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Par Kujiu
Le 30 Apr 2021 Ă 20:00
Tout commence par le caractère, une lettre, un idéogramme, ou que sais-je en fonction de la langue parlée. Nous assemblons les caractères pour former des syllabes - enfin lorsque nous utilisons un alphabet - puis des mots. L’image du texte se forme dans les rétines, en passant par le cristallin, notre lentille à auto-focus. Le signal passe par les nerfs optiques, se croise dans le sinus au niveau du chiasma optique, et arrive au cortex visuel à l’arrière de la tête.
Après cela, le cerveau analyse l’image, reconnaît les mots ou les caractères pour les mots inconnus et transforme cela en son et en interprétation. Notre imagination entre en jeu, nous fait ressentir des sensations et des sentiments, nous donne même l’impression d’agir. Et nous réagissons puisque les zones du cerveau contrôlant les muscles de l’action s’activent. Mais un mécanisme interrompt le signal avant d’accéder au muscle. Le cerveau est une merveilleuse mécanique.
La lecture, ce n’est pas si simple. Et chacun de ces rouages, aussi infime soit-il, peut bloquer ce processus. Bien sûr, quand on parle d’accessibilité de la lecture, on pense aux problèmes oculaires, ou du moins des nerfs optiques. Mais ce n’est pas tout, le cerveau n’arrive pas toujours à décoder l’image reçue. La dyslexie guette, et cela reste un fait connu. Mais savez-vous combien de personnes sont dyslexiques ? J’ai trouvé tant de différences entre les études. Peut-être dix pour cent. Peut être trente-cinq pour cent. Ou du moins, entre les deux. Oui, cela représente du monde.
Et quand nous poursuivons dans le processus de lecture, nous nous rendons compte qu’il existe bien d’autres embûches. La combinaison de l’orthographe, de la phonologie et de la sémantique permet la compréhension complète du texte. Seulement, comment peut-on avoir une approche phonologique correcte en cas de surdité ? La lecture reste possible, en prenant des chemins de traverse, mais le niveau de difficulté augmente. Quant à la sémantique, nous devons avoir un bon dictionnaire en mémoire, et de bons accès à ce dictionnaire. Ce sujet à lui seul occupe une grande quantité de spécialistes.
La mémoire fonctionne par associations. Un mot se relie à d’autres mots, à des images, à des sons, à des sentiments aussi. Chaque individu construit le contenu de sa mémoire en fonction de son vécu, et la lecture d’une même œuvre ne provoquera pas les mêmes effets sur chaque personne. Parfois même, la mémoire manque, et la lecture se dégrade. Et puis, la mémoire peut exister, mais les mécanismes pour la solliciter défaillir. Sans compter que nous ne lisons pas forcément dans une langue que nous maîtrisons.
Nous construisons un monde imaginaire en lisant, vaste et flou, restreint et plus précis. De simples mots nous font divaguer. Enfin, tant que nous ne souffrons pas d’aphantasie. Même cette phase peut échouer. J’aimerais bien voir l’apparition du terme dysphantasie, chaque personne peut avoir plus ou moins d’imagination. Ce n’est pas du « tout ou rien ». L’aphantasie, donc, empêche d’imaginer une image, des sons, des sensations ou en limite la possibilité. Elle peut aussi être liée à une prosopagnosie, une incapacité à reconnaitre un visage humain.
Nous sentons l’odeur du gazon fraichement coupé, la brise salée se lever en bord de mer, nous visualisons une scène complète. Et nous agissons aussi. Mais nous pouvons nous perdre dans nos univers. Nos pensées remontent notre vécu, de vieux souvenirs parfois douloureux, ou cette foutue tâche inachevée au travail. Nous devons rester concentrés pour lire et lutter contre les distractions. Et bien sûr, cela se complique pour toute personne ayant un trouble de l’attention (ou la dernière application à la mode sur son GSM).
Cet article n’a pas vocation à détailler l’ensemble du fonctionnement de la lecture et des troubles sensoriels, musculaires, cognitifs, d’apprentissage, etc. Je veux simplement vous montrer la complexité de la lecture, et de tous les obstacles sur la route. Car beaucoup de personnes souhaitent lire mais ne le peuvent tout simplement pas. Encore une fois, je ne connais pas la proportion de la population concernée par au moins une contrainte à la lecture. Les documents que j’ai lus apportent des réponses contradictoires avec des estimations allant du simple au double, jusqu’à plus des deux tiers.
Je veux émerveiller tout le monde avec des histoires, et pas seulement une pseudo-élite définie par des capacités. Je ne comprends pas pourquoi la littérature ne peut pas s’adapter, pourquoi lire différemment d’une élite auto-proclamée ne rentrerait pas dans la définition de « vraie littérature ». Et puis, qu’est-ce que la « vraie littérature » sinon une volonté de rabaisser les autres pratiques ? Le comportement élitiste observable dans le monde de la culture - et heureusement, tout le monde n’est pas comme ça - empêche de progresser sur les aspects de l’accessibilité. Le fonctionnement actuel du marché incite à se battre pour être lu par un lectorat existant, mais très largement minoritaire. Pourquoi ne pas tenter de faire sauter les verrous et proposer de la lecture à des personnes motivées mais qui n’ont accès à quasiment rien ?
La question suivante se pose : comment faire ? Et comment être accessible au plus grand nombre ? L’accessibilité totale n’est qu’illusoire, une chimère, mais aussi un but à atteindre. Nous devons donc faire le maximum pour tendre vers cette direction. Aujourd’hui, des entités autorisées à exercer l’exception au droit d’auteur pour handicap et pour personnes empêchées de lire œuvrent dans ce but. Une entité autorisée se déclare dans une bibliothèque nationale, et elle a le droit d’adapter une œuvre sans demander la permission à la maison d’édition. Elle peut redistribuer les adaptations aux personnes concernées ou aux bibliothèques qui s’en occuperont. Dans cette opération, la maison d’édition ne reçoit aucune compensation, ni même l’auteur ou l’autrice. Cependant, l’entité autorisée ne peut pas adapter une œuvre déjà accessible. Ne serait-il donc pas temps de prendre en compte cet aspect directement dans les chartes éditoriales ?
Les adaptations les plus courantes concernent uniquement les problèmes visuels et la dyslexie. Une imprimante braille embosse le texte, ou une personne lit l’histoire et l’enregistre dans un format DAISY ou ePub. J’ai donc accès, en tant que déficient visuel, à des livres audio ou à des livres en braille ou numérique. Malheureusement, cette approche ne couvre qu’une partie du problème.
La diversité des interactions réduit largement les troubles de l’attention. Un livre en audio et écrit sera plus efficace que l’écrit seul ou l’audio seul. Bien sûr, la mise en surbrillance ou un affichage très privilégié de la phrase en cours de lecture attirera fortement. Une personne aveugle et ayant un trouble de l’attention a besoin du braille.
Les personnes ayant des difficultés de compréhension (que ce soit une atteinte cognitive, un trouble du langage ou juste une langue étrangère) apprécieront fortement un texte en FALC. Ou si vous préférez, en Facile À Lire et Comprendre. Une telle forme doit être disponible en texte et en audio. Mieux encore, agrémenter le texte de petites images et de sons particuliers augmentent à la fois l’immersion et la compréhension. Je ne dis pas qu’il faut tous se mettre à écrire en FALC et proposer cette version uniquement, cela ne convient pas à tous les lecteurs. Il est important de faire coexister les deux versions. Dans le même ordre d’idée, une lecture en langue des signes ou en langue parlée complétée amènera plus facilement un public sourd.
La mise en place de fiches personnages et de résumés des chapitres précédents aideront ceux et celles qui mémorisent mal. Et pourquoi ne pas rajouter une carte de la scène, avec la liste des personnages présents ? Un tel copion facilitera la vie des personnes aphantasiques, tout comme une couleur différente ou un avatar pour chaque ligne de dialogue. Combien de lecteurs et de lectrices ne savent pas distinguer qui parle ?
Le numérique apporte beaucoup, et nous pouvons faire tomber beaucoup de frontières entre livre, visual novel, vidéo et audio. Nous avons l’équipement nécessaire pour proposer une expérience personnalisée en fonction du profil du lectorat. Un même livre peut avoir plusieurs formats différents, visibles tous en même temps ou juste un seul. Chaque personne doit pouvoir accéder à ce qui lui convient : texte, vidéo, visuel, FALC ou pas, audio. Les problèmes d’accessibilité existent et des solutions aussi. À nous d’insuffler la volonté à tous les acteurs du livre, et d’unir nos forces pour proposer le meilleur.
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