La signature

Le soleil baignait tranquillement cette fin d'après-midi. C'était l'automne, et les feuilles tapissaient déjà les routes du nord. À l'horizon, les anciens terrils, aujourd'hui verdoyants, voire couvert d'arbres, trahissaient le passé minier de la région.

La vie régnait heureuse à Chamboisy, où les derniers mineurs avaient vidé les corons depuis longtemps. Le dernier survivant de cette époque était M. de Chamboisie, troisième du nom, comte de Chamboisy et d'Hazebrouck, ex-maître des mines de la région, aujourd'hui député-maire du village. C'était une figure locale.

Ce jour-là, justement, il sortit à grand pas de la mairie et se dirigea vers son château, légèrement excentré par rapport au reste du village. En chemin il croisa Mme Hastien qu'il salua fort civilement.

En entrant dans le hall, il appela Jean, son fidèle majordome. Celui-ci lui présenta le courrier du jour, une lettre, sur un plateau d'argent. Sans la prendre, le maître des lieux demanda son dîner et monta dans sa chambre, contigu à une immense bibliothèque, où siégeait un piano. Le majordome y déposa la lettre. M. de Chamboisie dîna fort peu ce soir-là et se coucha tôt.

Dans la nuit, le sens du vent changea. La pluie se mit à tomber et à ricocher sur les vitres et le balcon. Les branches des arbres du parc gémissaient et grinçait sous la tempête. Au loin, à moitié couvert par le sifflement du vent dans les chênes, une chouette hulula longuement. À l'intérieur du chenil, les chiens lui répondirent violemment.

Un bouquet de jasmin, posé sur une table dans la chambre, emplissait l'air d'une odeur lourde et chargée, entêtante. Les différentes essences de bois constituant le mobilier répandaient mille senteurs sauvages et libres. Là, du sapin et les immenses forêts russes éclataient de vie, là du chêne, et le mystère et la magie d'une forêt millénaire remplissait l'espace confiné de la chambre.

Le comte se dressa sur son séant. Il avait chaud. Il sortit de son lit et ouvrit une fenêtre. La pluie d'orage lui martela le visage. Il soupira. La fraîcheur de la nuit le calmait. Il eut soudain la très désagréable impression d'une présence dans son dos. Il se retourna rapidement. Il n'y avait personne dans la chambre. Il avança jusque dans la bibliothèque, dont la porte était restée ouverte. Personne ici non plus. Rien qu'une lettre sur le piano. Le reste était en ordre. La lettre, cependant, attira son attention. Elle resplendissait d'une lueur bizarre au clair de lune. Il eut soudain peur. Une peur enfantine, qui vous prend au ventre et ne vous lâche plus, une peur panique intense, qui vous fait trembler de la tête aux pieds et inversement. Titubant, comme ivre, il alluma la lumière. Et son tremblement redoubla. Cette enveloppe, cette lettre, ne pouvait exister. Son expéditeur était mort des années auparavant. Il s'en était occupé personnellement. Et puis, il l'avait cherché ce gueux, justice était faite. Quoique… Le doute s'installa rapidement dans son esprit embrumé par le sommeil et la crainte. Peut-être il n'aurait pas dû… Mais c'était trop tard maintenant, trop tard. Fébrilement, il essaya d'ouvrir l'enveloppe. Soudain…

Un claquement dans son dos. De saisissement, il laissa choir la lettre dans un bac de révélateur. Car le compte était photographe à ses heures, et la bibliothèque servait de chambre noire. Il retourna dans sa chambre. Ce n'était que la fenêtre ouverte qui avait claqué.

Retournant dans la bibliothèque, il reprit la lettre, et l'essuya avec les moyens du bord. Puis, voulant la lire, il la déplia complètement.

Elle était vierge. Il n'y avait aucune trace d'écriture, sur le recto, comme sur le verso. Il pensa à quelque diablerie et, vert de peur, car le comte était aussi pleutre à ses heures, il jeta la lettre dans le cheminé, et alluma un feu. Pour se calmer, il attrapa rapidement un livre, qu'il repoussa aussitôt. Sur la lettre, qui venait de s'enflammer, des lettres apparaissaient. Il courut chercher un saut d'eau qu'il jeta en travers du feu. Il saisit alors le papier et lut.

Un coup de feu résonna bientôt à travers toute la vieille battisse…

La voiture tourna pour s'aligner sur le perron. Deux hommes en descendirent et sonnèrent à la porte. Un homme vint ouvrir, sûrement le majordome.

« Qui sont ces messieurs ? --- Inspecteur Duroux et adjudant Mornier, de la gendarmerie nationale. Est-ce vous qui avez appelé cette nuit ? --- Oui messieurs, un grand malheur, Monsieur a été assassiné. --- Calmez-vous monsieur, et montrez nous le corps. »

Les trois hommes montèrent à l'étage et pénétrèrent dans la chambre, vide, puis dans la bibliothèque. Des livres jusqu'au plafond, une tablette, deux chaises, un tabouret et un piano. C'était tout. L'ameublement était sobre. Dans un coin, on apercevait les reliefs d'un repas sur un plateau. Sur une des chaises, un livre était posé. Par terre, dans un autre coin, du matériel de photographie était entreposé, expliquant la présence d'un bac de révélateur posé sur le tabouret du piano. Dans la cheminé, les restes d'un feu, mais trempé. Il avait plu cette nuit. Une odeur de fleur et de cendre flottait dans l'air, couvrant celle, affreuse, du révélateur. Par la fenêtre, on entendait dans le lointain le bruit d'un tracteur labourant un champ, et beaucoup plus près, le chant d'un merle dans un arbre du parc. Enfin, au milieu de la pièce, sur le tapis et trempant dans une mare de sang où apparaissaient quelques morceaux de cervelle, un homme était allongé, face contre terre. Sa main droite tenait serré quelque chose, tandis que la gauche était posée sur un colt, qui se révélera chargé à bloc, moins une cartouche. Bien que le corps eut la tête fracassée, on reconnaissait le comte.

L'inspecteur rejeta tout de suite l'idée du meurtre, le comte s'était suicidé. L'inspecteur demanda à Jean s'il connaissait une raison au comte pour se tuer ainsi. Le majordome répondit, qu'à part la perte de sa femme et de sa fille, le comte passait une vie heureuse. Cependant, il avoua aussi qu'au début de son emploi, une sombre histoire était arrivée, opposant un mineur, la fille du comte et celui-ci. L'histoire s'était conclue quelque temps plus tard par la disparition tragique dans un accident du fond, où le mineur et la fille avait trouvé la mort. L'enquête avait conclu que ce n'était qu'un accident. La comtesse était morte de chagrin quelques mois plus tard.

L'inspecteur écarta délicatement les doigts du mort et prit l'objet qu'il serrait dans sa main droite. L'objet en question était une boulette de papier, qui n'était autre qu'une lettre. L'inspecteur la lut, puis la passa à son acolyte. Elle disait :

C'est moi

Je vous

torturerais

jusqu'à ce que

Vous en mourriez

Je vous rappelle

À mon souvenir

La mort

L'inspecteur fit remarquer que la lettre était claire. Il y avait dans le pays quelqu'un qui en voulait au comte, et qui était tellement important pour celui-ci qu'il s'était suicidé en lisant la lettre. Il conclut que, aussi malheureux que ça l'était, il ne s'agissait une fois de plus que d'une histoire de corbeau.

L'adjudant fut alors pris d'une idée soudaine. Il sortit son briquet de sa poche et passa lentement la lettre au-dessus de la flamme. Il répéta ainsi son manège plusieurs fois. Au bout de la quatrième, enfin, d'autres lettres apparurent. Il lut la nouvelle lettre, et ria. L'inspecteur la prit, et lut ceci :

Cher Monsieur de Chamboisie

C'est moi, l'entrepreneur du train fantôme que vous

avez décommandé de votre fête communale.

Je vous conjure de m'écouter. Cette attraction est géniale.

S'il n'y en avait pas dans votre fête, je me

torturerais l'esprit pour en trouver une autre, meilleur encore.

Je vous en prie, acceptez cette nouvelle attraction, au moins

jusqu'à ce que la première semaine de fête soit passée, si vous ne

l'aimez vraiment pas.

Vous en mourriez de rire, j'en suis sûr, rien qu'en regardant la façade

de la cahute. Elle est magnifique, comme l'attraction.

J'espère que j'aurai sus vous convaincre de me faire confiance,

pour agrémenter quand même votre fête communale d'un train

fantôme.

Je vous rappelle seulement

À mon bon souvenir.

Entreprise « La mortelle attraction »

Spécialisée dans le train Fantôme.

Son directeur M. K. Davre

L'inspecteur reposa la lettre. Ce coup du sort était effectivement drôle. Sauf que quelqu'un y avait perdu la vie. L'affaire se terminait donc ici. Même si le comte s'était suicidé parce qu'il n'avait pas la conscience tranquille, la lettre, une fois totalement dévoilé ne portait plus aucun caractère de menace. Il n'y aurait donc pas d'enquête, la police avait d'autres chats à fouetter.

Par simple curiosité, l'inspecteur demanda à son subordonné comment il avait trouvé le mystère de la lettre. Celui-ci expliqua que l'écartement entre les mots lui avait paru suspect, et que, de plus, il avait passé une thèse sur l'utilisation des encres sympathique. Mais pourquoi maquiller ainsi une simple lettre, demanda l'inspecteur. L'adjudant lui montra le bac de révélateur et dit :

« Au départ, la lettre n'était pas camouflée. Pour des circonstances que l'on ignorera toujours, le comte avait laissé tomber la lettre dans ce bac. Regardez, on y voit encore très nettement une trace bleuâtre : c'est l'encre ; le produit chimique a réagi avec l'encre en la faisant disparaître. Voulant très certainement brûler ce papier, le comte le mit dans la cheminée, mais l'eau de pluie, ou autre chose a éteint le feu alors que le message n'était pas encore tout à fait réapparu, d'où la méprise.

Enfin, c'est la faute de grammaire qui m'a mis la puce à l'oreille. La mort étant part définition inconcevable, il est inconcevable qu'elle fasse des fautes de grammaire telle que celle qu'elle était censée avoir faite : l'utilisation du conditionnel à la place du futur dans “Je vous torturerais”… »

L'inspecteur regarda longtemps son voisin, puis dit lentement « Vous avez sans doute raison. »

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📅 jeudi 27 février 2003 à 22:18

📝 Étienne Pflieger with GNU/Emacs 29.4 (Org mode 9.7.11)

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