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Par Kujiu
Le 03 Mar 2019 Ă 01:12
Car oui, un aveugle peut parfaitement utiliser son GSM dans la rue ou un ordinateur à son bureau. La première des difficultés rencontrées concerne justement tous les préjugés rencontrés sur ce qu’un déficient visuel peut ou ne peut pas faire. La réalité en est généralement très éloignée.
Je vais devoir donner quelques définitions ici. Il existe plusieurs termes bien précis et ils ont des significations différentes. Et pour compliquer le tout, les termes n’auront pas la même signification entre la loi et la réalité sur le terrain.
La déficience visuelle concerne tous les cas cités ici. Un déficient visuel (souvent abrégé DV) a une pathologie oculaire handicapante. Il peut s’agir de tout un tas de problèmes plus ou moins graves sur les deux yeux ou pas.
Un non-voyant est atteint d’une cécité totale. Il ne voit strictement rien. L’influx nerveux n’est pas crée ou ne passe pas du tout. Son acuité visuelle, c’est à dire sa capacité à voir et à séparer des points par la vue, est absolument nulle. L’acuité correspond à la fameuse fraction donnée par les professionnels. La moyenne se situe aux alentours de douze dixièmes.
Officiellement, un aveugle est une personne ayant une acuité visuelle inférieure à un vingtième. Plus exactement, la première lettre du test passé classiquement - l’échelle de Monoyer - ne peut pas être lue. Je fais partie de cette catégorie. Un malvoyant a une acuité visuelle d’au moins un vingtième et inférieure à trois dixièmes en France et en Belgique ou un champ visuel inférieur à vingt degrés. Les mesures se font avec les corrections visuelles, c’est à dire avec les lunettes quand cela est possible. Un malvoyant peut donc très bien avoir une excellente acuité visuelle, lire sans problème mais être incapable de se déplacer sans une canne à cause d’une vision dite tubulaire. L’atteinte peut donc être soit globale avec l’impossibilité de faire le point, soit concerner la vision périphérique en laissant une bonne acuité, soit concerner la vision centrale en affectant l’acuité, soit une vision tachetée.
En pratique, socialement, les termes « aveugle » et « non-voyant » sont confondus, et je préfère me décrire comme malvoyant. La réalité est très différente en terme d’adaptation entre ceux qui ont une capacité visuelle limitée mais disponible et ceux qui ne l’ont plus. Il ne faut pas penser non plus qu’il y’a un point de bascule clair entre l’absence totale de vision et un peu de vision. Une capacité visuelle restante peut se limiter à repérer le soleil et rien de plus. Mais cela reste un indicateur visuel pour se repérer.
Je peux utiliser un écran. Je peux même lire sur un écran avec mes capacités visuelles. Bon, je dispose d’un trente-deux pouces de diagonale et je me tiens à moins de dix centimètres de la dalle. Une ligne de texte couvre au minimum un quart de mon champ visuel vertical. Je me sers beaucoup de l’écran pour repérer des blocs colorés, les pointer avec mon énorme pointeur de souris. Et mon bureau est prévu pour être agrandi avec un simple raccourci. J’utilise Mate sous ArchLinux avec CompizFusion. J’ai donc activé l’option d’agrandissement pour les déficients visuels et je commande le tout avec le raccourci *Ctrl+Alt+molette de souris*. J’ai également défini le raccourci *Super+Shift+molette de souris* pour changer l’opacité de la fenêtre. Je peux ainsi profiter de mes fonds d’écran quand je n’ai pas besoin de voir ce que je fais. Enfin, le raccourci *Super+Ctrl+Alt+Clic* active des étoiles très visibles autour du pointeur de la souris.
L’écran me permet aussi de regarder des films ou des séries sans audiodescription voire sous-titrés ou encore de jouer à des jeux vidéo. Je dois en permanence changer le zoom, mettre sur pause le temps de comprendre et de distinguer. Mais il s’agit là du registre du possible dès lors que l’écran est grand et que je puisse en être très proche.
Cependant, cet outil « d’assistés » n’a pas que des avantages. Certes, il permet d’avoir une présentation passive des informations. Il n’y a pas nécessité d’aller chercher par soi-même l’information, tout est affiché d’un bloc. Mais l’écran est une lumière permanente percutant des rétines et des yeux fragilisés. Cela présente de base un assèchement des cornées chez l’ensemble de la population. Dans mon cas, cela correspond à une souffrance permanente. J’utilise un gel hydratant pour limiter l’impact. Mais il ne s’agit pas de la solution la plus viable, et le produit est relativement cher. Je limite pourtant la luminosité à son strict minimum, j’utilise un thème sombre, j’ai défini le raccourci *Super+m* pour inverser la couleur d’une fenêtre et *Super+n* pour l’écran entier. Rien n’y fait. Le temps d’exposition doit être minimal dans ma situation. Et comme l’handicap est encore récent, l’écran reste pour le moment le moyen le plus efficace. Cela changera à l’avenir.
Je n’ai parlé dans cette partie que de l’écran de l’ordinateur. Celui du téléphone est bien trop petit pour moi ! J’y distingue à peine quelques blocs de couleurs. J’arrive éventuellement à voir la séparation entre deux icônes, enfin entre deux amas blancs dénués de toute signification et ce malgré le zoom.
Mais alors, qu’utilisons-nous pour remplacer l’écran ? La réponse est simple : un lecteur d’écran. Il s’agit d’un logiciel permettant de naviguer dans l’écran tout en utilisant une ou plusieurs sorties disponibles, comme la synthèse vocale. J’utilise Orca sous Linux avec les voix de Voxygen et Talkback sous Android avec les mêmes voix.
La parole est plus lente que la lecture, et donc les déficients visuels ont tendance à augmenter le débit. À beaucoup augmenter le débit. Cela vient avec l’expérience et l’absence de concentration sur la vue permet d’avoir la disponibilité cognitive suffisante pour. Il m’arrive de regarder certaines conférences sur YouTube avec une vitesse quadruple. Je monterai bien au-dessus, mais cela ne fonctionne pas sur Firefox avec le plugin Video Speed Controller (si jamais un développeur de Firefox me lit). Je reste en vitesse triple pour la plupart des vidéos.
Le retour vocal, c’est la petite voix permanente qui décrit l’écran. L’ordinateur devient une pipelette. Chaque évènement est énoncé. Un changement sur une page web et c’est parti pour une relecture en bonne et due forme. Le lecteur d’écran analyse tout ce qui se passe et envoie le texte à lire à la synthèse vocale. Mais ce qui nous intéresse, c’est d’avoir la bonne information au bon moment. Il n’est pas question de relire l’intégralité de l’écran à chaque touche appuyée. Fini l’assistanat, il est temps d’utiliser une approche active de recherche d’informations.
Un premier passage dans l’application ou la page web permet de se faire une idée de la structure. Il faut voir cela comme une hiérarchie d’éléments. Des boutons sont dans une barre de menu qui est dans l’entête de la page, etc. Cela est d’autant plus vrai dans le web car les options de contrôle y sont bien plus fournies. Tous les éléments perçus permettent d’étayer sa représentation mentale du logiciel, qui peut être très différente de ce qui est affiché. La mémoire remplace alors l’assistance de l’écran. La compréhension de la structure reste une étape de découverte du logiciel, pour mieux se repérer.
Les déplacements d’un élément à un autre se font au moyen de trois curseurs distincts. Le premier concerne le focus. Il s’agit de l’élément actif en cours, celui qui interagit avec le clavier. Il se déplace facilement d’un élément à l’autre avec les touches de tabulation par exemple. Mais la navigation diffère entre les applications natives, les pages web et le type d’élément qui a le focus. Le second curseur est également connu des voyants, le pointeur de la souris. Le lecteur d’écran a la capacité de le déplacer sur un élément précis et de cliquer. J’utilise également une tablette graphique avec des coordonnées absolues. Cela me permet de savoir dans quelle zone de l’écran je pointe. Le lecteur d’écran me retranscrit ce qui est sous le pointeur. Enfin, il y’a le curseur de balayage. Le lecteur d’écran permet de le déplacer pour transcrire les différents éléments sans changer le focus.
L’utilisation d’un lecteur d’écran suppose l’usage de raccourcis clavier en très grand nombre. Certains d’entre eux sont globaux, d’autres ne concernent qu’une seule application. Ils permettent de déplacer les trois curseurs, de répéter un texte, d’épeler, d’activer un bouton, de sélectionner une option, de cliquer, de créer des signets. Je dispose d’une quantité phénoménale d’outils pratiques dans Firefox pour passer au titre, au lien visité, au bouton suivant. Je peux lister tous les titres d’une page, ou toutes les zones d’édition. Plus l’idée de la structure d’une application est claire et plus la navigation est efficace. On ne se déplace plus dans une fenêtre mais dans des structures logiques.
Le braille est un système d’écriture en six ou huit points en relief par caractère. Le braille six points est plutôt utilisé sur papier et le huit points sur ordinateur. J’utilise une « barrette braille » ou « plage braille » de la marque HandyTech. Cet équipement me permet de lire 40 caractères à la fois. Autant l’apprentissage des caractères se fait assez rapidement, autant celui de la sensibilité des doigts est long et fastidieux. Passer d’une lenteur extrême à une lenteur un peu moins extrême prend des mois. Mais le braille a cet avantage de retranscrire correctement l’orthographe des mots. Chaque cellule braille dispose d’un bouton sélecteur pour les copier/coller. La barrette est pour moi une deuxième sortie du lecteur d’écran.
Le braille peut aussi servir pour la saisie. Le clavier se présente avec dix touches de saisie (les 8 points, espace et entrée) ainsi que quelques touches de navigation. Chaque lettre se tape en appuyant sur les points braille correspondants. Cela limite largement les mouvements des doigts, et donc les troubles musculo-squelettiques (tendinite, syndrome du canal carpien, etc.). J’ai largement moins de problèmes qu’avec un clavier ergonomique plus standard. Pour les voyants qui se poseraient la question, il existe un clavier braille seul et la saisie est très efficace après un temps d’apprentissage. Cela nécessite le lancement de *brltty* et de *xbrlapi* sur Linux.
Les outils sont certes là , mais ils ne sont pas miraculeux. Ils ont besoin d’accéder à la structure des applications et des documents. Certains logiciels ne le permettent pas ou n’utilisent pas une technologie compatible. Il en existe tant d’exemples. Et même s’ils le font, certains utilisent des images sans texte de remplacement. « Cette opération détruira définitivement vos documents, souhaitez-vous continuer ? » Vous choisiriez plutôt la réponse bouton, bouton ou bouton ?
Il faut aussi que je vous parle d’un truc, du boss final toutes catégories. Il faudra arrêter avec les CAPTCHAs. C’est inefficace aujourd’hui, il existe d’autres solutions (comme le champ honeypot). Vous savez, le truc où il faut cliquer sur toutes les voitures, tous les panneaux ou je ne sais quoi. Sérieusement, je vous demande de compter précisément le nombre de feuilles sur les arbres de toute une forêt sans marge d’erreur moi ? Alors oui, il existe le CAPTCHA audio pour les déficients visuels. Il est incompréhensible. Il faut saisir les mots entiers entendus et il y’a cinq essais pour ça. L’adresse IP est bannie un certain laps de temps au-delà . Changer de phrase est considéré comme un échec. Chaque extrait comprend entre deux et cinq mots entiers, le premier et le dernier étant coupés n’importe où. Et la langue est aléatoire. Il existe heureusement des résolveurs qui sont meilleurs que les humains. Mais l’adresse IP reste régulièrement bannie malgré tout. Les spammeurs, eux, utilisent des milliers d’IP pour contourner le problème.
Il n’existe pas un outil supérieur à l’autre. Il y’a une complémentarité. Le braille est très bien pour rédiger un document, le vocal est parfait pour se faire lire un article de journal. J’utilise donc écran, braille et vocal en même temps. Je peux très bien me tenir loin de l’écran pour voir la couleur d’un bloc tout en saisissant le texte en braille et en utilisant le vocal pour la navigation. Les usages dépendent fortement de la tâche en cours et de mon expérience des outils. Chacun fait à sa convenance et adapte à sa situation.
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