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date: 2024-11-21T08:18 tags: [date/2024/11/21, gemnews]
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created: 2024-11-21T09:18:19 (UTC +01:00) tags: [] source:
https://lundi.am/Contre-l-ordinateur-et-son-monde
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## Excerpt
L’Internationale Destructionniste, 2024
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Alors que leur nouveau film
Breached : A Chronicle of Cargo Theft
commence à être projeté, Andrew Culp et Thomas Dekeyser de l’“Internationale Destructionniste” se sont entretenus avec Ian Alan Paul pour discuter de leur critique de la technologie et de la politique, de leur approche du documentaire contemporain, et de leur façon d’embrasser la négativité comme concept opérant. [
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[1] Sur la cybernétique, le CLODO [Comité Liquidant Ou...
Ian Alan Paul : Je voulais commencer notre conversation par
(2022), votre film expérimental qui s’attaque à l’histoire du groupe militant français CLODO [Comité Liquidant Ou Détournant les Ordinateurs], un collectif qui incendiait des entreprises technologiques au début des années 1980. Le projet articule une critique de l’internet en tant qu’archive mondiale, au service des intérêts de la cybernétique et du contrôle, et dont nous apprenons dans le film que votre propre processus de recherche en devient partie prenante. À un moment, le narrateur réfléchit au fait que rechercher des traces virtuelles des attaques du CLODO risque de reproduire la “logique policière du numérique”, et il finit par se demander : une attaque contre une archive peut-elle “jamais être documentée ou représentée sans en réitérer la logique ?” Reprenant cette préoccupation exprimée dans le film, permettez-moi de vous poser la question : aujourd’hui, nous voyons des révoltes militantes explicitement dirigées contre le développement et le déploiement de diverses technologies numériques — beaucoup d’entre elles étant organisées dans une certaine mesure sur internet et finissant même par y circuler sous forme de contenu — mais elles semblent ne pas être parvenues à échapper entièrement à la logique informatique des systèmes qu’elles s’efforcent de démanteler. En quoi le CLODO nous offre-t-il une autre façon de penser l’histoire d’internet, et qu’est-ce que cela signifie de résister à sa fonction archivale et répressive dans une société capitaliste ?
Andrew Culp : L’attrait de la technologie est puissant. Elle promet, avec douceur, de rendre la vie à la fois plus facile et plus puissante. Le CLODO est apparu à un tournant : le micro-ordinateur arrivait tout juste sur le marché grand public. Regardez la couverture du numéro du magazine alternatif Terminal_ qui a republié pour la première fois les communiqués du CLODO. La couverture mettait en garde : “Les petits encerclent les gros” — avertissant que les ordinateurs centraux étaient rapidement remplacés par des ordinateurs de bureau. Et comme nous le savons maintenant, même les ordinateurs de bureau seraient finalement remplacés par des nano-ordinateurs suffisamment petits pour être transportés dans la poche et intégrés dans le paysage via des capteurs, des caméras et des dispositifs “intelligents”. Le CLODO propose une alternative stimulante à l’histoire dominante, selon laquelle cette transition était une aventure _à la Jetsons de confort et de pouvoir : celle où des visionnaires technologiques développaient des appareils de plus en plus utiles, adoptés avec enthousiasme par une classe de consommateurs en plein essor, désireuse d’atteindre une nouvelle vie luxueuse.
Pendant un temps, la critique de la technologie par le CLODO a été assimilée à celle des Luddites. Il y a certainement une affinité ; cependant, la critique des Luddites était une opposition ouvriériste aux fausses promesses de loisir. Comme Marx l’écrira plus tard, les capitalistes introduisent des technologies toujours plus performantes pour obtenir un superprofit à court terme et discipliner le travail — si la vie de quelqu’un est rendue plus facile, c’est celle du manager qui utilise le mot “efficacité” comme un euphémisme pour l’accroissement du nombre de travailleureuses qu’il surveille et commande.
La critique du CLODO était plus prophétique. Au début des années 1980, iels voyaient déjà la trajectoire que prenait l’informatique. D’un côté, l’ordinateur ne s’écarterait pas du nexus de son émergence, le dispositif prototypique du complexe militaro-industriel de l’après-guerre. Son utilisation initiale était liée aux relevés de bombardements, aux calculs d’artillerie antiaérienne et à la conception de la bombe atomique. En tant que groupe d’action directe, le CLODO ciblait les entreprises informatiques liées au secteur militaire, à l’État sécuritaire, à la police et aux industries de grande envergure. D’un autre côté, le CLODO avait un sens remarquablement prémonitoire de ce que les développements futurs de l’informatique allaient impliquer, à savoir qu’elle deviendrait essentielle pour réguler tous les aspects de la vie sociale par une logique proche de celle de la police. “Informa-_flic_”, comme iels l’ont écrit dans un graffiti, forgeant un terme pour désigner la surveillance informationnelle.
Les premières salves de cette campagne policière se trouvent dans la biographie piquante de Tom Vague sur la Faction Armée Rouge, Televisionaries. On y apprend qu’en 1971, lorsque Herold Horst prit la direction du Bundeskriminalamt (l’équivalent allemand du FBI en Allemagne de l’Ouest), il put mettre en œuvre les “Principes Organisationnels du Traitement Électronique des Données dans le Maintien de l’Ordre Public” qu’il avait élaborés quelques années plus tôt. La version officielle est que Herold dirigea une chasse à l’homme systématique qui aboutit à la liquidation de la Faction Armée Rouge. Mais, selon Vague, Herold devint “si obsédé par son ordinateur qu’il emménagea dans le complexe pour être avec lui en permanence”. Le résultat de cette obsession fut une base de données contenant près de cinq millions de noms, 3100 organisations, et plus de deux millions d’empreintes digitales et de photographies dès 1979. En bref, les expériences qui ont servi à développer la surveillance informationnelle moderne ont commencé avec la chasse aux militantes politiques.
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Thomas Dekeyser : Cette histoire particulière de l’informatique a soulevé une série de questions sur notre propre fascination, en tant que chercheurs et cinéastes, pour le CLODO. Les documentaristes considèrent souvent qu’il est de leur devoir de mettre en lumière des affaires oubliées, d’établir des liens jusqu’alors négligés. Mais cet objectif semble étrangement proche de celui des “informa-flics” que le CLODO cherchait à condamner. C’est pourquoi nous consacrons une large partie de notre film à nous interroger : étendions-nous les pratiques d’identification, de cartographie et de corrélation que la police avait initiées dans les années 1980, lorsqu’elle dressait des profils du CLODO et s’installait dans des véhicules près de ce qu’elle pensait être les prochaines cibles nocturnes du CLODO ? Nous avons estimé qu’il était de notre devoir d’au moins essayer de résister à l’envie de “combler les lacunes de l’histoire” et, au contraire, de les élargir par l’usage stratégique du secret et de la mystification.
Au-delà de la sphère de la recherche ou du cinéma, la question du “mal d’archive” — le terme judicieux de Derrida pour désigner l’attrait de l’archivage — est, selon nous, une problématique que la politique technologique doit prendre plus au sérieux. Comme vous le notez, Ian, même les actions les plus radicales finissent souvent par alimenter l’archive numérique, associant des images à un appel à la participation et une liste de revendications claires. Nous trouvons une alternative dans la trajectoire du CLODO, que nous décrivons dans le film comme une instance de l’“an-archival” : la dérision ludique au cœur de leurs trois communiqués, leur refus des “stratégies de recrutement” et leur auto-annihilation après trois ans d’activité. À l’instar du Groupe Volcan (Vulkangruppe) qui, en 2024, a incendié les sources d’électricité de la Gigafactory de Tesla à Berlin, le CLODO esquisse les contours d’une politique technologique qui ne se laisse plus séduire par l’idée d’alimenter le réseau avec de nouvelles ressources, préférant plutôt l’affamer. Iels savent bien que parler avec des mots, des images et des idées familières se convertit trop facilement en une solidification, voire une expansion, de notre présent technologique.
_Machines in Flames_ évoque l’ontologie entropique de l’information, qui menace les archives numériques et analogiques de la même manière. Comme le souligne le narrateur du film, la pellicule est hautement inflammable et les centres de données risquent toujours la surchauffe, l’incendie et la fonte en des mares toxiques de silicium. Au niveau logiciel, le film suggère également que les virus et le chiffrement constituent des moyens de destruction déjà logiquement intégrés dans les moyens de production et de contrôle computationnels, des armes qui peuvent retourner les machines algorithmiques de manière irrémédiable contre elles-mêmes.
Dans d’autres sections du film, une caméra anonyme erre de nuit entre certaines cibles du CLODO à Toulouse, dérivant à travers les contours technogéographiques de la ville. Tout semble imposant, sécurisé et contrôlé, mais paraît également totalement exposé et vulnérable aux conspirations obscures que le film laisse entendre comme se cachant un peu partout autour. En le regardant, on ne peut s’empêcher de se demander si les explosions passées du CLODO vont de nouveau éclater sur nos écrans dans le présent.
Dans ces choix formels, la possibilité d’une attaque semble émerger de l’intérieur pour finalement se retourner contre les technologies qui administrent la société. L’informatique n’est pas présentée comme une industrie parmi d’autres nécessitant une régulation ou une réforme, mais plutôt comme l’infrastructure actuelle de la domination sociale, ainsi qu’un réservoir de potentiel destructeur prêt à être déclenché. Pourriez-vous en dire plus sur ce diagramme que le film trace entre l’informatique et sa destruction ?
TD : Vous avez raison de faire le lien entre la violence de l’informatique et celle du CLODO. Chacun, à sa manière, attise les flammes de la destruction : l’informatique par son incorporation dans la construction, la gestion et le pilotage des machines de guerre ; le CLODO, avec les allumettes, explosifs et flammes qu’il utilise pour les détruire. La volonté du CLODO de suivre l’informatique sur le chemin de la destruction est ce qui les distingue d’autres groupes actifs à la même époque et la raison pour laquelle iels ont suscité tant d’indignation. Le Parti Communiste Français [PCF] fut si scandalisé par l’insistance du CLODO sur l’abolition plutôt que sur la réforme qu’il publia des tribunes dans les journaux, affirmant sa propre foi dans le potentiel de l’informatique dans la lutte pour l’émancipation des travailleureuses. Par exemple, iels écrivent : “Rien ne justifie de briser les outils de travail. [Nous] soulignons, au contraire, les immenses possibilités offertes par l’informatique et la micro-électronique pour libérer les gens de toutes formes d’exploitation et d’oppression”. Tout comme les briseurs de machines du XIXe siècle avant eux, le CLODO considérait la prétention de libération par l’informatique comme une nouvelle forme de contrôle, quelle que soit la personne qui en détient les rênes. La destruction est si profondément inscrite dans l’informatique, estimait le CLODO, que ses origines sont irrémédiablement teintées de sang (rappelons que le premier ordinateur — l’ENIAC — a été conçu pour calculer les tables de tir balistique de la Seconde Guerre mondiale), si bien qu’il n’y avait qu’une réponse adéquate : le réduire en cendres.
Il serait cependant erroné de lire le CLODO comme reflétant simplement le goût pour la destruction qu’il trouve dans l’informatique. Sa relation n’est pas celle d’une dialectique où lae militante copie le modèle, la définition et les structures de ce qu’il cherche à démanteler. Le CLODO a pris les étincelles de destruction inhérentes à l’informatique et les a poussées à leur conclusion extrême. Les industries de l’informatique ont bien fait attention de garder tout ce qui soutient ou alimente l’État et le capital — les formes de propriété, les relations de travail, les marges de profit — en dehors de leur champ de tir. Entre les mains du groupe militant, la destruction s’est détachée des freins qui la contiennent, devenant presque toute-englobante en cours de route. Le CLODO semblait aspirer à saper, à toutes les étapes, les formes organisationnelles, les programmes rigides, et le désir de reconnaissance et de recrutement qui caractérisent autant les industries de l’informatique que les techno-réformistes cherchant à les transformer. Un coup d’œil à leurs communiqués ludiques et à leur “auto-interview” en témoigne amplement. Au final, le CLODO est allé jusqu’à s’abolir lui-même, après trois ans, pour ne plus jamais être entendu. À l’inverse d’un maintien d’une négation dialectique, le CLODO a cherché à attaquer la logique même de la relation, y compris la relation constitutive à lui-même. C’est cette intransigeance qui nous attire en partie vers le CLODO, et c’est pourquoi nous pensons qu’il possède une dimension cosmique. L’abolitionnisme du CLODO se manifeste dans la modalité d’une entropie cosmique qui engloutit des mondes entiers, accélérant ses chemins de destruction.
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AC : Vous touchez tous deux à ce qui distingue le CLODO de tant d’autres — aussi bien de leurs ennemis, le complexe militaro-informatique-industriel, que de leurs camarades de la gauche militante anti-impérialiste — à savoir, leur métaphysique (ou, pour le dire plus simplement : leur “vision du monde”). Ils avaient pressenti que l’informatique pèserait encore plus lourdement sur notre conscience collective que tout le reste. Autrement dit, au-delà du rôle que les ordinateurs jouent dans le réchauffement mortel de la planète, la plus grande tragédie de l’omniprésence de l’informatique est la manière dont elle colonise l’esprit.
L’une des histoires qui nous aide à cadrer le film est celle de la “recherche opérationnelle”. C’est le nom que l’armée a donné à sa “science” de la prise de décision, qui a contribué à transformer la guerre en un processus industriel. Le management a pris le modèle de l’usine et l’a appliqué à l’art de tuer. La quantification régnait en maître. La logistique est devenue la clé pour remporter des batailles, et la microéconomie a permis de faire fonctionner la guerre comme une entreprise. La grande ironie : ce coup de maître en gestion fut un succès idéologique, mais conduisit souvent à des échecs sur le champ de bataille.
Prenons l’exemple d’un film officiel du ministère américain de la guerre sorti en 1944, intitulé “_The Case of the Tremendous Trifle_”. Il s’agit d’un récit fictif de la planification des bombardements stratégiques américains de 1943 sur l’industrie allemande des roulements à billes. Ce récit affirme que des éléments insignifiants, comme les roulements à billes, sont des points d’étranglement stratégiques ignorés par celleux qui ne prêtent pas attention aux rouages techniques de la nouvelle approche industrielle de la guerre. Raisonnant comme des ingénieurs électriciens examinant un schéma de circuit, les planificateurs de guerre engagèrent des ressources précieuses dans un raid risqué qui leur coûtèrent des avions et des vies humaines. Le film présente cela comme un succès. Mais en réalité, les roulements à billes étaient si insignifiants à produire que l’Allemagne en avait déjà amassé bien plus qu’elle n’en aurait jamais besoin. L’approche scientifique prétendument efficace de la guerre s’est avérée être un exercice futile de morts inutiles.
Pourquoi est-ce que j’en parle ? Parce que cela démontre comment la conséquence psychique de l’informatique est un mode de pensée techno-stratégique myope. Notre culture a été dévorée par l’imaginaire de solutions techniques aux problèmes sociaux, issue d’une croyance quasi mystique dans la puissance du calcul — une surestimation de l’importance de concepts tels que l’efficacité, la simulation, la prise de décision automatique, l’analyse basée sur les données, et plus généralement, les méthodes économétriques. La foi en cela est si forte que la vie sociale semble désormais dirigée par ces “visionnaires” qui suscitent l’enthousiasme pour des capacités computationnelles qui n’existent pas encore, et qui n’existeront peut-être jamais. Cela révèle quelque chose de grave : même si tous les semi-conducteurs du monde brûlaient demain dans une gigantesque tempête solaire, la manière dominante de penser ne changerait pas d’un iota.
Une bien trop grande partie de la gauche a été complice de cela. De nombreuxses camarades avaient à la fois partiellement raison et totalement tort. La Faction Armée Rouge et d’autres groupes militants ont correctement identifié l’informatique industrielle comme un maillon de la grande chaîne capitaliste de l’informatique. Mais, même en bombardant ces dispositifs, la plupart d’entre elleux s’enfonçaient davantage dans l’analyse techno-stratégique de la géopolitique mondiale de leurs ennemis.
Ce qui est le plus stimulant chez le CLODO, c’est leur rejet de cette pensée techno-stratégique. Contrairement à la guerilla, iels n’ont pas exprimé leurs actions dans le langage paramilitaire des campagnes stratégiques. En s’exprimant principalement à travers des graffitis, iels ont agi de manière décisive contre l’informatique plutôt que de débattre de ses mérites. Et dans les rares écrits qu’iels ont publiés, iels n’ont pas tant condamné les ordinateurs en eux-mêmes que le monde de l’ordinateur. Leur message : nous ne vaincrons pas l’autoritarisme des ordinateurs avec des dispositifs plus intelligents ou une gestion plus éclairée (par exemple, par un contrôle socialiste ou communiste) ; la seule issue est de trouver et de sortir de l’esprit computationnel.
Il y a une distinction intéressante entre la logique de l’informatique, qui aspire à calculer et orchestrer chaque activité et relation à l’échelle de la planète entière, et le CLODO, qui cherche à attaquer ces formes computationnelles d’une manière qui ne sera ni absorbée par leur logique, ni en reproduira le schéma. Pourriez-vous détailler comment le CLODO s’oriente vers une forme de résistance à la domination algorithmique, tentant de dépasser la pensée stratégique et la logique totalisante de l’informatique, sans se confiner à des points de résistance isolés que le pouvoir a, d’une certaine façon, déjà modélisés, anticipés et intégrés ?
AC : C’est une question qui revient souvent lors des questions-réponses après le film. Les spectateurices demandent : est-ce que le CLODO fournit une stratégie applicable aujourd’hui ? Nous devons toujours les décevoir. Il semble que le CLODO n’avait pas d’objectifs “stratégiques”. Dans le film, nous établissons une analogie entre elleux et l’embrasement spontané des vieilles pellicules en nitrate. D’une certaine manière, leurs actions ressemblent davantage à une émeute en prison qu’à une grève en usine. Paul Virilio a introduit le concept de “l’accident originel”, selon lequel l’invention du train a simultanément inventé le déraillement. Nous transposons cela sur le plan social : lorsqu’on a commencé à fabriquer des ordinateurs pour la conception de la bombe à hydrogène, on a également commencé à fabriquer le CLODO.
Généralement, les militantes se crispent quand nous disons cela. Ils ne peuvent tolérer une résistance “locale” et demandent qu’elle devienne “globale”. Mais comment cela pourrait-il même se faire ici ? Selon nous, le CLODO n’a réussi que parce qu’iels connaissaient suffisamment bien la ville pour penser et agir comme des cambrioleureuses. Se fondre dans des foules amicales est ce qui les a empêchées d’être identifiées ou arrêtées. Il existe des moyens pour d’autres d’agir en solidarité ou même de s’inspirer de leur exemple, mais uniquement si cela est abordé du point de vue des cellules clandestines ou des réseaux autonomes. L’absence de centre est ce qui rend ces approches les plus efficaces : sans leadership, les forces de répression doivent s’attaquer à tout le réseau, une par une.
Machines in Flames_ est sorti comme le premier projet de l’“Internationale Destructionniste” (ID), un groupe dont les idées sont exposées dans le ”_Manifeste pour le film destructionniste_”, également paru en 2022. Rejetant le documentaire informatif et son obsession de la visibilité, le documentaire de divertissement et sa catharsis à la manière des conférences TED, ainsi que l’engagement obsolète de l’avant-garde historique envers l’étrangeté, l’ID embrasse plutôt “le négatif sous toutes ses formes” et aspire à déployer des “armes visuo-conceptuelles” contre le monde comme totalité. En relisant le manifeste récemment, cela m’a rappelé la thèse de Guy Debord selon laquelle ce dont on avait besoin n’était pas _une négation du style, mais un style de la négation, une approche que l’ID semble avoir adoptée. À un moment où la culture se consacre davantage à la production et la circulation de visualisations de données, de plateformes participatives et de vérités forensiques soigneusement raffinées, comment le virage de l’ID vers le négatif nous permet-il de repenser ce que le film peut faire (et défaire), offrant peut-être non pas de nouveaux commencements, mais une orientation vers la fin ?
AC : Il y a bien plus d’enjeu avec les noms qu’on pourrait le penser au premier abord. Selon une idée derridienne, nommer quelque chose, c’est l’immobiliser, le préparer à la mort. À l’inverse, les noms propres nous permettent de saisir ce qui rend quelque chose unique.
Le nom “Internationale Destructionniste” ne nous est venu qu’après une immersion profonde dans le projet du CLODO. Nous nous sommes posés une question similaire à celle que vous soulevez à propos des noms : quelle est “l’existence” d’une entité qui ne peut exister que dans des conditions particulières ? Ce que nous avons découvert, c’est qu’il existe de rares subjectivités qui apparaissent dans la chaleur d’un moment, mais qui ne subsistent pas dans le monde froid et brutal de la vie quotidienne.
Il existe une longue tradition de tourner en dérision des petites éruptions comme celles provoquées par le CLODO. Les léninistes accusent les insurgés de spontanéité aventuriste infantile, tandis que les techno-solutionnistes rejettent d’emblée tout ce qui résiste à la “reproduction à grande échelle”. Mais nous sommes convaincus que le véritable changement n’est pas impulsé par les politiciens et les bureaucrates. Ce n’est pas l’infrastructure organisationnelle, mais les événements interventionnistes qui sont la différence qui créé une différence.
Nous n’avons guère de patience pour le défilé nauséabond de reportages qui se présentent sous le nom de “documentaire”. Leur seul ruse est la pitié libérale : dresser le profil de la victime parfaite dont l’histoire d’injustice mérite l’indignation dude la téléspectateurice. Iels prétendent être mues par l’empathie. Mais ce n’est pas ce qui se passe réellement. C’est un élan voyeuriste et pornographique d’appropriation de ce qui peut être vu.
Les forces révolutionnaires qui renverseront le patriarcat, subvertiront le capitalisme et démantèleront la domination raciale n’ont pas besoin de notre pitié. Elles sont puissantes, dangereuses et intrinsèquement menaçantes. Ce serait une grave erreur de les dépeindre comme faibles ou pathétiques. C’est pourquoi nous refusons de raconter des histoires où les systèmes de pouvoir sont le moteur principal. Nous plaçons notre sort entre les mains de ces forces de destruction.
Pour être un peu didactique, ce sont les forces de destruction elles-mêmes qui composent l’“Internationale Destructionniste”. C’est une internationale sans charte, dont les membres de base sont rarement des adhérentes officielles. Thomas, Dana, d’autres et moi-même formons une fraction mineure de l’internationale, constituant un comité de cinéma temporaire, un organe littéraire ou autre - continuant nos contributions tant que nous estimons qu’il y a du travail à faire.
Suite à Machines in Flames_ et au manifeste, l’“Internationale Destructionniste” s’apprête à sortir un nouveau projet cinématographique intitulé _Breached : A Chronicle of Cargo Theft, qui aborde les flux logistiques et les tendons du capital global du point de vue d’un travailleur désabusé. Qu’est-ce qui vous a poussé à poursuivre ce nouveau projet ? Comment le situez-vous par rapport à vos travaux précédents ? Que pouvez-vous nous en dire de plus, maintenant qu’il commence à être projeté ?
TD : Comme Machines in Flames, _Breached_ suit les traces d’un collectif auquel on refuse habituellement le statut de “sujet politique”. Plutôt que des poseureuses de bombes informatiques, les protagonistes de _Breached_ sont des pilleureuses. À Los Angeles en 2021, ces personnes ont identifié un goulot d’étranglement crucial dans les réseaux du capital mondial, là où les trains de marchandises étaient forcés de s’arrêter. L’information s’est vite répandue. Des réseaux organisés ont commencé à visiter les voies ferrées presque chaque nuit, ouvrant les conteneurs et vidant leur contenu en masse. Peu après, des images de voies jonchées de cartons sont devenues virales. Les représentantes de l’État, des médias et du capital se ruèrent vers Lincoln Heights en qualifiant ces scènes de scandale, le genre de choses qu’on verrait “dans un pays du tiers-monde”, pour reprendre les mots du gouverneur californien Gavin Newsom, et qui, par extension, devaient être immédiatement stoppées par toute la force nécessaire.
Dans le film, nous posons la question : qu’est-ce qui rend le conteneur si sacré, et sa violation si scandaleuse ? Pourquoi les Américaines ont-ils une fascination pour les bandits de grands chemin, les cow-boys braqueurs de trains, tout en méprisant leurs héritiers contemporains ? Pour examiner ces questions, nous voyageons à travers les paysages de la logistique, de l’infrastructure et de la surveillance, à la fois violents et fragiles, guidés par un travailleur voisin racontant ses rencontres avec les pilleureuses et l’attirance dangereuse que suscitent leurs actes.
Les premieres spectateurices à voir le film étaient celleux qui avaient été les plus directement affectées par les vols de marchandises : ces acheteureuses en ligne dont les colis ne sont jamais arrivés. Nous avions trouvé leurs adresses sur les boîtes déchirées d’Amazon et UPS en filmant sur les voies ferrées, et les avons dirigés vers la “Hotline Internationale Destructionniste pour le vol de marchandises” où iels ont reçu un lien privé vers le film. Nous ignorons ce qu’iels ont pensé du film, ou même s’iels l’ont regardé en entier. Les lecteurices de cette interview pourraient être un public plus approprié. À celleux qui sentent que cela pourrait être le cas, et qui aimeraient peut-être organiser une projection, nous vous encourageons
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Cet entretien a d’abord été publié par nos amis américains de IllWill
, traduction par
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] Sur la cybernétique, le CLODO [Comité Liquidant Ou Détournant les Ordinateurs] et le film Machines en flammes, vous pouvez lire
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Contre l’ordinateur et son monde was published on 2024-11-21