et tâchez de faire au mieux s’il y a des choses à arranger. Comportez vous de façon satisfaisante, et vous serez fait (il eut une hésitation, ponctuée d’une moue dédaigneuse) Chevalier de l’ordre.

— Si tel est mon devoir, je m’en acquitterai, dit Marken d’un ton neutre, songeant déjà au moyen le plus sûr d’échouer dans sa mission.

— Vous pouvez disposer.

Marken rendit promptement le Blanc-Tétin à dame Teppa, s’inclina bien bas et fit mine de sortir, dissimulant tant qu’il pouvait l’intense soulagement qu’il éprouvait, quand il fut hélé par le Commandeur Barthois.

— Holà, mon bon ami, espoir de la chevalerie, ne courez donc pas si vite. Ah, jeunesse… si seulement j’avais vingt ans de moins, je vous accompagnerai bien volontiers sur la route. Vous n’oublierez pas bien sûr de passer à l’économat afin, comme le veut la coutume, d’y percevoir votre gonfanon de quête.

— Mon QUOI ?

4. L’escrime à la manière de Vertu

Vertu étant sortie de bon matin, Morgoth et Xyixiant’h se virent donc seuls, et après une toilette rapide, ils sortirent de conservent dans les rues de Banvars. Ils y musardèrent longuement, dans la Maruste tout d’abord, puis dans le reste de la ville, qui était fort agitée car c’était jour de marché. Xyixiant’h fouinait de tous côtés, s’émerveillant de la moindre chose et ne cessant d’abreuver son compagnon de discours charmants quoique d’intérêt modéré, et le saoulait de questions multiples dont elle n’écoutait que rarement la réponse. La Place Royale était recouverte d’étals. Beaucoup étaient consacrés à la vente de denrées alimentaires, mais il y avait aussi des ferblantiers, des amuseurs publics, des marchands de draps et de menus ustensiles ménagers, et de verroteries, de sellerie, des rempailleurs de chaises, et toutes les autres sortes d’artisans de la ville ou des environs qui, n’ayant pas les moyens d’entretenir une boutique permanente, écoulaient le fruit de leur travail sur la place du marché deux fois par semaine. Puis, comme par magie, ils se retrouvèrent dans le quartier de la Porte du Couchant, là où on trouvait les commerces de luxe.

Située à un col du Portolan, cernée de montagnes boisées et sauvages, Banvars faisait une bonne partie de son activité du commerce des fourrures, prélevées en grand nombre par des quantités de trappeurs intrépides que le voisinage de monstres affamés et de ruines gluantes de maléfices anciens n’effrayaient pas. Certaines de ces fourrures étaient exportées en l’état vers d’autres contrées, mais la majorité était transformée sur place en vêtements chauds et élégants, qui faisaient la réputation de la ville depuis l’Argatha jusqu’aux pays Balnais. Bien sûr, on trouvait facilement à en acheter sur place. Or, Morgoth était quasiment en guenilles, et Xyixiant’h portait un manteau léger, grossier et bien peu à son goût. En outre, l’hiver approchait à grands pas, et il était rude dans la région. Profitant donc du fait qu’ils étaient exceptionnellement en fonds, nos compères mirent donc le cap vers le magasin de sire Melliflus, coquette boutique à la devanture de bois sombre et précieux et aux larges fenêtres en croisillons de verre multicolores. Ils y firent l’acquisition d’effets plus dignes d’eux, à savoir pour Morgoth une paire de bottes fortes en pied-de-buffle, un pantalon de velours rouge « très à la mode, j’ai vendu le même au prince Soulak », une robe de magicien habillée pour le soir, en zibeline « gris d’argent » légère, une autre robe plus robuste en cuir noir de mouflon, bordée d’élégants liserés en plumes de cou rouges de coq sanglant, et pour finir un grand manteau en grizzli bestial du Jolobal, au cuir rigide et à la fourrure tellement épaisse que lorsqu’il l’essaya, il lui sembla qu’il était obèse. Xyixiant’h pour sa part mit deux heures avant de trouver la plus belle robe du magasin (pour le soir, disait-elle), une autre pour la journée que Morgoth trouva tout aussi belle (« tu n’y connais rien », s’était-il entendu répondre), un ensemble chemise-tunique-pantalon-chapeau-à-plumes-petits-mocassins-mignons, le tout dans les tons verts et évoquant la culture elfique, ou du moins l’idée qu’on s’en faisait dans les villes humaines, une cape en raie argentée de la mer des cyclopes (pour l’été) et un manteau gris en « vigilant des greniers », ce qui était, comme ils l’apprirent plus tard, la désignation commerciale de la fourrure de chat.

Cent soixante-treize ducats !

— Oh Morgoth, dit-elle en s’accrochant à son bras et en penchant la tête, dis, tu me l’offres ?

— Mais bien sûr mon aimée, acquiesça le sorcier à la vive satisfaction de l’elfe.

Puis il paya la totalité de la commande, et c’est en alignant son lingot et ses pièces qu’il s’aperçut du montant déraisonnables que cela représentait. Mais elle semblait si heureuse…

Bref, ils s’en revinrent à l’auberge bien après que le beffroi de la Maruste eut piqué midi, et y retrouvèrent Vertu, d’assez mauvaise humeur, devant trois assiettes, dont une vide (la sienne) et deux froides (les leurs). Comme les Banvarois ignoraient l’usage du petit-déjeuner², ils déjeunaient, en général, assez tôt, et le service de l’auberge était terminé. Tandis qu’ils se restauraient, elle les chapitra d’un ton assez aigre sur le fait que l’or est fait pour acquérir des armes et du matériel, pour payer des informateurs ou des employés utiles, et pas pour acheter des fanfreluches. Morgoth et Xyixiant’h, voyant la mine peu amène de leur aînée, jugèrent plus prudent de ne pas lui parler des récents développements de leur amitié, et firent donc comme si de rien n’était. Vertu leur apprit qu’au lieu de faire du tourisme, elle s’était occupé utilement en louant les trois prochaines après-midi d’une salle d’armes située non loin de là, et qu’ils devaient se dépêcher de manger, car l’heure trottait.

Il s’agissait d’un vaste espace, haut de plafond et bien éclairé par de larges fenêtres, que l’on avait récemment aménagé en réunissant les combles de deux immeubles mitoyens. Les hauteurs de plancher des deux bâtisses ne correspondant que très imparfaitement, trois marches séparaient les deux moitiés de la salle, dont on avait assuré la sécurité par une solide rambarde de bois. L’endroit était décoré avec sobriété : deux tentures martiales un peu passées aux extrémités (retraçant pour l’une la bataille des Numerléens, pour l’autre le roi Fulbert X le belliqueux passant ses troupes en revue) et des luminaires en quantités suffisantes pour l’entraînement nocturne. La voleuse avait visité plusieurs salles avant de se décider, et ce qui avait emporté son adhésion (et incité à oublier le tarif honteux de trois ducats par demi-journée que demandait le propriétaire de la salle), c’était surtout la splendide collection d’armes et de boucliers qui tapissait un des murs de la salle, un matériel très varié qu’elle comptait bien utiliser pour sa pédagogie.

— Vous êtes prêts, on peut commencer ?

— Euh, oui, répondit Morgoth, que la proximité de tant de ferraille tranchante mettait tout d’un coup mal à l’aise.

— Vous voulez donc que je vous enseigne l’art noble, ancien et ô combien utile de l’escrime ? Commençons donc par la théorie, ce n’est pas bien compliqué, vous allez voir. Voici (elle tira son sabre maudit) une épée. Certains spécialistes font de subtiles distinctions entre sabres, fleurets, espadons, gauchères, sabres, braquemarts, bâtardes, estocs et que sais-je encore, mais tout ce que vous avez à savoir c’est que l’épée comporte deux parties utiles, qui sont le bout pointu et la poignée. La poignée est ainsi appelée parce qu’on doit l’empoigner. Le bout pointu se trouve à l’autre extrémité de l’épée, ici vous voyez. Si vous savez distinguer les deux bouts l’un de l’autre, vous savez la moitié de ce qu’il y a à savoir sur le sujet. Pour le reste, apprenez que toute l’escrime se résume à ce seul enseignement : le but du jeu est de placer le bout pointu dans la cage thoracique de votre ennemi – ou à défaut dans toute autre partie sensible de sa personne. Vous avez le droit et le devoir d’employer tous les moyens à votre disposition pour arriver à ce résultat. En règle générale, les combattants que vous rencontrerez tenteront de vous empêcher de parvenir à votre but, voire de vous occire, c’est pourquoi il est intelligent de raccourcir le combat en faisant preuve de subtilité dans l’approche. Comme vous avez tous deux quelques notions d’anatomie, il ne vous aura pas échappé que l’être humain possède deux faces, qui sont l’avant et l’arrière, l’avant étant mieux défendu de par la position des bras et des yeux. Partant de ce constat, la méthode que je préconise est la suivante : faire pénétrer la lame par l’arrière, en profitant du fait que l’ennemi ne peut pas vous voir pour le surprendre. C’est le point crucial de mon enseignement : le coup dans le dos, aussi appelé coup du traître. Un autre point important à connaître est l’avantage considérable de celui qui frappe le premier, tout simplement parce qu’il y a une chance non négligeable pour que l’autre n’ait pas l’occasion de riposter. Si vous pouvez le tuer avant qu’il ne réagisse, ou si vous pouvez le blesser suffisamment pour qu’il cesse d’être une menace pour la suite du combat, faites-le sans hésiter.

Xyixiant’h ouvrait de grands yeux effrayés. Morgoth, qui commençait à connaître un peu Vertu, parut moins étonné.

— Diable, voici un enseignement bien brutal ! Mais si je faisais de telles choses, nul doute que mon nom serait maudit, on me traiterait comme un renégat, mes adversaires me…

— Comme toi, beaucoup de combattants qualifient la personne en face d’adversaire, et c’est une erreur, je t’engage à bannir ce mot de ton vocabulaire. Celui qui te fait face, c’est ton ennemi, voici le terme correct. Beaucoup de jouvenceaux estiment prouver leur virilité en participant à des duels pour l’honneur et autres joutes courtoises. Tu ne dois avoir que mépris pour une telle attitude, laisse ce genre de sport à ceux qui aiment risquer leur santé sans espoir de profit. Si tu tires la lame, ce doit toujours être dans le but de tuer un homme. Lorsque tu tiens ton épée en main, tes nerfs, tes muscles et tes pensées doivent être tournées vers un seul objectif qui doit devenir une obsession : pourfendre ton ennemi. Tu auras tout le temps du monde pour te lamenter et geindre lorsque son cadavre gésira à tes pieds. Enfin, sois convaincu que parmi ceux que tu combattras, beaucoup auront sur ces questions la même philosophie que moi, donc pas de pitié et pas d’états d’âme. Oublie donc la notion d’honneur, c’est une conception sotte que les classes nanties ont inculquée aux faibles pour les tenir en servitude. Celui qui survit à un duel est toujours le vainqueur, celui qui périt est toujours le vaincu, peu importe la manière dont cela s’est produit. Et surtout ne t’inquiète pas de la réputation qu’on te fait, celui qui gagne cent combats par traîtrise sera toujours mieux prisé que le preux imbécile que son attitude chevaleresque aura conduit à finir ses jours estropié. « Se battre pour la réputation, c’est se battre contre des fantômes », chantait à juste titre le barde Tchil.

— Mais j’ai souvent entendu parler de code de chevalerie, d’honneur des combattants, de parole de soldat, ce n’était donc que vaines paroles ?

— Ce sont, en effet, des billevesées qu’on raconte aux jeunes gens pour les attirer vers le métier des armes, ou des calembredaines destinées aux manants afin qu’ils croient que leurs seigneurs sont animés d’une force d’âme et d’une vertu morale hors de leur portée. Mais la réalité est tout autre, et ceux qui survivent à leurs premières batailles comprennent bien vite combien on a cherché à les tromper, et combien ces sornettes sont sans utilité ni véracité historique. Ils deviennent alors plus avisés, plus attentifs à leurs propres intérêts, et ce n’est qu’à ce moment là qu’ils sont dignes du beau nom de guerrier. Acquérir cet état d’esprit est important pour tous les combattants, mais particulièrement crucial dans ton cas précis, car tu es un sorcier. Si tu fais l’erreur de te battre bravement, face à face, contre un guerrier émérite, selon les bons usages de la chevalerie, ce combat n’aura de loyal que le nom et ne sera honnête que du point de vue du guerrier, car toi, tu n’as ni la vigueur de celui qui s’est entraîné sans relâche toute sa vie pour devenir combattant, ni sa science de l’épée, ni son armure. Aller ainsi au combat, c’est une folie. En revanche, tu peux terrasser le plus puissant des fer-vêtus en le frappant dans le dos, comme je le préconise. En outre, tu dois garder à l’esprit que se battre au corps à corps est un choix dangereux, à ne faire que dans des situations désespérées. Je t’apprendrai, dans les jours qui viennent, quelques bottes qui te permettront de surprendre tes ennemis, et à mesure que grandira ton habileté à les réaliser, tu auras peut-être la sensation de devenir invincible. C’est bien sûr faux. Nombre de guerriers apprennent cette dure leçon en perdant un œil ou une main, je souhaite que pour ta part, ta sagesse te garde de ce penchant fatal. De par ta profession, tu jouis de la redoutable faculté d’abattre tes ennemis à distance, de les frapper de stupeur, de maladie, de les emprisonner dans quelque piège magique, de les tromper ou de les faire mourir de terreur. C’est une grande chance que de disposer de tels dons, et je t’engage à les chérir, à les cultiver et à les employer à chaque fois que tu le peux lorsque tu dois défaire un parti adverse. L’enseignement que je vais te prodiguer te sauvera peut-être la vie un jour, mais tu ne devras l’utiliser qu’en dernière extrémité.

— C’est bien ainsi que je l’entendais.

— Parfait. Passons maintenant à la pratique. Nous allons prendre chacun un fleuret. C’est ce genre d’arme là… Voilà, maintenant, faites très exactement comme moi. Oh…

— Est-ce qu’on doit pâlir, s’effondrer par terre et se rouler en boule en poussant des petits gémissements pitoyables ? Demanda Xyixiant’h ingénument.

— Aide moi plutôt, fit Morgoth qui s’était précipité au secours de Vertu.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Je me souviens maintenant, la malédiction… Elle ne peut plus toucher d’autre arme que son sabre, alors quand elle a pris le fleuret...

— … oublié… cracha la voleuse entre deux convulsions.

— Ce n’est rien, tu te sentiras mieux dans quelques minutes.

Effectivement, elle recouvra bientôt assez de forces pour se tenir assise par terre et tenir des propos intelligibles.

— Ah, ça m’ennuie cette affaire.

— Ce n’est pas grave, tu nous apprendras avec ton sabre.

— Tu n’y penses pas, il est trop puissant. Un faux mouvement et je te tranche une main. Je crois que j’ai quand même une solution : je vais le garder dans le fourreau, ça fera comme un sabre de bois.

— Riche idée.

Ils firent ainsi. L’après-midi se poursuivit donc sur un mode martial, Vertu initiant ses compagnons à divers tours et manigances peu sportives mais qui, à l’en croire, permettaient de mettre en difficulté un adversaire plus puissant. Il apparut que Morgoth ne manquait ni d’adresse ni de vigueur, et qu’il avait quelques chances de faire un jour un épéiste passable. Xyixiant’h pour sa part se montra fort empotée au début, mais progressa très vite, à telle enseigne que Vertu la soupçonna d’avoir déjà manié la rapière. L’elfe ne put le confirmer, car elle n’en avait aucun souvenir, mais elle semblait avoir d’instinct les parades et les attitudes d’une combattante qui, sans atteindre la meurtrière expertise de la voleuse, n’était certes pas une débutante. La chose était d’ailleurs assez logique : les elfes sont généralement élevés dans les arts du combat depuis le plus jeune âge, il n’y avait aucune raison que Xyidiant’h dérogeât à la règle.

Le jour commençait à décliner lorsque, fourbus et affamés, ils commencèrent à envisager de plier bagage. Tandis qu’il rangeait l’épée qui lui avait servi, l’œil de Morgoth fut attiré par une arme bien étrange, qui évoqua en lui des souvenirs enfouis.

— J’ai quitté mes parents lorsque j’étais très jeune, mais il me semble que mon père avait une telle arme. Je suppose qu’il s’agit bien d’une arme ?

C’était une chaîne faite de maillons d’acier grands comme un poing. Il pendait à une extrémité une lourde boule cabossée propre à fendre le crâne d’un homme, à l’autre une pièce de métal portant deux lames recourbées comme celle d’une faux, et présentant une pointe dans l’axe. Les maillons situés côté boule étaient lisses, mais ceux du côté lame présentaient de petites pointes d’aspect fort cruel, jusqu’à une coudée de l’extrémité. Dépliée, l’arme mesurait près de quatre pas et pesait une trentaine de livres.

— En effet, ceci est une chaîne de combat Vantonienne, une arme redoutable, certains prétendent que c’est la meilleure qui soit car elle peut frapper un ennemi éloigné, en projetant l’une ou l’autre des extrémités comme ceci, mais aussi, et en cela elle est supérieure aux lances et piques, elle permet aussi de combattre un ennemi tout proche, dans un espace restreint. Elle permet l’attaque, mais aussi la défense, c’est réellement une arme excellente. Mais elle est difficile à manier. Tu m’as dit être originaire du Vantonois, non ?

— C’est tout à fait ça, mais j’étais petit lorsque j’ai quitté mon pays, j’en ai peu de souvenirs.

— Une race de robustes montagnards. J’ai eu l’occasion d’en fréquenter quelques uns, et je n’ai pas jamais eu matière à m’en plaindre. On dit qu’un Vantonien normalement constitué et maniant une telle chaîne peut tenir en respect ces grands ours noirs qui infestent les forêts de là-bas.

— Tu pourrais m’apprendre ?

— Quoi, tu veux manier la chaîne ? C’est une arme un peu lourde pour un magicien tu ne trouves pas ? Note, tu es robuste pour ta profession. Si tu tiens absolument à manier une telle arme, il te faudra trouver un autre professeur que moi, car ma compétence en matière d’armes ne va pas jusque là.

— Il me semble que tu m’as déjà tenu un discours semblable voici quelques temps, tu as même prétendu avec un certain affront ne pas savoir te battre. J’ai eu l’occasion de constater que tu pêchais quelque peu par excès de modestie.

— Soit, je t’avais un peu menti sur mes capacités d’escrimeuse. Mais pour ce qui est de la chaîne, tu peux constater par toi-même que ce n’est pas l’arme idéale pour une femme de mon gabarit. C’est pourquoi je n’ai jamais jugé utile d’étudier son maniement complexe. Cependant, j’ai observé quelques guerriers à l’exercice. Tiens, je vais te guider pour quelques passes, puisque tu sembles t’y intéresser. Tu observeras que certains maillons sont plus allongés, griffés de stries et dépourvus de pointes, on les appelle les maniques. Ce sont, tu l’as compris, ces maillons que tu dois empoigner pour manier la chaîne, à l’exception de tous les autres. Glisser les mains rapidement de manique en manique permet de varier les configurations de combat, de désorienter un adversaire, de passer d’une posture défensive à une attaque foudroyante, puis en un éclair de revenir à la défense. Seuls les combattants expérimentés parviennent à un tel résultat, et il faut bien des heures d’entraînement pour y arriver. Commence par faire tournoyer la boule, elle permet de tenir en respect un ennemi, et elle est assez lourde pour que son choc à pleine vitesse assomme un homme robuste, même s’il porte un casque. Tu peux la faire tourner en cercle au-dessus de ta tête, comme ceci, ou bien faire des huit devant toi, là, voilà. Garde un rythme soutenu afin que la boule te fasse une protection réellement dissuasive. Bien sûr, plus tes moulinets sont vigoureux, plus ton bras fatigue vite, et il ne faut pas que ton adversaire le devine, alors arrête la boule. Bien, c’est une manière de procéder peu orthodoxe mais efficace. Lorsque tu seras plus expérimenté, tu maîtriseras d’autres techniques pour bloquer le retour de ton arme que de la coincer avec ton entrejambe. Xy, tu peux le soigner pendant que je range la chaîne ?

5. Le retour d’une connaissance

Le soir, après un solide repas fort reconstituant pris à l’auberge, Vertu amena ses compagnons étrenner leurs nouvelles tenues au théâtre. Le théâtre municipal de Banvars consistait en un mur semi-circulaire adossé à l’enceinte nord. Des gradins en forte pente permettaient à un demi-millier de personnes d’avoir une vue convenable sur la scène, qui était très petite, en forme de demi-lune et dépourvue de coulisses. Cette dernière particularité obligeait les décorateurs à prévoir quelque meuble imposant au milieu des planches, derrière lequel chutaient sans coup férir tous les personnages que les aléas de l’intrigue destinaient au trépas, qui pouvaient disparaître providentiellement à la vue des spectateurs avant de s’éclipser par une trappe qui se trouvait là, pour rejoindre les loges situées sous les fesses des spectateurs (qui pour la plupart ignoraient ce détail). En été, la salle était à ciel ouvert, mais comme les mauvais jours approchaient, on venait de tendre un velum fait d’une toile que l’on espérait imperméable, ce qui conférait à l’endroit une atmosphère plus confinée et intime, et plus agréable lorsque les vents froids envahissaient les rues.

Morgoth n’avait jamais assisté à une représentation de ce genre, mais il pensait néanmoins pouvoir apprécier tout l’art de la troupe, car pour être lui-même monté sur les planches quelques fois, il savait toute la difficulté du métier d’acteur. Ignorant les horaires, ils étaient arrivés en avance, ce qui lui avait donné l’occasion de détailler les divers types de Banvarois et d’essayer d’en deviner les rangs, fortunes et utilités respectifs. Il n’était d’ailleurs guère besoin d’être grand clerc pour identifier les forestiers descendus de leurs montagnes, ils étaient tous rougeauds, arboraient généralement une barbe fraîchement coupée et des vêtements de fourrure très épais qui alourdissaient encore leurs silhouettes massives, et qu’ils avaient probablement confectionnés eux-mêmes au cours des longues soirées passées à leurs campements. Sans doute ne venaient-ils en ville qu’une ou deux fois l’an pour vendre leurs peaux, leur bois ou leur charbon, et éventuellement trouver femme, aussi s’étaient-ils tous fait soigner par le barbier afin d’affiner quelque peu leur rugueuse apparence. Les plus prospères arboraient qui une amulette d’argent, qui des bracelets d’or, qui des bagues indiquant ostensiblement leur bonne fortune. Ils venaient manifestement ici pour trouver une compagne ou se rappeler au souvenir d’un partenaire commercial, et à ceux qui reviendraient bredouille resterait le souvenir d’un bon spectacle qu’ils se feraient un devoir de raconter encore et encore, toute l’année prochaine, aux camarades restés là-haut. Nombre de serviteurs, de journaliers, d’artisans et de commerçants modestes, formant le petit peuple de Banvars, occupaient les sièges latéraux, là où les places étaient moins chères. Beaucoup ne s’étaient pas donné la peine de se changer après leur travail, ils formaient une populace bigarrée et bruyante, s’interpellant souvent d’un bout à l’autre de la salle, un public facile venu ici dans l’humble but de se distraire. Ce n’est que plus tard qu’arriva la belle société, qui ce soir là n’était pas très nombreuse car nous étions un jour de semaine quelconque. Tous portaient soie, brocards et gros boutons de nacre, la mode actuelle était manifestement au rouge pour les dames comme pour les gentilshommes, et bien qu’officiellement on fut encore à la saison chaude, la fourrure faisait déjà son apparition, sous forme d’étoles de renard gris, capelines de vison et manchons de ventrechaton. Il était difficile de distinguer le noble de plein droit du bourgeois enrichi, et ils ignoraient d’un élan commun la présence des autres spectateurs de rang moins élevé, et affichaient un souverain mépris pour les aventuriers grossiers (mais heureusement peu nombreux) qui tâchaient de se mêler à leurs rangs. Il y a un trait assez répandu chez les aventuriers, qui consiste à faire ostensiblement étalage, par sa mine et son costume, de l’emploi exact que l’on prétend tenir. Ainsi, Morgoth reconnut dans la foule deux robes de magiciens en plus de la sienne, une bonne douzaine de guerriers plus ou moins civilisés, dont un qui devait être un paladin, qui tous portaient une arme de guerre bien en évidence, et quelques prêtres sévères en chasuble et tonsure, arborant fièrement les symboles de leurs dieux sur leurs poitrines. Morgoth promena son regard curieux sur l’assistance, et ne trouva point de voleurs, ou, comme Vertu préférait dire, de « gens qui se débrouillent, les circonstances sont parfois telles que… ». Peut-être étaient-ils si discrets qu’ils ne se montraient pas en public, ou bien se mêlaient-ils à la foule sous quelque déguisement. Oh mais, peut-être ce jeune costaud aux cheveux noirs qui se rapprochait, l’air de rien, d’un bourgeois à la bourse imprudemment sortie… Mais au fait, il le connaissait, ce pendard !

— Vertu, regarde ce malabar, à quatre rangs devant nous, n’est-ce pas ce brigand que nous avions rencontré dans les forêts, et que tu avais laissé s’échapper ?

— Piété Legris ! Mais ma parole tu as raison, c’est bien lui. On dirait qu’il a suivi mes conseils et qu’il est venu à Banvars. Malheureusement il a l’air d’un piètre tire-laine, il va se faire avoir par un armandier. Suis moi discrètement, nous allons le tirer de cette situation fâcheuse.

Sans demander plus avant ce qu’était un armandier, il suivit Vertu et, conformément à ses indications, se colla contre son flanc droit. Ils se déplacèrent assez rapidement jusqu’à arriver derrière le malandrin, et Vertu finit par tirer son épée du fourreau, sans que les autres spectateurs ne puissent s’en apercevoir, puisque Morgoth la couvrait.

— Ne te retourne pas, murmura-t-elle en lui piquant assez vigoureusement l’épine dorsale.

Il se figea sagement.

— Maintenant tu vas reculer gentiment avec nous.

Il opina doucement et, toujours sans se retourner, remonta les quelques rangées de spectateurs. Ce manège n’éveilla guère l’attention des autres spectateurs, car l’allée était fort encombrée et bruissait de mille vivats tandis que les comédiens faisaient leur apparition sur scène (la coutume locale voulait que la troupe se présentât à son public avant la représentation). Ils retournèrent auprès de Xyixiant’h, un peu étonnée de ce nouveau jeu.

— Je vous assure, madame, que mes intentions étaient…

— Dis-moi maraud, ça fait deux fois que tu me dois la vie.

Il se retourna, tandis que Vertu tâchait de ranger son appareil sans éveiller les soupçons, et en la reconnaissant, arbora une mine des plus interloquées.

— N’avais-tu pas vu la mine suspecte de ce bourgeois ? Cette manière provocante d’arborer sa bourse ? C’est un armandier, assurément. Nul doute que si tu avais pris son or, ta vie se serait achevée ce soir au fond d’une ruelle, la gorge ouverte.

— Mais c’est quoi, un armandier, finit par demander Morgoth.

— C’est une variété de voleur, quoique ce terme soit impropre, car ils ne volent pas. En fait, il s’agit de filous, stipendiés par une guilde des voleurs pour faire régner l’ordre, en quelque sorte. Ils sont surtout chargés de débusquer les voleurs indépendants agissant pour leur propre compte. Il arrive souvent qu’ils se griment ainsi en bourgeois pour attirer les larcins, je me doute qu’il y a dans les parages un observateur quelconque qui le surveille… peut-être cette femme laide qui nous regarde d’un air mauvais, comme une hyène qui aurait perdu sa proie ce soir.

— Oh, madame ! Comme je suis heureux de vous voir… Si vous dites vrai, vous m’avez en effet évité un sort détestable.

— Un sort dont j’aurais été en partie responsable, car c’est moi qui t’ai indiqué le chemin de Banvars et le métier que tu pourrais y tenir. Mais je vois maintenant que tu n’as pas les qualités d’un vide-gousset. Ta carrure est propre à impressionner, mais pas à se dissimuler, ce qui est le propre du voleur. Tu devrais trouver un emploi de soldat, de garde, tu aurais sans doute plus d’occasions d’y faire valoir tes qualités physiques.

— J’avais moi même pensé devenir mercenaire.

— C’est un travail qui a ses attraits, mais ce n’est pas le métier d’une vie. Tu pourrais y parfaire ta pratique des armes, mais il te faudrait ensuite te trouver un emploi moins aventureux et de meilleur rapport auprès de quelque seigneur dans une campagne bien tranquille. Voilà un sage projet pour un guerrier.

— Encore une fois madame, vous me donnez des conseils sages. Hélas, je ne les mérite pas. J’ai passé de bien mauvaises nuits depuis notre rencontre, hanté par le souvenir de vous avoir trahie, vous qui avez été si bonne avec moi.

— Trahie ? Diable, comment ?

— Après avoir pris la pièce d’or que vous m’aviez donné pour mon silence, je n’ai rien trouvé de mieux que de manquer à ma parole, et j’ai indiqué à qui vous cherchait la route de Misène, que vous m’aviez dit vouloir prendre. Mais comment aurais-je pu résister à ce paladin en armure qui semblait si ardent, moi, un pauvre bon-à-rien ?

— Sois sans crainte, tu ne m’as pas trahie. Je t’avais indiqué un chemin, mais j’en ai finalement emprunté un autre, je pensais ainsi – à juste titre – que tu mettrais nos poursuivants sur une fausse piste. Mais je vois à ta mine interloquée que cette idée ne t’avait pas effleuré l’esprit, tu n’as décidément pas la rouerie d’un voleur.

— Non, je dois le dire, c’est une qualité qui me fait défaut.

— Nous ne nous ressemblons guère, à l’évidence.

— Je suis en tout cas heureux que vous ayez pu échapper au paladin.

— Echapper n’est pas le mot juste, nous l’avons défait.

— Quel exploit ! Mais ça ne me surprend pas, j’ai vu votre force à l’œuvre, c’était impressionnant. Et les cavaliers noirs, ils ne vous ont pas posé de problèmes ?

— Les cavaliers noirs ?

— Trois guerriers répugnants portant des armures sinistres, parlant d’une voix d’outre-tombe et empestant le mal à trois lieues ?

— Le seul que nous ayons vu qui corresponde à cette description est notre compagnon Marken, mais tu l’as rencontré, c’est celui qui a faillé t’occire. Nous n’avons pas vus ceux dont tu parles.

— Et bien, c’est heureux pour vous, lorsqu’ils m’ont interrogé, j’ai cru avoir affaire à des spectres, des ombres… je n’avais jamais eu si peur de ma vie, et j’espère bien ne jamais les revoir.

— Ton histoire m’inquiète, ils en avaient après nous tu dis ? Quelles ont été leurs paroles exactes ?

— Paroles ? Mais c’est ça le pire, ils n’ont même pas prononcé la moindre parole ! Ils se sont penchés sur moi, sans démonter, j’ai su ce qu’ils cherchaient, et au même moment j’ai su qu’ils pouvaient lire en moi le secret de votre destination. Je leur ai indiqué le chemin que vous aviez pris, ou en tout cas, le chemin que je pensais que vous aviez pris.

— Tout ceci est bien étrange, ami Piété, mais je suis heureux que nous nous soyons rencontrés pour en discuter. Où loges-tu, que nous puissions faire plus ample connaissance ?

— Euh… précisément, je ne loge pas. C’est qu’il est dur de trouver un emploi ici pour un étranger, et l’or que vous m’avez donné n’a guère duré… en fait, je suis à la rue, voilà tout. J’ai dépensé mes dernières sapèques pour payer l’entrée du théâtre, dans l’espoir de détrousser un bon bourgeois dont l’or me ferait la semaine. Mais dans quatre jours, je serais plus en fonds, figurez-vous que j’ai trouvé un moyen de gagner cinquante ducats d’un coup. Mais je ne dois rien dire, alors permettez-moi de rester discret sur cette affaire.

— Ah, cinquante ducats ! Belle somme en effet. Et je suppose que ça ne te dit rien de particulier si j’évoque devant toi une « Tombe-Helyce ».

— Parbleu ! Mais vous savez donc tout ! Avez-vous par hasard la moindre idée du fin mot de cette histoire ?

— J’ai l’impression qu’on nous a fait la même proposition, et je n’en sais pas plus que toi. Bah, nous verrons bien. Quoiqu’il en soit, ta situation est préoccupante, mais nous allons y remédier : ce soir, tu coucheras à l’auberge avec nous, vu que notre compagnon Marken n’a toujours pas reparu et que de ce fait, sa chambre est libre. Demain matin, je te mènerai chez des gens que je connais, et qui auront sans doute un emploi dans tes cordes. Ceci te permettra de survivre jusqu’à ces fameuses épreuves.

— Madame, vous me sauvez encore ! Vous êtes sans doute une sainte femme pour venir ainsi en aide à un moins que rien sans éducation.

— Sans doute, sans doute. En attendant, profitons de la pièce, je vois que notre conversation commence à irriter les autres spectateurs.

Mais en fait, il n’en était rien. Il est vrai qu’une certaine agitation régnait aux alentours, et que l’attention du public s’était concentrée sur leurs gradins plutôt que sur la scène, mais ce n’était pas du tout en raison de leur discussion, qui n’intéressait qu’eux.

— Xy ?

— Oui ?

— Remet ta capuche.

— Mais j’ai chaud…

— T’es pas la seule on dirait. Remets ça te dis-je, tout le monde nous regarde.

— Oh, t’es pas marrante, maugréa l’elfe tout en obtempérant. Ses traits disparurent dans l’ombre, mais elle laissa toutefois couler sur sa poitrine, à dessein, une longue mèche de ses admirables cheveux.

— Il n’y a plus qu’à espérer que cette affaire ne nous cause pas trop de problème.

6. Méandres administratifs & mesquine revanche

                          Le Nouvel Obséquieux
                 Le quotidien indépendant de la capitale

      Douzième jour après la Vêpre Pourpre, an dix-septième du règne
     de notre bien-aimé souverain le majestueux Fulbert le Quatorzième
                         (édition du matin)

                      Prix public : 1 maravédus³


Émoi considérable au théâtre
============================

(par Niklos de Saint-Flan)

La reprise par la fameuse compagnie Amphitrite  du chef d’œuvre  de Jabus Ramen
« La geste  de Palathée »,  hier  soir  au théâtre municipal,  aurait  dû  être
l’événement culturel  et mondain de la semaine si le début de la représentation
n’avait été troublé  par la présence,  dans le public,  d’une mystérieuse jeune
fille de race elfique.   Il ne nous fut malheureusement possible  de contempler
ses traits que de trop brefs instants, toutefois, de l’avis unanime des témoins
dont  votre  serviteur  eut  le privilège  de faire  partie,  il  irradiait  de
l’immortelle créature une inoubliable aura de bienveillante majesté qui inspira
une profonde nostalgie jusqu’aux cœurs  des hommes les plus rudes.   (Lire à ce
propos :   p. 3  l’article complet  de N. de St-F.,   pp. 7-9   les témoignages
recueillis  par  nos  reporters,   p. 11  les  commentaires  vestimentaires  de
Maître   Melliflus,     p. 12    le    précieux   éclairage    de   l’honorable
Docteur Shandrasekhar,   Professeur Emérite  de culture  des races humanoïdes à
l’université de Baentcher, p. 21 les réactions des autorités politiques)

— Si ça se fait, c’est pas de moi que ça parle.

— Oh oui, persifla Vertu, ça peut être n’importe quelle elfe de l’assistance. En tout cas, moi qui voulais passer inaperçue à Banvars, c’est raté.

— Mais dis moi, Vertu, s’enquit Morgoth, pour quelle raison tenais-tu tant à ton anonymat ?

— J’ai vécu quelques temps à Banvars avant de te connaître, je m’y suis fait quelques amis, et aussi quelques ennemis que j’aurais aimé éviter. Par ailleurs je te rappelle qu’au cours de notre dernière expédition, nous nous sommes aliénés un monastère entier, les chasseurs de trésor de Valcambray, sans parler de ces mystérieux cavaliers noirs dont Piété nous a parlé. Autant de raisons d’éviter la publicité. Bien, je suppose que la vedette et toi avez à faire en ville, pour ma part je vais accompagner Piété pour lui trouver un travail, je ne pense pas que ça vous intéresse au premier chef. Amusez-vous bien.

— Amuser je ne pense pas, j’ai quelques formalités à remplir, l’administration royale est bien dans ces hauts bâtiments du quartier nord aux fenêtres barrées jusqu’au dernier étage ?

— C’est ça. Euh, les fonctionnaires royaux ont des usages… enfin, tu verras par toi-même. Tâche d’être diplomate et prudent. Tu y vas pourquoi au juste ?

— Sois sans crainte, c’est juste une bricole sans importance à régler.

La neige était tombé pendant la nuit, la première de la saison. Nos héros s’étant levés tôt, le piétinement des gens et des bêtes n’avait pas encore totalement changé en boue la mince couche blanche qui, dans les ruelles encaissées de la Maruste, étouffait encore l’écho des voix et des pas d’une façon bien plaisante. Morgoth et Xyixiant’h traversèrent de nouveau le pont et se dirigèrent vers les quartier du nord, attentifs aux allées et venues des petites gens de Banvars vaquant à leurs affaires. Les bâtiments de l’administration royale occupaient tout un quartier de la ville, s’étalant en bâtisses sans grâce chargées d’une ornementation pompeuse. Ils tournèrent une demi-heure dans les rues larges et grises livrées au vent glacé, cherchant un providentiel panonceau ou un passant aimable qui leur indiquerait le chemin, sous l’œil vigilant des gardes royaux postés en nombre dans les parages, et finirent par aviser un bâtiment idoine dans lequel ils pénétrèrent respectueusement.

— Mille excuses, messire, fit le sorcier d’un air hésitant en s’adressant à un gris factotum d’âge incertain absorbé dans la lecture du « Nouvel Obséquieux », derrière un bureau bizarrement intitulé « Accueil ».

— … roumph… Oui ?

— L’état-civil, s’il vous plait ?

— La queue, comme tout le monde.

La queue occupait les deux tiers de la longueur du couloir, empruntait l’escalier en colimaçon et se prolongeait probablement à l’étage. Ils prirent place, quelque peu désabusés.

— Tous ces gens vont passer avant nous ?

— Je le crains, mon aimée.

— Pfff…

Quinze minutes plus tard, un quidam hilare descendit les escaliers quatre à quatre, fourbu mais ravi, tenant à la main un minuscule formulaire couvert de cases et de pattes de mouches qui, selon toute vraisemblance, était pour lui le plus précieux trésor de la terre. Il disparut, hors d’haleine. On entendit une voix féminine et désagréable hurler « suivant ! ». Deux minutes plus tard, la queue avança de trente centimètres.

— Pfff… émit derechef Xyixiant’h.

— Je crains, ma douce amie, que nous ne soyons ici pour plus longtemps que je ne l’avais prévu.

— On dirait, en effet.

— Il est inutile que nous soyons deux à périr d’ennui. Va t’amuser en ville, nous nous retrouverons pour la leçon d’escrime.

— Quoi ? T’abandonner dans ce lieu sinistre ? Comment le pourrais-je ?

— J’y songe maintenant, hier, j’ai totalement oublié d’acheter des gants. Avec les frimas qui arrive, il ne faudrait pas que je souffre d’engelures. Pourrais-tu aller m’en acheter une paire ?

Xyixiant’h, qui avait oublié d’être sotte, comprit bien que Morgoth lui fournissait un prétexte pour lui épargner cette corvée administrative, et elle saisit ce prétexte car entre une interminable queue et une visite chez maître Melliflus, son choix était vite fait. Après force effusion et démonstration d’affection, elle sortit du bâtiment, prit une grande respiration, satisfaite, gambada jusqu’à la Porte du Couchant.

Morgoth, satisfait d’avoir évité une telle épreuve à sa compagne, se préparait à une interminable course de lenteur en compagnie d’une cinquantaine de banvarois fatalistes lorsqu’au bout d’une demi-heure, un événement imprévu eut lieu : une porte dérobée s’ouvrit à quelques pas devant lui, une tête rondouillarde en sortit, contempla la queue d’un air myope et peu amène, puis une main rondouillarde accrocha à un clou, jouxtant le chambranle, une pancarte « Etat-Civil, Bureau n°2, ouvert ». Aussitôt, un murmure parcourut la foule, la queue se réorganisa, et d’autorité, Morgoth prit la troisième place dans la file nouvellement créée, place qu’on ne lui contesta pas car il arborait les insignes de sa profession (quel que soit son âge, un sorcier impressionne toujours les manants). Ainsi, vingt minutes plus tard, il fut admis en présence du Fonctionnaire Royal.

— Bonjour monsieur, le bureau d’état-civil ?

— Vous y êtes monsieur, que puis-je pour vous ?

— Et bien voilà, je voulais connaître les formalités pour changer de nom…

— Vous êtes monsieur ?

— Morgoth l’Empaleur.

— Ah oui, ça urge. Il vous faut remplir ce formulaire en trois exemplaires, produire un parchemin d’identité ou un passeport en cours de validité, ainsi qu’un timbre fiscal à deux ducats et un timbre BRAC de trois ducats.

— BRAC ?

— Bureau des Rétributions Administratives Complémentaires.

— Qu’est-ce donc là ?

— Vous êtes étranger hein ? Et bien sachez que traditionnellement à Misène, les fonctionnaires sont mal payés.

— C’est navrant.

— À qui le dites vous. Voici pourquoi au cours des siècles, s’est mis en place un système permettant à l’administré de contribuer directement à la rétribution des fonctionnaires, au prorata des actes produits.

— Ah ? Diable, mais on dirait que c’est de la corruption, ça…

— C’est ce que disent souvent les étrangers. En fait, ça fait longtemps que nous avons dépassé ce stade. Il y a une administration spéciale qui organise ce système, le fameux BRAC, et qui émet les timbres éponymes. Il est bien sûr possible qu’il y ait de la corruption dans l’administration. Par exemple, supposons qu’un quidam pressé ait omis de se munir des timbres requis et ne souhaite pas refaire la queue, il est possible qu’il ait la chance de trouver un fonctionnaire qui, moyennant une légère commission bien sûr, se chargerait de lui procurer ultérieurement les pièces en question.

— Une légère commission ?

— De deux ducats, se rajoutant aux frais de timbre, soient, par exemple, sept ducats dans le cas d’un changement de nom.

— Par exemple

— Voilà voilà. Une fois ces formalités accomplies, il ne vous restera plus qu’à choisir parmi la liste de noms disponibles actuellement, dans ce livre.

— Comment ça les « noms disponibles » ?

— Oui, en fait, pour des problèmes techniques et réglementaires, il nous est administrativement impossible de créer de nouveaux noms. Vous devrez donc choisir votre nouveau nom parmi ceux qui sont vacants, car leurs précédents titulaires s’en sont dessaisis. Allez-y, choisissez librement.

— Argcoth Enfantnumérodeux, Baba Oreste, Bâtonmerdeux Ludivine, Bindpackage Armaturemétallique, Destructeur-des-mondes Anselme, Filsdejoseph Jesus, Fellation Jacques, Gloirasatan Léonce, Kaskapointe Julie, Kobold Rodolphe, Le Gynécide Elric, Leknout Schlage, Menupoil Zorgan-le-ravageur, Palindrome Ava, Pisquependre Jules, Rejetondumalin Damien, Renicus Johnny, Rkimuss Zelda, Siegheil Benito, Sucerdesqueues Jaime, Troischatonsfloconneuxenformedetétines Sigismon-Théodule. Mais c’est quoi ça ?

— Ben, je suppose que si tous ces gens ont abandonné leur nom, c’est qu’il y avait une raison, pas vrai.

Voyant ça, Morgoth jugea que son or pourrait être employé plus utilement ailleurs, et déclinant l’offre de l’officier d’état-civil, repartit dans la cité, contrarié d’avoir ainsi perdu son temps et égaré sa mie. Il s’en retourna donc, d’un pas vif, jusqu’à la Porte du Couchant, gageant avec raison qu’il y trouverait son elfe dans une quelconque boutique de luxe. Il marchait sur la Grand-Rue, guettant la forme délicieusement emmitouflée de Xyixiant’h, quand il fut hélé en ces termes :

— Par la chouette de Hazam, mais c’est le petit Morgoth ! Regarde ça Roman, c’est bien lui.

— Mais oui Chalabi ! Eh, gringalet, viens ici génuflexer devant tes aînés, comme le veut la coutume des Compagnons du Falanchon !

Morgoth se retourna lentement, fort dépité, espérant ne pas se retrouver face à ses deux anciens condisciples de l’école du Cygne Anémique, Roman et Chalabi, qui l’avaient tourmenté de longues années durant sous le prétexte qu’il était plus jeune, solitaire et d’extraction modeste. Il n’y eut pas de miracle, c’était bien eux. Notre héros résista à l’envie de rentrer sa tête dans ses épaules et attendit patiemment qu’ils traversent la rue pour venir à lui. À sa grande surprise, ils se montrèrent bien plus chaleureux que dans ses souvenirs.

— Bonjour Chalabi, Roman, ça fait longtemps hein ?

— Et oui, plus d’un an on dirait, répondit Roman, le plus rond des deux, un rouquin à la face large originaire des marches de Khneb, qui arborait déjà un soupçon de couperose alcoolique.

— Après votre départ, vous m’avez bien manqué, mentit Morgoth en se remémorant les techniques de Vertu.

— Et oui, reprit Chalabi, qui était brun, un peu plus grand mais plus mince que son inséparable comparse, et affligé depuis toujours d’une acné déplaisante. Mais que veux-tu, notre diplôme en poche, on n’avait pas trop envie de passer encore cinq ans à faire une spécialité en léchant le cul de je ne sais lequel de ces vieux birbes du Cygne, on a préféré partir sur les chemins, profiter de la vie et de notre jeunesse.

— C’était une sage décision, approuva Morgoth, qui pour sa part n’avait pas trop eu à se plaindre de la tournure des événements depuis sa propre fuite de l’école.

— Surtout quand on voit ce qui s’est passé par la suite, reprit Roman. Je constate qu’au moins toi, tu as pu t’échapper, je croyais qu’il n’y avait eu aucun survivant ?

— Pardon ?

— Et bien, tu sais, l’attaque… On m’a dit que le Cygne Anémique avait été rasé.

— Oh ?

Les trois sorciers se regardèrent, mutuellement surpris.

— Tu n’étais pas au courant ? On ne parle plus que de ça dans le métier.

— Ben… non, enfin… j’ai quitté le Cygne il y a deux mois et demi, si je compte bien, il n’y avait rien à signaler…

— Holà… Et bien toi on peut dire que tu es un veinard. Figure-toi qu’après ton départ, la vieille tour a été attaquée. Il court les bruits les plus étranges sur ce qui s’est exactement passé, on ignore qui a fait le coup et pourquoi, toujours est-il que ni les défenses magiques ni les professeurs n’ont pu repousser l’attaque. À l’aube, les villageois de Melokko ont vu une colonne de fumée s’élever de derrière la colline, ils sont accourus et tout ce qu’ils ont vu, c’est la tour livrée à l’incendie, et les cadavres épars de nos camarades. Aucun survivant, comme je te l’ai dit.

— Texto, confirma Chalabi, la mine sombre.

— Quelle horreur !

— Oui. Notre jeunesse qui s’envole. Tous nos compagnons…

— Je ne peux le croire… Mais quelle puissance aurait… C’était un lieu d’étude, de paix, nous n’avions rien d’assez précieux pour qu’on tue pour nous le prendre.

— C’est vrai, pour autant qu’on sache.

— Et on ne sait pas qui a fait ça ?

— Non, personne n’a rien vu, ni rien entendu. Mais si tu veux en savoir plus, il y a un type qui vend des petits objets en buis, un colporteur, il était à Melokko lorsque c’est arrivé, il pourra te raconter ça de première main. Je crois qu’en ce moment, il tient un étal sur la place du marché. Un certain Bobal, ou Babal, je ne sais quoi…

— Je vais aller trouver ce marchand, il faut tirer cette affaire au clair. Nos professeurs et nos compagnons doivent être vengés. Viendrez-vous avec moi, mes amis ?

— Houlà, où tu vas toi ? C’est un boulot pour des aventuriers ça, pas pour de pauvres débutants en magie comme nous.

— Note bien, reprit Chalabi, bientôt on pourra, ça fait un an que nous sommes à Banvars et nous intéressons une compagnie d’aventuriers. Le sorcier du groupe a dit qu’il consentirait peut-être à prendre l’un d’entre nous comme apprenti ! Et après ça, la fortune, la gloire… Nous pourrons peut-être convaincre nos compagnons d’élucider ce mystère.

Chalabi se rengorgea, rouge de contentement. Les yeux de Roman s’étaient aussi mis à luire à l’évocation de la fière existence des aventuriers. Quand à Morgoth, il cherchait le meilleur angle pour placer son coup, mais soudain, il reconnut une silhouette dans l’assistance.

— Tiens, une amie à moi, il faut que je vous présente. Xy ! Par ici. Xy, voici des camarades de classe Roman et Chalabi. Mes amis, voici Xyixiant’h, ma douce compagne.

— Non, sans blague, tu t’es trouvé une nénette ? Enchanté madame, c’est un plaisir de...

— Chérie, relève donc ta capuche, que ces messieurs n’aient pas l’impression que tu veux te cacher.

— Mais Vertu…

— Que Vertu aille au diable.

— Bon.

Xyixiant’h se montra. Elle avait acheté de nouvelles boucles d’oreille en or et saphir, ainsi qu’une chaînette en or soufflé très finement ciselée par des artisans qui n’étaient certainement pas les malhabiles orfèvres locaux. Elle tendit une main menue (avec une bague en plus, nota Morgoth), que les sorciers confus baisèrent en se prosternant tout bas, tant ils étaient confus. Morgoth passa une main dans la fourrure grise qui gainait la taille de sa bien aimée, et lui lança un grand sourire auquel elle répondit à grands renforts d’yeux humides. Puis il enfonça le clou.

— Xyixiant’h est la prêtresse de notre compagnie d’aventuriers. Au fait je ne vous ai pas dit, j’appartiens à une compagnie d’aventuriers.

— Quoi ? Tu as réussi à te faire prendre en apprentissage ?

— Non voyons, bien sûr que non.

— Ah.

— Je suis un compagnon, titulaire et sorcier de plein droit.

— Arkh ! gémit Chalabi.

— Tu… Tu te fous de notre gueule ! C’est impossible que tu sois… enfin, tu es Morgoth ! Rien que Morgoth, comment tu pourrais… et nous…

— Ces gens vous font des ennuis ?

Les deux sorciers se retournèrent, une vision d’apocalypse s’offrait à eux, celle d’un épouvantable cavalier en armure noire chevauchant un étalon nerveux de même couleur, penché sur eux avec un air menaçant.

— Ah, Mark, te voici de retour, quelle joie. Non, ces deux messieurs sont des amis à moi, Chalabi et Roman, deux sorciers avec qui j’ai étudié, dans mon jeune temps. Messieurs, voici sire Marken-Willnar Von Drakenströhm, dit « le Chevalier Noir » pour d’évidentes raisons. C’est notre paladin.

— Ghhh ! Fit Roman.

— Et donc sur ce entrefaits, messieurs, vous voudrez bien m’excuser d’abréger ces retrouvailles, mais nous devons retrouver une compagne afin de discuter d’une affaire de la plus haute importance. Je vous salue bien bas, au plaisir, Chalabi et Roman.

Et, laissant les deux sorciers béer tout leur saoul, Morgoth, suivi de ses deux compagnons, mit le cap vers la Maruste en sifflotant un air entraînant, puis en entonnant sans gêne « La Voie du Roy » :

Il avait fière allure sur son cheval de guerre

Au blanc carapaçon, à la cuisse légère,

Son nom était Camard le Chevalier Sans-Terre,

Regard d’un bleu d’azur, corps tout vêtu de fer.

Refrain :

C’est sur la Voie du Roy

Qu’ils s’en allaient chercher la gloire,

Au bout d’la Voie du Roy

Etaient tous leurs espoirs

Derrière suivait Sango, saint homme sans façon

Grand-Diacre de Hanhard portant haut son blason

Démons et infidèles, à croire les chansons,

Il avait renvoyés en enfer à foison.

(refrain)

À sa suite venait, de pourpre revêtu

Le très sage Anphorion, mage aux grandes vertus

Au savoir sans égal et, lorsqu’il avait bu,

Amateur de garçonnets, c’est souvent tu.

(refrain)

Zorgam, fils de Hamak, chevauchait à son flanc.

C’était un Héborien, de peau et cheveux blancs,

Un barbare albinos, vigoureux cependant,

Brandissant à la guerre l’épée à deux tranchants.

(refrain)

Le filou nommé Xalamish venait alors

Prompt à prendre la fuite comme à donner la mort…

— Dis-moi Morgoth, interrompit Marken qui savait la chanson interminable (car la Compagnie de la Voie du Roy comptait dix sept compagnons, quarante et un suivants, une centaine d’hommes d’armes et une trentaine de serviteurs, tous nommés et décrits dans le lai ci-dessus esquissé), te voilà d’une bien charmante humeur que je ne te connaissais pas jusqu’ici.

— C’est que vois-tu, ami Marken, je viens de vivre un moment d’intense jubilation en faisant mourir de honte et de jalousie ces deux crétins que je t’ai présentés. Tu ne peux imaginer les tourments dont j’ai été victime, durant mon enfance, de la part de ces malfaisants et de leurs semblables. Et je vois qu’aujourd’hui, me voici dans l’opulence, et eux dans la précarité, d’où mon contentement.

— N’est-ce pas un peu mesquin ?

— Si, totalement. Et j’assume.

— Bravo, saine attitude.

— Je n’attendais pas moins de compréhension de ta part. Pressons le pas maintenant, il faut trouver Vertu, j’ai des éléments intéressants à porter à sa connaissance, et j’ai besoin de son éclairage sur ces questions.

7. La leçon & sa mise en pratique

Vertu leur sut gré d’être à l’heure pour le déjeuner et fut ravie de revoir Marken. Elle s’était débarrassé de Piété d’une manière qu’elle n’explicita pas, et écouta avec intérêt le récit que lui fit Morgoth à propos de l’attaque et de la destruction de l’école du Cygne Anémique.

— Mais dis moi, les élèves et les professeurs de ton école avaient les moyens de se défendre, je suppose.

— Assurément, personne de sensé n’attaquerait une académie de magie.

— Et tu dis qu’il n’y avait rien à voler dans ton école ?

— Bien sûr, il y avait des livres précieux, quelques ingrédients magiques rares, du matériel de recherche… mais rien qui justifie les risques. Je veux dire que si quelqu’un est assez puissant pour s’en prendre à une académie de magie, il peut se procurer tout cela légalement, aucun besoin de se battre.

— C’est curieux en effet. Je doute que nous puissions tirer cette affaire au clair avant l’épreuve pour laquelle nous nous sommes engagés, mais nous avons quelques jours pour progresser dans la connaissance de ce mystère. Demain matin, nous devrions tenter de chercher ce monsieur Bouboule, pour qu’il nous en dise plus.

— Je pensais y aller dès cette après-midi.

— N’as-tu pas oublié nos leçons d’escrime ?

— Ah c’est vrai, tu as raison.

— Leçon d’escrime ? S’étonna Mark, qui finissait son plat sans rien perdre de la conversation.

— Morgoth tient absolument à pouvoir manier l’épée. Ah mais au fait, tu ne voulais pas faire un peu de chaîne Vantonienne ? Mark, on s’était dit que tu pourrais lui apprendre quelques passes.

— Tu veux apprendre la chaîne ? C’est pas banal ça. Bon, si tu veux, je vais t’apprendre les bases que je connais, mais je te préviens, je ne suis pas un spécialiste.

— Qu’à cela ne tienne, je souhaite juste ne pas me ridiculiser.

— Alors soit, je t’apprendrai. En fait, le plus difficile est de bloquer la chaîne en fin de course, plus d’un ahuri s’est pris la boule dans les glaouïs comme ça, mais une fois qu’on a pris le coup...

— Ah oui ?

Et donc, restaurés en contents, ils retournèrent tous les quatre à la salle d’armes, et s’y défoulèrent à l’envi, les filles à l’épée, les garçons à la chaîne. En passant, Morgoth s’en était achetée une, suivant les conseils de Marken, et la manipulait avec une évidente fierté. Les premières heures d’apprentissage furent difficiles, mais notre héros s’obstina, et vers la fin de la journée, il commença à obtenir quelques résultats encourageants. Xyixiant’h, pour sa part, compensait par l’audace et la souplesse la force et la technique qui lui faisaient défaut, et s’enhardissait de plus en plus à la rapière, à tel point que Vertu devait parfois la calmer pour éviter que le jeu en devienne trop sérieux. Ils étaient tous fort satisfaits du résultat lorsque, le soir et la fatigue venant, ils sortirent dans la petite rue. Pour changer, ils décidèrent d’aller visiter une de ces tavernes dont on leur avait vanté les douteux mérites, près de la Porte d’Airain.

Là, blottie sous les deux tours d’une hauteur impressionnante (quoique inutile du strict point de vue défensif) qui encadraient le grand portail de chêne plaqué et cloué de bronze, on pouvait trouver un établissement intitulé « les Crocs de Lembar », largement implanté et haut de trois étages. Les Banvarois l’évitaient autant que possible, c’était un lieu pour les étrangers, les voleurs et les gens de mauvaise vie, pas pour les chargés de famille ayant une activité honorable. Bien des gens du pays avaient passé leur vie à Banvars sans pénétrer jamais dans ce lieu pourtant connu de tous, et il circulait à ce sujet bien des histoires parlant de sang, de sexe et d’or, qui pour certaines étaient véridiques. C’était bien plus qu’une taverne, car outre réjouir son palais, on pouvait aussi y écouter des musiciens, y voir des spectacles, y acheter certaines marchandises dont la clientèle pourrait avoir besoin, et y vendre éventuellement son surplus, y monnayer les faveurs de femmes lascives, s’y enivrer de ce qui se boit, se mange ou se fume et vous mène au-delà des horizons les plus lointains l’espace d’une soirée. On y trouvait aussi, mais uniquement si l’on cherchait, une chapelle de Myrna, où l’on pouvait déposer une obole pour s’attirer la chance avant de faire une affaire ou de partir en quête. La Salle Carrée, avec son vaste parterre et ses trois rambardes de bois, pouvait sans peine accueillir plus de spectateurs que le théâtre municipal autour d’une scène à peine mieux conçue. Les trois douzaines de tables carrées étaient noires de monde, des convives qui se toisaient, se hélaient de loin en loin. Il sembla à Morgoth que tous les peuples du septentrion s’étaient donnés rendez-vous dans cet unique endroit pour ripailler, et tous mettaient un point d’honneur à arborer les habits traditionnels de leur tribu, caste, race ou religion. Il vit sans surprise Roman et Chalabi qui vaquaient là à leurs affaires de peu d’envergure, et les salua avec un grand signe de la main et un grand sourire parfaitement hypocrite, tout en glissant entre ses dents serrées un « non mais regardez moi ces deux grandes andouilles ». Il salua aussi d’un air grave quelques autres collègues sorciers plus âgés, qui lui rendirent son salut avec autant de gravité, non sans observer d’un air légèrement intrigué la chaîne qu’il avait nouée autour de ses reins et de ses épaules, à la manière Vantonienne comme lui avait appris Marken pas plus tard que cette après-midi. Pourtant chacun ici avait au côté la dague, l’épée ou le gourdin clouté, à telle enseigne qu’il paraissait malséant de se présenter les mains nues.

Adossé à la rambarde du premier balcon, indifférent au va-et-vient des ivrognes et des catins comme au tumulte ambiant, il y avait un personnage qui observait la scène. Il était entièrement revêtu d’un long manteau à capuchon, tout d’une lourde étoffe noire, à l’exception d’un motif compliqué, mêlant courbes et saillies, sans signification immédiatement compréhensible, cousu de satin violet sombre qu’on avait peine à distinguer dans la pénombre. Ni son comportement ni sa mise n’étaient de nature à attirer l’attention, tant les inconnus peu bavards vêtus de la sorte faisaient partie du quotidien des aventuriers. Pourtant, personne n’aurait eu l’audace d’aller lui offrir à boire ou lui chercher querelle, car à chaque regard que vous lui consacriez, à chaque fois que vous l’approchiez, vous étiez pris d’un malaise, d’une sensation que l’on ne pouvait définir autrement qu’en disant qu’elle était déplaisante, sans cependant pouvoir apporter plus de précision. Il était sans doute là depuis des heures, peut-être des jours, l’établissement ne fermait jamais, mais soudain, il s’éloigna de la balustrade, hésita un instant, puis descendit dans la salle. Souple tel un spectre, il se fraya sans peine un passage parmi la foule et se dirigea vers l’immense comptoir, où pas moins de cinq barmen n’étaient pas de trop pour étancher la soif de l’assemblée, et avisa un jeune Ambrin perdu dans ses pensées, probablement éméché. Il l’aborda, lui paya une chope, discuta avec lui quelques minutes, se retournant parfois d’un air sinistre vers la salle. Mais dans l’agitation du lieu, ce manège passa totalement inaperçu aux yeux de nos héros, venus ici pour se distraire.

— Et moi je prendrai un pâté de canard sauvage dans son petit pain de campagne croustillant, suivi du coulis de bœuf aux airelles farci au gésier d’âne, servi sur sa garniture forestière. Et un pichet de cidre.

— Doux ou brut ? Demanda la serveuse.

— Euh… brut.

— C’est drôle, dit Mark, on m’avait dit que les elfes étaient végétariens.

— Ah oui ? Fit distraitement Xyixiant’h. Les pauvres…

— Voici donc où étaient passés tous les aventuriers de la ville, s’exclama Morgoth en examinant les dorures passées et les rideaux maculés qui ornaient ce lieu festif.

— On aurait peut-être dû venir plus tôt, convint Vertu. Mais il y a moins d’ambiance qu’avant, je trouve. Ah, si tu avais connu les Crocs de mon temps, ces rixes, ces beuveries… un vrai coupe-gorge, ah ça oui ! On dirait que ça s’est assagi.

— Le propriétaire doit être un des hommes les plus riches de la ville, j’imagine.

— À vrai dire, personne ne sait qui possède cette taverne. Certains prétendent que c’est la propriété de la Prudentielle de Prévoyance-Vie, mais je sais pour ma part, et de source sûre, que ce n’est pas le cas. D’autres prétendent que plus prosaïquement, elle appartiendrait à une holding de droit Balnais cotée à la bourse de Dhébrox. En tout cas, c’est une affaire rentable, c’est sûr.

— Toi morveux, j’aime pas ta tronche.

C’était un individu dégingandé à la face allongée, la trentaine environ, qui s’adressait à Morgoth. Son costume était des plus curieux, entièrement fait de bandes de cuir rouge zébré de jaune, probablement du grand-serpent de neige, qui prenait cette teinte une fois tannée. De larges portions de peau restaient à nu, il devait donc se réchauffer par une grande cape teinte elle aussi de rouge, des cuissardes fourrées et une curieuse toque allongée d’avant en arrière, de la même couleur, complétaient la panoplie. Il avait l’œil dans le vague, manifestement il avait bu.

— Je suis désolé de vous déplaire monsieur, répondit le sorcier avec diplomatie, et si vous explicitiez vos griefs, je me mettrais en devoir de me corriger séance tenante.

— J’aime pas ta voix non plus. Et j’aime pas les petits merdeux qui se prennent pour des sorciers.

— Je vous assure monsieur, que je suis désolé de vous inspirer tant de… Ah, mais j’y suis, vous cherchez la bagarre ! Je suis navré de devoir refuser, je ne prise guère la violence…

La brute planta brusquement son arme dans la table, entre les doigts de Morgoth. C’était un stylet, intermédiaire entre une dague et une rapière. Il l’avait sorti si vite que le sorcier n’avait rien vu venir.

— Si tu cherches la merde ducon, intervint Mark, la main sur le pommeau…

— J’t’ai pas causé à toi. C’est lui et moi, dans l’arène, dans cinq minutes !

— Non Morgoth, s’écria Vertu, rien ne te force à relever le défi, ce n’est qu’un ivrogne.

— Vous avez bu, monsieur, plus que de raison, et je vous engage à faire preuve de retenue…

— Mais j’avais pas vu, y’a papa et maman ! Ah excuse moi gamin, je t’avais pris pour un adulte ! Ah ah ah !

— Très bien monsieur le bélître, dans l’arène, pas plus tard que tout de suite.

— Ouais, enfin, monsieur Sang-de-Navet se trouve un peu de fierté virile. Prépare-toi au duel, je te laisse le temps de faire une dernière prière et de dire adieu à tes amis, p’tit bonhomme.

Et il repartit vers le fond de la salle, encouragé par la salle qui n’avait rien perdu de l’échange et se réjouissait à l’idée d’un sanglant combat.

— Morgoth, demanda Xyixiant’h, plus blanche encore qu’à l’accoutumée, tu ne vas pas vraiment te battre non ?

Le cœur du sorcier se serra dans sa poitrine. Il savait s’être engagé inconsidérément, il savait avoir fait une sottise, il savait aussi qu’il n’était plus temps de reculer, qu’il déchoirait devant ses compagnons et l’élue de son cœur si, maintenant, il reculait. Vertu l’attrapa par la manche.

— Mais tu as totalement perdu la raison ! N’as-tu pas vu qu’il s’agissait d’un Ambrin ?

— Un Ambrin, tu veux dire, un adepte de l’école du Pic-Gaillard ?

— Bien, si tu en as entendu parler, tu connais leur réputation.

Effectivement, même Morgoth, qui n’était pas beaucoup sorti de son école, connaissait l’Ordre Ambrin. Il s’agissait d’une confrérie de magiciens, adeptes du dieu Hanhard, et vivant selon ses préceptes dans une école-citadelle aux confins de la chaîne du Portolan. Mais à l’inverse des autres écoles de magie, qui avaient à cœur d’enrichir la sorcellerie, de conserver le savoir ancestral et d’approfondir les connaissances mystiques, l’école du Pic-Gaillard prodiguait un enseignement pratique, purement versé dans la magie de bataille et l’art du duel. En outre, tous les étudiants, qui vivaient dans des conditions particulièrement éprouvantes, se voyaient infliger un entraînement physique rigoureux et une pratique quotidienne des armes. Ceux qui sortaient vivants du Pic-Gaillard pouvaient par la suite trouver sans peine à s’employer dans les compagnies d’aventuriers ou de mercenaires, chez lesquels ces mages d’élite étaient fort prisés.

— Je suis fichu, résuma Morgoth.

— Souhaites-tu toujours le combattre ?

— Je n’ai pas le choix, j’ai donné ma parole.

— Ah bien sûr, ta parole, ton honneur. Tu n’as visiblement rien retenu de mon enseignement. Bon, alors sache que la situation n’est pas si désespérée. J’ai un peu observé ton adversaire pendant qu’il pérorait, et voici quelques éléments positifs. Tout d’abord, il est fin saoul. Ne compte pas le voir s’écrouler devant toi, il n’en est pas encore à ce point, et l’excitation du combat se chargera de le dégriser assez vite, toutefois même alors, ses réflexes seront un peu plus lents qu’à la normale, sa vision moins aiguë, et son jugement pourra être troublé. Tâche de le mettre en colère, il n’en aura que plus de difficulté à lancer ses sortilèges. En outre, il ne porte aucun insigne de grade, comme aiment à en arborer les Ambrins. À son âge, c’est curieux, sans doute n’est-il pas le meilleur Ambrin qui soit. Enfin, tu as vu son stylet, c’est une arme redoutable, mais de courte portée, et toi tu as une chaîne Vantonienne, tu peux donc le tenir à distance quelques temps. Sers-t-en.

— Merci Vertu, tu me remontes un peu le moral.

— Oh pitié Morgoth, implora l’elfe, ne te bats pas avec lui, il va te tuer !

— Il le faut Xy, il le faut. Allons, sachons être brave. Où est cette arène, qu’on en finisse ?

On l’appelait « les Piliers d’Agonie ». On l’avait aménagée au deuxième niveau des sous-sols du bâtiment, sous les caves, à une époque où ce genre de combats était interdit (peut-être était-ce toujours le cas, nul ne le savait). Il s’agissait d’un enclos rectangulaire de vingt pas de long sur quinze de large, creusé quatre pieds sous le niveau général du sol, et ceint d’une balustrade de briques et de pierres taillées ornée de crânes humains innombrables, peut-être ceux des perdants dont les familles n’avaient pas réclamé les corps. Trois rangées de lourds piliers de pierre soutenaient la voûte basse, dont deux sortaient du sol boueux de la fosse. Ces deux piliers qui donnaient son surnom au lieu, on avait pris soin de les protéger des mauvais coups de masse en les habillant de plaques de cuivre bosselé, luisant d’un éclat sanglant à la flamme des torches. Autour de la fosse, le tavernier avait disposé des gradins surélevés sur deux niveaux concentriques, assez mal conçus du reste car les spectateurs debout sur la marche extérieure devaient, s’ils étaient de robuste constitution, se baisser pour ne pas heurter le plafond. Sans perdre une minute, voyant qu’un combat se préparait, le tenancier avait dépêché un acolyte à la petite buvette qui avait été opportunément aménagée à l’entrée de la salle, et qui faisait pour l’instant des affaires d’or. Quelques filous prenaient déjà les paris tandis que, dans la fosse, le vantard à la livrée rouge n’avait pas attendu son adversaire et esbaudissait l’assistance enthousiaste à grands renforts de lestes passes d’armes et moulinets. Morgoth nota avec un plaisir très mitigé qu’il comptait se battre avec deux stylets, un dans chaque main.

— Morgoth !

— Oui douce Xyixiant’h ?

— Mes larmes ne t’aideront pas, alors reçois ma bénédiction. Puisse Melki te protéger des coups de ton adversaire.

Et la prêtresse posa gravement sa main sur le cœur du magicien, qui s’en trouva empli d’un courage nouveau et d’une vigueur renouvelée qui effaça d’un coup les fatigues de la journée.

— À mon tour gamine, fit Vertu lorsqu’elle eut terminé. Tu voulais de l’action, en voilà ! Garde bien à l’esprit ce que je t’ai appris, protège-toi le plus longtemps possible, et si une ouverture se présente, frappe vite et fort, sois sans pitié, ce type n’a pas l’air du genre à s’arrêter au premier sang.

— Sois sans crainte, je n’ai aucune intention de périr ce soir.

— Bien, bien.

— Pour ma part, intervint Marken, je n’ai pas grand chose à te dire, si ce n’est que l’heure est venue pour toi de devenir un homme. Ou un cadavre, mais au moins un cadavre honnête. Bats toi avec fierté, ne tremble pas, va bravement au devant de la mort car dans cette situation, c’est ta seule chance de l’éviter, toute couardise te perdrait. Allez sorcier, fais-nous honneur !

Pour l’instant, Morgoth entretenait un état d’esprit volontaire et martial, mais il se connaissait et savait que la peur allait venir. Il priait pour qu’à l’instant fatidique, son bras ne reste pas paralysé par la terreur, il priait pour que la force ne lui fasse pas défaut. Il regarda sa main, déjà elle tremblait. Il serra son poing, déplia sa chaîne, puis sans se retourner, sans prêter attention aux clameurs de la foule qu’il traversait, il franchit les piliers qui marquaient l’entrée de l’arène, descendit l’escalier raide qui menait au sol de sable, de boue et de sang, et lorsque la grille de fer forgé ornée de mâchoires humaines descendit derrière lui, malgré le nombreux public aux cris stridents et les encouragements de ses amis, il se retrouva seul face à son provocateur.

Le sorcier rouge se dandinait d’un pied sur l’autre, pointant ses armes en direction de Morgoth, de la gorge de Morgoth pour être précis, tout en arborant une moue à la fois amusée et dédaigneuse. Il sautillait prestement, passant derrière un des piliers, se moquant ouvertement du jeune magicien qui lui faisait face. « Il se fatigue », se dit Morgoth pour se rassurer. Il n’avait, bien sûr, aucune expérience des duels de sorciers. Il avait bien quelques sorts tout prêts à l’emploi, mais n’avait pas prévu de devoir se battre ce soir, tout ça avait été si soudain. Il avait à sa disposition un sortilège d’Eclair, le plus puissant qu’il connaissait, mais il ne pouvait l’employer dans l’espace réduit de l’arène. Il avait aussi tout prêt une Invisibilité, sans utilité car ses empreintes dans le sol meuble trahiraient sa présence, une Dague d’Alozaro qui pourrait lui être utile, une volée d’Etoiles de Mage, un sortilège de Lumière, un Entrelacement… Soudain il vint à Morgoth un plan de bataille qu’il mit en pratique sur le champ.

Il entonna entre ses lèvres serrées une mélopée, et de ses mains dessina dans l’air les symboles qu’il connaissait, il s’agissait d’un sortilège de pétrification. À vrai dire, Morgoth ne comptait pas pétrifier son adversaire, il n’avait de toute façon pas préparé ce sort, il se contenta de mimer le sortilège, de le contrefaire. L’Ambrin, bien sûr, reconnut le sort, et à son tour se lança dans l’incantation que Morgoth attendait de lui, une Protection contre la Pétrification. Or ce dont notre sorcier avait besoin, ce n’était que de temps, et l’incantation de la Protection demandait un bon moment. Sans cesser une seule seconde de brasser l’air en marmonnant, il infléchit le ton de sa voix, donna libre cours à l’énergie magique qui l’animait et s’apprêta à lancer son sortilège d’Entrelacement. Or, l’Ambrin n’était pas né de la dernière pluie, et avait quelques duels derrière lui, certains perdus, d’autres gagnés. Peut-être abandonna-t-il son sortilège en cours, peut-être avait-il anticipé la ruse de Morgoth et mimé lui aussi son sortilège protecteur, on ne le sut jamais, mais d’un coup il changea d’optique et lança un sortilège élémentaire, que tous les sorciers et la plupart des non-sorciers connaissaient, les Etoiles de Mage. Un mot suffit, cinq étincelles de lumière jaillirent de ses cinq doigts et en un instant franchirent l’espace qui séparait les deux combattants, serpentant entre les piliers, et frappèrent Morgoth en pleine poitrine. D’atroces brûlures le crucifièrent sur place, ses jambes tremblèrent, et l’Ambrin se vit le combat gagné.

Mais les vivats de la foule saluèrent le courage de Morgoth, l’exploit surhumain et l’extraordinaire démonstration de volonté et de maîtrise de soi dont ils furent témoins. Car chassant peur et douleur de son esprit, le jeune sorcier un instant troublé parvint à reprendre le fil de son délicat sortilège. Voyant qu’il n’avait plus le temps de lancer un autre sort, l’Ambrin bondit, dagues en avant, avec la ferme intention d’en finir au corps à corps. Il n’en eut pas le temps, car jailli de la base du pilier dont il était proche, des filaments d’énergie pourpres et or claquèrent dans l’air empuanti de la cave et se mirent à danser dans l’air jusqu’au plafond, accueillis par des cris mi-terrifiés, mi-admiratifs de l’assistance. Le sortilège était parfait, sa puissance était maximale, et sa zone d’effet si étendue qu’elle recouvrit bientôt Morgoth et une bonne partie des spectateurs eux-mêmes. Les filaments dansant dans l’air s’enroulaient autour des chevilles, des torses, des bras de tous ceux qui étaient concernés, en une étreinte qui sans être brutale, n’en était pas moins ferme et gênait quiconque désirait bouger. Impossible dans de telles conditions de lancer un sortilège. Et c’était bien le plan de Morgoth qui, bien qu’entravé à l’égal de son ennemi, se retrouvait maintenant avec un avantage considérable, procuré par l’allonge supérieure de son arme. Il fit avec difficulté un pas vers lui, et lorsqu’il s’estima à distance raisonnable, décocha de toutes ses forces la pointe de son arme. Mais les filaments d’énergie se collèrent autour des maillons et arrêtèrent la course meurtrière de l’arme. Il la retira de l’entrelacs doré, attentif aux mouvements de son adversaire qui tâchait d’atteindre sa botte de sa main gauche. De nouveau, il lança son arme, cette fois-ci en envoyant la lourde boule de fer en avant. Elle frappa l’épaule de l’Ambrin, qui gémit de douleur, mais la force du coup avait été amoindrie là encore par l’action du sortilège, sans quoi il aurait eu la clavicule brisée. L’intention du soudard était maintenant claire, il avait tiré une dague de sa botte et s’apprêtait à la lancer à son adversaire. Il aurait fallu à Morgoth un bouclier pour se protéger efficacement, et il ne pouvait fuir à l’abri, il vit avec horreur le malandrin le viser, lancer le bras… mais il fut retenu au dernier moment par un des filaments enroulé autour de son coude, et le projectile se perdit dans la poussière. L’Ambrin hurlant de rage prit le parti de se rapprocher de Morgoth, qui à son tour recula, déplacement qui eut lieu à une vitesse ridicule tant ils étaient l’un et l’autre handicapés par le sort d’Entrelacement. Notre ami parvint ainsi à conserver une distance de sécurité, et tout arc-bouté qu’il était vers l’arrière, il put encore porter deux attaques, dont l’une atteignit le sorcier rouge à la poitrine avec quelque force.

Il sentit soudain dans son dos un contact ferme et glacé, la pierre humide qui entourait l’arène, il était adossé au mur. Triste situation, l’autre arrivait avec ses stylets, ivre de colère. Il décida de se décaler vers sa gauche en longeant la paroi, peut-être parviendrait-il à mettre un pilier entre eux deux, ce qui lui offrirait un répit. Mais il fut brutalement arrêté dans ses considérations stratégiques par le brusque arrêt du sortilège d’entrelacement, dont la durée avait expiré et qui venait de se vaporiser comme s’il n’avait jamais existé. Morgoth perdit l’équilibre et trébucha, mais ce fut son adversaire qui, s’étant arc-bouté plus que de raison, se retrouva propulsé vers l’avant et chut mollement par terre. Aussitôt, Morgoth lança ses propres Etoiles de Mage sur l’adversaire qui se redressait, trois étincelles partirent dans un sifflement strident et frappèrent l’Ambrin, ce qui n’eut pas d’autre effet apparent que d’attiser sa furie. Il bondit vers Morgoth, dagues en avant, comme un léopard. Notre sorcier se jeta de côté pour l’éviter, et parvint à mettre la colonne entre lui et les charges meurtrières dont il était victime. Alors il chancela, et sentit un trait de feu déchirer son flanc.

Il croyait avoir évité l’attaque, et c’était en partie vrai, mais en partie seulement. Dans un éclair, la pointe acérée de l’Ambrin avait pénétré la robe de zibeline grise et la chemise du magicien, lui causant une longue et profonde estafilade au côté. Le sang dégouttait maintenant sur le sol de l’arène. Morgoth invoqua son sortilège le plus rapide, la Dague d’Alozaro. Un flamboiement d’énergie jaillit de son poing droit dans le prolongement de son bras, un sortilège simple mais mortel. Il prit sa chaîne dans sa seule main gauche, en deux endroits à la fois, laissant entre les deux une longue et lourde boucle qu’il fit tournoyer autour de sa tête pour se défendre. L’autre, déjà, arrivait, l’écume aux lèvres. Rapide comme le guépard, il feinta sur la droite, puis plongea sur la gauche pour passer sous la chaîne. Morgoth fut plus rapide, encore une fois il plongea, et cette fois il évita bel et bien l’attaque. Il pivota sur son talon droit pour suivre la course de son ennemi, et soudain il vit l’occasion. L’ouverture dont lui avait parlé Vertu, elle était là. Tout était réuni, l’arme dans son poing, l’ennemi sans défense durant une fraction de seconde, tout était soudain clair dans sa tête, tout s’assemblait en une mortelle mécanique. Le sorcier lança la boucle de chaîne qui s’ouvrit dans les airs avant de retomber devant l’Ambrin. Il tira alors de toutes ses forces, les maillons impitoyables se refermèrent sur le cou du sorcier rouge, les pointes cruelles de l’arme faisant jaillir un collier de sang. Morgoth ramena son ennemi à lui d’une main ferme et lui décocha un vigoureux coup de pied dans l’échine, qui le fit tomber à genoux, une main tendue vers les spectateurs, une autre à son col.

Tout était simple maintenant pour Morgoth, l’autre était à sa merci. Il leva son poing droit pour porter le coup de grâce. Il hésita. Le temps s’englua, s’écoulant avec une lenteur prodigieuse, la foule se tut. Etait-ce nécessaire ? Peut-être ainsi réduit à l’impuissance, l’Ambrin s’avouerait-il vaincu ? Peut-être non ? Etait-il en train de gâcher sottement sa seule chance de gagner le combat ? Pouvait-il prendre un tel risque ? À en croire Vertu, il devait frapper, telle était la loi des combattants. Et il devrait vivre toute sa vie en sachant être un assassin, une telle pensée le remplissait de dégoût.

Il sentit que le sortilège, lentement, décroissait dans son poing.

Son adversaire se débattit avec vigueur.

Et la clameur de la foule éclata.

L’homme à la cape noire serra la rambarde de sa main, puis recula calmement pour se fondre dans l’ombre.

8. Une calme journée à Banvars

C'est une fois qu'ils furent revenus à l’auberge du Chamois Sautillant que Morgoth reprit tous ses esprits. Il n’avait que quelques images floues de ce qui s’était passé après la fin du combat. Il avait vaguement le souvenir qu’on l’avait porté en triomphe, que Xyixiant’h l’avait soigné, puis qu’ils étaient rentrés tous quatre dans la nuit glacée. Mais ce n’est qu’une fois attablé avec ses compagnons autour d’un bol de lait chaud aux herbes qu’il redescendit plus ou moins sur terre.

— Je suis un meurtrier, fit il d’une voix blanche en contemplant ses mains meurtries à force d’avoir serré les maillons de sa chaîne.

— Exact, tu es un meurtrier vivant, et l’autre, c’est un mort, et c’était probablement aussi un meurtrier. Songe bien qu’à tout prendre, il vaut mieux être à ta place qu’à la sienne. En tout cas tu t’es remarquablement comporté au combat, je suis fière de toi. Esprit d’à-propos, rapidité et précision dans l’exécution, c’était remarquable, tu n’as pas volé ta victoire, que tu peux savourer à juste titre. C’est seulement dommage que tu te sois laissé entraîner dans ce duel stupide. À l’avenir, tu devras songer à te maîtriser un peu mieux.

— Sois sans crainte, j’ai pris une bonne leçon. La prochaine fois, je laisserai dire, crois moi !

— À la bonne heure. Bois ton lait, ça va te calmer.

— Mais au fait, demanda Mark, pourquoi donc ce type voulait-il tant te tuer ?

— Je n’en ai aucune idée, je ne le connaissais même pas.

— Je pense, hasarda Vertu, qu’il voulait te prendre ce que tu possèdes, ton or, tes armes, tes objets magiques… Sans doute, en voyant ton jeune âge, a-t-il cru que ce serait facile pour lui de dépouiller ton cadavre.

— Mais… C’est stupide, vous l’auriez empêché de me voler, n’est-ce pas ?

— Non Morgoth, telle est la coutume. Celui qui survit à un duel prend tout ce que son adversaire malheureux porte sur lui. Un usage aujourd’hui un peu désuet veut qu’avec cet argent, il paye la sépulture du perdant. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait en ton nom, après le duel. Nous avons payé l’aubergiste pour qu’il enterre l’Ambrin, et nous avons mis ses affaires dans ce baluchon. Il n’y avait pas grand chose, de toute façon.

— Pauvre homme, je ne savais même pas son nom !

— Oui, il aurait pu avoir la politesse de se présenter. Bah, allons nous coucher, la journée a été riche en émotions, tu y verras plus clair demain.

Ils finirent leurs boissons reconstituantes et montèrent à leurs chambres. Morgoth s’affala sur son lit, qui était agréablement mou et dont il commençait à connaître chaque puce. Il allait s’endormir ainsi sans même se déchausser lorsqu’il fut tiré de son sommeil par un étrange bruit de ferrailles qui s’entrechoquent, provenant de la chambre voisine, que Xyixiant’h occupait. Il se demandait de quoi il était question lorsqu’un grattement discret émana du mur.

— Morgoth ? Chuchota l’elfe.

— Oui, aimée ?

— Peux-tu venir deux secondes, si tu n’es pas trop fatigué ?

— Certainement.

Il trouva la force de se relever, entrebâilla la porte pour jeter un œil dans le couloir, livré aux ténèbres les plus profondes et aux ronflements des autres clients. Il éteignit sa chandelle, sortit dans le couloir et à tâtons trouva la porte de sa compagne, qu’il ouvrit.

Elle avait répandu sur le lit une grande quantité de pièces d’or et d’argent luisant d’un éclat discret. Nue, elle s’était allongée sur le métal précieux et s’en était en partie recouverte, les bras ramenés au-dessus de sa tête exquises, les yeux mi-clos, le plus innocent des sourires sur les lèvres. Jamais ses boucles dorées, qui s’étalaient parmi son trésor en un continuum flou, n’avaient paru aussi abondantes et resplendissantes.

— Viens à moi, mon beau guerrier, toi qui a fait de moi une femme riche.

— Diable, et en quoi ? Demanda Morgoth qui, d’un coup, oublia ses scrupules moraux et l’homme qu’il avait tué une heure auparavant.

— Et bien, d’une part, tu es ressorti vivant de l’arène, et ta présence à mes côtés constitue une grande richesse. Et ensuite, j’avais parié tout mon or sur ta victoire, et nous étions peu nombreux dans ce cas ce soir (elle laissa filer entre ses doigts menus une pluie d’or). Cent trente ducats joués à vingt contre un, mon bel ami, fais le calcul toi-même. Ce haut fait vous vaudra, monsieur, une haute récompense.

Marken s’éveilla de bon matin et d’excellente humeur, et après quelques ablutions, descendit dans la salle pour y prendre un petit déjeuner, méprisant par là l’usage local qui voulait qu’on n’en servît point. Il fut bientôt rejoint par Vertu, plus baillante que pimpante, qui l’imita. Puis, comme ils avaient des affaires à régler en ville, notamment retrouver le marchand témoin revenant du Cygne Anémique, le Chevalier Noir remonta à l’étage afin de réveiller ses jeunes compagnons.

— Holà, gladiateur, debout, c’est l’heure de…

Vide.

Perplexe, il sortit voir Xyixiant’h.

— Dis-donc Xy, le sorcier n’est pas dans sa piaule, tu n’as rien enten… oups, excusez moi. Bon, on n’attend que vous en bas.

— Euh… Oui oui, cinq minutes, on arrive.

Puis, hilare, le paladin redescendit et se commanda une chope d’hydromel.

Les jeunes gens descendirent et se restaurèrent avec d’autant plus d’entrain qu’ils avaient omis de le faire la veille au soir. On félicita encore chaleureusement Morgoth de sa victoire, rien dans l’attitude de Vertu n’indiquait qu’elle avait eu connaissance des découvertes de Marken, lequel ne pouvait s’empêcher de glisser de fines remarques du genre « c’est vrai que l’exercice ouvre l’appétit, ah ah ah ! ». Toutefois, ils lui surent gré de sa discrétion, et Morgoth s’empressa d’aborder d’autres sujets.

— Donc, nous avions convenu d’employer la matinée à rechercher ce fameux marchand.

— Bonne idée, fit Mark, ça nous fera une petite sortie.

— Euh, dis moi Xy, ce gros sac là…

— Oui ?

— Je suppose qu’il s’agit bien de ce dont il s’agit.

— Ben, c’est mon or.

— Oui, c’est bien ça. Tu comptes te le trimballer comme ça toute la journée ?

— Et pourquoi pas ?

— Et bien, d’une part parce que toute la ville sait maintenant que tu es scandaleusement riche et que tout le monde va tenter de te voler, et d’autre part parce que tu vas mourir d’épuisement avant midi, vu que ce sac pèse à vue de nez la moitié de ton poids.

— Oh, tu exagères, je ne suis pas si grosse. Mais que veux-tu que j’en fasse ? Je ne peux pas le laisser dans ma chambre, tout de même.

— Ah non en effet, ce serait encore plus bête. Je pensais que tu pourrais par exemple le confier aux Gougiers.

— Les quoi ? Tu veux dire les Gougiers de Banvars, ces gens louches qui étaient mêlés à notre précédente aventure ?

— Je mettrais la main à couper que le type qui nous a engagés n’a jamais mis les pieds chez les Gougiers, et qu’il s’est prévalu d’eux indûment pour se procurer une couverture prestigieuse. En fait, les Gougiers de Banvars sont une vieille et honorable compagnie marchande, qui a des comptoirs dans de nombreuses villes de Misène et des pays avoisinants.

— C’est bien ça, mais pourquoi leur donner mon or ?

— Et bien parce que c’est plus pratique. Contre ton or, ils te donneront un parchemin certifiant que tu as déposé chez eux la somme en question. Contre ce parchemin, ils pourront te rendre ton or sur simple demande, que ce soit à Banvars ou à n’importe lequel de leurs comptoirs. Et ce parchemin, nul n’a intérêt à te le voler, puisqu’il indiquera ton identité et ta description, et possèdera une marque magique impossible à contrefaire, dont un double te sera confié. De la sorte, tu voyageras en toute confiance.

— Comme c’est astucieux !

— En effet, en outre ton or, confié aux Gougiers, sera à l’abri, puisqu’ils disposent de coffres et de chambres fortes, gardées par des mercenaires compétents, des créatures voraces et des sortilèges dissuasifs. En plus, ils sont très liés avec l’Honorable Société, tu n’as donc rien à craindre.

— Ah je comprends, donc si un voleur dérobe leur or, l’Honorable société leur rembourse !

— Oui, enfin, en théorie. Dans la pratique ça n’arrivera jamais.

— Pourquoi ?

— Ah là là, jeunesse… Bon, alors je conduis la petite déposer sa fortune, pendant ce temps vous écumez le marché, on fait ça ?

— Donc moi je me suis fait du souci pour ta santé toute la nuit, et pendant ce temps, Monsieur avait le nez dans la touffe !

— Quel langage ! J’ai à son endroit les intentions les plus honorables !

— À son endroit je n’en doute pas, mais à son envers ?

— Non mais je t’en prie, nous parlons de Xyixiant’h, qui est une jeune fille de qualité et non une des catins avinées que tu as l’habitude de fréquenter.

— Allons, ne prends pas la mouche compagnon, de toute façon, pour en avoir visité de toutes les variétés, j’ai eu le loisir de constater que toutes les femmes étaient plus ou moins constituées de la même façon, quelles que fussent leurs rang et qualité.

— Peu me chaut ton expérience des filles de mauvaise vie, je compte bien, lorsque notre situation sera assurée, m’établir avec elle comme un honnête homme.

— À ton âge ? Quelle pitié. Cela dit, il est vrai que tu auras du mal à trouver mieux. J’ai moi même pas mal vécu et erré à droite et à gauche, je croyais savoir ce qu’était la beauté et la grâce féminine, mais je dois confesser que les plus belles princesses de Malachie et les plus douces courtisanes de Pthath font figure de laiderons flétris à côté de ta douce et tendre.

— Oui, c’est vrai qu’elle a jolie figure.

— Ah ça tu peux le dire. Des veinards de première j’en ai connus, mais de là à se fourrer la plus belle fille du Septentrion… Heureux Morgoth. Bon, trouvons notre marchand avant qu’il ne me vienne l’envie de te la piquer.

— Oui, oui. Euh, à part ça, nous avons un peu discuté elle et moi, et nous nous demandions s’il était réellement indispensable de parler de toutes ces choses à Vertu. Tu la connais mieux que moi, quel est ton avis ?

— Mon avis rejoint le tien, ce n’est absolument pas nécessaire. Il est difficile de dire qu’on connaît jamais quelqu’un comme Vertu, qui est une personnalité complexe, toutefois j’ai dans l’idée que votre liaison ne l’enchanterait guère. C’est plutôt le genre d’individu avec lequel, comment dire, la franchise est rarement payante. Elle se doutera bien de quelque chose un jour ou l’autre, évidemment, mais je te conseillerai plutôt de la laisser découvrir ces choses par elle même.

— C’est bien ce qu’il me semblait.

— Car vois tu, au premier abord, on a tendance à considérer que Vertu est une machine à backstab qui aime beaucoup s’écouter parler, mais quand on la fréquente suffisamment longtemps, on s’aperçoit avec surprise qu’au fond, c’est une femme. Tout au fond.

— Oui, et ?

— Une femme qui vient de se rendre compte qu’elle n’était plus toute jeune, et qui apprécie la compagnie des jouvenceaux à la figure avenante, un peu comme toi. Oh ne fais pas cette tête, je ne pense pas qu’elle ait réellement des vues sur toi, mais il est une chose importante à savoir au sujet des femmes, et qui est aussi valable pour les hommes pour autant que j’ai pu en juger, c’est que la jalousie peut naître avant l’amour. Bref, méfie toi d’elle, à tous points de vue.

— Je ne te connaissais pas cette science des cœurs. Mais pourquoi une telle méfiance à son endroit ? C’est notre amie, elle ne nous a jamais trahie ! Et toi particulièrement, tu lui dois la vie, sans son insistance, nous ne t’aurions pas sauvé de la pendaison, souviens-t-en.

— Décidément, tu l’aimes bien Vertu. Pour ma part, je ne serais pas surpris si elle avait été au courant de ma pendaison bien avant que j’aie la corde au cou, ce qui ne l’a que très peu intéressée, jusqu’au moment où elle s’est rendu compte qu’elle avait besoin d’un guerrier. Dis moi, n’avait-elle pas pressé le pas plus que de raison ce jour là ? Vous êtes-vous arrêtés pour manger ?

— Tu… oui, mais comment aurait-elle su que nous allions te trouver sur notre route ?

— Elle a des yeux et des oreilles dans tout le pays, c’est une voleuse de grand renom. Tiens, encore un truc bizarre, quand vous m’avez trouvé, vous aviez une épée en trop à me confier ! Quel hasard !

— Oh.

— Eh oui, Vertu est un être sournois dont j’ignore quasiment tout des motivations, qui ne dit pas le dixième de ce qu’elle sait, et lorsqu’elle parle, c’est uniquement parce que ça sert ses intérêts. J’ai pleinement confiance en elle tant qu’elle a besoin de mon bras et de mon épée, pas plus.

— Compris. Merci de tes conseils.

— À ton service. Mais dis moi, nous voici arrivés au marché !

Après bien des recherches, il s’avéra que le vendeur d’objets en buis Babal ou Bobal s’appelait Sormonel et vivait du négoce de dés et cartes à jouer. C’était un bonhomme voûté quoiqu’il ne fut âgé que d’une bonne quarantaine d’années, les cheveux gris, de même que son impressionnante moustache qui formait deux rouleaux pendant de part et d’autre de ses lèvres lippues. D’un naturel craintif, Morgoth et Marken n’eurent aucune peine à le faire parler.

— Oh non, je n’étais pas exactement à Melokko le soir où c’est arrivé. Car voyez vous, les gens de ce village aiment à recevoir les colporteurs durant la journée, mais les trouvent bien importuns dès que la nuit tombe, c’est hélas devenu courant de voir un tel manque d’hospitalité dans les campagnes de l’ouest. Mais j’ai l’habitude de cette vie, voyez vous, et j’ai trouvé un toit au moins aussi bon que les pauvres chaumières de ce hameau oublié des dieux, dans les basses et larges branches d’un chêne centenaire qui bordait la route.

— Malédiction, le mystère se dérobe à nous. Et vous n’avez rien vu ni rien entendu ?

— Oh mais si, et de mon perchoir, j’en ai même vu bien plus que si j’avais trouvé asile à Melokko ce soir là.

— Ah oui ? Mais qu’as-tu donc vu ?

— Et bien voilà, les derniers feux du jour s’étaient éloignés depuis deux heures environ, et aux travers des branches nues, sous mes couvertures, je tâchais de lire mon avenir dans les étoiles pour trouver le sommeil. C’est alors que j’entendis une cavalcade venant de la route en contrebas. Au bruit, je sus qu’il s’agissait d’un parti assez nombreux de cavaliers menant leurs montures au grand galop, mais quelles affaires pressantes pouvaient nécessiter une telle hâte ? Je compris alors que j’aurais tout intérêt à me dissimuler et, avant qu’ils ne tournent au coin du chemin, je me cachais en hâte, ne laissant dépasser de ma sombre couverture que mes yeux. Je les vis débouler l’un après l’autre, j’en comptais neuf. Neuf formes humaines noires sur des chevaux noirs, chacune tenant un flambeau crépitant. Je remerciais alors les dieux de m’avoir inspiré des mesures de prudence, car de ces hommes émanait une aura de mal, de violence et de meurtre, sans doute étaient-ils en route pour commettre quelque crime horrible. Je crus un instant qu’ils se dirigeaient vers le village pour se livrer au pillage, mais plus tard, j’aperçus le défilé de leurs flambeaux le long du chemin qui gravissait la colline et qui, à ce qu’on m’avait dit, menait à une école de magie voisine. De toute la nuit, je n’osais faire un mouvement tant j’étais saisi de terreur, et bien sûr je ne trouvais pas le sommeil. Puis le soleil perça, et desserra quelque peu l’étreinte de la peur. Je redescendis alors de mon arbre, je retournais au village en longeant la route car je ne voulais pas croiser la route de ces cavaliers, et une fois arrivé, j’appris qu’effectivement, l’école de magie avait été détruite et ses occupants tués jusqu’au dernier. Inutile de vous dire que je ne me suis pas rendu sur les lieux pour constater les faits, j’ai quitté cette région maudite aussi vite que j’ai pu.

— Et bien, voici qui nous est précieux mon ami. Voici un ducat pour ton histoire, et un autre pour ta discrétion.

— Oh, mais j’y songe, fit le commerçant en voyant que nos compères étaient cousus d’or, il se peut que si cette histoire vous intéresse, vous prêtiez attention à un article s’y rapportant.

— Un… article ?

— En revenant de Melokko, pour n’y jamais retourner j’espère, je suis repassé par la route qu’avaient emprunté ces maudits cavaliers, et j’ai trouvé par terre ce curieux objet métallique. Il n’était pas encore sali de poussière ni enfoncé dans la boue, voici pourquoi je pense qu’il aurait pu échapper à un de ces sinistres personnages.

Sormonel sortit de son sac à malice un objet long de deux tiers de pouces. Un examen plus minutieux permit de voir que le métal avait été très finement ouvragé, sans ornement aucun mais avec une précision de maître-orfèvre. Une armature cubique, de bronze plein à priori, assujettissait étroitement une petite sphère dont l’éclat métallique différait subtilement, et qui ne portait aucune marque visible. En revanche, de petits orifices et des picots garnissaient l’armature.

— J’en demande… cinq ducats, c’est cela.

— Un objet bien curieux. C’est sans doute un indice. Tiens, brave homme, voici la somme que tu demandes.

— Mille mercis, messire, que vos pas soient semés de miel et…

Mark et Morgoth s’éloignèrent bien vite, et à mi-voix, commentèrent ce qu���ils venaient d’apprendre.

— Les cavaliers noirs ! Sans doute ceux que Piété a croisés !

— Eh ?

— Ah, mais on ne t’a peut-être pas raconté tout ça. Alors voici ce qui s’est passé.

(Morgoth relate ici le récit fait par Piété Legris au cours du cinquième chapitre, que je vous épargne)

— Voilà qui est troublant, acquiesça Marken. Toute cette histoire sent mauvais, très mauvais. En fait, j’ai l’impression que ce que ces cavaliers cherchent, c’est toi, et rien que toi.

— Mais je ne les connais pas ces mecs moi !

— Tu es sûr ? Tu n’as pas une marque de naissance quelconque ?

— Mais non !

— Tu ne te transformes pas en loup quand vient la pleine Lune ou un truc du genre ?

— Tu t’en serais aperçu.

— Tu n’as jamais été pris à partie par une vieille bohémienne qui t’aura fait une prophétie ?

— Jamais.

— Tes parents ne sont pas princes d’une lointaine contrée ?

— Je viens d’une famille de drapiers du Vantonnois.

— Tu n’avais pas un vieux truc que t’avait confié un parent sur son lit de mort ?

— Mon amulette en or qui est en cuivre et qui me vient de ma mémé, ma dague de sacrifice que voici, et qui comme tu le vois est impropre au sacrifice de toute créature dotée d’un corps plus résistant que celui d’une méduse. Et c’est tout.

— Et tu n’as pas pris quelque chose de précieux en partant de ton école ?

— J’avais volé trois sandwiches à la cuisine.

— Ouais, un crime impardonnable. Bon, ben je sèche. Enfin c’est pas grave, je parie qu’on les reverra ces encapuchonnés.

— Je n’irai pas jusqu’à dire que je m’en réjouis. Bon, on retourne voir les filles ?

Ils les trouvèrent à l’auberge, en grande conversation avec un individu maquillé et pomponné, portant perruque, collerette bouffante, bas de soie, culotte, chemise à jabot et gilet à clochettes, et je vous fais charitablement grâce des couleurs, qui étaient à l’avenant.

— Oh oui c’est vrai ? Mais quel honneur ! Tu te rends compte Vertu, quelle chance on a !

— Oui oui, je m’en fais toute une joie. Tiens, mais voici nos joyeux compagnons.

— Mais ils sont invités aussi, bien sûr !

— Hein ? Fit Mark, dubitatif ?

— Sa Très Gracieuse Majesté, l’Auguste Fulbert le Quatorzième, Légitime Souverain de Misène, vous convie au Grand Bal donné pour le Jubilé de Saphir de son règne bienveillant.

— Hein qu’on s’en fait une joie ? Demanda Vertu d’un air moyennement enjoué.

— Oh oui, tout à fait, fit Mark sans desserrer les dents.

— À la bonne heure. Je cours prévenir le Grand Chambellan de votre venue, et vous prie en attendant de bien vouloir croire en son estime.

— Nous n’y manquerons pas.

Et lorsque le factotum se fut éloigné, ils obtinrent de Vertu quelques explications.

— Ce zigue a fait irruption dans la salle en disant vouloir voir « l’elfe divine qui en quelques jours seulement avait enchanté la cité de Banvars de sa grâce ». Evidemment, Xy n’a rien trouvé de mieux à faire que se dénoncer, et voilà comment on se retrouve invités à je ne sais quelle sauterie au Palais Royal. Pas question de refuser, bien sûr.

— On dirait que ça ne te fait pas très plaisir.

— C’est que le Palais Royal de Banvars, plus on en est loin, mieux on se porte. La moitié des plats qu’on y sert sont assaisonnés à la ciguë, et c’est dague dans le dos à tous les coins de couloir. Enfin, ça nous fera au moins une sortie pour ce soir.

Vertu et Xyixiant’h avaient passé l’après-midi à s’acheter des vêtements pour l’occasion, laissant Marken et Morgoth s’entraîner à la chaîne. Le jeune sorcier y constata avec satisfaction que son combat lui avait été profitable, et qu’il n’y a en la matière de meilleure école que la souffrance, le danger et l’excitation d’un véritable combat. Marken lui fit quelques remarques sur la manière dont le duel s’était déroulé, lui indiqua des passes et des parades utiles que, la veille, il n’aurait pu seulement comprendre. Pour tout dire, il avait l’impression d’avoir franchi une étape importante dans la connaissance des armes. Il prenait maintenant de l’assurance, et avait du plaisir à découvrir et maîtriser des subtilités qui n’étaient pas à la portée d’un débutant.

9. Aux marches du Palais

Les filles les rejoignirent en fin de journée, mais n’avaient pas envie de tirer la rapière. Ils partirent plus tôt que les jours précédents, et rejoignirent leur auberge pour y faire un brin de toilette et revêtir des effets en rapport avec la situation.

Morgoth revêtit donc sa robe de mage de soirée, grise et sobre, qui lui convenait fort bien. Marken loua un habit du plus bel effet, tout de satin noir, avec un grand lion issant brodé sur la poitrine au fil d’argent et une cape dans les mêmes teintes, ce qui irrita profondément Vertu, engoncée dans son fourreau (toujours de chez Melliflus) de vison coticé4 aux manches bordées d’hermine hivernale. Ce qui l’agaçait, c’est que la correspondance des coloris pouvait laisser entendre que Mark et elle entretenaient des rapports intimes. Malgré tout, le vêtement moulait gentiment sa mince silhouette, l’épaisseur de la fourrure dissimulant avec indulgence les endroits de sa personne où saillaient ses muscles et ses os de machine à tuer bien huilée. Xyixiant’h pour sa part était entièrement dissimulée sous son nouveau manteau, d’épaisse fourrure marron bordée de rouge vif, retenu par une ceinture noire piquetée d’or et au col par une broche d’or.

Il faisait déjà nuit noire lorsqu’ils sortirent dans la rue. Ils avaient mandé pour l’occasion les services d’un fiacre, et c’est dans cet équipage qu’ils traversèrent la Maruste, franchirent le pont fortifié, et remontèrent la Grand-Rue avant d’obliquer dans la Rue du Roy qui, comme son nom l’indiquait, menait au grand baldaquin de pierre qui marquait l’entrée du palais, et sous lequel déjà la noria des coches et des palanquins déversait de pleins fourgons de hobereaux, bourgeois, courtisans et autorités diverses en un embouteillage comique, peu digne d’une telle concentration de hauts personnages.

À l’intérieur, un vestibule monumental éclairé par un candélabre de cuivre doré supportant des sphères lumineuses magiques, semblait entièrement rempli par un escalier de marbre roux, lourd et large, déployant deux langues en élégantes courbes jusqu’à un balcon où se pressait la belle société de Banvars, bavardant et médisant avec une joyeuse énergie. Là, un huissier à l’air bovin contrôlait les cartons d’invitation, épaulé par une demi-douzaine de gardes qui pour être chargés de fanfreluches colorées n’en étaient pas moins impressionnants.

Puis ils pénétrèrent dans la Salle du Trône, aménagée pour l’occasion en salle de bal, qui était aux dimensions d’une cathédrale. Trois puissants globes magiques jetaient sur l’assistance des feux si crus qu’on y voyait comme en plein jour, et faisait ressortir avec acuité les coloris et les mille nuances des riches toilettes. Les colonnades interminables de marbre noir, aux chapiteaux et aux socles dorés, se perdaient dans la lumière surnaturelle, et on ne pouvait que deviner la voûte et ses fresques glorieuses tant les luminaires étaient aveuglants. D’immenses tentures reproduisant les armes des grandes maisons de Misène cascadaient du second des trois niveaux de balcons, ménageant sur les côtés des espaces de pénombre complice où pouvaient se nouer les intrigues du commerce, du pouvoir ou de l’amour. Un orchestre entièrement composé de musiciens muets – de sorte qu’ils ne puissent trahir les secrets et intrigues qu’ils pourraient glaner en tendant l’oreille – jouait une mélopée languissante, évoquant la boisson, la débauche et la décadence d’une civilisation trop vieille. L’assistance de plus de mille personnes se déplaçaient avec une grâce aristocratique, comme les pièces d’un gigantesque jeu d’échecs sur le sol alternativement dallé de rouge et de noir, sous les regards énigmatiques de ceux qui, depuis la Loge Royale, observaient et calculaient. Là, en haut d’un escalier tout entier recouvert de velours rouge, sur son trône de fer haut et étroit, entouré de ses ministres et conseillers les plus proches, plus impassible que ses statues, le roi Fulbert XIV toisait l’assistance avec dédain, de ses yeux gris et usés enfoncés dans ses orbites osseuse.

— Devons-nous aller présenter nos hommages au roi ? Demanda Morgoth, soucieux d’étiquette.

— Tu n’y penses pas voyons, s’outra Vertu, nous n’avons aucunement le rang requis pour nous prosterner devant le trône, d’ailleurs du strict point de vue protocolaire, nous ne sommes autorisés à paraître en Sa présence qu’à titre exceptionnel et tout à fait temporaire. Vois les autres invités, ils évitent soigneusement de trop s’approcher du fond de la salle, et s’ils le font, ils évitent de se faire remarquer, ce en quoi je vous engage à les imiter.

— Promis, fit Xyixiant’h tout en enlevant son manteau et le confiant à un factotum idoine, d’un geste ample et gracieux.

Les conversations se turent. Les yeux se tournèrent en un bel ensemble et convergèrent dans la même direction. Quelques verres se brisèrent à terre. Après de grinçantes fausse notes inspirées par la surprise, l’orchestre fit silence. Et soudain la chose se déploya avec ampleur, remplissant jusqu’aux tréfonds reculés de la salle. Nul après l’incident ne trouva les mots pour décrire le phénomène, nul ne put dire précisément de quoi il s’agissait, même parmi les plus érudits des professeurs présents, mais tous en cet instant furent proprement soufflés par la puissante radiance qui émanait de la jeune elfe. Elle s’avança sans crainte parmi la foule, et tous s’écartèrent de son passage sans s’en apercevoir, dégageant une large voie devant ses pieds. Même le baron de Jalol, céciteux depuis sa naissance, sut par quelque mystérieux sens la splendeur de Xyixiant’h, et fit place. De son pas menu et léger, elle s’avança droit vers le trône où le souverain de Misène et ses conseillers, pétrifiés, ne pouvaient s’abstraire une seconde du spectacle. Arrivée devant les marches pourpres, elle s’inclina longuement en une simple et gracieuse révérence.

— Xyixiant’h, pour vous servir Majesté.

Un grand sourire illumina alors la face du vieux roi, une larme perla sur la peau parcheminée de sa joue hâve, il se leva, s’appuyant lourdement sur les accoudoirs du trône ancien, s’avança de deux pas, inclina sa tête ceinte de la couronne d’argent, la main portée à son cœur, et rendit à Xyixiant’h son salut.

Vertu qui semblait être la seule à ne pas avoir succombé au charme de l’elfe, tira ses deux camarades par la manche sous la colonnade proche en chuchotant :

— Restez pas dans la zone d’effet, bougres d’andouilles !

— La vache, commença Mark, puissant ! Mais comment elle fait ça ?

— C’est… Ah oui, c’est un effet pour le moins étonnant. Sans doute est-ce sa nature elfique qui lui confère un tel ascendant sur les races inférieures telles que la notre.

— Ouais, dit Vertu, c’est sans doute un truc du genre. Bon, mieux vaut ne pas traîner en sa compagnie ce soir.

— Tu ne penses pas qu’elle aura besoin de protection ?

— C’est une grande fille. Et puis après son petit numéro, elle ne manquera pas de chevaliers servants qui donneraient leur vie pour la défendre, elle n’aura donc pas besoin de nous. Profitons-en pour visiter, je n’ai jamais eu le loisir de voir toutes les merveilles du palais.

La plupart des gens de qualité étaient dans la salle de bal, aussi ne croisèrent-ils que la valetaille empressée du château, ainsi que quelques officiers et militaires de rang inférieur qui traînassaient dans les couloirs. Si de l’extérieur le bâtiment présentait encore l’aspect vigilant d’une puissante forteresse féodale, des souverains de jadis, plus soucieux de confort que de défense, l’avaient peu à peu transformé en lieu d’art et de plaisante distraction, abattant ici les tours, perçant là de vastes fenêtres, remplaçant les hourds de bois par d’élégants balcons de marbre aux fines colonnades à la mode Balnaise.

— Voyez comme nombre de salles sont éclairées par ces globes magiques, pourtant si chers, quel luxe ! Comme vous vous en doutez, ça ne facilite pas vraiment le travail des gardes chargés de la sécurité du Palais, car un ennemi de l’extérieur, voyant de loin la citadelle illuminée de l’intérieur, repèrera sans peine les meurtrières et les merlons, et pourra en déduire l’arrangement de l’intérieur. Néanmoins, quelle splendeur ! Observez ces plafonds peints à la façon Bardite, de Phlemnos si je ne m’abuse, les motifs figurés dans cette salle reprennent avec esprit ceux que l’on a déjà vus au plancher du scriptorium, et que je vous avais déjà fait remarquer. Ces panneaux, ici, doivent leur couleur si particulière au bois de chargounier dont ils sont faits. Ils sont très anciens sans doute, je pense que chacun pourrait valoir dans les cinq-cent ducats. Oh mais attendez, si je ne me trompe pas, je connais la salle suivante, qui est très intéressante. Mais oui, c’est la fameuse Galerie des Indignes ! C’est ici…

Vertu comptait manifestement faire toute la visite guidée du château, emportée par son amour des belles choses (car un bon voleur se doit naturellement de reconnaître l’objet précieux de la camelote) et des interminables bavardages. Marken avait pour sa part une autre conception d’une soirée intéressante, et après avoir ostensiblement bâillé à plusieurs reprises, finit par abandonner ses amis en marmonnant qu’il avait un truc à faire, et se mit en quête d’une salle de garde dont on lui avait soufflé mot et où, paraît-il, l’on jouait aux dés.

— Bref, reprit Vertu, c’est ici que sont exposés les portraits des souverains de Misène.

Il s’agissait d’une collection interminable de personnages louches et contrefaits, dépeints sans complaisance avachis sur leur trône, se livrant à la débauche ou à la torture.

— Dans l’ordre chronologique, voici Org Ier le Sauvage, fondateur du royaume, Org II l’Iconoclaste, Org III le Méprisable, Pilastre Ier le Traître, Auguste Zéro le Nul dont il est dit que lorsque ses gardes l'annonçaient, ils ne pouvaient s'empêcher de pouffer, Fulbert Ier le Rustre, Fulbert II le Sombre, Alexandre Ier le Fléau de Dieu, Anselme Ier le Bâtard, Pilastre II le Malodorant, Joseph Ier le Pervers, Auguste Ier le Pustuleux, Fulbert III le Maudit, Jacques Ier le Benêt, Jacques II le Nain d’Esprit, Anastasia Ière la Repoussante, Jacques III Porte-Bubons – dont la fille aînée Piedegonde épousa le prince Filibert, futur roi de Brâme, et donna naissance à la lignée des Bubon-Brâme, Fulbert IV le Contrefait, Auguste II l’Avaricieux, Fulbert V le Pitoyable, Anselme II le Bref, qui fut poignardé lors des fêtes données pour son couronnement, Anselme II virgule V le Très Bref, sur lequel il faut s’arrêter quelques instants : il poignarda son frère aîné pour monter sur le trône, le carreau d'un arbalétrier royal lui fit aussitôt éclater le crâne, de telle sorte que techniquement, son règne dura environ quatre secondes. Anselme II,V est aujourd'hui encore le plus aimé des rois de Misène, car d'une part c'est celui qui dura le moins longtemps, et d'autre part il occit un autre roi de Misène, ce qui assure toujours une vive sympathie parmi le peuple. Joseph II l’Inverti, qui régna moins de six mois, c'est d’ailleurs de cette époque que date l'expression "durer comme les rois de Misène" pour qualifier un mauvais matériau, une piètre étoffe, un bâtiment branlant qui ne tiendra guère. On continue avec Joseph III le Mal Aimé, Gustave Ier le Pieu (ce n’est pas une faute d’orthographe), Azanachias Ier le Mécréant, Fulbert VI le Crétin, Jacques IV l’Incestueux, Anselme III l’Irrécupérable, fils de Jacques IV et de sa mère Évoline dite "La Grand'Folle", Zolthar Ier le Non-Gâté, Pilastre III le Cruel, Alceste Ier l’Insupportable, Zolthar II le Terrible, Enguerrand Ier le Gueux, Alexandre II le Relaps, Noémie Ière la Catin – tu connais peut-être cette chansonnette fameuse : "Homme ou femme, vieillard ou bien petit enfant, qu'il soit né chatelain, gueux, vilain ou manant, en terre de Misène on serait bien en peine, de dénicher quiconque n'ait sailli la reine." (Tetinus, la Chanson de Geste Obscène). Les pèlerins viennent de loin pour se recueillir en la basilique Saint-Théron de Maniche sur son curieux cénotaphe en forme de Y. Le fameux Anthanagoras Ier et Dernier le Boucher, on dit qu’à sa mort, la population totale de Misène se montait à 13 personnes, la plupart agonisant dans les cachots. Anastasia II la Fainéante, Fulbert VII le Souffreteux, Fulbert VIII le Taré, Fulbert IX Violeur de Nonnes, Enguerrand II le Piteux, Enguerrand III le Grossier, Jacques V le Consternant, Enguerrand IV l’Animal, François Ier le Moyen, Joseph IV le Sale, Joseph V le Méchant, Fulbert X le Belliqueux — belliqueux mais pas doué : il perdit les trois batailles qu'il mena, et fut d'ailleurs occis au cours de la dernière. Azanachias II le Félon de Makassar, fils indigne du précédent, il renseigna l'ennemi pour que son père perde la bataille et le trône, Azanachias III l’Interminable, souverain doté d’une remarquable constitution, qui accéda au trône à deux ans et périt à cent dix-sept, les conjurés durent le poignarder cinquante-trois fois, le pendre, le noyer, le dépecer et brûler vif ses morceaux pour y parvenir. Son surnom lui fut donné vers la moitié de son règne. Fulbert XI le Sodomite, Auguste III l’Infanticide, Gustave II le Mort, unique mort-vivant à avoir accédé au trône de Misène, Jacques VI le Porc, Jacques VII le Mol, si gros et gras qu'à sa mort, miracle, il se liquéfia, Fulbert XII le Mauvais, Pilastre IV le Bourreau des Manants, Pilastre V le Crémateur, Fulbert XIII le Dégénéré, Fulbert XIV le Tueur d’Amis, Fulbert XV le Gnome Maléfique, Xaleb Ier la Hache, qui aimait tant la justice que non content de la rendre, il la faisait lui-même, et enfin Fulbert XVI le Sinistre, souverain actuel.

— Et bien, soupira Morgoth, quelle belle galerie de…

— …de nobles rois et reines, en vérité, acheva un homme qui s’était glissé sans bruit derrière eux, attiré par le babil de Vertu.

Sa voix n’était pas très forte, assez monocorde. Son visage bistre et légèrement poupin, auquel on pouvait donner une quarantaine d’années, s’ornait d’un bouc clairsemé et d’un sourire un peu forcé, qu’on aurait pu attribuer à la timidité. Assez corpulent sans toutefois céder à l’obésité, vêtu avec goût mais sans luxe, tout en lui semblait calculé pour détourner les soupçons, pour faire songer à un être médiocre, sans ampleur et inoffensif. Toutefois, il ne pouvait dissimuler le feu de son regard noir et fiévreux, fenêtre ouverte sur une âme torturée, complexe et redoutablement retorse.

— Je ne pense pas avoir eu le plaisir de vous avoir déjà vu au palais monsieur, je suis Jaffar Cœurnoir de Vilfélon, Gonfalonier de Misène, Maire du Palais, Secrétaire du Ministariat et Grand-Vizir auprès de Sa Majesté.

— Quel honneur d’avoir affaire à un si haut personnage, je suis pour ma part Morgoth l’Empaleur, sorcier et aventurier, et voici mademoiselle Vertu…

— …Lancyent, mais oui, je croyais bien vous avoir reconnue, bien que je ne vous aie jamais su ce talent d’héraldiste. Je vois avec plaisir que vous prospérez.

Morgoth jeta un œil à Vertu et étouffa un hoquet : elle était grisâtre, la mâchoire serrée, la sueur perlant sur son front, comme sous le coup d’une émotion intense et déplaisante.

— Mais dites moi, vous m’avez dit être magicien n’est-ce pas ? Nécromancien peut-être ?

— C’est en effet à la nécromancie que je me destinais avant de quitter mon école.

— Voici une noble science, trop souvent dévoyée.

— En effet, je vois que vous êtes un homme ouvert et sans préjugé. Il n’y a hélas que trop de personnes sectaires promptes à condamner sans connaître.

— À qui le dites-vous. Euh… je pense… comment dire sans paraître impoli ? Serait-il possible que je vous emprunte Vertu un instant ? Il faut que nous discutions quelques temps de vieilles affaires qui restent à régler.

— Mais, bien sûr, hasarda le sorcier. Je vous attends ici.

Ils s’éloignèrent hors de portée d’oreille, Vertu suivant humblement Jaffar. Faisant mine de s’intéresser aux étoiles par une fenêtre, Morgoth les observa de loin. Ils échangèrent quelques phrases, sans bouger un cil, Vertu adoptait une attitude de déférence très inhabituelle. Elle finit par acquiescer à quelque propos de son interlocuteur, qui lui donna congé. Estomaqué, Morgoth crut la voir esquisser une génuflexion devant le Vizir, qui l’arrêta d’un geste discret. Il la salua, puis prit congé. Vertu resta un moment interdite au milieu du couloir, le sorcier vint la voir pour obtenir quelques explications. Elle tremblait.

— Il m’a l’air bien sympathique, ce Jaffar Cœurnoir de Vilfélon !

Elle se tourna vers lui en ouvrant de grands yeux outrés.

— Toi et tes conneries !

— Ben, qu’est-ce que j’ai dit ?

Le reste de la soirée ne présenta pas d’intérêt particulier. Vertu ne sembla pas spécialement disposée à s’amuser, et tentait de dissimuler sa nervosité sans y parvenir. Ils traînèrent encore un peu dans les coulisses du Palais, puis revinrent dans la Salle de Bal pour danser un peu et boire quelques verres. Xyixiant’h était fort occupée à papillonner de petit groupe en petit groupe, riant à telle plaisanterie, s’étonnant de telle tenue, flattant à droite et à gauche, et recevant à son tour mille compliments. La soirée était déjà fort avancée lorsque Marken fit sa réapparition, ayant manifestement trouvé à boire et à se quereller, et nos héros fatigués jugèrent qu’il était temps de rentrer. Morgoth alla donc trouver son elfe, lui glissa un mot à l’oreille, elle s’excusa alors auprès des convives qui faisaient cercle autour d’elle. L’aura de splendeur qui l’entourait, et qui avait bien pâli depuis son apparition dans la salle, se dissipa soudain comme un rêve. Elle était toujours belle, certes, mais normalement belle.

Les étoiles étaient splendides. En retournant à la Maruste, marchant dans les rues dont la boue et le pavé avaient gelé, ils eurent tout loisir de les admirer. Il régnait un silence étonnant, et une fois qu’ils se furent éloignés des beaux quartiers, ils ne croisèrent plus âme qui vive. Voleurs et assassins étaient partis se coucher, les chiens errants avaient tous trouvé un asile quelconque. La fatigue et le froid n’incitaient pas à la confidence, aussi gardèrent-ils le silence. Ils parvinrent sans encombre à leur auberge, et voyant que Sparkan l’aubergiste était moyennement disposé à leur servir une boisson chaude, ils montèrent se coucher. Vertu fit une dernière recommandation :

— C’est demain soir que l’épreuve aura lieu, aussi il est inutile que nous nous levions de trop bonne heure. Reposez-vous autant qu’il vous plaira, nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve. Bonne nuit, mes compagnons.

Ils se quittèrent sur ces mots et regagnèrent chacun sa couche.

10. La veillée d’armes

Mais Morgoth avait le sommeil léger en ce moment, et c’est peu après le lever du soleil qu’il s’éveilla, le cœur battant. C’était donc le jour de l’épreuve. Il se leva avec d’infinies précautions pour éviter de réveiller sa compagne, et descendit dans la salle. Il avait constaté qu’après avoir bu une tisane d’herbes amères appelée « Khwar », il avait certes envie de vomir, mais surtout son esprit était plus aiguisé, plus apte à se concentrer sur une tâche précise. C’était fort utile, car il comptait bien mettre la matinée à profit pour préparer quelques sortilèges soigneusement choisis, en vue de l’aventure qui l’attendait. Donc, parmi les clients qui s’attardaient au Chamois Sautillant, il commanda son breuvage.

— Et voici jeune homme, de quoi vous réveiller un mort !

— Merci Sparkan (ne dormait-il donc jamais cet aubergiste, se demanda Morgoth). J’en ai grand besoin, car je pars à l’aventure ce soir !

— Ah oui, c’est ce que m’a dit votre amie tout à l’heure.

— Mon amie ? Vertu ?

— Oui, levée avant les poules.

— Ah tiens, c’est curieux. Elle est remontée ?

— Oh, mais vous savez, je n’ai pas l’habitude de vérifier les allées et venues de mes clients. Je crois cependant qu’elle est sortie. Dans sa tenue noire, là, avec un capuchon.

— C’est étrange. Je me demande où elle a bien pu aller.

— Dans le quartier des temples.

— Ah ?

— Enfin, je dis ça, c’est parce qu’un de mes fournisseurs qui est passé tout à l’heure y a croisé quelqu’un correspondant à la description.

— Ouiiii… bien sûr. Et je suppose que vous n’avez aucune idée de ce qu’elle allait faire dans ce quartier non ?

— Aucune. Toutefois on m’a dit qu’elle tournait autour du temple de Hima.

— Hima ? Diable, j’ignorais qu’il y avait un temple de Hima à Banvars.

— Il n’y en a plus, depuis qu’il a été incendié sur ordre du roi Pilastre V, mon père avait votre âge à l’époque, ça ne nous rajeunit pas. Les ruines ont encore de l’allure cependant, et personne n’a encore osé les raser pour bâtir dessus. Le culte de Hima est interdit à Misène, le saviez-vous ?

— Je l’ignorais.

— Cela dit, diverses personnes que j’ai pu entendre au cours de leurs beuveries, ont parlé devant moi d’un culte secret, plus ou moins, qui se perpétuerait dans les catacombes situées sous le temple. Il y aurait, à ce qu’on dit encore, un passage menant à ce temple secret dissimulé dans un lavoir désaffecté, pas très loin.

— Ah oui ?

— Mais ça me fait penser, votre amie, à ce qu’on m’a dit, serait entré dans un lavoir du quartier. Et elle n’en est pas ressortie. C’est curieux non ?

— Tout à fait. Je vous mets un gros pourboire je suppose ?

— Ma foi, ce serait civil.

Il lui versa quelques ducats. Ah, se dit-il, douce Vertu, que diable fais-tu donc dans notre dos ? Les mots de Mark, la veille, lui revenaient maintenant en mémoire. Bien sûr, il se doutait depuis un bon moment que la filoute expérimentée qui l’avait recueilli à Galleda alors qu’il était aux abois ne l’avait pas fait par pure bonté d’âme. Il la savait depuis longtemps prompte à sortir la dague, et il fallait lui rendre cette justice, elle ne faisait nullement mystère de sa philosophie. Mais la discussion qu’il avait eue avec celui qu’il croyait être l’ami intime de la voleuse avait, en quelque sorte, rendue cohérente la vision qu’il avait d’elle. Oui, il devrait s’en méfier. De Mark aussi d’ailleurs, car tout paladin qu’il était maintenant, il n’avait visiblement rien perdu de ses manières de rustre, ni de ses penchants pour la violence. Peut-être faudrait-il qu’il remonte dans sa chambre, qu’il prenne Xyixiant’h par la main, et que tous deux fuient au loin pour s’établir et pratiquer un honnête métier. Après tout, ils en avaient largement la faculté. Oui, mais Xy ? Parviendrait-il jamais à lui rendre sa mémoire perdue ? Parviendrait-il à venger ses maîtres et ses compagnons ? Au fond, souhaitait-il vraiment les venger, ou alors n’était-ce pas plutôt un prétexte pratique pour partir à nouveau à l’aventure ?

Il se rendit compte à ce moment qu’il n’avait aucune intention d’abandonner ses indignes compagnons. Il était aventurier, il resterait avec eux jusqu’à ce que le mystère soit résolu, le bien triomphant et l’architecte du mal terrassé. Ainsi devaient se dérouler les choses.

Au fond du lavoir, un porteur de torche pouvait voir une grille de fer rouillé, dont toutefois les gonds étaient entretenus avec soin. Plus loin, un large escalier voûté menait à une salle circulaire autour d’un large bassin. Cinq arches aveugles, qui pouvaient être des portes murées, étaient disposées autour du bassin. Une seule renfermait un passage secret. Il n’était pas difficile de la trouver d’ailleurs, un panonceau apposé au-dessus annonçait :

                           Temple Secret de Hima

                                  -oOo-

                      mariages, communions, obsèques
                       sur demande auprès du Diacre

                           offices quotidiens :
                            9:00-9:15 Matines
                           17:00-17:30 Vêpres

                        le Jour de la Crépinette
                   11:00-12:00 Célébration Solennelle

                                 -oOo-

               Les fidèles souhaitant communier par le sang
            selon le rite Irithyaque Orthodoxe sont invités à
           prévenir le Diacre au moins trois jours à l’avance

Vertu connaissait le loquet à débloquer, qui de toute façon n’était pas bien difficile à trouver, elle poussa le panneau de bois peint, pénétra sans hésitation et referma derrière elle. Elle s’enfonça rapidement dans un corridor humide, tournant à gauche à tel coin, à droite à tel embranchement, disparaissant dans telle zone d’ombre pour emprunter un raccourci invisible, sans prêter attention aux piles d’ossements rangés avec soin ni aux crânes entassés qui semblaient sourire à la vue d’un tel sens de l’orientation. Elle déboucha enfin dans une salle souterraine de taille impressionnante, creusée à même la roche à ce qu’il semblait. À la lumière de sa torche, Vertu admira l’entassement de mobilier précieux et d’offrandes somptueuses, les tentures, les grands candélabres pendants du dôme monumental, le tout lui rappelant de cuisants souvenirs. Elle admira surtout comme ces éléments étaient disposés afin de dissimuler autant que possible les sculptures des contreforts et les bas-reliefs qu’ils encadraient, et qui parlaient de tout autre chose que de paix et de beauté. Car lorsque le roi Pilastre, pris de folie mystique, eut l’inspiration funeste de mettre le feu au temple de Hima qui faisait la gloire de Banvars, les prêtres, prévenus en songe par la déesse5, n’avaient eu que le temps de déménager les objets du culte dans l’oratoire de Nyshra, situé juste en dessous. À la suite de quoi, ils avaient bouché les voies de communication entre les deux temples, et attendu sous terre que la folie du roi se calme. Mais comme il ne fut plus jamais possible après ça de rétablir l’ancien édifice dans sa splendeur passée, il fut décidé que l’ancien oratoire serait aménagé en temple de Hima, à la guerre comme à la guerre.

Des voix étouffées émanaient d’un passage dissimulé derrière une colonne, ainsi qu’un rai de lumière tremblotant. Notre héroïne s’approcha à pas de loups, et jeta un oeil. Loin des ors et des splendeurs du grand-temple, il y avait là une modeste dépendance sans ornementation superflue, qui faisait partie des appartements réservés aux prêtres. On avait aménagé la pièce en atelier, entassé les outils les plus divers, comme si l’on avait tenté de monter en hâte un musée de l’artisanat sans y apporter grand souci de cohérence. Autour d’un instrument de fer et de cuivre, trois personnes s’activaient. Deux étaient des enfants, un garçon n’ayant pas dix ans, une fille un peu plus âgée, les deux étant vêtus à l’identique de lourdes robes grises passées et diversement maculées. Un homme, courbé en avant, les observait avec attention s’activer autour d’un appareil de fer et de cuivre, dans lequel ils versaient un liquide translucide à l’aide d’un creuset maintenu par des pinces. Ce dernier personnage était chauve, si l’on exceptait une frange de cheveux gris en fer à cheval qui lui faisaient comme une couronne de laurier. À voir son visage, on lui donnait une quarantaine d’années, ainsi que le bon dieu sans confession. Il portait une sorte de soutane noire, ornée d’une belle ceinture rouge dont les pans flottaient élégamment sur le devant de sa personne. À son cœur, une discrète broche d’or reproduisait les trois mains de Hima, symbole béni du culte.

— Et n’oubliez pas de bien laver et graisser le moule avant de couler la cire, sinon elle colle aux parois, les cierges perdent tout leur lustre, et plus personne ne veut les acheter.

— Hum hum, fit Vertu.

L’homme en noir se retourna, jaugea l’intruse une demi-seconde, puis arbora son plus grand sourire.

— Bienvenue au Temple Secret de Hima, ma fille, et que l’Inspiration te conduise au Divin.

— Et que nul ne l’entrave, car elle provient des cieux, mon père. Excusez-moi, je cherche le père Durganton.

— Hélas, ma fille, voici près d’un an et demie que le père Durganton foule les Jardins du Ciel en compagnie de la Déesse. J’ai été dépêché pour le remplacer, père Noober, de l’Office de Baentcher.

— Quelle tristesse ! Mais c’était un juste, il avait bien mérité le repos éternel. Cependant vous pouvez m’aider peut-être.

— Sans doute.

— Voilà, je suis Vertu Lancyent, j’ai été en contact avec votre culte il y a quelques années. J’aimerais discuter un peu… avec vous.

— Je n’ai aucun secret pour mes apprentis.

— Puisque vous êtes le Diacre de Hima pour la Diacréture de Banvars, je suppose que vous avez aussi, euh… d’autres attributions.

— D’autres… Euh, dites les enfants, continuez sans moi, c’est très bien comme ça.

Puis il fit signe à Vertu de le suivre dans son bureau. C’était plus un réduit qu’un bureau d’ailleurs, mais il bénéficiait d’un mince rai de lumière du jour, provenant d’un très long conduit d’aération débouchant dans le caniveau d’une rue voisine. Quelques parchemins y traînaient, pas assez pour qu’on puisse dire que c’était en désordre, mais en quantité suffisante pour qu’on comprenne qu’il y travaillait avec conscience.

— Il va de soi, ma fille, que malgré son histoire, on ne pratique plus ici certains cultes, auxquels on reproche parfois au clergé de Hima de prêter un concours actif. Le culte en question est d’ailleurs interdit.

— Le culte de Hima aussi, je crois.

— C’est vrai que c’est quelque chose qui m’a étonné lorsque je suis arrivé ici, il semble qu’il y ait en quelque sorte des gradations dans l’interdiction.

— Certes, certes. De toute manière, si je souhaitais m’entretenir de Nyshra avec quelqu’un dans cette ville, ce ne serait pas avec vous, nous nous comprenons.

Le sourire du prêtre se figea quelque peu.

— Plus ou moins, répondit-il prudemment.

— En fait, je suis intéressée par le culte de Melki.

— Ah, mais il fallait le dire tout de suite. Je suis ravi de pouvoir m’entretenir de ce sujet avec vous.

— Connaissez-vous bien ce culte ?

— Comme tout prêtre de Hima. Je ne suis pas spécialiste, bien sûr, mais avant de venir ici, j’ai reçu un enseignement concernant la déesse de la beauté, ainsi que certaines prérogatives à titre exceptionnel, car je suis son seul représentant dans la région. Quel misère de devoir exercer son ministère dans de telles conditions, tout de même.

— Bah, avec un peu de zèle missionnaire… En fait, j’avais quelques questions sur l’histoire du culte de Melki.

— Je vous écoute.

— Les prêtres de Melki disposent, je crois, des pouvoirs surnaturels que leur accorde la déesse, comme les prêtres des autres divinités.

— Uniquement les plus méritants, mais oui, en effet.

— Des pouvoirs de guérison, entre autre ?

— Parfaitement, Melki est une déesse bénéfique, qui n’a aucune raison de refuser son aide à ceux qui sont dans le malheur, même si en définitive, ses buts sont plus élevés que d’influer sur le destin de tel ou tel mortel.

— En a-t-il toujours été ainsi ?

— Et bien… ma foi, pour autant que je sache, oui.

— Il n’y a pas eu… comment dire… une interruption de service ?

— Une quoi ?

— Et bien, je ne sais pas, une indisponibilité des pouvoirs conférés par la déesse, qui aurait duré des années.

— Il me semble qu’on s’en serait aperçu.

— Oui, c’est logique.

Le prêtre semblait surpris par les questions, mais Vertu ne trouvait dans son attitude ou dans sa voix nulle trace de dissimulation. À moins que ce ne fut le plus doué des menteurs, il était sincère.

— Vous n’avez pas eu vent d’un événement troublant, une prophétie, un signe divinatoire quelconque ayant rapport avec Melki, et qui aurait eu lieu il y a, disons, environ un mois ?

— J’avoue que je ne vois pas de quoi vous voulez parler… Ah, mais je comprends, vous êtes une aventurière !

— Oui, c’est cela, comment l’avez-vous deviné ?

— Il arrive parfois que des collègues à vous viennent me rendre visite pour me poser des questions du genre « savez-vous où se trouve l’Orbe Sacrée de Bidule ? » ou « quel sortilège permet de terrasser telle créature ? », ou bien « comment peut-on contacter Ravel Puits-de-Machin ? ». Je me demande bien pourquoi ils viennent me voir, vous savez, moi, je ne sors quasiment jamais du temple…

— Vous avez raison, c’est une habitude détestable que nous avons, je ne vais pas abuser plus longtemps de votre temps. Oh mais j’y songe, avez-vous ici des archives ? Je cherche une liste de prêtres ayant exercé leur ministère voici plus d’un siècle.

— Les archives, malheureusement, ont brûlé avec le temple en surface. Vous devriez plutôt aller au temple de Baentcher, si cela vous intéresse, je pense qu’ils ont probablement ce que vous cherchez.

Ce fut tout ce que Vertu put tirer du Diacre de Banvars. L’intuition qu’elle avait eu s’était révélée fausse, il ne lui restait plus qu’à laisser un peu au tronc, et à retourner au Chamois Sautillant, légèrement dépitée.

Lorsqu’elle parvint à l’auberge, Morgoth était retourné dans sa chambre pour méditer ses sorts, et les deux autres aventuriers poursuivaient leur somme conformément aux consignes. Elle resta donc seule à ruminer tous ces faits curieux qui s’étaient produits depuis sa fuite de Galleda avec Morgoth. Elle se creusa longuement la cervelle, mais elle eut beau retourner ça dans tous les sens, il lui manquait encore pas mal de pièces pour parvenir à un résultat cohérent. Une chose lui apparaissait acquise cependant, la suite des événements s’annonçait pleine de surprises et de dangers, et pas mal de nuages s’amoncelaient au-dessus de leurs têtes. De leurs têtes ? Mais au fait, à quoi bon rester avec les trois autres ? Elle avait assez d’or pour fuir à bride abattue jusqu’à l’Orient mystérieux, franchir le Portolan pour gagner le sauvage Septentrion, Khneb peut-être, galoper vers le couchant, la Malachie turbulente ou la chaotique Shegann, ou bien encore vers le sud, les nations Bardites, la mer Kaltienne, Sembaris, Pthath l’antique… Elle ne manquait pas de ressource, et trouverait partout matière à prospérer. À quoi bon prendre le risque de se mettre à dos les sombres puissances qui rôdaient autour de ses compagnons ?

Mais bien sûr, la curiosité fut la plus forte. Vertu était une aventurière.

Mark se leva peu après. Il fit sa toilette devant le miroir, sans se regarder comme à son habitude. Il se rasa avec son épée sainte-justicière (qui n’avait certes pas été forgée dans ce but) en évitant son propre regard, s’habilla, puis se pencha, pour une fois, sur son visage. Il fit quelques grimaces, du genre de celles qu’il prenait généralement pour charger un ennemi.

— Paladin de mes couilles, oui !

L’oiseau blanc voleta dans la pièce et se posa sur le bord de l’évier, lui lançant un regard oblique de reproche. Aujourd’hui, c’était une colombe.

— Et arrête de te marrer, volatile stupide.

Bon, foin de billevesées, la journée allait être longue.

Xyixiant’h se leva, ouvrit les volets sur une matinée superbe, s’étira longuement en saluant le soleil, à la grande joie des quelques badauds qui la remarquèrent, puis se vêtit en songeant à cette histoire d’épreuve. Si elle avait bien suivi, c’était ce soir l’instant de vérité. Quelque chose lui soufflait qu’elle ne craignait rien pour elle-même, appelons ça de la confiance en soi, mais quid du jeune Morgoth ? C’est que mine de rien, elle s’y était attaché à son sorcier. Il est vrai qu’en ce monde, elle n’avait plus beaucoup de relations, pour ainsi dire trois, dont deux faisaient montre de qualités morales pour le moins discutables. L’idée de perdre le troisième lui était insupportable. Mais encore pire était la perspective de découvrir qui elle était réellement. Jusqu’à présent, elle avait réussi à faire bonne figure, à dissimuler certaines de ses envies, mais les curieuses idées qui lui traversaient l’esprit, parfois, lui laissaient craindre que la Xyixiant’h d’avant n’était peut-être pas quelqu’un dont elle aurait apprécié d’être l’amie. Que ferait-elle si elle se découvrait un jour une âme sournoise, un cœur noir et un esprit vil ? Elle se regarda encore une fois dans la glace. Elle était belle, il n’y avait pas de doute. Elle se faisait envie. Et elle avait la désagréable impression d’avoir une étrangère en face d’elle.

Ils se rejoignirent de bonne heure pour manger, allèrent s’entraîner un peu à la salle d’armes, puis traînèrent dans la Maruste pour faire quelques emplettes, acheter les menues fournitures des aventuriers, des provisions, des flèches, des torches et toutes ces choses. Ils montèrent ensuite s’habiller et s’armer de pied en cap. De retour dans la grande salle, ils firent leurs adieux à Sparkan, puis rejoignirent les écuries où leurs montures les attendaient. Assurément, ils avaient fière allure en traversant la Maruste dans cet équipage, Marken ouvrait la marche, faisant flotter dans la bise le gonfanon de quête aux armes du Cœur d’Azur, ils firent forte impression. Ils passèrent devant les Crocs de Lembar avec quelque nostalgie, puis sans s’arrêter, franchirent la Porte d’Airain, et prirent la route de l’est.

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Notes

1. Ah, un détail tout de même : Morgoth trouva un prétexte quelconque pour frapper à la porte de Xyixiant’h. Celle-ci trouva un prétexte quelconque pour l’y faire entrer et le retenir la nuit durant.

2. Les lois du royaume de Misène prévoyaient l’écartèlement pour quiconque était surpris en train de pratiquer la profession de nutritionniste. Et s’il m’est permis ici d’exprimer mon point de vue, les Misènais avaient bien raison.

3. Il faut quatre maravédis de bronze pour faire une sapèque d’argent, douze sapèques pour faire un ducat d’or. Il existe aussi une monnaie d’électrum d’un demi-ducat. Cinq ducats font un quint, grosse pièce de prestige peu utilisée en dehors des transferts de fonds. Six quints font une palette (improprement appelé demi-lingot), quatre palettes font un lingot.

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Morgoth 4 : « La Colline de Grob »

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