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J’étais assis à une des tables du restaurant d’entreprise. Je déjeunai seul, comme à mon habitude. Regardant ce qui restait d’une cuisse de poulet – des os et de la peau qui voisinaient, sur le bord de mon assiette, avec des haricots verts prématurément refroidis –, je fus frappé du fait suivant : l’anatomie de l’homme et celle de la volaille étaient somme toute comparables.
Je demeurai interdit – cette articulation brisée, ce bout de squelette auquel j’avais arraché du muscle me troublaient. Qu’étais-je sinon une carcasse, un épiderme, des chairs, des nerfs, des tendons, de la viande, un assemblage précaire de milliards de cellules, un être vivant, c’est-à -dire mortel, que le hasard faisait humain ou animal ?
Un phénomène étonnant se produisit alors : je devins un poulet. Après avoir passé quelques jours dans un œuf, je perçai une coquille, me retrouvai entouré de centaines de poussins effarés. S’ensuivit une brève existence dans une batterie. Je vécus dans la promiscuité de mes congénères, pataugeai dans la fiente, souffris d’une maladie de peau. Une nuit, des hommes et des femmes nous arrachèrent à nos cages et nous jetèrent dans des conteneurs grillagés, qu’ils chargèrent à l’arrière d’un semi-remorque. Le trajet fut une longue agonie – je suffoquais, m’évanouissais, glissais sous les pattes de mes compagnons, me redressais, puis un vertige me reprenait.
Nous arrivâmes dans la cour d’une usine. Les casiers où nous nous trouvions furent transportés à l’intérieur des bâtiments. Plus tard, des mains apparurent, se saisirent d’un de mes camarades, revinrent, en attrapèrent un autre, se présentèrent encore, m’enlevèrent à mon tour. Je fus accroché, le bec en bas, les pattes meurtries par une pince de métal, à une sorte de rail auquel pendaient des dizaines de poulets, bipèdes transis de peur dont les cris résonnaient dans toute la pièce. Une immense pitié m’envahit – pitié pour ces volatiles, pitié pour les mains qui les malmenaient, pitié pour les âmes qui organisaient, jour après jour, la vie et la mort de milliards de créatures. Enfin le monde vacilla. Je perdis connaissance.
Quand je revins à moi, je n’étais plus qu’une cuisse et je patientais au fond d’un congélateur. Me rappelant que l’animal que j’avais été naguère possédait deux membres inférieurs, je supposai qu’un double de moi-même connaissait quelque part, peut-être tout près d’ici, un sort similaire au mien. Par ailleurs, si certaines parties de mon anatomie avaient été découpées, puis congelées ou surgelées, d’autres, jugées de moindre intérêt gustatif ou livrées en trop mauvais état sur le lieu de leur conditionnement, avaient probablement été réduites en poudre – cette farine servirait à nourrir des êtres humains, des animaux domestiques, du bétail, sans doute aussi de la volaille. La situation n’avait rien que de banal, et pourtant je me posais bien des questions. Que restait-il, en moi, de cet oiseau qui avait grandi dans une batterie, puis qu’on avait mené à l’abattoir ? Étais-je encore lui ? Étais-je quelqu’un d’autre ? En quoi consistais-je au juste ? Vivre, mourir – que signifiait tout cela ? Je fus soudain inondé d’une lumière crue, cependant qu’éclatait un grand remue-ménage. Une main me saisit, me déposa sur un plan de travail en inox, à côté d’autres morceaux de poulet. Nous fûmes passés au four. À nouveau je perdis connaisance.
J’avais été poussé sur le rebord d’une assiette sale, mon humble personne se réduisant désormais à des os — fémur et tibia — qu’une fourchette et un couteau avaient dépouillés de leur chair, que des dents avaient rongés, qu’une langue et des lèvres, enfin, étaient venues suçoter. Ma peau, cette peau qui m’avait tant démangé quand je vivais en batterie, voilà qu’elle gisait, risible chiffon, à côté d’une poignée de haricots verts refroidis. Quant à la viande que j’avais été, elle progressait désormais dans les méandres d’un tube digestif — des sucs et des bactéries diverses la transformaient en graisse, en muscle, en matière putrescible. Je n’eus pas le temps de poursuivre cette méditation, car des mains s’emparèrent de l’assiette sur laquelle je reposais et, bientôt, je fus jeté au fond d’un sac poubelle.
C’est ainsi que je devins une ordure. Je ne tardai pas à percevoir tout l’avantage de ma nouvelle position. Depuis ma naissance, j’avais toujours vécu pour les autres, passant de l’élevage à l’abattoir, du congélateur au four, de l’assiette à la bouche, constamment soumis à des intérêts et des appétits qui n’étaient pas les miens. À présent que j’étais devenu un déchet — mais avais-je jamais été autre chose en ce monde ? —, à présent que je n’étais plus rien pour personne, je me trouvais enfin libre, libre de m’appartenir, libre d’être moi-même. J’ignore combien de temps je passai dans ce sac de plastique noir, en compagnie des rebuts de la consommation moderne, mais force est d’admettre que je connus là les heures les plus douces de mon existence. Un grand vide – une sorte de silence magnifique et terrible – s’était ouvert en mon âme. Toute crainte, tout désir m’avaient quitté. Semblables à la sauce brune qui se figeait autour de moi, mes pensées ne formaient plus qu’une coagulation stupide et bienheureuse. Je nageais dans la plénitude de mon être.
Quelques jours plus tard, j’aboutis dans une usine d’incinération. À nouveau jeté au four, je fus soumis cette fois-ci, non pas à une cuisson à cœur, mais à une combustion pure et simple, au terme de laquelle je me vis réduit en cendres. Une dernière partie de moi-même, devenue vapeur d’eau, s’élevant à travers un conduit de cheminée, vint se perdre dans le bleu du ciel, un bleu assombri cette semaine-là par une pollution aux particules fines — c’était une belle matinée de printemps à l’ère du capitalisme tardif. L’espace d’un instant, j’aperçus au-dessous de moi Paris, Ivry, Charenton, des immeubles, des pavillons, des zones industrielles, des autouroutes, des champs, des forêts, puis je me dispersai tout à coup dans une grande jouissance atmosphérique. Le poulet n’était plus.
Je redevins un salarié de grande entreprise, perdu dans l’indifférence collective d’un réfectoire de banlieue. Au fond de mon assiette, des os de poulet et un reste de haricots verts me dévisageaient mollement. Une aventure singulière m’avait mené des entrailles d’une poule à celle d’un homme, du conduit noir et mou d’un sac poubelle à celui, si rigidement dressé dans l’azur, d’une cheminée d’usine — il me restait à peine le temps d’avaler un café, de fumer une cigarette et de reprendre ma place devant mon écran d’ordinateur.