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Sur la gratuité

On parle de “vivre ensemble” mais, par négligence, pour être conforme à l’idéologie du temps, on laisse disparaître les espaces de gratuité, ces lieux où se forme le sentiment d’appartenance à une communauté de destin, ces lieux où la fraternité prend consistance et se matérialise.

La gratuité des services publics, voirie, éducation, santé est attaquée de toute part afin qu’ils soient mis sur le marché. Il y a là, face à face, deux conceptions du vivre ensemble : la régulation par la concurrence, et la construction des solidarités. La gratuité est l’enjeu et la cible des deux conceptions. La gratuité a à voir avec ces petits gestes ordinaires de dévouement, de générosité, de solidarité, de services, d’aide, d’attention, qui construisent ce qu’on appelle la fraternité, ou mieux : l'adelphité.

adelphité

Le mot “gratuit” a trois acceptions différentes :

C'est la troisième acception à laquelle je vais m’intéresser, la notion d’objet ou de service gratuit. Pour bien la détacher de ce qui est sans motif et de ce qui ne repose sur rien.

L’échange de don

Dans de nombreuses sociétés, la cohésion du groupe était autrefois assurée par le don et le contre don. Au minimum, c’était un ciment très fort de ces sociétés avant leur occidentalisation. Cet échange de don n’a rien à voir avec l’échange marchand car aucune contrepartie immédiate n’en est attendue.

L’échange de don subsiste encore sous la forme de l’hospitalité dans certains pays. Je parle de cette hospitalité rare, qui consiste à offrir le gîte, le couvert, et sa protection au voyageur de passage.

L’échange de don subsiste aussi dans nos sociétés sous la forme des cadeaux qu’on amène lorsque l’on va voir un ami ou de la famille qu’on n’a pas vue depuis longtemps. Les fleurs que l’on amène, la bouteille à partager ou le cadeau pour le gamin, on ne les amène pas dans l’espoir d’une contrepartie de même valeur financière. Il s’agit bien d’un don. Et la réciprocité du don est bien sûr nécessaire. Et indispensable. Car en fait, ce qu’on échange ce sont des gestes symboliques.

Tu vois, j’ai pensé à vous, je vous amène quelque chose.
Je partage ce quelque chose parce que vous n’êtes pas des étrangers.
Par le don, j’agis un peu comme je le fais avec ma famille, avec mes frères.

L’acte gratuit, l’objet gratuit, est d’abord et avant tout un témoignage de solidarité. Je dirais même qu’il est le socle de la cohésion familiale, de la fraternité au sein de la fratrie. Lorsque les échanges entre les parents et les enfants, ou au sein de la fratrie, deviennent marchands, alors vous serez d’accord qu’il y a du souci à se faire sur la solidité des relations familiales. Si mon frère ou un parent me demande un service, j’imagine mal de le rendre autrement que gratuitement. En fait, je n’imagine pas la fraternité sans le gratuit.

Mais dans nos sociétés, le gratuit a-t-il sa place ?

Il convient tout d’abord de bien distinguer ces trois choses très différentes :

Le sans prix

Ce qui est **sans prix**, c’est facile, c’est souvent ce qui ne devrait n’avoir aucune valeur marchande, parce que sa valeur est trop grande pour l’humain :

Ces choses sans prix, lorsqu’elles commencent à être vendues, indiquent une grave dérive de l’humanité. Je pense en particulier à la “connaissance”, qui était autrefois impensable autrement que partagée, en **accès libre et gratuit**. Autrefois, dans l’esprit des lumières et autrefois, à l’époque de mes parents.

Le sans coût

Ce qui est **sans coût**, c’est ce qui est suffisamment abondant pour qu’on puisse le cueillir sans effort et sans risque d’en priver les autres. Depuis l’époque des sociétés de chasseur cueilleur, il nous en reste de moins en moins : l’air, ou la chaleur du soleil par exemple.

Le gratuit

L’objet **gratuit** par contre, ou plus souvent le service gratuit si l’on parle de la société, n’est pas un objet ou un service sans coût. Est gratuit ce dont on peut profiter librement sans contrepartie pécuniaire. Sans contrepartie parce que la contrepartie est prise en charge par un groupe, ou par l’état.

On peut en profiter librement → c’est l’objectif de liberté

On peut en profiter sans contrepartie pécuniaire → c’est l’objectif d’égalité et de solidarité

J’insiste là-dessus car l’idéologie change le sens des mots. Ce qui était évident il y a trente ans ne l’est plus, et on entend répéter que "ce n’est pas gratuit" puisque "c’est payé par l’impôt".

Le plus bel exemple de la gratuité est l’école de la république qui garantissait un accès libre à tous, quelques soient les revenus. L’école a un coût, mais elle est censée être gratuite.

Autre exemple de gratuité : un phare sur la côte offre un service gratuit. Si le financement des phares avait été confié au marché, il n’y aurait pas de phare sur les côtes. C’est par l’impôt que la lumière du phare est gratuite. Elle a un coût, certes, mais elle est gratuite.

Nous ne sommes même plus dans un souci d’égalité, nous sommes là dans la notion de "communs" et d’intérêt général. Un bien commun ou un bien public ne peut exister que gratuit.

La lumière des villes est un bien public gratuit, comme la plupart des routes, l’air propre ou le savoir.

Le gratuit est donc ce dont on peut profiter librement et sans contrepartie pécuniaire.

Le faux gratuit

Mais là, il faut faire très attention à distinguer l’apparemment gratuit du vrai gratuit. L’apparemment gratuit, c’est ce qu’on paie sous une autre forme. Par exemple l’apparente gratuité du téléphone offert par l’opérateur téléphonique mais qu’on paie dans l’abonnement, le journal gratuit qu’on paie en achetant la lessive qu’il vente. Le summum étant atteint dans les services gratuits de Google ou Facebook. L’utilisateur croit avoir un service gratuit, alors que c’est lui, l’utilisateur, le produit qui est vendu. L’utilisateur de Google ou Facebook est un peu comme la carpe devant l’asticot gratuit que lui offre le pécheur.

Le vrai gratuit, c’est par exemple l’école de la république. C’était autrefois également l’enseignement supérieur, les soins dans un hôpital, certaines crèches...

Cette forme concrète de fraternité, le vrai gratuit, est hélas aujourd’hui en grand danger. L'histoire récente est une défaite croissante du **sans prix** et du **gratuit** face au monde marchand. Aujourd’hui ce qui est danger, c’est l’accès, même pour ceux qui n’en ont pas les moyens, à un beau paysage, à la connaissance, aux soins médicaux, au centre ville.

Se battre pour partager le coût de l’enseignement supérieur, c’est se battre pour une solidarité intergénérationnelle et le partage de cette richesse collective qu’est le savoir. Se battre pour partager le coût de l’hôpital, des crèches, de l’éducation, pour leur gratuité, c’est se battre pour défendre la protection et la gestion des biens communs.

Se battre pour la liberté de l’accès aux biens communs, pour l’égalité de cet accès, c’est se battre pour faire progresser la fraternité.

[..]

texte initialement Ă©crit dans une autre galaxie le 20/12/2012