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Interview
Accro . Apr s trois jours de d bats la F d ration fran aise d addictologie,
Cynthia Fleury, psychanalyste, analyse comment la soci t instrumentalise nos
manques :
Recueilli par Marie-Jo lle Gros Dessin Lolm de
Changer de regard sur les addictions, a ne se fait pas en un clin d il. Mais
c est la d marche laquelle invitent tous les professionnels des d pendances r
unis par la F d ration fran aise d addictologie (FFA), le week-end dernier
Paris. Objectifs prioritaires : ouvrir un d bat de soci t qui sortirait du
petit cercle des sp cialistes, et donner des pistes au l gislateur sur la base
de propositions (une centaine, compuls es dans un Livre blanc) destin es cr
er un cadre appropri aux enjeux d aujourd hui. Grosso modo, le secteur est
pass en quelques d cennies de la lutte contre l alcoolisme et la toxicomanie
la pr vention et la prise en charge des addictions, ces maladies
individuelles en lien avec les pratiques sociales de consommation , nonce la
FFA.
Une addiction avec produit (alcool, tabac, cannabis, coca ne, drogues de synth
se, etc.) ou sans produit (jeux d argent, sexe, sport, etc.) fonctionne en r
alit sur les m mes ressorts. Elle s inscrit dans un parcours, un contexte, et
s installe. C est pourquoi les professionnels souhaitent interroger l ensemble
de la soci t sur sa propre dimension addictog ne . Comme une prise de
conscience. Leur credo : nos modes de vie incitent toutes les consommations
et/ou la recherche du plaisir individuel, et ne facilitent pas l
apprentissage du contr le des impulsions . Une r flexion que partage Cynthia
Fleury (1), enseignant-chercheur en philosophie politique (au Mus um national d
histoire naturelle, Sciences-Po et Polytechnique) et psychanalyste
Paris. Dans son cabinet, elle re oit des adultes et des adolescents pris dans
des d pendances.
Comment expliquer cette inflation de gens addicts quelque chose ?
Se dire addict , c est d abord souvent une mani re d amoindrir le probl me.
Toxico , drogu , ce serait tout de suite plus violent. Addict, c est presque
un gimmick, le prix de la modernit . Si on est addict , c est qu on suit la
tendance. Pour certains, c est presque fashionable . Prenons le cas des jeux
lectroniques : on n est pas addict seul mais parmi une tribu, l int rieur de
r seaux amicaux, en revendiquant une appartenance un groupe. C est de la
sociabilisation, alors que la drogue, c est la marginalisation. Dans notre soci
t de l hyperconsommation, l addiction devient donc la norme et non plus la
marge. Et tre addict, c est le sympt me de tous ceux qui veulent tre aim s,
int gr s, reconnus socialement. Le sympt me de ceux qui veulent appartenir la
norme. Mais au final, bien s r, l addiction r v le des jours tr s sombres.
Qu est-ce qui a chang depuis les ann es 70 ?
Ces ann es-l avaient sans doute une relation aux substances bien moins
utilitariste. L re n tait ni la performance, ni la rentabilit . Il s
agissait de vivre des exp riences , jusqu au-boutistes certes, mais li es
aussi l id e de d couverte et de fantaisie. Aujourd hui, nous sommes dans l
hyperconsommation.
Mais cette soci t de l hyperconsommation, de la profusion, du tout, tout de
suite , d nonce dans le m me temps les addictions. N est-ce pas un peu
contradictoire ?
Effectivement, il y a l une double injonction, contradictoire, presque
schizophr nique. Le cahier des charges est intenable. Il faut tre la fois
performant tout en tant d un calme olympien ; savoir respecter des d lais tout
en tant pris dans des rythmes qui s emballent ; tre dans l activit
permanente, sinon on passe pour ennuyeux, voire paresseux, ce qui est
totalement mal vu dans une soci t de la performance. Bref, avec un tel cahier
des charges, personne ne peut tre la hauteur. Et c est tr s angoissant.
Alors pour couper cette angoisse, on prend des substances, on choisit la voie
de la jouissance. Mais cette jouissance n est qu un simulacre.
Certes, mais comment faire une fois pris dans une addiction ?
Les gens basculent dans l addiction pour chapper l angoisse, la
souffrance. Ils se servent du plaisir pour anesth sier l angoisse. Que ce soit
avec la nourriture, le sexe, l alcool ou le sport haute dose, a marche dans
un premier temps. Mais comme on n a pas r solu l angoisse de fond, il faut
toujours plus de produits pour atteindre le plaisir et finalement, l angoisse
en sort renforc e. Or, il ne faut pas confondre la souffrance existentielle -
qui est propre chacun et qui m rite un travail de compr hension, d
acceptation, de relativisation m me - avec l angoisse engendr e par ce cahier
des charges contradictoire, qui m rite elle aussi un travail, mais
principalement de d construction.
Peut-on gu rir de ses addictions ?
Le seul moyen de gu rir des addictions, c est de cesser de chercher chapper
au travail de fond, savoir le travail sur soi. Il n y a pas d autre moyen.
Or, faire un travail sur soi n est pas une partie de plaisir, c est m me assez
inconfortable, d plaisant. Et les b n fices ne sont pas imm diats. C est l
inverse d un chemin addictog ne. Faire ce travail sur soi prend du temps mais c
est aussi l uvre d une vie. On y apprend fabriquer en soi des r sistances
l angoisse et la pression. Le propre d une soci t addictog ne, c est d
instrumentaliser nos manques. Or, lui r sister, c est apprendre poser soi-m
me ses propres limites, en faire un acte quotidien, simple.
Toutes les addictions sont faites pour contourner ce travail sur soi, l viter,
le repousser. Il est finalement assez logique, et d solant, de noter que cette
soci t qui fait du narcissisme une industrie produit des individus addicts au
narcissisme, et en m me temps, en total d ficit narcissique.
Que peut-on esp rer, en dehors des changements individuels ?
Les maux d aujourd hui ne s expliquent pas particuli rement par la vuln rabilit
des gens, mais bien plus par des dysfonctionnements d mocratiques. C est ce
que je constate tous les jours en tant que philosophe et psychanalyste. Il y a
urgence r former le monde du travail et celui de l ducation, notamment les
fa ons d enseigner, ces deux grands secteurs coorganis s avec l Etat. Si on ne
r forme pas, on fait du dysfonctionnement un mode de fonctionnement. Et a
marche d autant mieux que tout va mal.
(1) Dernier ouvrage paru : la Fin du courage, ditions Fayard, 208 pp., 14
euros.